Corps de l’article

INTRODUCTION

L’exil est une problématique complexe tant au niveau du vécu individuel que collectif. Perdant son lieu dans le monde, l’exilé reste comme un étranger par rapport à ce qui a eu lieu, alors que son déplacement a modifié son existence (Douville, 2012). En France et en Europe, le nombre de mineurs non accompagnés n’a cessé de croître depuis le début des années 2000. La population migrante infantile, du fait de sa vulnérabilité, constitue un défi pour la protection des droits de l’enfant. Dans ce contexte, les acteurs de la protection de l’enfance, du soin, de l’éducation et de l’accueil, font face à de nouveaux enjeux qui sont notamment de « construire dans l’urgence un projet éducatif devant s’inscrire dans la durée, établir une relation de confiance dans un contexte où une rupture du lien peut se faire brutalement, percevoir au mieux les besoins du jeune malgré les effets de la rencontre d’une culture différente et de la forte résonance émotionnelle provoquées par ces situations » (Goudet-Lafont, Le Du, Marichez, Radjack et Baubet, 2016).

Adolescence, trajectoires migratoires et traumatismes

L’exil et ses ruptures affectent la construction identitaire des adolescents et la façon dont ils perçoivent leur place au monde (Derivois, Karray, Cénat, Vaz-Cerniglia, Albrieux et Mazoyer, 2017). Les migrations renforcent le décalage du jeune avec la société en lui imposant de construire de nouveaux repères, d’emprunter des modèles de comportements ou de les créer (Riard et Wallet, 2007). Pour faire face aux angoisses identitaires, les jeunes adoptent souvent des comportements et des discours apparemment hyperadaptés au pays d’accueil. Le risque est qu’ils les empruntent sans vraiment se les approprier et qu’ils se coupent d’eux même en fonctionnant sur le mode du faux-self. Il y a un risque de structuration psychique en surface, dans une logique de survie avec le sacrifice de soi et de son identité d’origine (Radjack, Guzman et Moro, 2014). Le risque est grand d’être confronté à une impasse, car la possibilité de continuer à se sentir sujet en maintenant son sentiment d’identité est mise à néant (De Santa Ana, 2015; Roussillon, 2005). L’enjeu psychique est alors de maintenir une certaine cohérence entre ce que le sujet a pu être, et ce qu’il doit être – ou parfois laisser paraître –, dans l’exigence de l’expérience migratoire, qui est avant tout une exigence de survie et de recherche de sens à sa traversée. En effet, le « déchirement entre une culture d’origine profondément enracinée dans l’être du sujet, mais vécue comme un frein à l’autonomie et à l’adaptation à une nouvelle vie, et la culture du pays d’accueil dont on possède certains traits, mais sans pouvoir s’y fondre (avoir sans être) peuvent aboutir à un flottement identitaire angoissant » (Von Overbeck Ottino et Ottino, 2001). En considérant le jeune dans sa trajectoire, et au-delà des perspectives culturalistes (Derivois, 2017), celui-ci se trouve également « tiraillé » entre un passé et un présent difficiles à lier, car marqués par une rupture qui affecte le positionnement dans le temps et l’identité. Ainsi, l’expérience de la migration est potentiellement porteuse d’un risque identitaire. Selon Thibaudeau (2006), « l’adolescent est extrait de sa trame sociale et relationnelle, c’est-à-dire de son environnement humain protecteur, mais aussi de sa culture et de sa langue qui sous-tendent les identifications nécessaires pour le fabriquer comme individu et qui vont lui permettre de s’individualiser, tout en se sentant exister dans une continuité psychique ».

Passage à l’acte et élaboration du traumatisme

Chez les jeunes MNA, le passage à l’acte est à interroger dans son lien avec l’expérience vécue et les ruptures traumatiques, comme un acte symbolique. Par les mouvements psychiques qu’il convoque, le passage à l’acte peut être considéré comme vecteur d’un appel à la représentation (Houssier, 2008), il est le point d’articulation autour duquel se situe la possibilité d’évolution psychique des adolescents en précédant ce qui va le remplacer : l’action psychique. Il est question de passer à la menace d’acte puis à l’acte et enfin à la représentation d’action (Marty, 2007). Ainsi agent de la symbolisation, l’acte signale la détresse du sujet comme un cri muet en direction de l’objet (Green, 1999). Il est une défense qui vise la survie psychique, donc susceptible de répétition. Selon Villerbu (2008), ce n’est pas le comportement qui se répète, mais une situation traumatique qui se rappelle sans cesse. L’adolescent est contraint de répéter les mêmes actes pour tenter d’échapper à une conflictualité impossible et pour dissimuler une souffrance psychique (Villerbu, 2008, p. 87). Il convient donc de se décentrer de l’acte lui-même et de repérer comment il vient focaliser une conflictualisation déjà à l’oeuvre, et la manière dont il se déplace en s’aménageant dans d’autres champs d’existence. L’acte peut être aussi une expression hors de soi, d’une violence interne qui ne peut se dire autrement. Le passage à l’acte, comme un courcircuit des processus de pensée mis à mal, est d’ailleurs une des modalités d’expression du trauamatisme psychique. Avec le syndrome de répétition et la dépression, il fait partie des troubles engendrés par le traumatisme psychiques (Lebigot, 2009).

Si l’acte peut contenir les traces de traumas non élaborés ou des vécus encore très vifs, il peut aussi contenir une potentialité symbolisante (Forget, 2005), qui à l’adolescence s’inscrit dans un processus de subjectivation (Richard, 2001) et de recherche identitaire. Le symbole prend vie et forme dans la réalité extérieure, au travers d’une action qui signifie au-delà d’elle-même. « Il ne s’agit pas d’un acte seul posé en lui-même, mais d’un acte qui ouvre au sens et qui se maintient dans cette ouverture même » (Chouvier, 2008, p. 72). L’acte peut alors être une force psychique de subjectivation, une façon de se raconter, même si cette subjectivation s’égare en l’absence d’une adresse, de contenance et de retour de l’environnement (Cénat et al., 2017). Se pose alors ici la question cruciale des tentatives de mise en récit d’une expérience difficilement nommable (Thibaudeau, 2006).

Certains jeunes peuvent relater l’expérience d’une réelle proximité avec la mort, d’avoir vu ce qu’il ne fallait pas voir et de ne plus se sentir tout à fait comme les autres. Ayant traversé des expériences très violentes, les mineurs non accompagnés souffrent alors de reviviscences (Ibid) et d’une multitude de symptômes qui viennent signer de la présence du trauma et nécessitent d’être intérrogés quant à leur sens, à leur valeur de récit et à leur potentiel de transformation.

OBJECTIFS

Issu d’un dispositif de recherche clinique et d’accompagnement de jeunes mineurs non accompagnés (MNA), notre article se propose d’étudier la façon avec laquelle le récit post-migratoire vient rendre compte du parcours migratoire et des tentatives d’élaborations de vécus traumatiques, et de réaproporiation subjective. A travers le croisement de récits singuliers et de récits collectifs, nous essayons de montrer en appui sur des dispositifs étayant individuels et groupaux, comment la mise en récit, éclaire les zones de non-sens de la trajectoire et du vécu des MNA. Nous essyons de montrer également comment cette mise en récit éclaire les processus de mise en sens des vécus, jusque-là exprimés dans le registre de l’agir, à défaut d’élaboration et d’intégration psychique. Enfin nous tenterons d’expliquer comment la mise en récit singulière et collective, du parcours migratoire, offre un espace de transformation et de création.

DISPOSITIF MÉTHODOLOGIQUE

Nous avons eu recours à un double dispositif clinique, individuel et collectif, auprès de jeunes mineurs non accompagnés, rencontrés dans un établissement de protection de l’enfance.

Participants

Le dispositif a concerné quatre jeunes MNA (N = 4) âgés entre 16 et 18 ans, qui présentent des comportments dans le registre des passages à l’acte de types auto et hétéro agressifs qui se manifestent par des conduites addictives, ordaliques, des expositions aux scènes de violence (Tableau 1). Il sont placés au sein d’une maison d’enfants à caractère social depuis 6 mois à 1 an au moment des rencontres. Les jeunes qui ont répondu positivement à la participation à cette recherche, ont été informés de la rédaction d’un travail ainsi que de la confidentialité et l’anonymisation de données personnelles.

Approche individuelle

Nous avons réalisé des entretiens (semi-directifs) avec les jeunes (N = 4). Lors des entretiens, les jeunes ont été invités à s’exprimer sur trois périodes : la phase pré-migratoire, la phase per-migratoire, et la phase post-migratoire. Les entretiens sont réalisés séquentiellement à raison d’un par semaine, pour chaque jeune. A la fin, un temps de restitution a permi de leur faire un retour et qu’ils s’expriment sur les différentes questions ou difficultés auxquelles ils ont fait face lors des entretiens. Les entretiens se sont faits en français pour trois jeunes et en anglais pour un (Afiba).

Approche groupale

Dans un second temps, nous avons mis en place un dispositif de groupe « écriture » avec ces adolescents (N = 4) ayant pour but l’écriture collective de textes de rap. Lors des ateliers d’écriture hebdomadaire, chacun était invité à proposer une musique de rap qu’il apprécie écouter. Après une écoute en groupe, il y avait un temps d’échange sur les ressentis. Ensuite, les jeunes réfléchissaient à un thème central et chacun après cela devait proposer des paroles de chansons. Enfin, nous essayions de rapper ensemble le texte écrit.

Tableau 1

Participants

Participants

Tableau 1 (suite)

Participants

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Modalités d’analyse

Les données recueillies ont été analysées en deux axes : (1) les récits indivuels : (2) les récits collectifs. Pour les récits individuels, les données cliniques issues des entretiens, ont été soumises à une analyse transversale en se basant sur l’axe temporel en mettant en évidence pour, chaque « période » pré, peri et post-migratoire : les thèmes abordés, les modalités du discours, la tonalité émotionnelle, et la dynamique relationnelle, soit l’analyse du récit tel qu’il se déploie dans le contexte de la relation clinique et du contexte institutionnel. Pour les récits collectifs, les données sont présentées sous forme de commentaires cliniques des textes de rap (N = 3), suivis d’une analyse de la dynamique du groupe.

RÉSULTATS

Récits singuliers

Trajectoire migratoire : temporalité et modalités du discours

Période pré-migratoire. Pour trois jeunes parmi les quatre (Behnam, Sahar et Afiba), les départs étaient causés par la présence d’attaques terroristes dans les pays d’origines. Pourtant, un certain attachement leur permet de laisser l’image du pays d’origine intacte. Pour trois d’entre eux (Sahar, Benham et Abdallah), il existait de la violence intrafamiliale. Pourtant, le départ ne s’origine pas dans cette violence, qui dans leurs discours devient même regrettée « si je savais comment ça allait se passer je ne serais pas parti. Là, j’ai plus de nouvelle de ma mère » (Sahar). Le rapport au pays quitté reste ambivalent. Pour Benham par exemple, d’une part, il regrette son départ d’autre part il nous dit qu’il « n’y avait rien de bon en Afghanistan à part le sang et la violence », il ajoute « des fois à l’école on avait des talibans qui se déguisaient en maîtres pour rentrer. Alors, on devait se cacher sous les tables et eux, ils riaient parce qu’on avait peur ». « Avant de venir dans mon village, ils ont attaqué le village voisin. Ils ont mis le feu et ils ont tués des hommes, violés des femmes et des filles » . Un jour, alors que Behnam était au marché avec sa mère, « les talibans sont arrivés. Il y en a qui se font exploser là où il y a le plus de monde. D’autres qui mettent le feu au marché. Il y a eu aussi des bombardements, alors j’ai eu peur, les talibans voulaient me prendre avec eux alors j’ai couru et je suis parti ». Il poursuit « Ma mère est partie de l’autre côté. Au début on courait ensemble. On se tenait la main. Et puis il y a eu beaucoup de monde et les gens se poussaient, se marchaient dessus parce qu’ils avaient peur. Alors nos mains ont lâché et j’ai couru seul ». Sahar parle avec difficulté de son départ d’Afghanistan «« Ma vie avant ça c’était bien. J’allais au collège, j’avais des amis, je faisais du foot après l’école. Et tout s’est arrêté. J’ai pas prévenu mes amis que je suis parti. Ma mère ne savait pas où j’allais. Je devais juste quitter l’Afghanistan ». Enfin, Afiba parti à la suite d’un bombardement, parle de cet événement marquant et d’un effroi qui l’a poussé à fuir : « Le marché est à côté de l’université, ça me plaît d’y aller. Alors, quand on doit vendre la récolte là-bas, je me propose pour y aller. Une autre attaque a eu lieu à côté de l’université au karamarket. J’ai eu peur, je me suis enfui. J’ai couru longtemps très longtemps puis j’ai marché. Je n’ai pas pris d’affaires sur moi, je pensais rentrer au début ». Pour Behnam, Sahar et Afiba, ce n’étaient pas les premières attaques terroristes qu’ils vivaient, mais lors de celles qui les ont poussés à partir, ils ont été touchés dans leur intégrité psychique et physique. Le départ, vu comme un élément négatif et mortifère, est un moyen d’éviter de mourir.

Pour Abdallah, le départ a été également un évènement négatif, car il a dû quitter un milieu familier et sécurisant pour rejoindre un endroit inconnu et terrifiant bien qu’idéalisé initialement. C’est sa grand-mère qui, avant de mourir lui a acheté un billet d’avion pour la France, et lui a dit d’aller chez sa tante. « Je voulais pas partir, dit-il. Mais en Algérie les enfants décident pas. C’est le plus vieux de la famille qui prend la décision. Comme j’ai pas de parents, du coup c’est ma grand-mère qui choisit ».

Avant de quitter l’Algérie, Abdallah travaillait au champ et allait au collège en même temps. Behnam et Sahar, évoquent une scolarité « normale ». Seul Afiba a dû arrêter sa scolarité pour travailler et aider sa famille financièrement. C’est d’ailleurs le seul participant à nous faire part de son désir de faire des études et de son admiration pour l’université « j’aimais me rendre sur la place de l’université. Je me disais que je ferais mes études là-bas. Je veux être footballeur, mais je veux aussi faire des études ». Les jeunes se remémorent une vie sociale épanouie avant leur départ. Ils se rassemblaient avec leurs amis dans une passion commune, le football. Seul Afiba a gardé cette passion intacte.

Dans tous les cas, les jeunes expriment un sentiment de solitude dans leur départ à travers leurs discours. Ils ont quitté leurs pays d’origine seuls. Enfin, un sentiment d’injustice peut également être présent, car les évènements les ont obligés à quitter leurs pays, ce n’est pas un choix qu’ils ont eu à faire. Cela leur a été imposé.

Période per-migratoire. Pour les trois jeunes partis pour des raisons de guerre ou de terrorisme (Behnam, Sahar et Afiba), la période per-migratoire a été une succession d’évènements traumatisants. La traversée a été vécue comme effractante de leur intégrité psychique, physique et identitaire . Dans leur discours, nous pouvons observer un sentiment de dépersonnalisation lorsqu’ils parlent du changement d’identité qui a fait suite à leur départ « Il fallait que je change d’identité, alors j’ai payé quelqu’un pour avoir un autre nom et quand je suis passé, j’ai menti, j’ai dit que je voulais rejoindre la Syrie. Je sais pas pourquoi ils m’ont cru, mais je suis passé. Je suis sorti du pays. Mais j’étais plus moi, j’ai dû changer de nom… » (Sahar) . Pour les trois participants, les parcours migratoires apparaissent comme inimaginables. Pour Behnam, « La police doit protéger normalement, moi la police que j’ai vu, elle m’a pas protégé. Elle m’a frappé quand elle m’a trouvé avec mes deux amis. On est allé plusieurs fois en prison pendant quelques jours à chaque fois, on a réussi toujours à sortir. La prison là-bas c’est dur. Ils sont méchants, tu ne manges pas et tu dors par terre, on dirait tu es un chien. On n’avait pas de toilette et une petite couverture pour pas mourir à cause du froid ». En témoignant sur leur vécu, ils reviennent sur des moments difficiles de leurs vies, et des expériences déshumanisantes, qu’ils disent préférer oublier sans pour autant le pouvoir. Cette expérience les contraint à faire le deuil de leurs pays d’origine de façon précipitée.

Dans le récit de ces jeunes, certains pays traversés sont ignorés, oubliés, laissant des trous dans l’histoire racontée. Les pays dans lesquels ils ont vécu ces évènements ne sont pas tous cités, donnant l’impression d’une histoire parfois désordonnée où le lieu et le temps s’effacent derrière la violence des vécus. Lorsque nous leur posons la question du pourquoi ces oublis, tous disent ne plus s’en rappeler, presque volontairemement, comme en témoigne ces mots de Sahar « Je préfère oublier. J’ai traversé beaucoup de pays, il y en a je sais même pas les noms. Je sais que j’ai contourné la Syrie parce que je voulais pas être pris par les talibans. »

Un autre élément qui apparaît, est la présence de nombreux amis et passeurs qui viennent marquer le processus migratoire. Ces personnes, au départ bienveillantes, vont peu à peu devenir des figures autoritaires, des leaders qu’il faut suivre pour survivre « Je n’étais plus seul au moins, au début il était gentil avec moi, il m’a protégé. Je ne sais pas pourquoi il a accepté de me garder avec lui » (Afiba). Ce retournement de situation peut également apparaître traumatisant pour les participants.

Pendant le parcours migratoire, la religion a été un soutien pour tous les participants. Se recueillir, prier et s’en remettre à Dieu ou Allah, permet de mettre son destin dans les mains d’une puissance divine et de déresponsabiliser les personnes qui jonchent ces parcours migratoires. Ainsi dans les discours, nous pouvons entendre « si j’ai vécu c’est que Dieu l’a choisi et a vu que j’étais capable de le vivre ». Grâce à ce recours, à la religion et à la puissance divine, le jeune peut retrouver confiance en lui « si j’y arrive c’est que je le mérite ». La religion sera pour la suite du parcours de ces jeunes un facteur de protection et un support symbolique nécessaire.

Le parcours post-migratoire. Pour les quatre participants, leur arrivée en France se fait dans un environnement hostile qui ne leur permet pas d’investir un projet dans un premier temps. L’attente, être soumis à l’épreuve du soupçon administratif et social, ou encore la non maîtrise de la langue du pays d’accueil, peuvent s’inscrire comme des évènements difficiles. Une fois accueillis au sein du foyer, ils présentent dans une premier temps, une hyper adaptation. Dans leurs discours apparaît la volonté « d’être gardé », de ne pas « être rejeté ». Dans un deuxième temps, ils ont désinvesti pratiquement toutes les activités qui pouvaient leur être proposées, et ont manifesté de plus en plus de passages à l’acte.

Dynamiques et évolution des passages à l’acte pour chaque jeune

Behnam présente des symptômes de stress post-traumatique. Son discours porte notamment sur les cauchemars et les reviviscences traumatiques concernant la vie en Afghanistan. Il entretient ces reviviscences et s’auto-inflige des souffrances en répétant les moments où il regarde des vidéos sur les attentats dans son pays d’origine. Ainsi, il maintient actif une certaine mémoire traumatique en lien avec les évènements violents vécus. De surcroît, il apparaît une forte culpabilité d’avoir laissé la famille, et surtout, la mère au pays. La question de la mort est répétitive dans son discours. Les seuls moments où il bénéficie d’une tranquillité psychique, sont lorsqu’il est en stage ou à l’école. Cela se fait au prix d’un épuisement physique et intellectuel. Son discours prend, au fur et à mesure des entretiens, la tonalité d’un discours traumatique. Ainsi, ces évènements fragilisent Behnam dans son parcours adolescent, mais également au niveau de sa construction identitaire, de son intégrité physique et psychique.

Sahar présente un fort sentiment d’insécurité dans les premiers temps de sa vie en France. Cependant, il fait preuve d’après son discours, d’une bonne adaptation à la vie du foyer et en communauté. Ce relatif bien-être s’arrête à l’arrivée d’Abdallah au sein du foyer. Ainsi, il va être victime d’une violence non contrôlée de la part de ce dernier. En effet, l’agression physique est ressentie par Sahar comme une humiliation qu’il a honte d’avoir vécu. De surcroît, il a dû « changer » d’identité pour pouvoir vivre sans la crainte d’être retrouvé. Ce changement de nom entraîne également un sentiment de culpabilité et de honte, car c’est comme s’il n’existait plus au sein de son pays d’origine. Il présente donc un sentiment de perte identitaire en lien également avec la mort du père et du frère, figures masculines de la famille, mais également figures d’autorité par leur fonction de policier. Ces éléments ont poussé Sahar à faire une tentative de suicide par pendaison. Selon Haesovets (2008), il est important de faire la différence sur le plan clinique entre l’adolescent qui joue avec l’idée de la mort et celui qui se met dans des situations réelles comportant un risque de mort. « Le premier tente de lier l’angoisse par une élaboration fantasmatique, le second met en acte ce qu’il n’est plus en mesure penser ». C’est cette incapacité à continuer à penser aux évènements, qui a poussé Sahar au passage à l’acte. Toute tentative de suicide, selon ce même auteur, « témoigne d’une rupture temporaire du sens de la réalité et de la continuité du sentiment d’exister ». Sahar ne nomme pas les émotions en lien avec cette tentative de suicide, ou du moins en lien avec le fait, qu’elle ait échoué. Comment a-t-il vécu le sauvetage? Comment s’est-il senti lorsqu’il s’est réveillé?

Afiba a été très marqué par son parcours migratoire. Il parle du sentiment illusion-désillusion qu’il a eu envers Patrick « son ami et son passeur ». Tout le parcours migratoire peut être comparé à une chosification d’Afiba. Tel un objet que l’on déplace, Patrick a fait voyager Afiba selon son bon gré. Il évoque avec difficultés la problématique prostitutionnelle à laquelle il a été confronté pendant quelques temps. Afiba a vécu une réduction à son corps ou plutôt à un corps, sa dimension de sujet est réfutée voire niée, la chosification et la fétichisation le désignant tel un simple objet. Le parcours migratoire continu donc même lorsqu’il arrive en France. Ce parcours est une quête identitaire, une recherche de sa personne au travers des consommations. Celles-ci sont d’abord mise en place par Patrick, puis elles sont adoptées et répétées par Afiba pour faire face aux évènements violents et traumatisants vécus. Les consommations viennent répondre à l’impossibilité de symboliser les expériences vécues. La drogue apparaît comme une défense, un moyen de tenir face à l’adversité des évènements. Autre moyen de faire face à l’envahissement des souvenirs et la difficulté de la réalité est le surinvestissement de la scolarité.

Abdallah idéalise la vie délinquante et la consommation de drogue. Grâce à son cousin il est quelqu’un, il « se fait de l’argent » et il « travaille », « parce que c’est dur de trouver un travail en France ». Pendant quelques temps, il présente une adaptation en surface à la vie en France. Rapidement, à cause de son comportement de plus en plus violent, il se met en échec et se retrouve sans logement. L’arrivée au sein du foyer ne se fait pas sans heurts. Dès le début, Abdallah se présente dans une problématique de violence. Il agresse Sahar peu de temps après son arrivée. Cet évènement n’apparaît pas dans son discours. Il justifie les consommations comme étant un moyen défensif pour faire face à la vie en France qui serait trop difficile pour lui. Il regrette sa vie en Algérie ainsi que la relation qu’il entretenait avec les animaux de la ferme.

Dynamique des entretiens

Les entretiens ont été des moments de reviviscences parfois douloureux pour les jeunes. Ils ont dû parler d’évènements violents qui les ont marqué, autant au niveau corporel, au niveau psychique qu’au niveau identitaire. Le parcours migratoire a entrainé chez ces jeunes, un parcours identitaire qu’ils ont encore du mal à accepter. Faire le deuil de ce qui a été perdu et qui ne sera jamais retrouvé est quelque chose de difficile pour eux. Pour rencontrer ces jeunes, nous avons dû faire partie de leur quotidien et tisser des liens avec eux en dehors des entretiens. Au niveau du contre-transfert, les entretiens étaient parfois très difficiles et très lourds émotionnellement. Cependant, ils ont été un support relationnel et un adresse possible des inquiétudes et des moments de changements plus sécuriés par la relation. A titre d’exemple, Afiba investit les entretiens en faisant appel au registre scolaire. Les premiers entretiens étaient uniquement en anglais. Au fur et à mesure, une réelle évolution est apparue chez lui et il voulait que nous menions les entretiens en français, pour apprendre à bien prononcer les mots français et à parler la langue. « Si je dois vivre ici, il faut que je parle bien ». Nous avons donc été pour lui, à travers le passage progressif de l’anglais au français, une sorte de « passeur » symbolique (Maqueda, 2008).

Récits collectifs

« L’Afghan »

Le premier texte de rap aborde des problématiques de « traversée » : la peur, la perte et le deuil « J’ai passé les frontières et je m’en suis sorti », « L’Afghanistan c’est la guerre, c’est le sang. C’est les bombes, c’est les cris, c’est les hurlements », « je pense que j’y ai perdu ma maman J’y pense encore aujourd’hui, elle me manque tellement ». Les jeunes évoquent ensemble le parcours pré et per migratoires. Des mouvements de fuite en avant apparaîssent et se maintiennent dans le groupe : ne jamais s’arrêter, car cela signifie de se poser et penser. Si l’adolescent pense, alors il souffre. Les adolescents se placent aussi dans une situation d’orphelin. Cela n’est pas sans lien avec l’histoire de chacun. Ils n’ont plus de repères identitaires dans le pays d’accueil et ont perdu leurs principaux liens familiaux.

« No money, no friends »

Les thèmes qui apparaissent dans le second texte sont des thèmes que l’on retrouve dans la problématique adolescente : les pairs, la reconnaissance des pairs, l’appartenance à un groupe, l’argent, la jalousie, l’amitié, mais aussi la solitude et le regret de se rendre compte que certaines amitiés sont éphémères. Cela remet en question chez ces jeunes, les liens avec les pairs et le sentiment d’appartenance à un groupe « No money, no friends.. », « When I’m poor, I got no friends », « When you got money, they want to follow you to your pinnacle Without no obstacle, and they need a miracle They don’t know the way I suffer ». Ces paroles écrites par les jeunes mettent l’accent sur les émotions qu’ils ont pu ressentir lors de leur arrivée dans le pays d’accueil, lorsqu’ils n’avaient plus rien en leur possession et tout à reconstruire.

« Papa »

Le troisième texte de rap écrit a été celui qui a suscité le plus d’émotion chez Sahar. Le père de Sahar était policier. Ils ont été tués, lui et son frère également policier, par les talibans lors de leur service. Dans le discours de Sahar, nous pouvons remarquer une idéalisation de la figure paternelle, vu comme héros à ses yeux « mon père faisait un travail très dangereux, car il était sympathisant du gouvernement, il était fort et très respecté, je voulais faire comme lui ». Le décès du père a beaucoup affecté Sahar qui n’a pas « pu lui dire au revoir ». De plus, lors de son parcours migratoire, Sahar a dû changer de nom afin de ne pas être reconnu par les talibans. La mort du père et la perte de son nom entraînent une double perte pour Sahar. Le dernier verbe du texte au futur « viendras » peut faire penser à la fois le retour de ce père qui est impossible, mais également de retrouver son nom à la suite de son installation en France. Bien qu’il soit en lien direct avec l’histoire de Sahar, ce texte a résonné chez les autres jeunes, qui ont aussi donné un étayage à Sahar dans un mouvement collectif. Ce texte renvoie à l’absence du père et lien de l’enfant dans la filiation « Quelqu’un qui était petit a perdu son papa », « J’ai pourtant besoin de toi tu sais, la vie n’est pas belle pour moi ». L’utilisation du futur à la fin du texte avec le verbe « viendras » montre l’espoir que réside chez ces jeunes. Cet espoir apparaît uniquement à la dernière phrase du dernier texte lors de la dernière séance de groupe. Il s’agit également du dernier mot écrit et chanté.

Dynamique de groupe

Lors de la mise en place du groupe, il y a dans un premier temps, une réticence à la participation avec une discontinuité dans la présence au sein des ateliers pouvant être des indicateurs d’insécurité, et de besoin de contenance afin de pouvoir s’exprimer. Lors de la première séance, tous ont accepté de venir, car enjoués de participer à une nouvelle activité. Cependant, lorsque nous avons établis le cadre du dispositif, tous n’ont pas participé tout de suite. Le cadre qui se voulait contenant et sécurisant a provoqué chez les jeunes une sorte de rejet. Lors d’un autre atelier, deux jeunes étaient présents.

Leur investissement du dispositif a été possible quand ils ont pris conscience que leur présence nous était d’une grande aide pour mener à bien la recherche. Eux qui ont été passifs pendant un certain temps (traumatisme, parcours de placement…) sont, le temps de cette recherche, devenu acteur, porteur de témoignages et de voix. L’un d’entre eux dit en ce sens « on a un rôle à jouer ».

Nonobstant ces difficultés auxquelles nous avons pu faire face dans la mise en place des ateliers, nous sommes restées, nous nous sommes présentées (FG) toutes les semaines à la même heure, et avons attendus même s’il n’y avait personne. Cela a permis de montrer aux jeunes une continuité et une permanence dans le lien. Ils étaient attendus quelque part. Parfois un des jeunes venait à la fenêtre vérifier si nous étions encore là, puis il repartait. Au fil des séances, les adolescents se sont rendus à l’atelier et une cohésion s’est installée au sein du groupe. Cela a pu réellement se mettre en place après l’écriture du texte de rap « l’Afghan ». Behnam a expliqué que cette chanson ressemblait beaucoup à sa vie et son vécu. A partir de ce moment-là, les jeunes ont commencé à se soutenir et s’entraider pendant l’atelier. Tous étaient d’accord pour les thèmes retenus. Un apaisement s’est installé progressivement, et les conduites à risque de certains jeunes ont diminué sur cette période.

Les passages à l’acte apparaissent et font partie de la vie quotidienne de ces jeunes depuis leur arrivée au foyer . Pourtant, lors des ateliers, nous n’observons pas ce type de comportements. Et petit a petit, des constats de la diminution des passages à l’acte sont faits par les travailleurs sociaux présents, dans le quotidien des jeunes. Lors des entretiens cliniques, les jeunes évoquent ces passages à l’acte comme une façon de vivre en France, différente de celle dans leur pays d’origine, peut-être est-ce une manière de trouver une contenance. « En Algérie, je me comportais bien, je ne fumais pas, c’est la honte de se faire attraper là-bas, c’est un petit village tout le monde sait tout. La journée j’allais à l’école et quand je rentrais, j’allais jouer au foot avec mes collègues. C’était bien ». Aux premiers temps du dispositif clinique, les musiques qu’ils écoutaient faisaient l’apologie de la violence, de la drogue et de la délinquance. Au fur et à mesure des ateliers et des échanges que nous avons eus autour des musiques écoutées, ils en viennent à écouter des musiques partageant des éléments de vie ainsi que des ressentis. Les thèmes qui en ressortent sont la solitude, l’argent, les amis, la traversée, l’abandon, témoignant d’une amorce d’élaboration des éprouvés. Le passage à l’acte ne semble donc plus être un élément qui les définit, mais un mode d’expression qui vient ponctuer à un moment donné une souffrance et une impossibilité à nommer et à élaborer.

Grâce à l’écriture et l’expression au travers des textes de rap, les jeunes ont su mettre de mieux en mieux des mots sur leurs souffrances et leur peurs et ainsi leur donner une forme, afin de pouvoir les affronter.

DISCUSSION

Nous discutons ici nos résultats en deux points : le premier concerne la fonction de la création groupale dans la mise en sens du passage à l’acte, et le second concerne la mise en sens du parcours migratoire et les processus d’intégration des expériences traumatiques par la création :

Création groupale par le Rap et mise en sens du passage à l’acte

« Le lieu d’expression du Rap est une tentative de contenir ou de maîtriser un temps insaisissable et éphémère, à la fois étrange et inquiétant, mais qui offre aussi un nouveau regard élaborant sur ce qui a trouvé à s’ancrer dans un « sol » à la fois souple et solide » (Morhaine, 2011). Le Rap est souvent utilisé par certains adolescents en tant que mode langagier d’expression d’un profond mal-être, soutient une quête identitaire faite de mouvance et d’instabilité. L’écriture de texte de Rap peut trouver des similarités avec le récit de vie. Nous l’avons souligné avec les quatre jeunes dont les problématiques communes ou en écho, ont permis de tisser un lien à travers l’écriture/musique, pour raconter indirectement leurs histoires. Ce récit permet de penser à soi et à l’autre qui écoute, et donc de construire des liens avec cette altérité.

Dans les discours des jeunes, le passage à l’acte n’apparaissait pas avant la migration. Il apparaît pour chacun comme une réponse aux évènements violents à valeurs traumatiques. La violence est régulièrement initiée par la mise à mal du sentiment d’existence. Cette mise en acte, cette tendance à l’agir ou bien à l’impulsivité, protège l’adolescent de la réflexion et de la prise de conscience d’un conflit intérieur ou d’une souffrance psychique (Boiron, 2011). Ce qui est perçu en soi comme menaçant, voire douloureux et conflictuel, est violemment projeté à l’extérieur et derrière l’acte violent, se qui cache le plus souvent un désarroi intérieur. La violence d’un jeune n’est jamais anodine, elle est le signe d’une souffrance importante. Cette violence peut survenir lors de situations ravivant les expériences traumatiques. Ainsi, ces violences tout comme les conduites à risque, peuvent être entendues, souligne Le Breton (2007), comme des « tentatives d’ajustement au monde ». Elles sont finalement une façon radicale de s’extraire de la souffrance et une tentative paradoxale de reprendre le contrôle (Le Breton, 2007).

La mise en sens du parcours migratoire, intégration et créativité

Les quatres jeunes rencontrés sont héritiers d’une histoire familiale marquée par une rupture : la migration. Il est indispensable de se pencher sur cette histoire et de pouvoir parler, dans les situations d’exil, des événements parfois traumatiques qui l’ont précédé; indispensable de réfléchir, dans les situations de migration, aux éléments conscients ou non qui ont pu la produire. Aux différents traumatismes vécus s’ajoutent également une problématique de deuil. Les participants doivent faire face au deuil d’une famille, des amis, d’une terre ou encore d’une histoire. Pour ces jeunes il s’agit, d’une part, de faire le deuil des personnes décédées et d’autre part, de celles dont on ne connaît pas le destin dans le pays d’origine. C’est ce que Behnam ou encore Sahar ont souvent répété en entretien et c’est également ce que l’on peut entendre dans le premier texte de rap écrit par les jeunes.

Cette expérience de groupe, sur fond de relation clinique individuelle, montre à quel point il est nécessaire d’offrir à ces jeunes l’opportunité de travailler leur souffrance dans un environnement adapté à leurs besoins psychiques où leur créativité singulière porteuse de traces de leurs enveloppes psychiques originelles, leur permette d’accéder à une position de sujet. La création est basée sur le faire et sur l’éprouvé. Il s’agit d’une approche expérientielle qui a un impact direct sur l’habileté à réguler ses émotions (Kalmanowitz et Ho, 2016). Cette régulation d’émotion est inévitable afin de créer un sentiment de sécurité. C’est ce sentiment de sécurité que nous avons essayé de créer lors de nos ateliers. Un endroit contenant et protecteur au sein duquel les jeunes pouvaient venir déposer ce qui, auparavant, était transformé en acte. A travers la création et l’imagination, on peut commencer à donner du sens aux évènements traumatiques (comme cela a été le cas pour le premier texte). La création a besoin d’un vide pour prendre place et se développer. Elle est sous-tendue par un travail d’élaboration psychique impliquant une dynamique de liaison, d’association et de symbolisation (Lysek, 2011). Alors que le traumatisme a un effet anti-créatif.

Répétés, scandés, les mots perdent de leur âme, s'usent et finissent par échapper à leur objectif de communication, d'échanges, de transmission ou de compréhension... Il nous faut alors faire preuve d'inventivité, d'imagination pour leur proposer des espaces où les attirer sans que les jeunes ne se sentent menacés ou évalués. Il est parfois nécessaire d'aménager de nouveaux espaces de rencontres délimités ou meublés par l'usage « d'objets flottants ». À l'instar de l'espace transitionnel si bien décrit par Winnicott (1958), ces espaces intermédiaires inaugurent un autre type d'échange, une communication impromptue et la rencontre au travers des objets se veut dès lors ludique, imprévue et créative. Lorsque le jeune s’empare du rap, objet flottant, il montre qu’il est capable de poser une pensée en acte et un acte en pensée, capable de se saisir du symbole, de créer. C’est à partir de ce moment-là qu’apparaît la symbolisation de l’expérience traumatique, prenant place progressivement dans l’expression de cette expérience par le biais du passage à l’acte. L’écriture constitue un outil efficace pour ramener dans le champ psychique ce qui en a été exclu par le traumatisme. À travers le rap, il s’agit de « transformer l’existant par une créativité à la fois singulière et collective qui produit une certaine représentation de soi, de l’autre et du monde » (Regol et Bonnet, 2013). L’atelier rap est une tentative de remobilisation de ses capacités de symbolisation pour dire, écrire quelque chose de ce qui arrive au jeune. L’inventivité de ces textes de rap opèrent pour les mineurs non accompagnés comme tentative de maîtrise de la chose insoutenable. Il s’agit pour eux donc, de transformer les maux en mots.

Narrativité et Rap

« Je me raconte, donc j’existe et j’atteste de mon existence aux yeux des autres dans les récits de ma vie » (Sartre, 1972). Ce sont ainsi des identités narratives qui se construisent, comme l’explique le philosophe Paul Ricoeur, l’identité psychique et la mémoire étant intimement liées. Une mémoire en souffrance, en difficulté, trouée ou répétitive, peut donc perturber l’identité psychique. Selon le modèle de Mugnier (2010), évoquer l’évènement traumatique s’apparente au dévoilement. Il s’agit de rompre avec le silence. Calicis (2006) l’explique par un arrêt sur la partie de l’histoire du jeune sur ce qui a fait trauma. Réintégrer l’événement par un travail de mise en récit revient l’ « historisation » dont parle Aulagnier (2003) c’est-à-dire réinscrire l’événement traumatique dans une histoire de vie, là où il était, auparavant, isolé, clivé du reste. C’est ce qu’il appelle la « métamorphose du traumatisme ». Le jeune peut s’approprier l’événement, car il agit sur lui et cesse de le subir. Dans le travail de création d’un récit de soi, dans un nouveau contexte « le moi socialement accepté tolère enfin le moi secret non racontable » (Cyrulnik, 1999). Dans le groupe comme dans la relation individuelle, le premier bénéfice qui pourrait ressortir d’un partage du trauma est le sentiment pour l’adolescent de ne plus être seul face à ce trauma, de pouvoir le faire exister dans un espace duel ou collectif, et donc de limiter l’impact d’un poison à diffusion lente dans sa subjectivité. Le clinicien et le groupe accueillent « sa capacité à qualifier sa honte, car la verbaliser et la partager, c’est déjà ne plus en être passivement l’objet dévasté » (Saglio-Yatzimirsky, 2018). Le rap, sorte de liant dans la relation, va permettre d’élaborer des évènements violents et les mettre en mots. Ainsi, la transformation des passages à l’acte peut être la conséquence, d’une part, de l’environnement sécurisant du foyer d’accueil, mais également de la possibilité de mettre en mots des expériences traumatisantes vécues par ces jeunes.

CONCLUSION

À partir des récits cliniques ainsi que des ateliers, nous avons pu constater que les périodes pré-migratoires étaient, pour la plupart des participants, l’origine dans laquelle s’inscrit le passage à l’acte. Plus qu’un acte délictueux ou agressant l’autre, il advient afin de protéger le sujet des évènements traumatiques, de la répétition de ce traumatisme et de l’effondrement. Cette répétition peut être infligée dans certains cas par eux-mêmes quand ils culpabilisent d’avoir laissé leurs familles dans leur pays d’origine. L’atelier de rap a permis de faire émerger des questionnements et des problématiques importantes pour les participants. Ainsi, ils ont pu à travers l’écriture, raconter un peu de leur histoire, de leur vécu, de leur ressenti et mettre en avant les questions fondamentales auxquelles ils font face, mais surtout poser des mots.

Ce qui apparaît finalement dans cette recherche clinique ce n’est pas tant l’importance du passage à l’acte, mais le processus d’acceptation de la migration, d’expression et d’élaboration de ce vécu de détresse, comme alternative à l’impasse qu’exprime le passage à l’acte. C’est par la réappropriation de l’expérience traumatique par le sujet lui-même et à partir de son interprétation personnelle, que pourra s’ouvrir pour ces adolescents la construction d’un projet migratoire, source de réalisation et de désir (Thibaudeau, 2006). Le travail dans un atelier à médiation peut permettre un étayage identificatoire de transition et apporter au jeune un sens à sa propre existence. Les ateliers à médiations sont un espace où le sujet est libre de créer et vont procurer à ces adolescents qui vont mal, la possibilité d’élaborer une signification personnelle et de donner du sens à leurs productions artistiques, voire de s’y reconnaître et de s’y reconstruire à travers elles.