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Jean-Guy Goulet a fortement influencé ma pensée et mon travail académique, une influence et des implications que j’explique ici. J’examine ensuite, sur une longue période, en quoi la conception de l’anthropologie de Goulet a rendu possibles mes projets actuels. J’expliciterai notamment l’application de considérations spirituelles, traditionnelles, des Salish de la Côte à l’épineux problème de l’itinérance et du mal-logement (homeless and of the unhoused). Dépassant mes propres considérations, je vais tout d’abord examiner les diverses réactions provoquées par l’approche anthropologique de Goulet et les problèmes qu’elles soulèvent, plus particulièrement autour de la question du croire. Certaines critiques dénotent la fraîcheur des travaux de Goulet qui auraient libéré les sciences sociales de limitations conventionnelles, tandis que d’autres paraissent plus radicales.

Je vais illustrer ci-dessous dans quelle mesure cette libération intellectuelle s’étend, au-delà de considérations anthropologiques, à d’autres approches scientifiques. Dans leur ensemble, ces diverses critiques illustrent l’importance des contributions de Goulet à l’anthropologie et à la vie des anthropologues. À cet égard, je pense que l’approche anthropologique de Goulet semble avoir eu un impact réel auprès de la jeune génération d’universitaires qui ont grandi dans une période où la réflexivité se situe à l’avant-plan et où les responsabilités envers les communautés avec lesquelles nous travaillons incluent le respect de leurs systèmes de pensée et la prévalence des méthodes collaboratives de recherche. Ainsi, considérons les réactions suivantes au travail de Goulet.

En 1998, Lynn Hume, une universitaire australienne, écrit : « Au cours des dernières années, nombre d’anthropologues, incluant Jean-Guy Goulet […] ont rapporté des expériences “étranges” lors de la conduite à long terme de leur terrain de recherche, révélant une liste intéressante d’observations inexplicables. » Hume relate l’histoire de Goulet, récit désormais célèbre au sein de l’anthropologie canadienne : « […] Jean-Guy Goulet écrit qu’alors assis silencieusement auprès d’un feu dans un tipi avec un groupe d’aînés autochtones dènès tha’, dans le Nord-Ouest canadien, il a d’abord vu un individu attiser les flammes, avant de réaliser que la personne qu’il observait était lui-même ». Pour Hume, ce point de vue inédit matérialise « l’anthropologie de la conscience ». Elle ajoute :

[…] la position adoptée par les rationalistes est que seule la rationalité est réelle, mais pour le phénoménologue de la religion, celle-ci n’est pas suffisante […] l’expérience religieuse ne peut pas être ramenée à des explications purement psychologiques, sociologiques ou neurophysiologiques.

Hume 1998 : 41

Hume n’est cependant qu’à mi-chemin dans sa compréhension de l’anthropologie transformative de Goulet, exposant « la mise entre parenthèses » de la vision du monde de « l’informateur » par rapport à la sienne. Au contraire, Jean Guy Goulet a renoncé à une telle mise entre parenthèses qui coupe le chercheur de la communauté avec laquelle il collabore.

La lecture de Goulet en a inspiré d’autres à trouver leur propre voix. Goulet, en effet, est le doyen du mouvement visant à introduire d’autres modes de connaissance dans l’anthropologie contemporaine. Quelle a été la réaction générale à ses travaux novateurs ? On trouve une importante contribution à cette discussion dans l’ouvrage de Young et Goulet paru en 1994 : Being Changed by Cross-Cultural Encounters: The Anthropology of Extraordinary Experience, analysé, notamment, par Hume. Cet ouvrage a suscité de nombreuses réactions, notamment sur le site Internet d’Amazon.ca (2017) :

« … Un ouvrage stimulant et qui incite à la réflexion »

Jennifer S. H. Brown, Université de Winnipeg

« Un livre important, révolutionnaire – et attendu »

Phillip Stevens Jr., State University of New York à Buffalo

« Très intéressant. Il me permettra d’enseigner différemment l’anthropologie culturelle ! »

Charles Lawrence, Université de Seattle

Amazon précise que l’ouvrage est classé 3 270 152e des ventes de livres. Fort heureusement, ce classement importe peu : l’humilité est un trait de caractère répandu chez les anthropologues. On retrouve deux critiques plus détaillées sur ladite plateforme. Un auteur anonyme va au-delà de la position de Hume sur « la mise entre parenthèses ». Il écrit :

J’ai emprunté cet ouvrage à mon mentor alors que j’étais étudiant de premier cycle, avant de me procurer mon propre exemplaire aux études supérieures. Pour un anthropologue se spécialisant dans les croyances paranormales et l’anthropologie médicale, psychologique et religieuse, ces histoires vraies sont d’une rare pertinence. De telles pratiques ne nous sont pas familières en Occident et l’idée même que des phénomènes tels que les fantômes ou les démons puissent exister était écartée. Pourtant beaucoup d’entre nous ont expérimenté des situations qui ne peuvent s’expliquer qu’au travers du paranormal. Que faire quand vous avez vu un « fantôme » mais que vous êtes incapable d’expliquer scientifiquement cette observation ? Vous allez voir des collègues de confiance pour leur expliquer la situation et voir s’ils peuvent trouver une solution qui vous convienne en tant que scientifique… mais que se passe-t-il s’ils ne peuvent pas expliquer l’incident ? À quel moment commençons-nous à accepter les faits réels vus de nos propres yeux ? Et ceux qui nous sont rapportés par nos informateurs ? Ce livre décrit les expériences paranormales d’une poignée de collègues qui ont eu le courage d’aller de l’avant avec leurs rencontres. Cet ouvrage devrait être un incontournable pour tout étudiant sérieux en anthropologie.

Amazon.ca, 8 oct. 2017

Une seconde critique, plus conflictuelle et intéressante, suggère que Goulet et Young ont contribué à déconstruire l’« édifice » de l’anthropologie en tant que discipline :

C’est un livre intéressant dans lequel des anthropologues de profession osent ébranler leurs croyances et verbaliser leur doute, à savoir que l’empereur est bel et bien nu. On ne peut s’empêcher de soupçonner que, pour plusieurs des auteurs, l’anthropologie académique telle que nous la connaissons aujourd’hui est une discipline en bonne partie inutile conçue pour confirmer ses propres superstitions qui ont peu à voir avec la vie réelle et tout à voir avec la timidité et la capitulation face au consensus social. Cela est, je le crains, assez clair pour la plupart des personnes extérieures intéressées… et de plus en plus pour les anthros eux-mêmes (notamment les plus jeunes plus aptes à la prise de risques dans la défense de leurs croyances).

Les différents auteurs de cet ouvrage confessent (plus ou moins timidement) leur désenchantement face à la discipline, racontant des expériences « extraordinaires » qui ne peuvent s’inscrire dans le cadre normatif de la science telle que nous la connaissons. Pour toute personne, même vaguement familière des pratiques spirituelles autochtones, ces expériences sont plutôt insipides et peu surprenantes (pourquoi toute cette agitation ?). Il pourrait être utile cependant de faire une pause un instant pour réaliser que les travaux anthropologiques ordinaires ne sont que des révisions révolutionnaires de la réalité telle que les scientifiques la connaissent. Par exemple, l’une des implications des expériences des auteurs est que l’utilisation de statistiques et de « modèles » pour aborder le rôle de la conscience dans la création de la réalité, c’est comme utiliser la proverbiale lampe de poche à la recherche de l’obscurité. Novateur, cet ouvrage a été ignoré par les pairs, et ses auteurs, marginalisés.

Et pourtant… l’édifice de l’anthropologie classique est en train de s’effriter et ce livre offre les indices de son effondrement éventuel.

Amazon.com, 3 nov. 2004

D’après ces commentaires, l’anthropologie, selon Goulet, va trop loin en acceptant l’épistémologie autochtone sans la rationaliser. Le travail de Goulet finit par être marginalisé par la profession, mais plébiscité par le public. Selon cet auteur anonyme, Goulet et Young se contentent de signaler que l’empereur est nu.

Édité par Goulet et moi-même, l’ouvrage Extraordinary Anthropology: Transformation in the Field (2007) a suscité lui aussi sa part de réactions. Amazon rapporte que le livre est classé 52 717e des ventes (une amélioration gratifiante qui aurait plu à Jean-Guy comparativement à la 3 270 152e place de son précédent volume) et 284e dans la catégorie suivante « Livres > Politique et Sciences sociales > Sciences sociales > Anthropologie > Culturelle » ; et 1853e dans la catégorie « Livres > Politique et Sciences sociales > Sciences sociales > Sociologie ». Ce classement suggère que les anthropologues s’intéressent plus que les sociologues à l’approche de Goulet, confirmant mes observations personnelles des deux disciplines.

Dans la revue BC Studies, Leslie Robertson, anthropologue à l’Université de la Colombie-Britannique, offre une critique pointue de l’ouvrage Extraordinary Anthropology, insistant sur les contributions de Goulet à la méthodologie de terrain d’une part et au processus décolonisateur d’autre part :

Il est certain que la « sensibilité » anthropologique n’est nulle part plus évidente que dans sa méthodologie de marque – le travail de terrain ethnographique. Premier site de la production des savoirs, l’ethnographie a longtemps été la source d’innovations autocritiques au sein de la discipline…

Comme le titre le suggère, cependant, il ne s’agit pas de témoignages ordinaires du terrain, mais plutôt « d’une récolte exceptionnelle » de « récits engagés » qui répond aux principaux débats anthropologiques concernant la binarité sujet/objet des questions d’épistémologie et d’ontologie, ainsi qu’aux « moments extatiques » et aux « anxiétés et aversions » caractéristiques de notre pratique de recherche (x-xi).

Les seize contributions à ce volume sont des percées vers une « anthropologie radicale de rencontres transculturelles », introduite par Jean-Guy Goulet et Bruce Miller, pour « approfondir notre connaissance du soi ethnographique en interaction avec autrui et à l’intérieur même du champ d’études ». Il s’agit ici d’une collection théoriquement éclairée d’essais qui reflètent l’évolution de la production de savoirs ethnographiques, mettant en lumière la manière dont le travail de terrain affecte les scientifiques et la manière dont ces chercheurs reconstituent les idées à propos de leur « terrain ».

Au coeur de Extraordinary Anthropology se trouve le concept d’« extase », développé par Fabian : une « qualité des actions et interactions humaines – qui crée un lieu commun » au sein duquel les « Moi » ethnographiques et les Autres se rencontrent (5). Dans leur introduction, les auteurs et auteures situent des concepts tels que la « coactivité », la « transformation » et la « participation radicale », dans une trajectoire phénoménologique de l’enquête anthropologique qui est inspirée par la mouture existentielle (à la Victor Turner) du travail de terrain et du dialogue interculturel. Les dilemmes éthiques et épistémologiques, centraux dans la pratique de recherche, sont mis en exergue dans Extraordinary Anthropology. Ce volume traite aussi de l’« engagement créatif » qui découle de longues périodes sur le terrain (au-delà d’une année), influençant nos vies professionnelles et personnelles. Plus que les travaux actuels en auto-ethnographie ou les terrains de recherche traditionnels, ces chapitres se concentrent sur les réalités quotidiennes qui définissent les relations de recherche – ces liens qui se forment avec des individus dans des communautés hôtes, avec leurs perspectives physiques et psychiques, à l’intérieur d’horizons imaginaires. C’est cette attention minutieuse à de telles relations qui est le plus remarquable dans les contributions à Extraordinary Anthropology – la manière dont l’expérience de terrain habite les ethnographes envers qui les membres des communautés hôtes s’ouvrent et avec qui ces membres interagissent dans le champ immédiat de l’expérience. […]

Colonne vertébrale du volume, Bruce Miller, Jean-Guy Goulet et Guy Lanoue se concentrent sur la notion de pouvoir dans le cadre de leurs recherches sur des communautés autochtones nord-américaines. Le pouvoir désigne ici l’action (ou l’inaction) politique et représentationnelle, le pouvoir surnaturel reconnu dans les communautés d’accueil, et la prise de décisions éthique, complexifiée par l’« adoption » des épistémologies autochtones et une rupture avec les habitudes académiques (11). Les chapitres de la partie 3, intitulée « Epistemological and Ethical Thresholds », confrontent les collisions intellectuelles provoquées par la « participation personnifiée ». Miller (2007) [186-207] analyse le double tranchant de l’engagement radical avec le système de croyance de l’autre, soulignant plus particulièrement le risque de dé-historicisation, d’homogénéisation ou d’exotisation des expériences autochtones. Il offre une analyse politique explicite (bienvenue à ce point dans le volume) de l’« anthropologie expérientielle » (187), qui s’inscrit dans des relations – et obligations – à long terme avec de nombreuses communautés salish de la Côte. Goulet (2007) [208-236] rapporte les réalités de la participation à d’autres « mondes vécus » (208) dans un dialogue avec l’Énoncé de politique des trois Conseils sur l’éthique – un récit sur le rêve et la décolonisation qui met en question le statut du « vrai » savoir. Il demande « quelles sont les limites de règles étrangères d’éthiques sur le terrain ? » (211). Peut-être plus que toute autre, la discussion de Goulet défie les principes et frontières anthropologiques, aujourd’hui solidement encadrés par l’éthique. Le chapitre de Guy Lanoue (2007) [237-53] s’intéresse à un autre thème majeur du volume, se concentrant directement sur la conceptualisation disciplinaire du « terrain » comme « instance spéciale d’espace et de temps » (239) ; il critique cette notion « essentialiste » (239), s’intéressant plutôt à la façon dont les révélations et les connaissances se développent longtemps après que le chercheur ait quitté « le terrain ».

Robertson 2008-2009 : 129-131

En 2010, dans Anthropology and Humanism, Bonnie Glass-Coffin note le courage qu’elle a développé après la lecture de deux travaux de Goulet (tous deux coécrits et édités par Young et moi-même) :

La parution des travaux de Stoller et Olkes (1989), ainsi que de Jackson (1989), et, particulièrement, la collection d’essais de Young et Goulet (1994), m’a donné le courage de m’inscrire dans mon travail de terrain. Ce virage vers « l’ethnographie expérientielle » a commencé à remettre en question les méthodes ethnographiques plus traditionnelles en soutenant que les interactions entre l’informateur [ou l’informatrice] et l’ethnographe, processus qui a souvent eu pour conséquence de « transformer » l’ethnographe, ne doivent pas être éliminées des témoignages ethnographiques. Plutôt, pour les ethnographes appliquant l’anthropologie expérientielle, relater des expériences vécues « sur le terrain » est fondamental en vue de produire un compte rendu satisfaisant. Ces expériences seraient même « une condition du savoir ethnographique (Goulet et Miller 2007 : 2).

Glass-Coffin 2010 : 205

Leonidas Sotiropoulos de l’Université de Patras rappelle, en 2009, le courage nécessaire pour se plonger plus intensément dans les problèmes relatifs au travail de terrain :

Pour résumer, cet ouvrage offre plus qu’il ne promet. Par exemple, les dernières et puissantes pages de Creighton font plus que d’illustrer simplement le détail méthodologique des « questions qui n’ont pas été posées » durant les entrevues. L’auteur, au travers de l’histoire de vie d’une femme japonaise, touche notre profondeur humaine, ce que d’autres essais essaient aussi de faire dans ce volume. Pendant des décennies, l’anthropologie a débattu sur les questions touchant à « réalité » et à la « vie ». S’il n’offre pas toutes les réponses, ce livre résulte du courage des auteurs de s’emparer de ces questions et ultimement d’en dégager des points intéressants et significatifs.

Sotiropoulos 2009 : 204

Le commentaire de Ben Feinberg du Warren Wilson College se présente comme un défi. Suggérant que l’anthropologie décrite dans Extraordinary Anthropology « relègue nos collaborateurs à des espaces marginaux confinés » – bien que j’espère que ce ne soit pas le cas – , Feinberg écrit :

Les auteurs offrent une direction politique claire à l’anthropologie, nous devons d’une part « croire » les récits de nos collaborateurs – pas simplement « les trouver intéressants » (Miller) – et d’autre part considérer que notre rôle est de « défendre la valeur de vérité » de ces témoignages alors que nous nous déplaçons des « études sur l’Autre à la recherche pour l’Autre » (Goulet). En tant que programme à suivre par les anthropologues, je trouve la clarté de ces formules troublante. Cette opposition entre croyance et doute ne rend pas bien compte de la complexité des situations ethnographiques locales – l’invitation à travailler pour l’Autre n’est pas réellement utile quand les Autres en question – […] sont divisés et engagés dans des relations inégales avec le reste du monde. Ces représentations du monde de l’ethnographe semblent reléguer nos collaboratrices et collaborateurs dans des espaces marginalisés et confinés, une sensibilité de type Gorilles dans la brume[*] qui se reflète dans la déclaration de Miller selon laquelle la tâche de l’ethnographe est de « vivre en harmonie avec les populations autochtones dans leur environnement ».

Feinberg 2009 : 314

Or, j’ai plutôt écrit que « chacun doit anticiper le danger et la difficulté de vivre en harmonie avec les populations autochtones dans leur propre environnement, tout comme doivent le faire les peuples autochtones. En effet, on sait qu’une caractéristique essentielle de l’âge adulte est la capacité à anticiper le danger et à l’éviter » (Miller 2007 : 192). J’ai tenté de démontrer ici que les anthropologues pouvaient transcender la position d’apprenti de niveau infantile et agir comme des adultes compétents, afin d’éviter de mettre en péril les communautés avec lesquelles nous travaillons. Tout cela à peu à voir avec des gorilles ou des espaces confinés, mais plutôt avec les vastes et complexes espaces politiques dans lesquels nous évoluons ensemble.

Mohammed Aurang Zeb Mughal, du département d’anthropologie de l’Université Durham, conclut que « cet ouvrage s’avérera, sans aucun doute, d’une grande utilité aux scientifiques pour se comprendre « eux-mêmes » lors de la poursuite de leurs travaux de terrain visant la compréhension des “Autres” » (Mughal 2010 : 311). Il s’agit d’une perspective pertinente que Goulet aurait approuvée.

Dans son ouvrage Anthropology and Humanism, Joan Koss-Chioino, de l’Arizona State University School of Human Evolution and Social Change, note que Extraordinary Anthropology est un ouvrage majeur (qui a complètement redéfini la validité de l’expérience ethnographique) et incontournable, adhérant du même coup aux commentaires publiés sur Amazon. Elle observe que l’approche de Goulet permet des avancées par rapport à l’« approche expérientielle » des années 1980 :

Il faut noter ici qu’un petit groupe d’anthropologues a très récemment redéfini complètement ce qui était considéré jusqu’alors comme des expériences et recherches ethnographiques valides en avançant la notion d’« anthropologie extraordinaire » (Goulet et Miller 2007). Ils prônent ce qui aurait toujours dû être évident : la manière d’entrer en relation avec ses hôtes sur le terrain et de les comprendre implique de pénétrer pleinement leurs expériences, dans la mesure du possible, même si cela exige à se sentir littéralement « hors de soi » (à devenir instable ou à ressentir de la confusion) à l’intérieur d’une réalité différente.

Koss-Chioino 2010 : 132

Un autre exemple offre un aperçu de l’impact du travail de Goulet et de notre collaboration. Amelia Radke, doctorante australienne et chercheuse, a utilisé l’anthropologie expérientielle pour expliquer son positionnement dans l’étude des cours de justice Murri en Australie. Elle souligne que cette approche n’est ni native ni orientée vers un relativisme culturel. Au contraire, ce positionnement permet d’une part aux scientifiques d’éviter de mettre en danger les communautés et, d’autre part, d’adopter des modes de comportement adultes. Elle écrit :

[…] mon parcours anthropologique, qui me séparait de chercheurs en droit qui ont souvent adopté une approche verticale et descendante. En appréhendant les cultures autochtones comme la norme et en différenciant le système légal, ma recherche se concentre sur la façon dont les Aînées et les personnes respectées [respected persons] négocient le champ socio-juridique du système de justice pénale. Plus particulièrement, ma thèse adopte une approche allant du bas vers le haut pour comprendre comment les peuples autochtones perçoivent le champ juridique des institutions colonisatrices. Pour les Aînés et les personnes respectées [respected persons], la cour de justice Murri est plus qu’un processus juridique ; elle s’articule avec le passé, le présent et le futur d’une personne, ainsi qu’avec d’autres lois qui existent en Australie. Cette approche déploie le concept de Miller (2007 : 204) d’anthropologie expérientielle pour appréhender de manière holistique comment les « catégories de l’expérience ne peuvent pas être » à l’intérieur même du discours autochtone.

Radke 2018 : 52

Goulet et Miller

Ma rencontre avec Jean-Guy Goulet est survenue à un moment où j’étais convaincu que les écrits anthropologiques contemporains souffraient de lacunes. Ce constat m’est venu à la suite de la lecture de Karen Armstrong (2009) et de l’insistance de son parti pris humaniste concernant l’importance tant du logos que du mythos dans nos vies, et du déséquilibre extrême provoqué par l’intérêt massif porté au logos au détriment du mythos. Mes expériences en tant que membre de la Société religieuse des Amis (Quakers) ont, elles aussi, largement orienté ma réflexion, et plus particulièrement ma participation au culte à base de silence des Quakers au cours duquel un sens du groupe peut émerger, transcendant le langage. En effet, j’ai fait l’expérience de la communitas – caractérisant parfois l’anthropologie expérientielle. J’en suis venu à appréhender notre société individualiste rationnelle post-Lumières comme étant aberrante et déconnectée de l’histoire humaine. Fort heureusement, j’ai toujours su que l’anthropologie n’avait jamais complètement rejeté les apports de l’irrationnel ou que d’autres peuples n’avaient pas eu d’expériences qui semblent confirmer l’importance du mythos. L’anthropologie, peut-être avec les études religieuses, a offert le seul refuge permettant d’examiner sérieusement le savoir et la compréhension des individus.

Alors que Jean-Guy Goulet a développé une vision claire et étoffée sur ces différentes questions, je n’avais comme seule inclinaison de voir le monde de manière nouvelle, moins conventionnelle. Son travail m’a permis de donner du sens à mes questionnements, de comprendre pourquoi ceux-ci étaient cruciaux. Il a offert un langage, une voix et un espace pour écrire. J’ai fait part à Goulet, au cours d’une conversation privée, de mon expérience avec trois fantômes ancestraux qui s’étaient présentés à mon chevet lors d’une vision nocturne. Ils m’ont donné leurs noms, des informations vitales dans le cadre de mon travail sur une affaire sur les droits de pêche qui requérait des connaissances spécifiques sur les individus, sites et équipements de pêche en 1855 lors de la signature du traité de Point Elliott (qui devint plus tard l’État de Washington). J’ai ensuite retrouvé ces noms dans les archives, et c’est ce que je raconte dans Extraordinary Anthropology.

Plus tard, lors des rencontres de la CASCA (Canadian Anthropology Society / Société canadienne d’anthropologie) à Calgary en 2000, j’ai organisé avec Jean-Guy une session pour discuter avec nos pairs de ces considérations et préparer un ouvrage collectif dans la lignée de nos précédentes publications. Nous avons procédé à une division du travail selon la spécialisation de chaque collaborateur. Alors que Jean-Guy prenait en charge la direction intellectuelle, je me suis consacré à l’organisation du suivi avec les contributeurs, aux correspondances avec la maison d’édition, m’assurant que tout serait prêt pour soumettre l’ouvrage dans les temps et répondre aux évaluateurs et évaluatrices anonymes.

Mon chapitre, comme l’a noté Leslie Robertson, se concentre sur la dimension politique de l’anthropologie expérientielle, et sur comment et pourquoi il pourrait être considéré comme naïf de ne pas prêter attention aux ontologies autochtones dans le processus du travail sur le terrain. Un évaluateur, David Anderson de l’Université d’Aberdeen, a écrit :

Cependant, je suis inquiet que l’« extase » soit présentée de façon stéréotypée comme un type d’expérience qui choque les sensibilités urbaines eurocanadiennes. Dans son chapitre, Bruce Granville Miller parle de l’agentivité des aînés salish décédés dans la conduite de son travail d’archives. On peut se demander si un simple travail d’archives – l’éclair d’intuition qui peut frapper une personne lorsqu’elle fait l’expérience de la vie quotidienne d’une famille en lisant, par exemple, les inventaires de ses biens – ne pourrait être décrit de manière évocatrice sans que le rôle prépondérant de l’intuition ne soit qualifié d’extraordinaire. On peut se demander si une étudiante ou un étudiant revenant d’un terrain de recherche, sans avoir fait de rêves, puisse penser avoir échoué.

Anderson 2009 : 247

Il ajoute ensuite : « … c’est un postulat empirique radical que d’affirmer que toute forme d’expérience devrait être transparente dans les écrits » (ibid. : 248). Pour ma part, l’expérience que je décris ne me paraît pas choquante puisqu’elle a fait partie intégrante de mon quotidien, comme l’affirment les membres de la communauté salish de la Côte à qui j’ai décrit mes expériences. Jean-Guy Goulet et moi-même avons suggéré que le travail de terrain que nous avons vécu a permis de mieux comprendre et de mieux connaître les communautés avec lesquelles nous avons travaillé. Tout n’a pas à être couché sur le papier, bien que toutes les informations devraient être consignées dans les notes de terrain. J’espère que l’étudiant hypothétique mentionné par Anderson n’a pas été trop déçu de ne pas rêver. Pour nous, le terrain n’est pas une instance spéciale, déconnectée, singularisée : il doit inclure nos foyers, ainsi que nos expériences postérieures à notre travail de recherche, un point que j’aborde ci-dessous. Je ne suis cependant pas inquiet pour cet étudiant anonyme : les étudiants et étudiantes reviennent souvent de leur terrain avec plus d’informations et de pistes qu’anticipé.

Je souhaite répondre à Anderson quant à l’idée que notre anthropologie aurait été la même si nous nous étions contentés d’étudier les archives, omettant nos rêves. Je réfute l’identification de mes expériences à des « intuitions » : je n’ai rien présupposé qui suggère une expérience solitaire (pas plus que je ne revendique des capacités intuitives particulières). J’ai été intégré à une expérience qui compte d’autres entités, paysages ou états de conscience. J’apprécie la critique d’Anderson selon laquelle l’extase pourrait être stéréotypée et je souhaite, à cet égard, faire part d’une autre expérience pour montrer pourquoi Goulet et moi-même avons souligné l’importance de l’anthropologie expérientielle. Il s’agit d’une autre expérience d’archives (les archives sont une méthode de collecte de données à part entière lors de nos terrains de recherche). Après tout, grâce aux informations prodiguées par les fantômes ancestraux, je disposais des noms dans les archives. Non seulement j’avais obtenu les noms dont j’avais besoin pour le litige, mais j’avais aussi reçu des encouragements pour mon travail et je sentais que je commençais à mieux comprendre les problèmes ethnographiques en lien avec la pêche au milieu du xixe siècle.

Maintenant, mon histoire. Les leaders d’une communauté salish de la Côte avec laquelle j’avais collaboré pendant plusieurs décennies m’ont invité à faire l’inventaire des lieux de quête de contact spirituel, en collaboration avec des Aînés, qui, plus jeunes, avaient réalisé une quête d’esprits auxiliaires. Cette requête m’a d’abord surpris puisque ces lieux et ces informations sont strictement privés. Ma recherche n’avait pas vocation de rendre ces derniers publics : il s’agissait surtout de permettre à la nation de les documenter et de les préserver. J’ai voyagé en bateau à travers deux lacs artificiels apparus à la suite de l’endiguement d’une rivière. Avec un collaborateur, nous avons enregistré les lieux et leurs descriptions – que nous avaient données les Aînés et que nous avons ensuite transmis à la nation.

Une aînée tribale très distinguée, historienne orale des Nations unies et « Washington Living Treasure » reconnue, aujourd’hui décédée, s’est jointe à nous lors d’une expédition. Elle était « légalement aveugle »[*], soit presque tout à fait non voyante, et très malentendante. Un jour pourtant, lors de notre expédition sur le lac, elle s’est écriée que le bateau se trouvait à l’endroit même où son père, un célèbre chamane (shxwlá:m), avait été « frappé par le pouvoir » des années auparavant. J’ai remarqué à cet instant que l’échosondeur indiquait une profondeur de 60 m (200 pi), contrairement aux 20 m (70 pi) que l’appareil indiquait jusqu’alors. Une fois mon travail sur l’eau achevé, je me suis plongé le lendemain dans les collections spéciales de l’Université de Washington pour poursuivre mes recherches. J’ai alors remarqué un dossier très mince que je n’avais pourtant jamais vu tout au long de mes années d’étude de cette même collection.

Le dossier, rédigé soixante ans auparavant par un obscur étudiant gradué d’anthropologie, contenait quelques pages de notes concernant un entretien avec ce chamane, le père de l’aînée qui m’avait accompagné lors de notre excursion sur le lac. L’entrevue précisait que le père avait été « frappé par le pouvoir » à l’endroit indiqué par sa fille des années plus tard. Le chant du chamane, inspiré par la rencontre avec l’esprit, avait été enregistré. J’ai alors découvert que le lieu de la rencontre se situait près d’une chute d’eau qui a disparu à cause de l’endiguement de la rivière, expliquant de ce fait la lecture spectaculaire de l’échosondeur. Pourtant, l’aînée non voyante n’avait pas été en mesure de lire l’échosondeur. En fait, elle ne s’était pas rendue sur ce lieu depuis plus de quatre-vingts ans, alors qu’elle avait quatre ans et accompagnait son père qui était contremaître d’une équipe de bûcherons. En outre, l’apparence du lieu sacré avait été modifiée à cause de l’endiguement de la rivière.

Une telle expérience a été cruciale dans le cadre de mon travail ; à cet égard, je n’éprouve pas le besoin de m’expliquer pourquoi cela m’est arrivé. Le « terrain » inclut la bibliothèque Suzzallo (bibliothèque centrale de l’Université de Washington, Seattle) et pas seulement le lac et ses rives. Ces expériences, qui furent partagées entre moi, l’aînée éminente, les archives, l’étudiant anthropologue et même le père chamane, m’ont fait comprendre l’importance des sites spirituels que mon collègue et moi avions inventoriés. Les autochtones ont transformé un espace qui, à toutes fins utiles, n’est qu’un lac américain dont la particularité réside dans le fait qu’il n’y a eu aucun autre aménagement que le barrage et la petite cabane comme lieu d’importance et d’efficacité spirituelles. La quête spirituelle et les autres rencontres passées des Aînés avec des esprits n’ont pas été oubliées et, du point de vue des Salish de la Côte, comme cela m’a été dit, la quête spirituelle pourrait encore y avoir lieu.

Ce dernier point est important, puisque plusieurs lieux où les autochtones ont jadis cherché une forme d’assistance spirituelle ont été pollués et dénaturés par la présence de maisons, routes et autres développements. De nos jours, les lieux propices à la quête spirituelle sont difficiles à trouver. Ces expériences m’ont poussé, comme beaucoup d’autres, à adopter une perspective différente. Il est difficile pour les individus, incluant les anthropologues, de se libérer de l’ontologie apprise dans l’enfance. En réponse à la critique de David Anderson, alors que la localisation détaillée de ces lieux spirituels est perceptible sur le papier, elle ne l’est pas dans la réalité.

Pour Paul Blankenship (2018), jeune chercheur spécialiste de l’itinérance et de la spiritualité, la notion d’athéisme méthodologique traduit l’idée que Dieu peut être expliqué comme phénomène culturel ou comme problème psychologique. Blankenship décrit la tendance des anthropologues à écrire sur Dieu et la spiritualité comme un problème de croyance. Il situe son cadre analytique loin de l’athéisme méthodologique, préférant une anthropologie du christianisme plutôt qu’une anthropologie chrétienne. Dans cette perspective, la vision de l’aînée sur le bateau ne relève pas d’un problème de croyance et il serait faux d’établir la discussion sur cette présomption.

Brian Thom, le « croire » et les politiques du travail de terrain

Au sujet de Extraordinary Anthropology, Brian Thom, anthropologue à l’Université de Victoria, a soulevé des questions difficiles concernant ce que l’on pourrait désigner comme la politique du travail de terrain. Il s’interroge notamment sur les dommages potentiels causés par le positionnement des auteurs et auteures, mettant ainsi en question la notion de croyance et le « problème épistémologique plus restreint de ce que l’on pense être vrai ». Reprenant les idées de Hume et Feinberg, mais de façon plus approfondie, Thom écrit :

Je souhaite revenir sur un point difficile : devons-nous « croire » afin de vivre dans le respect de nos enchevêtrements sociaux communs sur les territoires ancestraux des Salish de la Côte ? L’anthropologue Bruce Miller, dans son article sur la politique de la recherche sur l’expérience extatique et extraordinaire (2007), a demandé à Sonny McHalsie [Naxaxalhts’I], conseiller culturel de la nation stò:lô (une communauté salish de la Côte à proximité de Vancouver), ce qu’il pensait des scientifiques qui ne considéraient pas sérieusement la vision stò:lô de la réalité. Miller rapporte comment McHalsie a été […] traumatisé par un anthropologue qui, après avoir collaboré avec sa communauté, a annoncé subitement être athée et ne pas croire aux esprits [… McHalsie] s’est senti trahi car l’anthropologue n’avait pas préalablement révélé ses positions […] le don du savoir offert par [McHalsie] apparaissait comme étant gaspillé, non apprécié et même intentionnellement méprisé […] (Miller 2007 : 198)

Dans un entretien avec Miller, McHalsie explicite davantage sa vision des choses :

Je ne vois pas comment une personne athée, qui ne croit en aucune forme de spiritualité, pourrait être capable de respecter [nos croyances] […] Sans spiritualité, il est impossible de se connecter aux métaphores, aux enseignements d’autrui, ceux-là mêmes qui nous permettent de nous rattacher aux croyances de nos semblables… Une personne chrétienne peut s’associer avec notre shxweli [esprit ou force de vie] et se connecter aux pierres, aux arbres et aux poissons. Une personne qui n’a pas la foi ne peut pas s’y rattacher. Et cela affecte inéluctablement ses compréhensions et interprétations.

Miller 2007 : 190

Miller poursuit en expliquant comment McHalsie craignait que le fait d’être athée – ce qui, selon lui, suppose le fait de ne pas avoir la capacité de croire – puisse mettre en péril le travail d’un chercheur qui souhaite soutenir les revendications territoriales et les droits autochtones, puisque de telles revendications « reposent sur leurs propres croyances, leurs perspectives épistémologiques et les relations des humains avec d’autres entités » (Miller 2007 : 190). Il semblerait que McHalsie (Naxaxalhts’I) fasse référence à mon refus cavalier, dans les années 1990, lorsqu’un collègue commun m’avait demandé pourquoi je n’étais pas intéressé à me joindre à lui à l’église catholique et à la loge maçonnique, à laquelle McHalsie était aussi invité (Naxaxalhts’I 2007 : 121-122). En rappelant mes expériences à l’école secondaire avec les évangélistes, j’avais fermé la porte à l’invitation de ce collègue en disant que je ne croyais pas en Dieu, que j’étais athée. Considérant le « croire » comme un élément déterminant de la concordance épistémologique, McHalsie a essayé « de réfléchir à un moyen de respecter cette croyance [athéisme] » (Miller 2007 : 190) sans y être parvenu.

Je reconnais dans l’explication de McHalsie à Miller le travail culturel de mise en relation – telle que la comparaison entre l’Esprit et le shxweli par exemple – et sa volonté de démontrer comment une compréhension mutuelle peut découler d’une résonance métaphorique. Cependant, je pense qu’une telle vision limite nos possibilités de nous engager et d’expérimenter des mondes multiples, réduisant ce problème épistémologique à la notion de vérité. Blaser (2012 : 4) souligne le risque d’une « identification » des cultures autochtones et européennes. Il s’agit selon lui de l’envers des discours essentialistes sur « l’altérité » qui maintiennent une relation coloniale supprimant la possibilité d’une altérité radicale de la personne, des réalités et des mondes. Reléguer nos expériences à la « croyance » ou à la « métaphore » renforce l’idée que celles-ci ne sont que des constructions culturelles et ne brisent pas les hiérarchies entre le « factuel » ou le « vrai », des débats qui se répètent autour du pouvoir colonial notamment (Nadasdy 2007 ; Povinelli 1995).

Plutôt que de s’intéresser à nos expériences communes et aux possibilités de rencontres mutuelles, qui sont le fruit d’un processus continu (Ingold 2004 ; Bird-David 1999), McHalsie met l’accent sur la « croyance » et la « métaphore », ce qui exclut les possibilités découlant de l’enchevêtrement des expériences communes. J’argumenterais que dans une société largement laïque, le fait de faire appel à une « croyance » et de s’appuyer sur une « métaphore commune » pour la compréhension mutuelle ferme la porte à la reconnaissance de l’enchevêtrement dans des mondes multiples. L’enchevêtrement ne signifie pas que nos croyances doivent se fondre. Une telle position établit l’existence d’un standard impossible de vérités communes qui ne peut parvenir à répondre aux espoirs politiques des peuples autochtones, puisque le savoir et la vérité sont axés sur le pouvoir social. Se réclamer de la vérité risque de perpétuer l’intolérance et le rejet des personnes qui travaillent sincèrement pour le vivre-ensemble sans subvertir leurs « vérités » respectives. Les individus doivent faire front ensemble. Enchevêtrés à la conjoncture de mondes multiples, ils disposent de leur propre vérité et pourraient entrer en relation dans le respect et la reconnaissance des responsabilités relatives au vivre-ensemble dans ces mondes divers

Thom 2017 : 157-158

Je suis d’accord avec Thom lorsqu’il explique que quelqu’un « sur le terrain » (mes mots, non les siens) peut projeter une idée limitée de la croyance et, par conséquent, échouer à briser les hiérarchies du factuel et de la vérité. Ma position, comme celle de Thom (si je le lis correctement), requiert de se situer à la jonction de mondes multiples. Il apporte une clarification intéressante à ma contribution dans Extraordinary Anthropology en incitant les anthropologues à soutenir la vision qu’ils considèrent comme vraie et factuelle, plutôt que d’agir comme de simples porte-parole – ce qui est particulièrement important dans les litiges relatifs aux revendications territoriales et aux autres ressources.

Itinérance et ressources inattendues

L’approche de Goulet repose sur trois aspects fondamentaux que je souhaiterais examiner. Tout d’abord, son travail est le fruit de relations de longue durée avec les communautés autochtones. Ensuite, son approche se fonde principalement sur ses propres engagements spirituels et religieux. Enfin, Goulet insiste sur le pouvoir de l’imprévu. Prenez note de la manière dont il se décrit en ligne : sur la page qui lui est réservée sur le site Internet de l’Université Saint-Paul, on apprend qu’il est professeur, titulaire d’un doctorat de Yale obtenu en 1978. Ses intérêts de recherche se concentrent sur « les peuples aborigènes, la résistance aux politiques d’assimilation et d’extermination. Importance du langage et de la religion dans la construction des identités au niveau de la vie individuelle et collective. Les méthodes de recherche qualitative et les problèmes éthiques » (Goulet, s.d.).

Pour Goulet, la vie spirituelle se recoupe avec des questions éthiques, qu’il traite notamment par la recherche qualitative. Cela le pousse à mettre en question les problèmes d’assimilation et d’extermination à un niveau qui dépasse l’ordinaire et le superficiel. Cette approche lui permet de comprendre et d’expliquer dans ses écrits ce qui est perdu en raison des torts causés aux communautés autochtones, et ce qu’une culture contient de particulier et de significatif. Étant donné l’histoire de domination coloniale, il pourrait sembler que l’éducation jésuite et chrétienne de Goulet soit contraire à son travail sur les pratiques spirituelles autochtones. Je ne le pense pas cependant : sa démarche s’inscrit dans un projet plus large, à la fois dans la tradition jésuite (qui s’intéresse à d’autres épistémologies) et dans sa formation universitaire.

Selon moi, l’un des points cruciaux de la théorie de Goulet est l’existence de sources méconnues de savoirs. L’étude de Paula Pryce (2018) sur le christianisme contemplatif matérialise cette théorie. Son emphase sur les ressources des communitas – l’écoute, le rituel et la relation entre l’inconnu et le savoir – illustre l’atmosphère des maisons longues des Salish de la Côte (en territoire stó:lō, sur le fleuve Fraser, à Chilliwack en Colombie-Britannique) où j’ai vécu huit étés durant avec Siyémches (Frank Mollway), chef d’une maison longue. C’est au cours de ces séjours que mes idées sur les problèmes d’itinérance des Salish de la Côte – que je décris ici – se sont développées. La notion d’ethnographie intersubjective de Pryce (2018 : 27) souligne la valeur de l’ethnographie expérientielle développée par Goulet. Ses efforts constants, pendant plusieurs années, pour appréhender la diversité des communautés contemplatives confirment l’importance de l’ethnographie à long terme et des intuitions spirituelles.

Relativement au problème de l’itinérance, j’ai postulé et ai été invité en 2017 à joindre un groupe de douze scientifiques en provenance du monde entier. L’objectif de ce groupe était d’étudier comment les traditions religieuses et spirituelles pouvaient être utilisées pour aborder les problèmes soulevés par l’itinérance et ultimement produire des solutions pratiques et des initiatives de politique publique. L’Université de Seattle, une institution jésuite basée dans l’État de Washington, était à l’origine de ce projet. Parmi les participants et participantes, on trouvait entre autres des spécialistes seniors et juniors du bouddhisme ou du christianisme évangélique. Ces personnes provenaient du Japon, d’Indonésie, du Canada et d’ailleurs. Sans aucun doute, Goulet aurait estimé une telle initiative : les responsables demandèrent aux participants et participantes de réfléchir à travers les catégories, d’anticiper l’imprévu, de trouver des idées là où elles pourraient être cachées ; en bref, de regarder à travers le feu pour se visualiser soi-même.

Ce n’est certainement pas une coïncidence si une université jésuite était l’instigatrice d’une telle démarche. L’Université de Seattle s’est transformée en une institution qui se concentre directement sur la pertinence sociale de la recherche. Pour ce faire, elle interagit avec des programmes et départements sensibles aux mêmes questionnements, en plus d’intégrer le monde extérieur et la société civile à ses projets. Au cours de notre travail sur l’itinérance, le groupe de douze scientifiques s’est réuni à deux reprises et a rencontré des personnes issues de diverses communautés religieuses, en plus de faire des recherches sur les dangers de l’itinérance grandissante à Seattle et au-delà. Il est fort probable que je ne me serais jamais investi dans ce projet si je n’avais pas côtoyé Goulet auparavant. Je ne doute pas que son indéfectible dévouement à vouloir mettre en lumière l’impact de la spiritualité sur notre vie quotidienne a largement motivé mon propre travail sur l’itinérance.

Voici une note sur mon intérêt concernant les problèmes d’itinérance et la manière dont ils se rattachent aux peuples salish de la Côte (dans l’État de Washington et la Colombie-Britannique) :

Dans la société salish de la Côte, il est coutumier d’établir des liens de parenté avec les personnes nouvellement arrivées. Pour les universitaires travaillant avec ces communautés, l’équivalent est de s’engager de manière réflexive et d’indiquer l’étendue de notre engagement. Dans mon cas, j’ai collaboré avec des communautés et individus salish de la Côte dans les années 1970, lors de mon doctorat. Par la suite, alors membre du département d’anthropologie à l’Université de Colombie-Britannique et à la demande de la nation stó:lō, j’ai organisé une école résidentielle de terrain ethnographique. Au cours des années 1990, j’ai vécu plusieurs étés dans la Maison longue du chef héréditaire et leader spirituel, Frank Malloway (Siyémches) de la Première Nation yeqwyeqwí:ws, une des communautés stó:lô. Habiter dans une Maison longue, lieu de la danse spirituelle de l’hiver, m’a permis de comprendre le rôle des leaders tels que Siyémches dans la gestion de l’itinérance et l’accueil des personnes défavorisées, sans logement ou spirituellement perturbées au sein de leur propre communauté. À plusieurs occasions, des sans domicile fixe ont résidé dans la longue maison avec moi.

Plus récemment, j’ai participé au recensement annuel de la ville de Vancouver sur l’itinérance. Dans la poursuite de ce travail, j’ai discuté avec nombre d’individus autochtones sans domicile. J’ai ainsi eu l’occasion de réfléchir à la problématique des Autochtones dans les espaces publics, incluant les personnes sans abri, avant de l’exposer, à l’écrit et à l’oral, au Tribunal des droits de la personne de la Colombie-Britannique. Au cours des quarante dernières années, j’ai eu l’occasion d’observer des chamanes à l’oeuvre, d’assister à des potlatchs, des funérailles et d’autres évènements sacrés, d’échanger avec de nombreuses personnes participant aux rituels salish de la Côte à propos de leurs pratiques. Aussi, j’en ai appris beaucoup sur les projets financiers mis en place par les chefs de la Côte salish, pour traiter des problèmes sociaux.

Ces multiples découvertes ont mis en lumière les implications significatives des problèmes de l’itinérance. Mes recherches comportent des entretiens avec des petits groupes de chefs spirituels salish de la Côte, entretiens au cours desquels je leur ai demandé, individuellement, comment ils percevaient les connections entre leur culture locale, notamment le complexe cérémoniel d’hiver, l’itinérance et les sans-domicile.

Les pratiques culturelles et spirituelles des peuples salish de la Côte offrent des éléments susceptibles de répondre aux divers problèmes de mal-logement (ou d’itinérance) qui frappent les communautés autochtones d’Amérique du Nord. Des initiatives, combinant spiritualités individuelles et manoeuvres institutionnelles en vue de connaître l’itinérance, ont déjà été mises en place mais gagneraient à être renforcées. Ce constat peut cependant sembler paradoxal puisque l’histoire nous prouve que l’itinérance n’a jamais existé au sein de la société salish de la Côte, sauf dans des cas très rares de bannissements.

Miller, n.d.

J’ai contacté chacun des trois chefs spirituels salish de la Côte afin de passer du temps avec eux et d’échanger sur leurs positions vis-à-vis de l’itinérance. À ma grande surprise, chacun avait des perceptions très divergentes de leur propre communauté et de l’itinérance. À la suite de ma requête, le premier a mentionné les nombreuses personnes qu’il avait accueillies au cours du temps dans sa longue maison, y compris celles qu’il a hébergées sur de longues périodes. Il n’a pas fait référence spécifiquement aux traditions cérémonielles d’hiver, bien que celles-ci aient imprégné ses pensées et pratiques. Il n’avait pas besoin de les articuler.

Le second a décrit divers mythes qui lui ont révélé les façons dont les individus négocient leur quotidien. Leurs quêtes de spiritualité les ont souvent poussés à s’isoler pendant de longues périodes avant de retourner dans leurs communautés, forts de leurs importants nouveaux dons spirituels. J’ai ainsi réalisé qu’à travers leurs démarches, ces personnes matérialisaient le mythe de l’itinérance et des héros culturels. Ce chef a d’ailleurs souligné que tout individu a besoin d’une maison et d’autrui.

Le troisième chef a décrit des programmes spécifiques que sa communauté a développés à la suite des enseignements tirés de l’expérimentation d’une longue maison refuge pour les personnes itinérantes, notamment pour les jeunes autochtones qui ont dû se déplacer après les Jeux olympiques d’hiver de Vancouver en 2010. L’ensemble de ces programmes d’aide aux personnes les plus démunies incluaient l’implication directe de ces dernières dans les pratiques spirituelles.

Ce que je veux dire par là, c’est que je n’aurais pas pu trouver les liens entre les conceptions et les pratiques spirituelles des Salish de la Côte et l’itinérance sans le bénéfice d’une relation à long terme avec les communautés et avec d’autres anthropologues qui travaillent également avec ces communautés.. Finalement, comme Robertson (2008-2009) l’a souligné dans la revue BC Studies, l’approche développée par Goulet, son anthropologie expérientielle décentrée, a des conséquences en matière de politiques publiques. Goulet ne s’est jamais contenté d’écrire, je crois. Il a toujours eu à coeur de trouver des moyens de permettre à l’anthropologie, discipline particulière en sciences sociales, de pénétrer dans la vie des communautés et dans celle des scientifiques. Réciproquement, il a toujours milité pour que le cadre spirituel de référence des communautés étudiées imprègne la vie des scientifiques. Mon investissement personnel et professionnel dans l’étude de l’itinérance découle directement de l’influence de Goulet. Si les communautés salish de la Côte estiment et encouragent les transformations sociales par la pratique spirituelle, on peut alors affirmer que le pouvoir transformatif de notre reconsidération des problèmes d’itinérance est d’intérêt public.