Corps de l’article

Les esprits sont si nombreux parce qu’ils sont les images des animaux de la forêt. Tous ceux de la forêt ont une utupë (image) : ceux qui marchent sur le sol, ceux qui marchent dans les arbres, ceux qui ont des ailes, ceux qui vivent dans l’eau.

Davi Kopenawa, Yanomami

Dans Ways of Knowing: Experience, Knowledge and Power among the Dene Tha, Jean-Guy Goulet (1998) livre un regard engagé, sensible et réflexif sur sa rencontre avec la complexité du monde dènè tha’. Le récit est au coeur de cette rencontre, comme il est au coeur du livre. Le récit d’un anthropologue, d’abord, qui rend compte à ses lecteurs de ses apprentissages, maniant l’humour, les mots et les concepts locaux afin de démontrer tout le pouvoir de l’approche expérientielle en anthropologie. Puis, les récits d’interlocuteurs dènès tha’ qui, toujours largement cités dans le livre, testent, jouent, transmettent leurs savoirs par les sens et l’expérience. Enfin, les récits de relations à des objets, des animaux et des entités « autres qu’humaines », récits qui se formulent dans différents univers comme les rêves, les chants, les rituels ou la musique. C’est précisément cette dimension de la contribution de Jean-Guy Goulet que nous proposons d’interroger dans cet article.

S’inscrivant dans une démarche comparative, notre réflexion porte sur les processus de construction des récits et des images mythiques dans les cosmologies autochtones du Québec et du Brésil. Par cosmologie, nous entendons les « théories que les sociétés ont élaborées sur l’origine, la composition et la dynamique de l’univers (cosmos), sur ses propriétés spatiales et temporelles, sur les puissances, les êtres et les objets qui le constituent et les relations entre ceux-ci, et enfin sur la place qu’occupe l’être humain au sein de cet univers » (Poirier 2016). L’objectif est de souligner l’importance de l’expérience sensible (Dassié et al. 2020 ; Howes 2003 ; Sansot 1986) dans deux univers indissociables des cosmologies autochtones, soit l’univers forestier et l’univers aquatique, et de montrer en quoi cette expérience sensible influence et inspire la construction des images mythiques véhiculées dans les récits. Nous considérons donc ici la sensorialité et les images comme des éléments centraux des récits, entendus comme des discours et des savoirs spécifiques (Barth 2002) sur des dynamiques sociales et relationnelles complexes entre humains et non-humains.

Nous suivons ici les définitions du récit proposées par les anthropologues québécois Sylvie Vincent (2013) et Rémi Savard (2004), particulièrement connus pour leurs contributions à la compréhension des récits et de la cosmologie innus (Québec, Côte-Nord). Chez les Innus, il est ainsi possible de distinguer deux grandes catégories de récits : les Atanukans, entendus comme des grands récits « qui ont pour objectif de faire coïncider deux ordres de réalité : d’une part l’ensemble des règles permettant la reproduction de la réalité […] ; d’autre part […], la totalité du cosmos » (Savard 2004 : 22, dans Vincent 2013 : 78). On retrouve dans les Atanukans des thèmes liés à la répartition des rôles entre femmes et hommes du groupe, aux relations familiales, au respect des aînés ou à la gestion de la maladie. À la différence des Atanukans, les Tshipatshimuns, non moins véridiques, font référence à des événements dont les Innus ont été témoins et sont associés à l’idée de « nouvelle » (Vincent 2013 : 79). Peu importe la catégorie, nous désirons avancer l’idée que les sens, les émotions ou le ressenti participent non seulement de la transmission de ces récits à travers le temps et les générations, comme c’est par exemple le cas du rire et de l’humour (Savard 1977), mais également de la mise en image des acteurs de ces récits. Notre attention se portera plus spécifiquement sur les êtres qui relient les univers terrestres et aquatiques et dont les caractéristiques renvoient à différents sentiments et émotions, mais aussi à des dimensions spécifiques d’une relation intime et profonde au territoire comme source de connaissance.

Les anthropologues ont bien démontré comment les peuples de la forêt en Amazonie (re)connaissent leur environnement comme un réseau complexe d’interrelations régi par des principes qui ne séparent pas les humains des non-humains (Descola 2000, 2005 ; Kohn 2013 ; Viveiros de Castro 2007, 2009). Ce qui a été démontré dans de nombreuses régions du Brésil et de l’Amazonie l’a également été dans plusieurs sociétés autochtones du Québec et du Canada, vivant dans la forêt boréale : les animaux, par exemple, sont considérés comme des êtres dotés d’une âme, d’une intentionnalité et d’une conscience réflexives, d’une vie affective, d’émotions et de principes éthiques qui inspirent les humains (Brightman 1993 ; Saladin d’Anglure 2015 ; Tanner 1979).

L’anthropologue Jean-Guy Goulet, auquel ce numéro rend hommage, a largement contribué à ces débats, en montrant par exemple en quoi les récits de rêves des Dènès Tha’ s’inscrivent dans des conversations qui expriment, inspirent et orientent les relations avec différents êtres, dont les défunts, les esprits animaux et l’ensemble des entités visibles et invisibles qui habitent le monde. Pour Goulet, ces relations sont des sources d’information, de connaissance mais aussi de pouvoir, sans cesse réactualisées par le récit (Goulet 1998). 

La question centrale de notre article est donc la suivante : comment s’articulent, dans ces sociétés, les images mythiques et les cosmologies locales dans un système où les relations entre humains et non-humains sont caractérisées, dans les récits et dans la vie quotidienne, par des expériences de rencontres ?

Nous présenterons dans un premier temps la perspective comparative dans laquelle nous situons cet article. Dans un second temps, nous préciserons certains aspects méthodologiques afin de situer notre démarche et de contextualiser les différents lieux de notre recherche de terrain, lieux caractérisés par des relations profondes et intimes avec la forêt et l’eau. Dans une troisième section, nous présenterons les encantados, des êtres de la forêt et des eaux présentés dans les histoires locales comme des entités enchantées qui interagissent avec les humains vivant dans la forêt amazonienne, sur les rives de différents fleuves (Radecki 2018). Dans la section suivante, il sera question des êtres de la forêt boréale et de la manière dont ils imprègnent l’imaginaire, les savoirs et les histoires des Atikamekw Nehirowisiwok de la communauté de Manawan. Cette ethnographie sera discutée et analysée dans une dernière partie, à la lumière de différents travaux qui ont étudié cette relation entre territoire et production des images.

Démarche comparative

S’inscrivant dans ce champ de recherche comparatif, cet article[1] cherche à mieux comprendre comment les récits évoquent et transmettent des images et des sens spécifiques, liés plus spécialement à deux univers indissociables de l’expérience et de la relation au territoire de sociétés autochtones du Québec et de l’Amazonie : la forêt et l’eau. C’est précisément en raison de similitudes mais aussi de différences entre les sociétés et les cosmologies autochtones de ces deux régions du monde qu’il nous apparaît pertinent, méthodologiquement, de construire une ethnographie comparative de la place occupée par les images et les sens dans la tradition orale. Il s’agit moins de présenter ici un corpus de récits que de montrer en quoi les récits et les images qui les structurent sont inspirés d’un monde de sens, de sensations et d’émotions. Nous entendons aborder la tradition orale, et le récit dont elle fait partie, comme un espace qui réunit le réel et l’imaginaire (Abreu Da Silveira et Isabelle 2018), non comme deux catégories qui s’excluent mutuellement, mais comme deux dimensions complémentaires de la structuration des systèmes de savoirs dans les sociétés autochtones du Québec et de l’Amazonie.

D’autres recherches ont été réalisées dans cette perspective comparative, analysant les dynamiques ontologiques et cosmologiques de peuples autochtones du Québec et du Brésil. Les travaux de Rosa (2011) sur les liens entre mythologie et chamanisme, documentés et analysés à l’intérieur des réseaux de relations sociales inuit (Québec) et kaingang (Brésil), apparaît comme une contribution importante dans la compréhension des cosmologies autochtones du Québec et du Brésil. Dans ce travail, Rosa cherche à comprendre en quoi la mythologie et le chamanisme participent de la construction des configurations de sexe et de genre en prenant comme référence les récits de création du monde ainsi que les savoirs et les pratiques chamaniques de ces deux régions du monde. Par ailleurs, l’anthropologue Aldo Litaiff systématise la recherche sur la mythologie des peuples autochtones des Amériques, en particulier les fondements d’une connaissance concrète des caractéristiques culturelles des peuples autochtones du Canada et du Brésil, respectivement des Innus et des Guaranis (Litaiff 2011). Stephen Grant Baines a publié plusieurs textes dans lesquels il a démontré toute la pertinence des recherches comparatives entre le Canada et le Brésil, particulièrement sur des thèmes comme les relations à l’État, les stratégies locales de résistance et d’affirmation ou les outils de développement dans des contextes historiques de marginalisation de populations défavorisées (Baines 1996, 1997, 2014). Dans les pages de cette revue, Baines a d’ailleurs signé une contribution intéressante sur les ressemblances et les différences des approches de l’anthropologie politiquement engagée selon les contextes nationaux (Brésil, Canada, Australie) au sein desquels ce travail se développe (Baines 2014). Alors qu’au Brésil, l’accent anthropologique est mis sur la façon dont les sociétés autochtones structurent et pensent leurs relations à l’environnement et à « l’interethnicité » (Ramos 1990), les approches québécoises et canadiennes ont développé ces dernières décennies une approche basée sur la recherche communautaire, pas seulement à travers des thèmes comme l’analyse des structures sociales, de l’économie et de la politique, mais aussi comme celui de la diversité des conceptions de la construction de l’État-nation basée sur la prise en compte et la reconnaissance des questions et des enjeux autochtones (Sieciechowicz 1993). Notre contribution prolonge et développe ces quelques exemples de travaux comparatifs, en interrogeant le statut de l’image et des êtres mythiques dans les récits comme une forme de continuité et d’affirmation politiques des cosmologies autochtones.

Des eaux et des forêts : valoriser les conceptions locales

Nous nous basons ici sur les terrains ethnographiques des deux auteurs chez les Atikamekw Nehirowisiwok (Québec), mais aussi de personnes s’identifiant comme riveraines ou traditionnelles (ribeirinhas), métisses (caboclas) et autochtones (indígenas) de l’État du Pará, dans la forêt amazonienne, le long des fleuves Amazone, Arapíuns et Tapajós dans la région de Santarém (Silva 2014 ; Stoll 2019). Le terme autochtone, utilisé de manière globale au Québec pour désigner les Premiers Peuples, ne peut être utilisé dans le contexte amazonien sans distinction et quelques précisions. La région de Santarém, comme d’autres régions de l’Amazonie, est caractérisée par la complexité et l’enchevêtrement de plusieurs référents ou appartenances identitaires ainsi que par des processus complexes d’auto-identification (Boyer 2015 ; Jérôme et al., 2018 ; Stoll 2014, 2016). Les sociétés de cette région ont longtemps été considérées, se considèrent encore actuellement ou s’auto-identifient comme métisses, c’est-à-dire caboclas (Harris 2006), ou comme populations traditionnelles, c’est-à-dire ribeirinhas (Galvão 1955 ; Harris 2014 ; Maués 1990 ; Wagley 1988). On dénombre également plusieurs communautés afro-brésiliennes (Quilombolas). À partir des années 1990, la région connaît également un processus d’ethnogenèse autochtone ou indigène (Boyer 2015 ; Lima 2015 ; Stoll 2014, 2016) qui se superpose à la reconnaissance de communautés autochtones historiques (aldeias). Les conflits et dissensions autour de ces revendications identitaires autochtones (indígenas) sont aujourd’hui nombreux à Santarém et dans la région : certaines personnes refusent d’être ainsi identifiées ou de se définir comme autochtone (indígena). Au-delà de ces conflits qui pourraient faire l’objet de plusieurs articles, nous préférons insister ici sur le point commun de l’ensemble des groupes rencontrés, qui repose sur la relation profonde et intime qu’ils entretiennent avec la forêt (mata) et les eaux (aguás).

Les Atikamekw Nehirowisiwok font partie de la grande famille linguistique algonquienne, vivant au coeur de la forêt boréale, dans les régions de Lanaudière et de la Haute-Mauricie, dans le bassin hydrographique de la Tapiskwan Sipi (rivière Saint-Maurice, en atikamekw). Les Atikamekw Nehirowisiwok vivaient traditionnellement de la chasse, de la pêche et de la cueillette, ainsi que des ressources de la forêt (notcimik) et de leur territoire ancestral, le Nitaskinan (Poirier, Jérôme et SHA 2014). La Nation atikamekw nehirowisiw compte approximativement 7000 membres qui vivent dans les trois communautés de Manawan, Wemotaci et Opitciwan, mais aussi dans les villes de Capetciwotakanik (La Tuque), Metaperotin (Trois-Rivières), Cawinikan (Shawinigan) et Opictikweak (Québec). Rappelons également que le terme Nehirowisiw fait directement référence au thème de cet article, puisqu’il renvoie au mode de vie atikamekw et qu’il se traduit par « vivre en relation avec son environnement ». Ces relations avec le Nitaskinan se construisent et se transmettent dans le cadre de processus complexes de transformations, de résistances, d’adaptations et de tensions dans le contexte actuel (ibid.). Un événement central de ces processus de perturbations et d’adaptations est lié au changement d’un mode de vie semi-nomade à un mode de vie centré dans les territoires des communautés. Comme le souligne Sylvie Poirier :

La période coloniale et son héritage, l’abandon graduel d’un mode de vie semi-nomade et autonome basé sur la chasse, la pêche et la cueillette et sur une relation étroite avec l’univers forestier, la sédentarisation forcée à partir des années 1950 ou encore la rupture intergénérationnelle occasionnée par les écoles résidentielles sont autant de réalités relativement récentes qui ont contribué à perturber les processus traditionnels d’acquisition et de transmission des savoirs locaux.

Poirier 2014 : 76

Comme d’autres groupes autochtones du Québec et du Canada, les Atikamekw Nehirowisiwok sont, dans ce contexte, particulièrement préoccupés par la valorisation et la transmission des savoirs liés au Nitaskinan. Considéré comme un espace de guérison, de rassemblements, mais aussi de pratiques des activités traditionnelles comme la chasse, la pêche ou le partage de récits par les aînés et aînées (atisokan), le territoire reste, malgré les politiques historiques et actuelles de dépossessions, un espace central d’affirmation de l’identité atikamekw du territoire (Éthier 2014 ; Poirier 2014 ; Houde 2014 ; Jérôme et Veilleux 2014). Il en est ainsi de ce que l’on appelle le Lac Kempt, à Manawan, principal lieu de recherche en milieu atikamekw pour cet article. Située à trois heures de Montréal, dans la région de Lanaudière, cette communauté est située au bord du lac Kempt, dont l’accès a transformé la relation au territoire. Aujourd’hui, de nombreux atikamekw de Manawan utilisent des bateaux pour se rendre sur leur territoire et dans leur chalet. C’est dans ce contexte de mise en valeur des activités traditionnelles sur et autour du lac Kempt que l’organisme Tourisme Manawan a vu le jour en 1999 pour proposer des séjours sur le site Matakan.

Ainsi les activités de sensibilisation et de réflexion proposées à notre groupe de visiteurs durant le mois de septembre 2018 faisaient référence aux savoirs transmis aux plus jeunes lorsqu’ils viennent passer deux semaines lors des camps estivaux du projet Matakan : les rencontres autour d’un feu de camp en forme de tortue, bordé des deux côtés par les eaux du lac Kempt, sont une occasion de parler de l’histoire et de la langue atikamekw, des relations au territoire, à la forêt, à la rivière, à l’air ou aux animaux qui sont autant d’entités composant un véritable faisceau de relations sociales indissociables des processus actuels d’affirmation de la société atikamekw et de projection pour son futur.

Au Brésil, nos réflexions s’inspirent de rencontres, d’entrevues et d’échanges réalisés dans la communauté ribeirinha (riveraine) de Aramanaí (Silva) et dans la partie autochtone de la communauté de Vila Franca (Jérôme). Aramanai est située dans le district de Belterra, à l’ouest de l’État du Pará. Cette communauté, où les pratiques et les savoirs traditionnels sont intrinsèquement liés à l’eau et à la forêt, peut être décrite comme traditionnelle. La rivière Tapajós est la principale source économique pour les habitants, qui vivent de la pêche et de l’élevage de poissons, de crustacés et de petites tortues. La communauté compte environ cinquante résidences, la plupart construites en maçonnerie et en bois. Il y a une petite église et une association d’habitants, une petite épicerie où l’on trouve des céréales, des légumes, des fruits, des boissons alcoolisées et des recharges de téléphone portable. La transmission des savoirs entre riverains se fait par la socialisation entre les plus jeunes et les adultes, qui donne du sens aux pratiques sociales locales en lien avec la rivière et la forêt. Les liens avec le territoire, les animaux, les plantes ou les objets se structurent à travers différentes émotions : le plaisir de profiter de la fraîcheur de l’igarapé, ces petites rivières d’eau claire et fraîche qui traversent les forêts dans lesquelles s’amusent et rient les enfants comme les adultes, mais aussi la crainte liée aux mauvaises rencontres avec des animaux ou des entités non humaines dont il faut se méfier : les encantados, les êtres enchantés (Smith 1996). Ainsi, la lagune (Laguna), la rivière (Rio), la forêt (Mata), le serpent (Cobra Grande), le dauphin (Boto), la mère de l’eau (Mãe d’Água) ou l’être couvert de cloques (Curupira, en tupi) occupent une place centrale dans l’imaginaire, les savoirs, l’identité et la cosmologie de cette communauté vivant au coeur de ces liens entre forêts et eaux. C’est également le cas de la communauté de Vila Franca, située à la confluence des fleuves Amazone et Tapajós. Cette communauté a la particularité de connaître actuellement un processus d’ethnogenèse, porté par une partie des habitants, afin de faire reconnaître leur identité Arapíun. Entourée d’eaux, confrontée à des problèmes d’érosion des berges, vivant à la fois de l’élevage, de la pêche et de la chasse, la communauté de Vila Franca représente la complexité des appartenances identitaires de cette région. Si une partie de la communauté s’auto-identifie comme Arapíun, l’autre partie continue de refuser cette appartenance. Mais elles ont toutes les deux le point commun de partager les récits et les savoirs liés aux êtres du fleuve et de la forêt.

Les encantados : êtres enchantés, gardiens de la forêt et des eaux

Considérés comme des êtres humains ayant vécu un enchantement, les encantados (êtres enchantés) font partie des réalités sociales, territoriales, culturelles mais aussi politiques des habitants vivant le long des rives des fleuves Amazone, Tapajós et Arapíuns. Les causes de cet enchantement peuvent être diverses : mort, disparition, sort, consommation de certains aliments. Enchantés, les humains deviennent des êtres immortels, capables de prendre diverses formes et vivant généralement loin des centres urbains, dans la forêt et les eaux à proximité des villages.

Le boto-rosa (le dauphin rose) est par exemple une entité bien connue des habitants des communautés de la région de Santarém. Il est présent dans les cosmologies locales et dans de nombreux récits, au point d’avoir intégré la culture populaire amazonienne (Maués 2006). Souvent considéré comme un animal nuisible, qui effraie les poissons et perfore les filets de pêche (Cravalho 1999 : 49), il entretient des relations fréquentes avec les humains. Son comportement complexe et parfois hostile a contribué à cette reconnaissance populaire, particulièrement dans les représentations comme être enchanté (encantado). De nombreux récits évoquent cette capacité des botos-rosa à prendre une forme humaine. Reconnu pour son pouvoir de séduction, souvent décrit avec un teint pâle, il a l’habitude de participer aux événements festifs organisés sur terre, dans les villages et communautés qui bordent fleuves et rivières. Sortant des eaux, très parfumé pour cacher sa forte odeur de poisson, il prend part aux festivités, tout de blanc vêtu (Rauch 2014 : 77). Difficilement identifiable, certains signes permettent aux habitants de le reconnaître : parfum fort, pieds pointés vers l’arrière, tête couverte d’un chapeau pour dissimuler l’évent qui est conservé dans la forme humaine de l’animal (Slater 1994 : 92). Pour beaucoup, le boto est un rival sexuel que l’on craint (Hoefle 2009 : 119), capable d’enlever, voire de violer, les personnes qu’il veut séduire pour les emmener dans la cité enchantée, au fond de l’eau (Cravalho 1999 ; Slater 2002).

Le boto incarne en quelque sorte les échanges culturels entre différents groupes, ainsi que les violences coloniales de cette région. L’examen de la littérature et les entrevues réalisées en contexte amazonien montrent que la mention de la figure du boto semble n’avoir été observée dans aucun groupe autochtone (indígena) qui ne se soit pas lancé dans un récent processus d’ethnogenèse. Par ailleurs, la figure mythique du boto est aujourd’hui très présente dans l’imaginaire des sociétés métisses rurales d’Amazonie (caboclos), comme le montre Mark Harris (2013). Les travaux de l’anthropologue américaine Candace Slater montre qu’il n’y a pas d’équivalent du boto dans les sociétés autochtones historiquement reconnues. L’auteure propose d’ailleurs une exploration des possibles continuités entre cosmologies autochtones et sociétés rurales (Slater 1994 : 60). Si elle démontre bien de multiples liens, elle affirme par ailleurs que les récits associés au boto constituent un corpus contemporain et distinct, qui peut apparaître comme une métaphore de la rencontre coloniale (Lima 2015).

Une autre figure bien connue dans les cosmologies locales est Mãe d’Água (la mère de l’eau). Considérée comme une entité protectrice de l’étendue d’eau qu’elle a sous sa responsabilité (lac, rivière), Mãe d’Água prend elle aussi diverses formes. Elle est le plus souvent représentée sous la forme d’une sirène, mais elle peut prendre, comme le boto, la forme humaine sous les traits d’une femme ou d’un homme. Là encore, elle est caractérisée par ses capacités d’attraction et de séduction, notamment grâce au pouvoir de ses chants. Généralement assise sur les rives des lacs, des fleuves ou des rivières, elle attend patiemment le passage des pêcheurs pour les séduire avec ses chants. Des récits entendus en 2015 et en 2019 dans les communautés de Vila Franca (partie Arapíun) et de Ipaupixuna (Munduruku) soulignent que Mãe d’Água apprécie particulièrement séduire les pêcheurs pour les entraîner au fond de l’eau, là où est établie sa maison. Un récit raconté en août 2019 à Véronique Richer, étudiante et participante du séminaire « Au rythme des eaux » et qui a fait des encantados son thème de terrain, mentionne d’ailleurs l’importance de ne pas regarder Mãe d’Água sous peine d’être paralysé.

Ernesto, un pêcheur de 50 ans, a raconté au professeur Silva que sa mère avait disparu il y a de nombreuses années, au sein même de la communauté. Selon son récit, sa mère pêchait en fin d’après-midi sur le lac de la communauté, près de la rivière. À la tombée de la nuit, elle n’était toujours pas rentrée ; certains habitants sont donc partis à sa recherche en direction du lac. Mais ils ne l’ont pas retrouvée. Dans la communauté, les gens n’étaient pas contents. Le lendemain, toujours sans nouvelles de la pêcheuse (pescadora), des militaires et des pompiers se sont rendus au village pour effectuer des opérations de sauvetage, mais ils n’ont trouvé aucune trace d’elle. Dans la communauté, on pense que la pêcheuse a disparu dans les eaux sombres du lac. D’autres croient qu’elle est devenue enchantée, c’est-à-dire qu’elle serait partie vivre dans un autre univers, dans le monde des êtres aquatiques. Ernesto a ainsi raconté recevoir la visite de sa mère à travers ses rêves. Elle y apparaît sous la forme d’un serpent enchanté, et elle lui parle :

Elle me dit que tout va bien… qu’elle est retournée chez elle, qui est de vivre au bord du lac… qu’elle est devenue enchantée. Il apparaît les nuits de pleine lune, les gens d’ici ont peur du lac, ils ne l’utilisent que pour pêcher ... on se baigne seulement dans la rivière parce que le lac est réputé comme étant hanté, il a des misura[2].

Ernesto, Aramanai

Luís, chasseur, 44 ans, a pour sa part raconté qu’il évitait de chasser seul dans la forêt. Il est généralement accompagné de deux amis, également chasseurs, car la forêt représente un danger bien réel, et il faut pouvoir s’entraider en cas de besoin. Il n’est pas rare d’être attaqué par des animaux, félins ou venimeux mais aussi par les êtres enchantés (encantados). Pour ces chasseurs, la forêt est l’habitat de ces êtres enchantés, et il est donc nécessaire de la respecter. Luís entre dans la forêt à des heures précises, sait d’avance quel type de gibier il veut attraper, emporte avec lui les outils de chasse qu’il a l’intention de manipuler. Il est très attentif : il affirme écouter le bruit du vent, observer les mouvements de la cime des arbres, interpréter les cris de certains singes. Le territoire de la forêt, pour lui comme pour ses deux amis, est un espace qu’ils tentent d’apprivoiser efficacement, mais ils restent toujours dans une situation de précarité : les interrelations complexes qu’ils entretiennent avec l’univers forestier sont médiatisés par des codes symboliques auxquels ont accès ceux qui ont besoin des ressources forestières pour survivre. Il y a certains points de la forêt auxquels Luís ne peut accéder : ce sont les endroits (ruisseau, rivières, montagne) où vivent les êtres enchantés. Il reste donc, malgré tout, des espaces dans cet univers forestier que Luís ne peut pas, et ne veut pas, inscrire dans la relation qu’il entretient avec le territoire.

Memekweciw : le lien entre univers terrestre et aquatique

Que ce soit dans le cas du boto ou de Mãe d’Água, la sensorialité est au coeur de l’expérience de la rencontre : la crainte, la séduction, l’attirance physique et sexuelle ou la fascination (encantados) participent de la construction de l’image mythique et donc de la conception des relations entre les humains et le territoire[3]. Comme dans les cosmologies d’autres Premières Nations du Québec (Flannery 1931 ; Speck 1977 [1935] ; Parcoret 2000), la cosmologie atikamekw nehirowisiw s’organise également autour de nombreux récits mettant en scène différents êtres du territoire. Nous avons par exemple déjà évoqué ailleurs le rôle et l’importance de Wisaketcakw (Jérôme 2020). Figure du trickster, Wisaketcakw est considéré comme un héros culturel dont les aventures véhiculent des savoirs sur la création du monde et sur le rôle de certains animaux. Les récits mettant ainsi en scène les êtres aquatiques ne manquent pas. Lors d’un séjour de transmission culturelle, Makue Vollant, assistante de recherche pour le projet Matakan, a recueilli des récits sur le brochet (Kinoce) auprès d’un aîné de la communauté, Joseph Ottawa.

Les Kinoce atisokanak sont des récits qui racontent plusieurs épisodes de la relation d’un vieil homme avec son gendre, Kinoce, doté de pouvoirs dont personne n’a connaissance.

Tout commence avec la demande de la femme de Kinoce qui souhaitait aller chercher des oeufs de goéland et de canard. Son père et son mari décidèrent d’y aller. Cependant, le père qui n’aimait pas son gendre, pensa à un plan pour se débarrasser de lui. En arrivant sur une île où il y avait des oeufs de toutes sortes, il dit à son gendre de partir d’un bord alors que lui irait de l’autre. Au lieu de cela, le vieil homme l’abandonna et se sauva. Il retourna à son camp. En revenant, le gendre se retrouva seul. Il découvrit des plumes surdimensionnées et avec celles-ci, il réussit à s’envoler. Le vieil homme vit alors un oiseau se poser. C’était en fait son gendre. Celui-ci se dirigea vers lui et lui demanda de vérifier les oeufs. Le premier oeuf coula, ce qui était un signe qu’il n’était pas bon à manger. Le deuxième flotta, ce qui était un bon signe. Cet oeuf-là était vraiment beau, tellement beau qu’on pouvait y voir le reflet de la femme et de son mari, mais on ne voyait pas son père. C’est là que le vieil homme a commencé à avoir des doutes sur son gendre, et sur ses pouvoirs.

Joseph Ottawa, récit raconté à Makue Vollant, août 2020

Ce récit fait partie d’un corpus de sept épisodes sur le brochet. Selon Joseph Ottawa, le chiffre 7 fait référence aux sept nageoires du brochet. Les enseignements (atisokanak) de Joseph Ottawa, non seulement mettent ainsi en valeur ce corpus de récits auprès des plus jeunes de la communauté, mais ils permettent aussi de rappeler aux plus âgés les relations avec l’animal (le brochet), ainsi qu’entre les humains eux-mêmes. Ce récit n’est pas sans rappeler celui du Dénicheur d’oiseaux (Lévi-Strauss 1964) qui évoque certains fondements de la société bororo, par exemple les rapports antagonistes entre proches parents et l’importance des esprits auxiliaires et des animaux protecteurs[4]. Dans le cas du mythe bororo du Dénicheur d’oiseaux, il est question de la relation incestueuse entre le fils et la mère et des rapports infanticides entre le père et le fils. Lors d’un séjour de chasse aux Aras (perroquets) en forêt, le fils surprend sa mère et la viole. Persuadé de la culpabilité de son fils, le père entreprend de le tuer. Il lui demande d’aller chercher des objets (hochets) dans le monde aquatique, « le nid des âmes », pensant l’envoyer vers une mort certaine. Mais le fils reçoit les conseils de sa grand-mère et l’aide de différents animaux comme l’oiseau-mouche. Grâce à cette protection, il remplit à chaque fois sa mission et satisfait aux demandes de son père. Dans une ultime tentative, le père décide d’envoyer son fils chercher des aras à flanc de montagne. Consciente du nouveau péril mortel qui guette son petit-fils, la grand-mère lui confie un bâton qui pourrait lui sauver la vie en cas de chute. Le fils glisse effectivement en grimpant dans la montagne abrupte, mais parvient à s’accrocher à une branche d’arbre. Le père l’abandonne, persuadé de la réussite de son plan. Le fils parvient cependant à se sortir de cette mauvaise passe en utilisant le bâton de sa grand-mère, qu’il plante dans la montagne et qui lui permet de grimper jusqu’au sommet.

Dans le cas de Kinoce, il s’agit plutôt de la relation entre le père et son gendre, le premier tentant par tous les moyens d’éliminer le second, considéré à ses yeux comme un prétendant imparfait pour sa fille. Dans chaque épisode, le père tente par différents moyens de faire disparaître son gendre. Chaque fois, ce dernier est sauvé par des pouvoirs qu’il tire de sa relation avec différents poissons.

Au-delà des différences, ces deux récits sont liés par plusieurs ressemblances qui renvoient aux questions soulevées dans cet article : l’importance des animaux protecteurs, la capacité transformatrice des humains en animaux, les liens intrinsèques entre eaux et forêts et la pertinence du récit dans le contexte contemporain. Dans le récit atikamekw, Kinoce prend l’apparence d’un oiseau pour revenir sur la terre ferme après avoir été abandonné au milieu de l’eau par son beau-père. Dans le récit bororo, le fils revient au village après avoir été abandonné par son père. Il retrouve son chemin parce qu’il a pu se transformer en oiseau. Et c’est sous les traits d’un lézard qu’il parvient à attirer l’attention de sa grand-mère. Dans les deux récits, les aventures des héros relient les univers aquatiques et forestiers. Dans le récit bororo, le « nid des âmes » est situé dans le monde aquatique. Dans les récits de Kinoce, une île est considérée comme le lieu où il est possible de trouver différents oeufs (goéland, canard). Cette île est protégée par une espèce de poisson en particulier, la truite grise, qu’il ne faut pas déranger sous peine de déclencher de forts vents. Le père en fait d’ailleurs l’expérience. Un épisode raconte comment il tombe à l’eau après avoir tenté d’approcher cette île et dérangé les truites. Cette île est aujourd’hui bien connue des gens de Manawan qui se déplacent sur le Lac Kempt pour pêcher ou se rendre à leur campement. Cette île se nomme Ka Kitackotecik, qui signifie littéralement « l’île qui cale » (Thérèse Ottawa, comm. pers., 2021), en référence à l’érosion des berges et au sable qui est progressivement emporté vers les profondeurs du lac. Ka Kitackotecik est par ailleurs une île qu’il ne faut jamais pointer du doigt sous peine de déclencher une tempête.

C’est donc dans ce contexte cosmologique que sont racontés différents récits mettant en scène des entités du territoire. C’est le cas de Memekweciw, un être qui fait le lien entre le monde de la forêt, le monde subaquatique et les humains. En août 2019, l’aîné Joseph Ottawa a raconté de nombreuses aventures de Memekweciw aux jeunes du secondaire présents sur le site. Un jeune adulte d’une trentaine d’années, pêcheur et chasseur, a également raconté sa propre histoire. Il avait quitté seul la communauté avec sa chaloupe à moteur pour aller pêcher sur le lac, raconte-t-il, comme il en avait l’habitude. Vers la fin de sa journée de pêche, et alors qu’il se dirigeait vers une baie, il aperçut une forme humaine qu’il avait du mal à identifier. Pensant qu’il s’agissait peut-être d’une personne qu’il connaissait, il décida de s’approcher doucement, tout en lançant à l’eau la ligne de sa canne à pêche. La forme était immobile. Il continuait d’avancer mais il ne parvenait pas plus à reconnaître cette personne. En remontant sa ligne, il fit du bruit avec sa canne. La forme se mit à bouger, se leva et stupéfia ce jeune chasseur : il vit alors un petit être, avec un ventre rond, qui ne semblait pas avoir de bouche et qui fila rapidement dans la forêt. Ce jeune pêcheur venait de vivre une rencontre avec un Memekweciw.

Memekwesiw

Oeuvre de Marie-Claude Nequado, artiste atikamekw de Manawan
Oeuvre de Marie-Claude Nequado, artiste atikamekw de Manawan

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Selon les récits entendus sur le site Matakan lors de ces trois dernières années, mais aussi à la lumière de la littérature existante et des recherches menées par la professeure et artiste atikamekw Marie-Claude Nequado, Memekweciw vit dans les falaises rocheuses qui tombent à pic (Kakickapiskaw) dans de nombreux lacs du territoire atikamekw (l’étendue d’eau entourée par ce genre de falaises abruptes se nomme Kickapiskakamaw). Décrit comme un être de petite taille, sans bouche et poilu dans le dos, Memekweciw possède une morphologie à la fois humaine et ichthyenne, avec des écailles, une nageoire et des pattes de grenouille. Capable de nager sous l’eau autant que de marcher dans la forêt, Memekweciw est souvent aperçu dans un canot, qu’il utilise pour se déplacer sur l’eau et qu’il est capable d’amener avec lui dans sa maison (Kakickapiskaw). Memekweciw a ainsi quelques points communs avec le boto, puisque les récits le désignent souvent comme celui qui dérobe les poissons, sous les yeux médusés des pêcheurs. Comme pour Wisaketcakw dont la présence est encore aujourd’hui physiquement matérialisée par une grosse roche située sur une rive du lac Kempt, Memekweciw habite le territoire atikamekw, comme le démontrent différents toponymes à son nom ou au nom d’un récit mettant en scène un événement qui lui est relié.

La baie Memekweciw, située à deux heures au nord-est de la communauté sur les rives du lac Morialice, est par exemple considérée comme le lieu où se réunissent l’ensemble des memekweciwok du territoire de Manawan (D. Flamand, comm. pers., 2021).

Territoires, oralités et images mythiques : des lieux de mémoire actualisés

Comment comprendre ces récits et les processus par lesquels s’opère une figuration des entités qui les composent ? Tout au long de nos expériences de terrain, nous avons entendu de nombreuses personnes raconter des histoires mettant en scène des botos et des memekweciwok, souvent de manière spontanée, le soir, autour du feu ou parce qu’un comportement rappelait le souvenir d’une expérience passée. Parce qu’ils faisaient référence à des événements vécus en rêve ou éveillé, ces récits ont, le plus souvent, été racontés comme une nouvelle, comme un événement récent, vécu par la personne qui le raconte ou par un proche de la personne qui le raconte.

Dans son article « The Crystal Forest: Notes on the Ontology of Amazonian Spirits », l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro (2007) propose une réflexion ontologique sur les esprits de l’Amazonie autochtone, dont les catégories ne valorisent pas une classe ou un genre d’être, mais plutôt des relations entre humains et non-humains. L’article repose sur une analyse des récits de Davi Kopenawa, leader et penseur yanomami, raconté à l’anthropologue Bruce Albert, dans le cadre d’une discussion sur la cosmologie et le chamanisme yanomami qui ont inspiré une exposition, « Yanomami, L’esprit de la forêt » (Albert et Kopenawa 2003), présentée à Paris en 2003. Ces entretiens montrent comment la cosmologie yanomamie mobilise les esprits, les animaux, les chamans, les morts, le mythe, le rêve, la chasse et la forêt, entre autres thèmes. Pour Kopenawa, « Les esprits sont si nombreux parce qu’ils sont les images des animaux de la forêt. Tous ceux de la forêt ont une utupë (image) : ceux qui marchent sur le sol, ceux qui marchent dans les arbres, ceux qui ont des ailes, ceux qui vivent dans l’eau ». (Davi Kopenawa, dans Viveiros de Castro 2007 : 154) Analysant l’exposition et son processus de réalisation dix ans plus tard, Bruce Albert précise : « Or, le chamanisme yanomami consiste – dans le rêve ou la transe – à “appeler”, “faire descendre” et “faire danser” l’image (utupë a) des existants tels qu’ils furent créés au “premier temps” de la création mythique. » (2014 : 237)

Les relations profondes et intimes que les sociétés amazoniennes ont développées avec la forêt à travers l’histoire ont permis la construction de récits mythiques puissants, capables d’expliquer le monde extérieur, le monde sociocosmologique et leur entrecroisement. Pour Viveiros de Castro (2007), les mythes amazoniens ne reposent pas sur une histoire en tant que processus, mais sur un avenir.

Ingold (2007) soutient pour sa part que le continuum historique entre l’histoire humaine et l’histoire naturelle va bien au-delà des besoins sociaux ; il présuppose des savoirs et des pratiques dynamiques qui s’inscrivent dans une actualisation incessante des intentionnalités humaines et non humaines (Latour 1991 ; Descola 1986). Selon Slater (1994), la dynamique symbolique inscrite dans le contexte du chamanisme et dans la rencontre entre les humains et les esprits montre comment ces sociétés sont en perpétuel mouvement, y compris dans la manière dont elles font référence à leurs récits et aux images qui y sont liés. Nous pensons, en outre, que les médiations entre humains et non-humains s’inscrivent dans des processus d’adaptation, de création et, principalement, d’imagination permettant d’actualiser les rapports nature-culture (Ingold 2002 ; Latour 1991) mais aussi la production et la diffusion d’images dont la scène active est l’environnement. Les êtres évoqués dans cet article sont ainsi à la fois histoire, mémoire, mais aussi porteurs de règles qui garantissent la transmission de pratiques traditionnelles et de savoirs sur le monde.

Dans la communauté d’Aramanaí, mais aussi dans la communauté de Vila Franca, la chasse est une activité qui fait partie de la vie quotidienne. Elle est basée sur des relations profondes et complexes entre chasseurs et gibier. Le tapir (anta) ou le pécari (porco da mata) sont des animaux qui sont susceptibles d’être des encantados et peuvent être accompagnés de misuras. Par conséquent, les chasseurs doivent respecter différents codes, comprendre et interpréter les comportements du gibier et respecter des règles éthiques liées à leur présence dans la forêt à la recherche des ressources qui y sont présentes.

Dans les sociétés autochtones du Québec et du Brésil, la transmission intergénérationnelle des savoirs garantit leur vitalité et leur capacité d’adaptation (Poirier 2014 ; Jérôme 2020). Sur la base de nos recherches ethnographiques et de la littérature existante, nous pensons que cette vitalité est rendue possible, entre autres, grâce au travail de l’imaginaire, considéré comme des processus de traduction des relations à l’environnement, lesquels sont à double sens : ils guident les actions et les pratiques quotidiennes tout autant qu’ils inspirent les récits et l’élaboration d’images, de symboles et de significations. La tradition orale et les figures qui l’actualisent se posent donc comme l’élaboration permanente de la mémoire collective (Halbwachs 1950), grâce au travail incessant de l’imagination, laquelle mobilise différents sens comme la vue (savoir observer) et l’ouïe (entendre et savoir entendre) ainsi que le ressentir (faire l’expérience).

Cette articulation entre différents types de savoirs liés à la sensorialité est au coeur des travaux de Jean-Guy Goulet, que ce soit dans le cadre de ses expériences de terrain chez les Wayuu ou chez les Dènès Tha’. Il montre par exemple en quoi cette articulation renvoie, chez les Dènès Tha’, au vrai savoir (true knowledge) lui-même lié à un savoir personnel qui s’inscrit dans des relations sociales et un apprentissage familial dès le plus jeune âge. Cet apprentissage est basé sur des valeurs familiales (chaque personne dans la famille est identifiée par rapport au premier-né) mais aussi sur la répétition incessante de récits illustrant le type de comportements permettant de vivre sans avoir peur de déclencher certains désastres (Goulet 1998 : 28).

Les relations aux entités dont nous avons rapidement évoqué les comportements et caractéristiques sont généralement transmises et apprises d’abord dans un contexte familial (Poirier, Jérôme et SHA 2014). La tradition orale relève dans ce sens aussi d’une dimension affective qui mobilise la communauté, le village, les parents et l’entourage. Nous avons pu le constater lors de nos séjours en territoire, sur le site Matakan. De nombreux jeunes ont décidé de participer à ces camps de transmission aussi parce qu’un membre de leur famille y participait (cousine, frère, soeur) ou faisait partie de l’équipe de guides. Certains jeunes ont également participé à ces camps pour entendre, dans un autre contexte, les histoires de leur grand-père, mocom Joseph Ottawa. Ainsi, que ce soit dans la forêt boréale ou dans la forêt amazonienne, ce sont les conversations au bord de la rivière ou du lac, autour du feu de camp, en se serrant pour se protéger du froid ou de la pluie, en s’amusant et en riant, en craignant la visite de certains êtres de la forêt ou des encantados, que le passé immémorial rejoint le présent et l’avenir. Cette relation à certaines entités non humaines et cette expérience sensorielle de la forêt permet aux communautés d’actualiser la relation entre les vivants et les défunts, mais aussi de continuer à intégrer ces savoirs à leur mode de vie malgré les ruptures successives que celui-ci a connues et connaît encore aujourd’hui.

La tradition orale assure ainsi une conception dynamique des savoirs liés à l’engagement personnel et communautaire au sein du territoire, ainsi qu’à la manière dont se construit et se négocie l’expérience vécue (Poirier, Jérôme et SHA 2014). Cette expérience du territoire et des relations avec les entités qui l’habitent est en quelque sorte la force motrice des connaissances, et l’une des principales sources de structuration du pouvoir dans les sociétés autochtones et traditionnelles du Québec et du Brésil. Nous considérons le travail de l’imagination et l’expérience sensible comme les sources premières de la production d’images. L’imagination et l’expérience sont en ce sens la matière première de la tradition orale. En tant qu’observateurs externes, nous n’avons pas pour objectif de traduire fidèlement ce que vivent les peuples autochtones, riverains et caboclos du Québec et de l’Amazonie. Nous rendons compte de ce que nous avons nous-mêmes vécu et expérimenté, guidés par certains de nos interlocuteurs atikamekw, ribeirinhos, arapíun ou mundurukú. L’approche expérientielle privilégiée par Goulet (1998, 2011) pousse à considérer les voix et les acteurs de ces récits au-delà de simples images sur le monde, mais bien comme des univers de connaissance autonomes inspirés par la créativité et l’imagination (Goulet 2018). Nous avons tenté de rendre compte de la complexité des relations au territoire, dans lesquelles la forêt est un concept clé pour comprendre la territorialité et l’émergence des images mythiques comme significations poétiques. Dans les discours des interlocuteurs, qu’ils soient Atikamekw Nehirowisiwok, Munduruku ou riverains d’Aramanaí, l’univers forestier est vécu comme un vaste territoire qui demande respect de soi mais aussi des autres, qu’ils soient humains ou non humains. L’univers forestier amazonien et boréal est peuplé d’ancêtres et d’êtres qui informent et inspirent encore aujourd’hui les manières d’être dans le monde (Kohn 2013).

Pour les Atikamekw comme pour les communautés autochtones et traditionnelles amazoniennes, la forêt abrite des animaux et des esprits. C’est le territoire où la forêt s’affirme comme une figure ancestrale qui impose ses règles éthiques à celles et ceux qui les habitent et les fréquentent. Les cycles de la forêt boréale et amazonienne sont ceux de la lune, du jour et de la nuit, de la lumière et de l’obscurité. C’est le lieu de ce qui se cache ou fait peur ; c’est le lieu de la chasse, de la cueillette des fruits et des racines ; c’est le lieu où les eaux enchantent.

La territorialité d’Atikamekw Nehirowisiwok peut être appréhendée au sein de savoirs larges, dont l’univers forestier est connu, conçu, nommé, raconté, vécu, négocié et partagé (Viveiros de Castro 2007 ; Poirier et al. 2014). Dans cette perspective analytique, la territorialité des peuples de la forêt en Amazonie brésilienne, en particulier l’étude de cas évoquée ici, se construit dans un univers où les pôles humain et non humain s’étendent à l’infini : connaître la forêt, concevoir et nommer ses règles éthiques et la dénomination des sentiments vécus comme signe avant-coureur de la présence d’êtres invisibles sont des dispositifs vécus, négociés, mémorisés et partagés entre ceux qui ont vécu et ceux qui peuvent potentiellement vivre et se protéger.

Conclusion

Ces lieux de recherche ont la particularité d’entretenir une relation intime avec le territoire, la forêt et l’eau. Même si nous croyons en l’importance de la démarche comparative, nous avons la préoccupation de ne pas juxtaposer deux réalités différentes. Les communautés amazoniennes en question ici ont vécu un historique d’intenses échanges culturels, sociaux et religieux qui ont dans certains cas homogénéisé la construction des identités. Dans ce contexte, les images et les récits mythiques sont un amalgame d’expériences très différentes, rappelées par les aînés qui relient les expériences du passé, le rapport au lieu et les projections pour l’avenir. Chez les Atikamekw, il existe encore un fort sentiment de cohésion sociale. Les lacs, la forêt, la tortue, l’aigle, l’orignal sont des éléments inséparables de la construction de récits sur la création du monde et sur la place des humains et des non-humains dans ce monde. Les processus de colonisation et les relations avec les peuples étrangers se sont déroulés de différentes manières et ont été assimilés de différentes manières à travers le temps historique.

Ces connaissances sont créées et recréées en partant du principe qu’il est possible de vivre dans l’espace naturel sans le détruire. La grande capacité de symbolisation, présente dans les cultures autochtones au Québec et traditionnelle au Brésil, redistribue les réseaux de relations de l’univers forestier, lui donnant un rôle de premier plan dans l’organisation des systèmes sociaux et culturels de ces peuples. Selon Viveiros de Castro (2007), le mythe comme discours devient effectif comme devenir, comme quelque chose qui n’est ni lié à un passé, ni projeté vers un futur : il se développe toujours.

La territorialité permet à celles et ceux qui en connaissent les règles de favoriser la mise en place d’un régime de valeurs culturelles et de pratiques qui régit les principes épistémologiques et ontologiques (Poirier 2014). Nous croyons que les sociétés de ces deux régions du monde peuvent être pensées comme un système culturel dont la mémoire collective et la tradition orale produisent des images mythiques, esthétiques et poétiques. Memekweciw, Wisaketcakw, Mãe d’água ou Boto Rosa apparaissent comme des êtres essentiels à la continuité et à la compréhension des transformations vécues à différentes périodes historiques. Le respect des ancêtres, la transmission des savoirs et des valeurs culturelles appartenant aux ancêtres définissent les fondements de la construction de ces images mythiques, autant que les manières d’être dans le monde.