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Peu d’entre nous sont en droit de remettre en question le statut de science qui est celui l’archéologie, de l’anthropologie biologique et de la primatologie. À cet égard, la plupart des scientifiques considèrent aussi l’anthropologie linguistique comme une science. Mais il semblerait qu’un débat persiste autour de la scientificité des méthodes ethnographiques qualitatives. Par exemple, lors du colloque annuel de l’Association américaine d’anthropologie, le comité exécutif a annoncé sa décision de remplacer, dans sa déclaration de but à long terme, une référence à l’avancement de « la science de l’anthropologie » par celle de « la compréhension publique de la nature humaine » (Dreger 2010). Le département d’anthropologie de l’Université Stanford, où j’ai obtenu mon diplôme doctoral, a longtemps été divisé autour de cette question – en partie à cause de l’influence du post-modernisme, qui soutient que l’ethnographe subirait indéniablement l’influence de son bagage culturel et de ses croyances personnelles, une posture qui l’empêcherait de faire preuve d’objectivité, une qualité souvent associée à la science.

La scientificité de l’anthropologie socioculturelle dépend, bien évidemment, de la façon dont on définit la science. Le dictionnaire Oxford Advanced Learner (2000 : 1330) définit la science comme « la connaissance d’une structure ou d’un comportement du monde physique et naturel basé sur des faits que l’on peut prouver, par exemple par des expérimentations ». Le Conseil scientifique du Royaume-Uni (consulté en 2017) définit la science comme « la poursuite et l’application d’une connaissance et d’une compréhension du monde naturel et social en suivant une méthodologie systématique basée sur des faits ». À cette insistance sur l’évidence factuelle et la méthodologie systématique sont souvent ajoutées la reproductibilité et l’absence de biais. En combinant ces éléments, la « science normale » peut être définie comme la quête de connaissances au sujet du monde, basée sur des faits et des principes reproductibles par des observations et des expérimentations objectives et systématiques.

Une telle définition est problématique en sciences sociales, notamment en anthropologie socioculturelle, car l’approche expérimentale n’est pas normalement réalisable, voire éthique. La reproductibilité et l’absence des biais sont également problématiques. En effet, la reproductibilité des méthodes est difficilement atteignable : reproduire une situation qui implique des êtres et groupements humains est impossible, car les humains comme les groupes sociaux évoluent entre la première et la seconde observation. L’absence de biais est également impossible puisque les scientifiques ne peuvent mettre de côté leurs systèmes de valeurs et leurs croyances personnelles et culturelles.

Ces difficultés, bien sûr, ne sont pas le seul apanage des sciences sociales. Il est par exemple impossible de reproduire exactement les mêmes conditions en astronomie, puisque les scientifiques ne peuvent pas contrôler le mouvement des corps célestes et que même s’ils attendent qu’un phénomène se reproduise naturellement, les conditions ne sont normalement pas exactement les mêmes. De la même manière, supprimer des biais en physique ou en biologie n’est pas possible puisque même les appareils [de mesure] utilisés sont biaisés. La théorie des particules subatomiques soutient que la quantité de lumière nécessaire pour observer le comportement des particules subatomiques est suffisamment élevée pour modifier le comportement des particules (Weizmann Institute of Science 1998).

Un des aspects de la précédente définition auquel la science du comportement peut adhérer est la nécessité d’une méthodologie systématique et de la tenue de registres. Plusieurs s’opposeraient à cette définition minimaliste de la science parce qu’elle inclut des entreprises aussi diverses que le journalisme, la médecine traditionnelle chinoise (qui a recensé des cas d’histoires individuelles sur plusieurs milliers d’années), les entretiens psychiatriques et les histoires de vie. Nombre de chercheurs et chercheuses en médecine considèrent ces cas comme des preuves anecdotiques puisqu’ils ne se conforment pas au standard des expérimentations en double-aveugle. Mais les études de cas offrent des richesses de matériaux scientifiques détaillés, rarement collectés par les approches soi-disant « plus rigoureuses ». Les études de cas disposent de leurs propres méthodes de vérification, tel l’intérêt porté aux constances (et incohérences) des récits fournis par la personne interviewée.

Pour les besoins de cet article, je définis donc la science comme étant la collecte, l’enregistrement et l’analyse systématique d’informations à propos de nos environnements physique, biologique et socioculturel au travers de méthodes telles l’observation, l’entrevue, la modélisation mathématique et la statistique, l’expérimentation et l’expérience approfondie. L’information obtenue de cette façon fournit la base de théories qui peuvent être testées. Les théories qui ne peuvent être testées appartiennent au domaine de la philosophie, alors que les théories vérifiables constituent la base de l’avancement scientifique des connaissances. Cette définition de la science est suffisamment large pour inclure les sciences autochtones – la collecte d’informations sur le monde par les peuples autochtones qui contribuent à leur survie et leur bien-être (Hobson 1992 ; Sillitoe 1998).

Nous argumentons dans le présent article que, si l’objectif de la science est réellement de comprendre le fonctionnement du monde, particulièrement lorsqu’il s’agit de phénomènes tels que les rituels religieux, les scientifiques doivent intentionnellement mettre de côté leurs notions préalables par souci d’objectivité et de détachement – une posture que Bateson et Bateson (1987) nomment « la suspension de l’incrédulité ». Les scientifiques doivent, au moins temporairement, s’imprégner entièrement et sincèrement de l’esprit des circonstances. Plutôt que de s’en distancier, les scientifiques doivent donc prendre part au phénomène étudié.

L’approche expérientielle

Dans le cadre de ma collaboration avec Jean-Guy Goulet, j’ai été responsable de l’édition du livre Being Changed by Cross-Cultural Encounters: The anthropology of extraordinary experience (Young et Goulet 1994). En plus d’une section théorique, cet ouvrage collectif regroupe des chapitres rédigés par divers anthropologues qui témoignent de leurs expériences extraordinaires lors de leurs travaux de recherche sur le terrain. Dans la section du livre portant sur les questions théoriques et méthodologiques (Goulet et Young 1994 : 298), nous soutenons qu’à la différence des anthropologues qui essayent de contrôler les « effets de l’expérimentateur », les nouvelles générations ont réalisé que les cultures qu’elles décrivent étaient le résultat d’un effort conjoint entre les anthropologues et leurs collaborateurs et collaboratrices (ces individus membres de la communauté qui épaulent l’anthropologue dans son travail de compréhension). En d’autres termes, la culture n’est pas une chose objective mais une construction créative – un modèle qui fournit une compréhension des raisons incitant les personnes à parler et agir comme elles le font.

En construisant ces modèles, les anthropologues ne doivent pas seulement participer activement aux cultures étudiées, mais doivent aussi prendre en considération les visions du monde et les explications de leurs collaborateurs et collaboratrices. En d’autres mots, l’anthropologue doit devenir, autant que faire se peut, un ou une membre détenant une bonne connaissance de la société étudiée. Au lieu de considérer la participation comme un biais interférant avec leur propre compréhension de la culture étudiée, l’approche expérientielle, méthode empirique radicale selon Jackson (1978 : 4), pousse les anthropologues à appréhender leurs expériences personnelles et culturelles de terrain comme données primaires en soi. Bien sûr, ces modèles sont eux aussi sujets à des vérifications. En 1994, j’argumentais que la meilleure vérification passe par la soumission du modèle culturel à ses collaborateurs et collaboratrices afin de voir si celui-ci a du sens à leurs yeux (Young 1994). Un modèle approuvé par mes collaborateurs et collaboratrices, tout en ayant du sens pour les pairs de l’anthropologue qui se définit comme un « méta-modèle ». Il arrive que ni l’anthropologue ni ses collaborateurs et collaboratrices n’utilisent nécessairement le méta-modèle : il s’agit ici d’un simple outil leur permettant de communiquer et de se comprendre. Un méta-modèle a aussi la faculté de traverser plus d’une culture et n’est donc pas limité en termes d’applications et de généralisations comme les modèles qui n’ont qu’une fiabilité « émique » (produits par un ou une membre) ou « étique » (produits par un individu externe).

Les rêves et les visions fournissent un exemple de la façon dont les anthropologues qui participent profondément aux cultures étudiées subissent l’influence de ces dernières. Plusieurs anthropologues ont signalé qu’après avoir travaillé dans une culture pendant un certain temps, leurs rêves et visions ont fini par fortement ressembler aux rêves et visions de la culture hôte. Goulet (1994) en offre un exemple probant au travers de son travail avec les Dene. Un soir, Goulet s’est assis auprès du feu à proximité des personnes aînées qui discutaient des préparatifs des futures cérémonies. Le tipi était rempli de fumée lui brûlant les yeux ; c’est alors que Goulet a vu son double, agenouillé auprès du feu, attiser les flammes avec son chapeau. Ensuite, un non-natif s’est lui aussi posté devant le feu et a commencé à souffler sur les braises. Un aîné a immédiatement expliqué que souffler sur les flammes pouvait provoquer une violente tempête de vent, indiquant qu’il était préférable pour ce faire d’utiliser un objet tel un chapeau. Goulet a dès lors réalisé que sa vision lui avait fourni des instructions sur la manière appropriée de raviver un feu, un exercice dont il ignorait tout a priori. Il avait été instruit, non par des mots, mais par des images. Cette expérience soutient l’hypothèse que les visions sont une donnée visuelle inconsciente produite d’un individu à l’autre dans le cadre d’une intense expérience culturelle mutuelle et lorsque les circonstances le permettent.

Conclusion

Au sujet de la validité scientifique de l’anthropologie socioculturelle (l’ethnographie, particulièrement), je dirais que nous devrions partir de la définition minimaliste de la science (en tant que collecte systématique, enregistrement et analyse de données), complétée par tout aspect pertinent à la discipline en question. Dans le cas de l’ethnographie s’ajoute l’obligation pour l’anthropologue, même temporairement, de devenir membre à part entière de la culture étudiée, c’est-à-dire que ce qui est fait et dit doit être compréhensible et appréhendable par les gens de la communauté. Être membre à part entière d’une culture signifie participer le plus possible aux rituels les plus significatifs et prendre au sérieux les informations fournies par ses informateurs et informatrices. Jean-Guy Goulet a démontré une telle habileté mieux que bien des anthropologues. Ce fut un plaisir de collaborer avec lui.