Corps de l’article

Dans les dernières décennies, plusieurs anthropologues ont partagé leurs réflexions et expériences de recherches participantes dans divers contextes. Je pense notamment aux travaux de Dennis Tedlock (1979), Victor Turner (1985), Robin Ridington (1990), Jean-Guy Goulet (1998, 2004, 2011a, 2011b), Deborah Rose (2004, 2007), Johannes Fabian (2001), Petra Rethman (2007), Goulet et Miller (2007), Shawn Wilson (2008), Bawaka Country et al. (2014), parmi plusieurs autres. Comme le décrivent ces auteurs, la participation des chercheurs dans les univers sociaux autochtones peut provoquer une déstabilisation intellectuelle, dans la mesure où elle peut mener à un choc des valeurs et des conceptions du monde. Dans ses écrits, Jean-Guy Goulet a largement décrit cette démarche qu’il présente comme préalable à une « décolonisation de l’esprit ». Cette décolonisation s’opère grâce à une transformation du chercheur qui s’engage dans des relations et des expériences qui sont « hors de son entendement » (Fabian 2001), hors normes pour lui. Comme le démontre bien Goulet dans son oeuvre, l’expérience de transformation du chercheur sur le terrain peut fournir en elle-même des matériaux ethnographiques pertinents et peuvent également s’avérer des occasions pour reformuler ses approches et, plus largement, ses façons d’aborder la réalité.

L’approche « expérientielle » n’est pas nouvelle en soi. Plusieurs anthropologues en font mention à travers leurs propres récits ethnographiques (voir notamment Goulet 2007, 2011a, 2011b ; Fabian 2001 ; Jackson 2005 ; Jérôme 2008, 2010a ; Bawaka Country et al. 2014). Toutefois, Jean-Guy Goulet incarne particulièrement bien cette démarche ethnographique qui est transversale dans l’ensemble de son oeuvre, oeuvre qui a certainement influencé ma manière d’aborder mes propres expériences ethnographiques dans les dernières années. Dans ses écrits, Goulet nous invite justement non pas à seulement documenter, mais à véritablement expérimenter les modes autochtones de développement des connaissances, même si cet engagement peut être tout à fait déstabilisant. Comme il le dit si bien, l’expérience ethnographique « signifie apprendre de nouvelles façons d’être, de savoir et d’écrire » (Goulet 2007 : 217).

Cet article traite a priori d’expériences personnelles vécues dans des relations sociales profitables et qui ont permis de mieux vivre et saisir les principes, pratiques et savoirs des Atikamekw Nehirowisiwok[1]. À partir de ma participation à la « marche de l’espoir » et à la cérémonie du calumet à Opitciwan à l’été 2024, je discute notamment ici de la pertinence de prendre en compte d’expériences oniriques et de tirer profit des enseignements transmis par Notcimik dans les matériaux ethnographiques. Notcimik est défini ici comme un système où interagissent un ensemble d’entités, dont les esprits des lieux (opwakanak) et des ancêtres (kimocominowok). Si on le traduit littéralement, Notcimik signifie « mon lieu d’origine, d’appartenance ». Il s’agit d’une entité complexe et non pas d’un lieu réifié que l’on peut uniquement géoréférencer et délimiter sur des cartes ou photographier. C’est une entité vivante comprenant elle-même plusieurs entités ou « personnes » visibles et invisibles à l’oeil nu. Notcimik représente, autrement dit, un « univers forestier » (Éthier 2017, Poirier, Jérôme et Société d’histoire atikamekw kitci atisokan 2014). Ces entités (ou « personnes ») sont porteuses de connaissances et d’intentions et peuvent influencer les activités menées en territoire, dont l’exercice ethnographique.

Les esprits des lieux comme « personnes » participantes à la recherche

Dans cet article, j’utilise le concept de « personne » tel que défini par Hallowell (1981), ainsi que par Ingold (2011) et Poirier (2008). Dans une logique relationnelle, la « personne » n’est pas une catégorie limitée à l’être humain, elle le transcende (Hallowell 1981 : 21). La « personne » est ici décrite comme une entité reconnue socialement et possédant une agencéité (ou pouvoir d’agir) [Ortner 2006]. Cette agencéité est acceptée soit comme faisant partie intrinsèque du statut ontologique de l’entité ou reconnue selon les relations sociales entretenues ou développées au sein d’un contexte particulier (ibid.). Une entité est décrite comme étant une « personne » d’abord et avant tout selon son positionnement vis-à-vis des autres au sein d’un champ relationnel (Ingold 1993 : 229 ; 2011 : 149). Selon le contexte, il s’avère que des personnes non humaines, comme les animaux, les plantes, les esprits des ancêtres ou les esprits des lieux, peuvent faire partie des réseaux sociaux et de réciprocité.

La présence des esprits-maîtres des animaux (awesisak okimaw), des esprits des ancêtres (kimocominowok), des esprits auxiliaires (p ex. mictanapeo) ou des esprits des lieux (opwakanak) au sein des réseaux de réciprocités algonquiens a été largement documentée dans les dernières décennies (Hallowell 1981 ; Brightman 2002 ; Feit 1994, 2000 ; Nadasdy 2007 ; Poirier 2008 ; Leroux 2009 ; Scott 2013 et plusieurs autres). La distinction entre ces concepts reliés aux esprits n’est pas claire. Comme le soulignent Waugh (2001), Bousquet (2015) ainsi que Westman et Joly (2017), les termes algonquiens faisant référence aux esprits, au chamanisme et à des forces immanentes ont un usage discursif et varient en fonction des expériences vécues. Par ailleurs, la mouvance des phénomènes religieux dans les communautés autochtones, où cohabitent des pratiques et valeurs issues du christianisme, du pentecôtisme et du panindianisme, complexifie d’autant plus les utilisations et les sens terminologiques (Laugrand et Crépeau 2015 ; Bousquet et Crépeau 2012). De manière très englobante, les ethnographes décrivent Awesisak Okimaw, Mictapeo, Opwakan et Kimocominowok comme des personnes venant régulièrement assister, guider et protéger les chasseurs et leur famille (Speck 1933, 1977 ; Lips 1947 ; Savard 1973 ; Vincent 1973 ; Preston 2002). Ainsi, les esprits peuvent transmettre des messages aux chasseurs à travers le rêve, ou même alors qu’ils sont éveillés par l’entremise, par exemple, de la pratique de la tente tremblante (kosapitcikan) (Vincent 1973, Preston 2002). Le rêve sert ici de moyen de communication avec le monde des esprits qui formulent des enseignements ou des demandes à respecter (Bousquet 2015 : 319, Tedlock 2011). Comme le souligne Bousquet (2015), l’expérience onirique revêt à diverses occasions un caractère public dans le sens où le rêve doit mobiliser l’attention non pas d’une seule personne, mais des membres d’une famille et, parfois même, de toute une communauté. Chez les Algonquiens[2], les enseignements transmis par le biais du rêve peuvent, par exemple, orienter les itinéraires pour la chasse, prévenir d’un danger, participer au règlement de conflits, etc. (Lips 1947 ; Hallowell 1981 ; Bousquet 2015).

Les esprits des lieux, les esprits-maîtres des animaux ou les esprits des ancêtres sont porteurs d’enseignements, de pouvoir et d’intentionnalités. En ce sens, ils peuvent être décrits comme des « personnes », suivant une logique relationnelle décrite par Hallowell (1981), par Ingold (2011) et par Poirier (2008). Le fait d’élargir le concept de personne aux entités non humaines permet de repenser la vie sociale mais aussi le positionnement de l’être humain dans son environnement. Cette perspective suggère en effet que la personne humaine se définit en relation avec les autres entités visibles et invisibles avec lesquelles elle cohabite.

L’ethnographie expérientielle dans un monde peuplé d’esprits

L’approche expérientielle mise de l’avant par plusieurs auteurs, dont D. Tedlock (1979), Turner (1985), Fabian (2001), Goulet (2004, 2011a, 2011b), Jackson (2005, 2013), Goulet et Miller (2007), Rethmann (2007) et B. Tedlock (1991), vise à réduire la séparation positiviste entre le chercheur et son objet de recherche. Cette approche favorise les expériences d’immersion et d’expérimentation intégrales des réalités sociales auparavant étrangères (Goulet 2011b : 119 ; Salmond 2014). Cette approche incite l’anthropologue à connaître les savoirs de ses interlocuteurs et à s’en imprégner sensoriellement, intuitivement, moralement, spirituellement et mentalement (Turner 1985 : 205 ; Wilkes 2007 : 76 ; Goulet 2011b : 117-118). Enfin, l’approche expérientielle mise de l’avant dans l’oeuvre de Goulet et dans le présent article est intrinsèquement liée à la perspective phénoménologique[3], à l’acquisition des savoirs par le biais de l’expérience, des relations et de l’engagement sensoriel dans le monde (Merleau-Ponty 1945 ; Jackson 2005 ; Ingold 2011).

Comme l’explique bien Goulet dans Ways of Knowing (1998), l’approche expérientielle n’est pas étrangère aux modes d’apprentissage de certaines nations autochtones, incluant la nation dénée avec laquelle il travaille. Elle est aussi concordante avec des pratiques d’acquisition et de transmission des savoirs valorisées par des nations algonquiennes, dont les Atikamekw Nehirowisiwok, qui accordent une importance cruciale à l’acquisition empirique des savoirs, le statut de la personne étant fortement lié à la démonstration des savoir-faire et savoir-être acquis au travers de ses expériences de vie (Ridington 1990 ; Rushforth 1992 ; Scott 1989, 1996 ; Feit 1998 ; Bousquet 2002 ; Nadasdy 2003 ; Jérôme 2007 ; Éthier 2014 ; Poirier 2014, parmi d’autres).

L’approche expérientielle encourage le chercheur à entrer en relation avec ses interlocuteurs et à s’intéresser aux principes épistémologiques (systèmes de savoir) et ontologiques (théories de l’existence) qui donnent sens à leurs pratiques. Dans le cas présenté ici, les esprits des lieux et des défunts s’avèrent des interlocuteurs-clés dans la recherche puisqu’ils ont apporté un éclairage nouveau et déstabilisant à la fois dans un moment particulier du séjour ethnographique. La démarche expérientielle n’est pas nouvelle en anthropologie. Plusieurs anthropologues, dont Tedlock (1979), Turner (1985), Fabian (2001), Goulet (2004, 2011a, 2011b) – pour ne nommer que ceux-là –, ont largement décrit ce genre d’engagement dans différents contextes et ce que cela implique concrètement pour le chercheur pendant ses terrains de recherche pour se retrouver finalement dans une remise en question profonde de sa manière de se représenter et de vivre la réalité.

L’ethnographie d’une expérience extraordinaire que je propose dans la section suivante décrit un des effets possibles d’une approche expérientielle : une incursion inattendue du chercheur dans de nouvelles réalités. Dans le cas présenté ici, la réalité empirique implique une relation avec le monde des esprits par l’entremise de la cérémonie du calumet et d’une expérience onirique réalisées lors d’une marche de guérison au sein du territoire ancestral des Atikamekw Nehirowisiwok. Par l’expression « ethnographie d’une expérience extraordinaire » (qui fait référence à l’ouvrage collectif Extraordinary Anthropology dirigé par Jean-Guy Goulet et Bruce G. Miller [2007]), je désire mettre l’accent sur la démarche empirique de l’ethnographe qui accepte volontairement ou non d’être projeté hors de son entendement et d’être exposé à des manières radicalement différentes de comprendre et d’habiter la réalité (ibid.). Comme c’est le cas dans l’exemple décrit dans la section suivante, cet engagement peut être involontaire puisqu’il se produit d’ordinaire de manière tout à fait imprévue. Le propre d’une expérience extraordinaire vient du fait qu’elle est nécessairement déconcertante pour le chercheur qui remet en question sa propre vision du monde et son rapport avec celui-ci.

La cérémonie du calumet ou l’ethnographie d’une expérience extraordinaire

Opitciwan, 5 juillet 2014. J’étais dans la communauté atikamekw nehirowisiw d’Opitciwan (Mauricie, Québec) depuis quelques semaines déjà, dans le cadre de mon projet de recherche doctorale (2012-2017). Ce matin-là une amie d’Opitciwan est venue me chercher chez ses parents, qui m’hébergeaient. Elle avait décidé de m’emmener au campement de Pabo, un aîné grandement respecté, camp situé à 60 kilomètres de la communauté. Selon ce qu’on m’a raconté, les membres de la famille de Pabo étaient allés le voir pour lui faire part de leurs inquiétudes face à divers problèmes sociaux qui affectent certaines familles de la communauté et pour lui demander s’il avait une suggestion de projets susceptibles d’aider à la guérison de ces personnes et de ces familles – un modèle de guérison qui soit cohérent avec les pratiques et principes valorisés par les aînés. Pabo a suggéré d’organiser une marche qui partirait de son chalet jusque dans la communauté. Il s’agissait selon mes interlocuteurs d’une sorte de pèlerinage, d’une marche de prière et de guérison pouvant aider à resserrer les liens de solidarité entre les membres des familles et entre les familles elles-mêmes. Les familles ont décidé de nommer ce pèlerinage annuel « la marche de l’espoir ».

D’ailleurs, des membres des communautés atikamekw nehirowisiwok (de même que d’autres nations autochtones[4]) organisent périodiquement ce genre de marche : à Manawan, une marche est organisée chaque été entre Joliette et Manawan (environ 180 km) ; à Opitciwan, en plus de « la marche de l’espoir » organisée l’été, on retrouve la marche « Moteskano » qui se déroule l’hiver (février/mars) et qui demande plusieurs mois de préparation. Il faut bien noter ici que le mot moteskano ne peut pas être traduit simplement par « sentier » parce qu’il renvoie à une action exercée par les ancêtres et que le mot nehiromowin pour « sentier » ou « chemin » est meskanaw ; le terme moteskano insinue en effet que le sentier a été parcouru, façonné, habité et entretenu par les ancêtres. Il y a ici des relations historiques et de proximité qui sont maintenues entre les familles atikamekw nehirowisiwok et les moteskano, les sentiers (Éthier et Poirier 2018). Nous pouvons certainement en dire autant pour les mohonan (routes navigables) et les sites de portage (onikam).

La « marche de l’espoir » à laquelle j’ai participé se déroule chaque année et traverse plusieurs territoires familiaux, notamment des familles awashish (à l’est d’Opitciwan) et chachai (au nord d’Opitciwan). Certains membres de ces familles reconnaissent la présence des esprits des lieux (opwakanak) au sein des territoires de chasse familiaux et autour de certains sites de portage. Il y a certains sites qui sont reconnus comme étant des lieux où habitent des opwakanak. Selon un interlocuteur d’Opitciwan :

Les gens savent qu’il y a un esprit (opwakan) qui vit là [site de portage]. C’est l’esprit de la personne qui demeurait dans ce coin-là. Les gens le savent maintenant. Ils respectent l’esprit. Ils font attention pour ne pas trop le déranger et vont lui parler quand ils passent par là.

Opitciwani iriniw, hiver 2015

Parcourir ces sites lors des marches, c’est aussi rendre visite aux ancêtres et aux esprits des lieux. Plusieurs interlocuteurs âgés entre 30 et 60 ans qui parcourent ces itinéraires ancestraux (seuls ou en groupe) insistent sur le fait qu’ils ressentent la présence des ancêtres pendant leur trajet. Certains soulignent que les esprits des lieux et des ancêtres les accompagnent et veillent sur eux. Les Atikamekw Nehirowisiwok de cette génération sont aussi de plus en plus à l’aise de communiquer et de partager sur les réseaux sociaux les expériences vécues avec le monde des esprits pendant leurs itinéraires en forêt et leurs visites des sites ancestraux. Même si elles sont partagées publiquement, il reste que ces expériences sont très personnelles et intimes et il peut être inopportun, et même irrespectueux d’écrire sur les expériences vécues et racontées par d’autres.

La description générale qui est faite ici de ces relations avec le monde des esprits vient de mes observations et d’échanges informels entretenus avec des membres participant de près ou de loin à l’organisation de ces projets collectifs d’utilisation des sentiers ancestraux. Toutefois, la description empirique vient principalement de mes expériences personnelles vécues au sein de Notcimik dans le cadre de la « marche de l’espoir » à laquelle j’ai participé. Selon mes observations et échanges avec mes interlocuteurs, ces marches ou pèlerinages encouragent d’abord et avant tout les familles à vivre des expériences de la vie nomade en forêt comme elle a été pratiquée par leurs ancêtres. Plusieurs interlocuteurs m’ont mentionné avoir été transformés par ces expériences, qui sont des expériences de guérison, de fierté, d’affirmation identitaire individuelle et collective, de relations avec les défunts et les esprits des lieux.

Lorsqu’on m’a invité à participer à cette marche entre le campement à Pabo et la communauté, on m’invitait par le fait même à vivre intimement, mais en relation avec les autres marcheurs, une expérience de guérison et de transformation. Je ne me doutais pas, au moment où j’acceptais l’invitation, que cette expérience provoquerait une véritable déstabilisation intellectuelle, une incursion dans une toute nouvelle réalité sociale où les esprits des lieux et des défunts sont devenus non seulement présents et perceptibles, mais également porteurs d’enseignement.

Nous étions une dizaine d’adultes (hommes et femmes) à participer à la marche qui s’est déroulée sur deux jours, soit le 5 et le 6 juillet 2014. Pendant la première journée, j’étais accompagné de deux marcheurs qui m’ont expliqué leurs motivations personnelles pour entreprendre cette marche. La marche devait servir pour eux à extirper en quelque sorte un mal intérieur ou à faire le point sur une situation qui n’avait pas été réglée. Une autre personne a souligné que cette marche faisait partie de son itinéraire sur le « chemin rouge », le chemin de ses ancêtres, de sa spiritualité ; elle m’a expliqué que ses ancêtres marchaient eux aussi des journées entières dans leurs déplacements et que cette marche faisait aussi partie de leur guérison et du mode de vie traditionnel.

Certaines personnes m’ont également demandé la raison pour laquelle je faisais cette marche, ce qui m’avait amené à entreprendre cette démarche spirituelle. Je n’avais pas de raison précise, j’ai répondu que j’avais été invité à cette marche, mais sans en connaître la raison. Une personne m’a alors répondu que j’allais la découvrir en marchant, que les esprits des ancêtres (kimocominowok) et les esprits des lieux (opwakanak) viendraient pour m’aider à prier.

Les heures passaient et les distances me semblaient de plus en plus longues. Après une vingtaine de kilomètres, il me semblait avoir des dizaines d’ampoules aux pieds qui me faisaient énormément souffrir. On me dit alors de ne pas penser à mes pieds, de ne pas penser à la marche, de ne pas penser, de prier tout simplement. Mais c’était plus fort que moi, mon attention demeurait fixée sur mes pieds, mes douleurs physiques. Le soir, je suis arrivé bien après tout le monde au site du campement. J’avançais à peine. On m’a dit qu’il y avait une tente pour moi, avec un matelas et un sac de couchage. Je m’y suis installé aussitôt. J’ai enlevé mes souliers et mes bas et je me suis endormi. Une heure ou deux plus tard, une personne m’a réveillé pour m’offrir à manger et m’a invité à me rendre dans une tente pas très loin pour la cérémonie réservée aux marcheurs. Après avoir terminé mon repas, je me suis dirigé vers la tente où se tenait la cérémonie du calumet (ospwakan). Il y avait là deux porteurs de calumet, une femme et un homme qui avaient chacun leur calumet détaché en deux parties. On m’a expliqué alors que le calumet comme tel, avec ses deux parties qui s’emboîtent l’une dans l’autre, représente l’union de l’homme et de la femme. La cérémonie du calumet débute toujours lorsque les deux parties sont emboîtées ensemble et se termine lorsqu’elles sont séparées.

En fumant les calumets, on a invité Kitce manito, kimocominowok et opwakanak à venir nous aider (voir l’encadré). Avant de commencer la cérémonie, certains participants se sont affairés à préparer les offrandes : le tabac (tcictemaw), les morceaux de fruits (pommes, oranges, raisins), l’eau et le jus. Puisqu’il n’y avait pas de feu où l’on aurait pu déposer les offrandes, une personne a pris de l’écorce de bouleau qu’elle a roulée en forme de cornet dans lequel elle a déposé les fruits, le tabac, l’eau et le jus. Les offrandes ont ensuite été méticuleusement déposées dans la forêt près de la tente. C’est à ce moment que nous avons commencé à chanter et à fumer les deux calumets partagés entre les participants dans le sens de l’aiguille d’une montre. On a alors invité Kitce manito et les ancêtres à se joindre à nous. Ce n’est que plus tard, pendant la nuit, que j’ai reçu mes propres révélations.

À la fin de la cérémonie, les porteurs de calumet séparèrent les deux parties (partie féminine, partie masculine) de leur calumet. Peu de temps après la cérémonie, tous sont entrés dans leur tente respective pour la nuit et j’ai fait de même. Pendant la nuit j’ai rêvé que j’étais dans une loge à sudation (matotasowin[5]). Un des deux porteurs de calumet était mon guide lors du matotasowin ; je voyais son visage et j’entendais son chant ainsi que le son du tambour qu’il frappait. Je ressentis la chaleur monter de mes pieds à mes jambes et dans tout le reste de mon corps. J’ai commencé à avoir très chaud et je me suis réveillé complètement trempé. J’étais dans ma petite tente en toile lors d’une nuit assez froide, mais mon corps réagissait comme si j’étais effectivement dans le matotasowin.

Je me suis rapidement rendormi et j’ai fait un deuxième rêve. J’ai rêvé à un ami et ancien colocataire décédé d’une surdose de drogues à l’été 2011. Je n’avais malheureusement pu assister à ses funérailles et je n’étais pas allé le voir les mois précédant son départ. Je vivais, depuis, avec ce remords de ne pas avoir été présent auprès de lui pendant ses moments difficiles. Dans mon rêve, il me téléphonait et me demandait des nouvelles. Son coup de fil ressemblait également à un appel à l’aide. J’ai profité de ce moment pour m’excuser de ne pas avoir donné de nouvelles et de ne pas être allé le visiter plus tôt. Il m’a tout simplement répondu de ne pas m’en faire et le rêve s’est terminé subitement.

Le lendemain matin, lorsque je me suis réveillé, je ne ressentais plus les douleurs à mes pieds ni à mes jambes. Lorsque le porteur de calumet (qui avait guidé le matotasowin dans mon rêve) m’a vu sortir de ma tente, il a tout de suite fait remarquer aux autres personnes présentes mon processus de guérison. Sans même que je lui aie fait part de mes rêves, il m’a dit que quelqu’un était venu me voir pour m’aider dans ma démarche spirituelle.

La veille, j’étais convaincu que j’allais arrêter de marcher, que j’allais repartir vers Opitciwan assis bien confortablement dans un véhicule motorisé. Toutefois, avec mon expérience de la nuit précédente, je sentais que je devais vivre cette marche jusqu’au bout dans un esprit qui ne m’était pas familier. Enfin, j’ai décidé de poursuivre cette expérience en me laissant guider par les esprits, comme cela m’a été conseillé par mes interlocuteurs. Malgré mes nombreuses ampoules aux pieds, j’ai marché plus aisément les trente derniers kilomètres en priant ou en parlant tout simplement à mon ami décédé, cela dans un état semi-méditatif. Selon ce qui m’a été expliqué le matin du deuxième jour de la marche, les esprits qui habitent Notcimik peuvent venir nous visiter dans nos moments d’éveil comme dans nos rêves. Dans leurs visites, ils apportent souvent des messages orientant les actions. Ils transmettent des savoirs et possèdent ainsi un pouvoir de renforcement normatif. Selon certains interlocuteurs, un des principaux rôles des esprits, que ce soient les esprits-maîtres des animaux, les esprits des lieux ou des ancêtres, est d’assurer la protection des êtres humains et de les guider dans leurs pratiques quotidiennes.

À la fin de la marche de 60 kilomètres, qui n’a duré que deux jours, les marcheurs étaient attendus à l’entrée de la communauté. Des membres de la communauté s’étaient mobilisés pour les marcheurs, avaient préparé un feu et nous servaient du thé et du pain bannique (pakwecikan). L’arrivée fut un moment très émotif. Les marcheurs se sont réunis et, assis en cercle, ont commencé à tour de rôle à prendre la parole pour partager leur expérience de la marche. Ce partage est décrit par les participants présents comme un cercle de guérison (sakipitcikan) [voir encadré]. Les expériences exprimées au sein du sakipitcikan étaient variées mais étaient régulièrement décrites par les participants présents comme des expériences de prière et de don de soi pour venir en aide à des personnes proches, vivantes ou décédées afin que leur esprit soit en paix. Certaines personnes ont profité de la marche pour demander de l’aide à l’esprit de leurs parents ou grands-parents décédés afin qu’ils puissent les guider dans leur vie. La marche était une expérience personnelle à chacun mais vécue dans un esprit collectif. Selon mes observations et mes échanges avec les participants, la marche et le sakipitcikan font partie d’un processus permettant à certaines personnes de se réconcilier avec des membres de leurs familles, de faire la paix avec certains traumatismes vécus, de clarifier son esprit et d’organiser les pratiques futures selon les prises de conscience faites pendant cette expérience.

J’ai également pris la parole pendant ce cercle pour partager ma propre expérience de la marche. Mes propos ont été accueillis sans être jugés. Ma démarche personnelle, mon expérience onirique, ma guérison corporelle avaient un sens pour les autres marcheurs (et pour les autres personnes présentes sur place). Mon expérience n’était pas « ésotérique » ni « extraordinaire » pour mes interlocuteurs présents dans le cercle de parole ; elle faisait partie de ma réalité et interconnectée partiellement à chacune des autres réalités expérimentées lors de la marche. Pour moi, toutefois, cette expérience était tout à fait déstabilisante dans la mesure où j’expérimentais une toute nouvelle façon d’aborder ma relation avec Notcimik et plus largement avec le monde invisible, notamment en accordant une attention et une réelle écoute aux messages transmis par les esprits des lieux et des ancêtres. En ce sens, et de manière très personnelle, cette expérience ethnographique se rapporte à ce que Goulet (2007) décrit comme une « anthropologie extraordinaire », c’est-à-dire un engagement dans des façons radicalement différentes de comprendre et d’habiter la réalité.

Conclusion

Dans le cadre de cet article, je partage des enseignements reçus lors de ma participation à la « marche de l’espoir » et à la cérémonie du calumet au sein de l’univers forestier atikamekw nehirowisiw à l’été 2014. Ma participation à ces activités m’ont fait découvrir de manière très personnelle et intime le pouvoir des expériences oniriques et rituelles. Ces enseignements et expériences nouvelles ont donné lieu à la création de nouveaux récits élaborés à partir des subjectivités, des historicités et des savoirs transmis par les personnes et les lieux. En cela, la démarche proposée ici rejoint l’approche expérientielle favorisée par Goulet et par plusieurs autres ethnographes (Tedlock 1979 ; Turner 1985 ; Barth 1992 ; Fabian 2001 ; Wilson 2008 ; Bawaka Country et al. 2014, parmi plusieurs autres).

L’approche expérientielle que je privilégie est redevable aussi aux Atikamekw Nehirowisiwok eux-mêmes qui m’ont enseigné dans les dernières années une partie infime de leurs visions et de leurs savoirs, articulés en termes d’expériences et de potentialités. Une logique relationnelle basée sur les potentialités ouvre la voie à plusieurs univers de possibles qui se définissent et se redéfinissent dans les relations entre les personnes et les événements, plutôt que sur des vérités immuables et prétendument universelles. On ne peut pas parler de potentialités en termes de « croyances », mais plutôt en fonction de vérités contextuelles issues d’une expérience ou d’un ensemble d’expériences (Bousquet 2015). Ces vérités forment des potentialités sur la ou, plutôt, les possibles natures de l’Univers. Cela rejoint ce qui a été énoncé par plusieurs chercheurs cités dans ce texte (Scott 1989, 1996 ; Feit 1998 ; Bousquet 2002 ; Jérôme 2007 ; Poirier 2014) concernant la primauté des savoirs acquis par l’expérience empiriques dans les sociétés algonquiennes contemporaines. Il y a une humilité certaine dans cette logique relationnelle algonquienne qui nous incite à accepter les différentes expériences et les différents savoirs comme étant compatibles et mutuellement enrichissants malgré leur contradiction apparente pour la science occidentale (Scott 1996).

Comme je l’ai souligné plus haut, l’approche expérientielle a facilité mon engagement et ma participation à des pratiques et à des réalités qui m’étaient auparavant étrangères – tout en étant conscient que ma propre intégration dans les diverses ramifications sociales et ma compréhension des pratiques et des principes normatifs locaux demeuraient partielles. Dans les dernières années, mes expériences ethnographiques en contexte autochtone m’ont encouragé à profiter de ma propre déstabilisation intellectuelle pour explorer des nouveaux modes de connaissance vers lesquels m’invitaient non seulement mes interlocuteurs autochtones, mais également Notcimik, le territoire occupé et gardé par opwakanak, les esprits des lieux, et par kimocominowok, les esprits des ancêtres. Au fil des ans, j’ai pris conscience que le territoire et les esprits qui y sont présents ont des enseignements à offrir et que ces enseignements ne passent pas nécessairement que par des mots ou des images mais peuvent aussi passer par des ressentis, par des rêves et par des visions. Porter une attention et décrire ces ressentis, rêves et visions lorsqu’on parcourt le territoire ou lorsqu’on participe à des cérémonies peut s’avérer être un apport ethnographique. Récemment, certains travaux explicitent par ailleurs l’apport du territoire comme acteur et interlocuteur-clé dans la recherche. Comme le souligne le collectif Bawaka Country (2014, 2016), le type de relation ou la manière dont le chercheur est « affecté » par le territoire et par les esprits des lieux, a nécessairement une incidence non seulement sur les données recueillies et la manière dont elles sont analysées, mais aussi sur l’approche méthodologique empruntée (Bawaka Country et al. 2014, 2016). L’approche « expérientielle » n’est pas nouvelle en soi. Puisque les relations intersubjectives et interpersonnelles développées entre les chercheurs et les territoires ont des répercussions sur tous les aspects de la recherche, il semble tout à fait opportun d’inclure ces données dans les travaux. Il ne s’agit pas ici d’un appel à tout recentrer les recherches sur les rapports personnels du chercheur avec le territoire, mais de tenir compte de ces dimensions relationnelles, expérientielles et intersubjectives que le chercheur développe pendant ses séjours au sein des communautés et des territoires autochtones.