Corps de l’article

Depuis 2016, la communauté anicinabe[1] de Pikogan, sous l’impulsion de son Centre de santé, organise des activités de sensibilisation à l’occasion de la Semaine de lutte contre l’homophobie[2]. Alors que les identités sexuelles non binaires et les orientations sexuelles non conventionnelles sont souvent un sujet tabou et méconnu dans les communautés autochtones du Québec, ce centre de santé réfléchit à des stratégies qui pourraient être mises en place pour écouter et aider les Anicinabek qui en auraient besoin et sensibiliser sa population. En 2017, il nous a demandé d’effectuer une recherche sur les sexes et les genres chez les Anicinabek en vue de créer des outils pour une meilleure acceptation des homosexuels, queers, gays et « deux-esprits » dans un cadre sensible aux perceptions locales, cela afin d’améliorer sa campagne d’interventions.

La question de départ qui nous fut posée a été : y avait-il des deux-esprits chez les Anicinabek ? Autrement dit, y avait-il une diversité sexuelle et de genre dans la tradition anicinabe ? Ne trouvant aucune référence sur le sujet, nous n’avions alors à disposition que quelques données intrigantes recueillies lors de terrains précédents et qui nous incitaient à creuser la question. Le manque de littérature pouvait refléter plusieurs possibilités : soit que les chroniqueurs et les chercheurs allochtones avaient pu être influencés par leurs préjugés ou avaient préféré ne pas en parler ; soit que les Anicinabek n’avaient jamais eu de catégories institutionnalisées autres que homme/femme (ce qui n’exclut pas, par exemple, l’homosexualité et la transsexuation mais les considère comme des déviances à une norme) ; soit qu’ils avaient gardé ces catégories dans leur propre intimité ; soit que, sous la pression de la colonisation et de la christianisation, ils les avaient effacées de leur mémoire dans un processus d’amnésie culturelle. Nous avions aussi à l’esprit que, si les catégories de sciences sociales (comme trans, queer, cisgenre, intersexe) sont en constante évolution, il pouvait en être de même pour les catégories anicinabek.

Notre démarche a été inspirée par l’approche générale de Jean-Guy Goulet, qui tente toujours de saisir, sous l’apparence donnée à voir sur le terrain, si la tradition autochtone locale a pu se maintenir. Ainsi, dans ses travaux concernant les conversions au catholicisme chez les Dene Tha, il montre qu’il est possible de se convertir tout en maintenant sa vision du monde et de la vie (Goulet 1992). Goulet propose également que lancer une analyse en se basant sur les concepts de sciences sociales et non sur les données de terrain peut mener à des apories. Ainsi, dans un article publié en 1996, il pense que partir des définitions anthropologiques de « berdache » et de « deux-esprits » peut conduire à conclure de façon hâtive et erronée à l’existence de telles catégories au sein d’une Première Nation. Il remarque aussi que ce n’est pas parce qu’on identifie quelqu’un comme ayant des pratiques à priori contraires à son genre dans une Première Nation que cela correspond nécessairement à l’existence d’une catégorie spécifique dans ladite Première Nation. Dans le cas des Dene Tha, berdache et deux-esprits sont, selon lui, des construits exogènes (Goulet 1996 : 698) qui ne sont pas ancrés dans les pratiques sociales et langagières athapascanes. Il préfère donc prêter attention aux pratiques, relatives aux genres et à la notion de personne plutôt que d’imposer une lecture occidentale. Suivant ce modèle réflexif, nous sommes allées recueillir des données de terrain afin de comprendre comment se construit l’idée de genre chez les Anicinabek.

Contexte social, historique et religieux

Pikogan est une des neuf communautés anicinabek du Québec. Créée comme « réserve indienne » en 1958, elle est située en Abitibi-Témiscamingue, à 3 km d’Amos. Elle compte environ 600 habitants, les Abitibiwinnik. Plus de 40 % de sa population inscrite au registre de la bande vit hors réserve. Un des principaux facteurs de la sédentarisation des familles abitibiwinnik fut l’envoi de tous les enfants entre 7 et 15 ans dans le pensionnat indien de Saint-Marc-de-Figuery, de 1955 à 1973. Cette période charnière dans l’histoire de communautés comme Pikogan est synonyme, pour les Premières Nations, de traumatisme et de rupture dans la transmission des savoirs (Bousquet et Hele 2019).

Il faut savoir que les Abitibiwinnik, et les Anicinabek en général, ont pratiqué le chamanisme jusqu’après la deuxième moitié du xxe siècle et que ce chamanisme, s’il n’est plus mis en actes comme avant, persiste comme toile de fond dans la pensée religieuse (Bousquet 2015). Il a été réprimé par la christianisation, qui a débuté à la mitan du xixe siècle (processus commencé avant, mais de façon irrégulière et moins intensive) avec l’arrivée de la congrégation des Oblats de Marie-Immaculée au Canada. Si de nombreux Anicinabek se déclarent encore catholiques de nos jours, même si la pratique est tombée en désuétude à partir des années 1980-1990, le catholicisme cohabite avec le pentecôtisme et d’autres religions évangéliques, ainsi qu’un peu d’anglicanisme, à cause d’intermariages anciens avec des Cris et avec la spiritualité traditionnelle (Bousquet 2012b). À part la spiritualité traditionnelle, ouverte aux « deux-esprits » (nous définirons le terme plus loin), tous ces systèmes de croyances sont peu favorables aux LGBTQ. La question qui demeure est de savoir si le chamanisme leur était plus favorable.

Il semble qu’il n’est pas aisé pour un ou une Anicinabe de s’identifier ouvertement comme gay, queer, trans ou autre. En 2009, l’émission Mishkuenita, sur la chaîne de télévision APTN, avait présenté un documentaire sur la difficulté d’être homosexuel dans une communauté autochtone, « face cachée d’une réalité souvent difficile, insoutenable », « tabou profond »[3], et ses principaux protagonistes étaient Anicinabek. Certains d’entre eux ont à nouveau été interviewés en 2017 (Rivard-Boudreau 2017)[4] et la situation semble s’être légèrement améliorée.

C’est dans ce contexte que le Centre de santé de Pikogan s’est adjoint le soutien de la Coalition d’aide à la diversité sexuelle de l’Abitibi-Témiscamingue (ci-après « Coalition ») et que la Coalition, suivant la suggestion de membres de la communauté, a invité en septembre 2017 l’une d’entre nous, Marie-Pierre Bousquet, à venir donner une conférence à Pikogan devant les représentants de centres de santé anicinabek de quatre communautés. Le mandat était de parler des savoirs sur les thèmes des LGBTQ et des genres chez les Anicinabek, particulièrement de la notion de « two-spirit » ou « deux-esprits », utilisée couramment par les membres des Premières Nations LGBTQ de l’Ouest pour se décrire (Wilson 1996). Ne connaissant pas de documentation sur les deux-esprits chez les Anicinabek, ni même chez les autres Algonquiens du Québec, Marie-Pierre a commencé par évoquer des cas connus de « deux-esprits » dans d’autres Premières Nations à travers les États-Unis et le Canada, puis a orienté sa présentation sur la notion de genre et des valeurs associées chez les Anicinabek. Plusieurs constats sont ressortis de cette intervention sur le terrain : tout d’abord, le sujet des orientations sexuelles non conformes à la binarité des genres était encore délicat à aborder ; ensuite, le vocabulaire en français utilisé par des organismes allochtones tels que la Coalition était méconnu, voire inconnu (à part gay et homosexuel), et il était très difficile à traduire en anicinabemowin (langue parlée dans trois des communautés représentées) ; de plus, les savoirs anicinabek sur les genres sont en décalage avec les images sur les genres transmises par les médias et la culture populaire nord-américaine (Bousquet, Morissette et Hamel-Charest 2017) ; enfin, les Anicinabek se montraient très intéressés par les cas présentés de deux-esprits dans d’autres Premières Nations d’Amérique du Nord et désiraient une recherche sur le sujet chez eux, pour pouvoir ensuite créer des outils de sensibilisation qui leur ressemblent et leur parlent dans leur cadre culturel.

La revue de littérature : gare aux conclusions hâtives

Étant donné l’intérêt des Anicinabek pour les autres Premières Nations, et étant donné l’importance des langues et de ce qu’elles traduisent, nous avons d’abord établi une revue de littérature au sujet des berdaches, des deux-esprits et du troisième genre en Amérique du Nord. Nous sommes parties de définitions de base, englobantes, pour chacun des termes : berdache, dérivé du persan bardaj (esclave sexuel du sultan) puis de l’italien bardascio (prostitué masculin), fut longtemps une catégorie fourre-tout où les Européens rangeaient tout aussi bien des pratiques de travestissement que du transgenrisme (les deux termes diffèrent dans le sens que porter des vêtements de l’autre sexe peut ne pas coïncider avec l’adoption du mode de vie de l’autre sexe, et l’individu peut ne pas rejeter son identité de genre assignée à la naissance), ainsi que de l’homosexualité ou des statuts rituels[5] (Goulet 1996 ; Carocci 1997 ; Laugrand et Havard 2014 ; Saladin d’Anglure 2014 ; De Mallie 2014). La connotation négative originale du terme « berdache » et sa polysémie ont conduit les groupes militants gays et lesbiens urbains des Premières Nations, particulièrement en Californie et à New York, à préférer, au début des années 1990, le terme « deux-esprits », considéré comme culturellement plus approprié (Carocci 1997 ; Epple 1998 ; Wesley et Jacobs 1999 ; Meyercook et Labelle 2004). Ce terme est également englobant, désignant toutes les alternatives aux identités de sexe et de genre dites binaires (où l’homme et la femme sont distincts de façon biologique à la naissance et doivent aimer une personne de l’autre sexe/genre). Il insiste en fait surtout sur l’aspect spirituel de la diversité sexuelle et de genre chez les Premières Nations et sur le lien avec un ensemble de valeurs culturellement cohérent qui forme la spécificité « ethnique » de celles-ci. En effet, comme le montre bien notamment De Mallie (2014) chez les Pawnees et les Arikaras du Haut-Missouri, dans de nombreuses Premières Nations on considérait que les personnes ne se conformant pas aux rôles sexuels et de genre qui auraient dû être les leurs de par leur biologie avaient en fait reçu leur identité par des pouvoirs, des forces ou des esprits. Enfin, la notion de troisième genre, ou troisième sexe (expression popularisée par la fameuse étude de Saladin d’Anglure, 1986), peut désigner la même catégorie fourre-tout que berdache ou deux-esprits, ou référer spécifiquement aux individus qui ont été socialisés dans un sexe différent de celui de leur naissance. L’expression vise surtout à mettre l’accent sur le fait que la culture en question connaît une troisième catégorie sociale et qu’elle reconnaît au moins trois genres.

Munies de ces définitions, nous n’avions pas pour but de discuter des concepts, mais d’identifier quelles Premières Nations (auxquelles nous pourrions ajouter les Inuit) connaissaient des catégories sociales donnant à des humains des statuts autres que « hommes » ou « femmes ». Nous avons donc cherché des Premières Nations où étaient acceptés et nommés comme tels : des hommes pratiquant des activités sociales et des tâches féminines ou des femmes pratiquant des activités sociales et des tâches masculines, des hommes portant des habits de femmes ou des femmes portant des habits d’hommes, des individus ayant des activités sexuelles avec des personnes de même sexe et des cas d’intersexuation (autrefois appelée hermaphrodisme). Peu importait que l’auteur ait choisi d’utiliser les termes berdache, deux-esprits ou troisième genre, pourvu que le statut en question réfère à une catégorie « traditionnelle », c’est-à-dire qu’il était possible d’établir qu’il existait depuis longtemps une telle catégorie sémantique et sociale, de façon légitime, nommée (dans la langue vernaculaire) et socialement acceptable, si possible avant l’arrivée des Européens.

Nous nous sommes vite rendu compte de deux choses : premièrement, que l’existence de catégories sexuelles et de genre alternatives à la binarité était (est) très répandue dans les territoires aujourd’hui couverts par les États-Unis et le Canada ; deuxièmement, que les synthèses élaborées par certains auteurs pour établir des cartographies nord-américaines des « berdaches » ou des « deux-esprits » s’appuyaient sur des textes variés et pas toujours rigoureux, certains étant très anciens et fort peu descriptifs, ou sur des descriptions biaisées de chroniqueurs qui ont pu servir d’assise à des interprétations anthropologiques (Hauser 1990). En fait, la littérature est prolixe sur ce phénomène, à l’origine sans doute à cause du fait que les observateurs européens ou euro-américains ne connaissaient rien de semblable et que l’homosexualité et le transgenrisme étaient fortement réprimés chez eux, socialement et juridiquement. Quant à l’intersexuation, elle a longtemps été considérée comme une monstruosité par la biomédecine occidentale, qui la regardait comme une malformation à réparer. Notre but n’étant pas de redessiner une cartographie nord-américaine de ces catégories, nous nous contenterons ici de souligner ces limites, déjà mises en avant par Goulet pour le cas des Dene Tha (1996).

En résumé, berdaches, deux-esprits et autres troisièmes genres étaient présents dans les régions des Plaines, des Grands Lacs, de la Californie, du Sud-Ouest, du Sud-Est, du Plateau, du Bassin, de la Côte Nord-Ouest et du Subarctique (Callender et al. 1983). Le hemaneh chez les Cheyennes (Medicine 1997), le bate chez les Crows (Parks 2014), le miati chez les Hidatsas (Désy 1978), le ikoneta chez les Illinois (Hauser 1990), le nadleeh chez les Navajos (Schnarch 1992 ; Wesley et Jacobs 1999), le wi.kovat chez les Pimas (Hill 1938), le winkte chez les peuples sioux (Williams 1986), le ayekkwe chez les Cris des Plaines sont loin d’être un seul type de personnes. Certains hommes s’habillaient, agissaient et parlaient comme des femmes, d’autres étaient homosexuels et organisaient les mariages, d’autres pouvaient être seconde femme dans un mariage polygame alors que certains devaient se soumettre à une abstinence sexuelle, d’autres encore étaient très craints, ou étaient intersexués, ou avaient des dons particuliers, comme un don de prophétie. Si certaines Premières Nations les acceptaient comme tels, d’autres les ostracisaient. De Mallie (2014 : 221) raconte que, dans le Haut Missouri, des enfants manifestant tôt leur intérêt pour les activités de l’autre sexe pouvaient être battus et traités durement, dans le but de modifier ces intérêts. Mais ceux qui persistaient étaient hautement respectés une fois arrivés à l’âge adulte. Cette variété ne prête guère à la généralisation, à part le fait que des catégories intermédiaires entre hommes et femmes semblent avoir été courantes chez les Autochtones. Si la littérature a significativement davantage prêté attention aux hommes biologiques berdaches ou deux-esprits, il semble que les femmes berdaches aient aussi existé[6] (Blackwood 1984).

Pour les Anicinabek, nous n’avons trouvé aucune référence à un rôle institutionnalisé. Seul un mythe, dont nous parlerons plus loin, fait allusion au cas d’un personnage masculin s’habillant en femme. Les Anicinabek, situés dans l’Ouest du Québec, ont pour proches voisins à l’ouest les Ojibwas (des Anishinaabeg). Chez les Ojibwas, plusieurs chercheurs rapportent la présence de egwakwe ou agokwa (« comme une femme »), un homme, du point de vue biologique, qui a plutôt des rôles féminins (mais aussi masculins) et qui est perçu comme faisant partie d’un troisième genre. Les Ojibwas connaissaient aussi la okitciakwe, femme, du point de vue biologique, ayant des rôles masculins (Désy 1978 ; McGeouh 2008 ; Meissner et Whyte 2018). Chez les autres voisins des Anicinabek, nous n’avons trouvé aucune mention d’un troisième genre : ni chez les Cris, ni chez les Innus, ni chez les Atikamekw, ni chez les Mohawks, ni chez les Abénakis. Dans sa recension, Sue Ellen Jacobs (1968) mentionne qu’il y aurait des berdaches chez les Naskapis et renvoie à une référence : Westermarck, 1906. Or, dans le texte de Westermarck, on ne trouve aucune mention des Naskapis. Bien avant Westermarck, James McKenzie, en 1808, avance que les Nascapees « sont libidineux et accusés de sodomie » (p. 414). Puis Speck (1933 : 576), sur la foi de dires rapportés par le traiteur Richard White Jr parlant de cas d’esclavage masculin chez les Naskapis, raconte :

Un cas récent observé par lui est celui d’un jeune homme vivant avec son frère en qualité de serviteur, « risée pour tout ce qu’il dit et fait », chargé du travail de femme par les autres hommes également. Le nom autochtone de l’individu de ce statut social est napeckweó, « homme-femme ». Il reste à déterminer quelle institution autochtone se cache derrière ce comportement envers un parent, et à savoir s’il s’agit d’un bâtard ou d’un hermaphrodite.

Malheureusement, Speck n’a pas investigué pour déterminer s’il s’agissait ou non d’un véritable statut social avec tout ce que cela aurait pu comporter, et ce cas est resté unique dans la littérature. La littérature plus ancienne sur les peuples autochtones du Québec (Relations des jésuites, Paul Lejeune, etc.) se répand amplement sur la satisfaction de leurs désirs sexuels et il est difficile de croire que des chroniqueurs aussi choqués par ce qu’ils observaient et aussi focalisés sur le sujet auraient pu passer à côté de phénomènes sociaux comme celui-là. Autrement dit, si des genres alternatifs ont pu exister partout en Amérique du Nord, et largement dans la famille algonquienne éloignée et proche, il n’est pas certain qu’il y en ait eu au Québec. Il y a probablement eu de l’homosexualité, c’est-à-dire des attirances sexuelles pour les personnes de même sexe ; du travestissement, compris ici de manière non péjorative comme une expression, sur le corps (vêtement, coiffure, etc.), d’une identité de genre contraire à la sienne habituelle ; et des cas de personnes intersexuées. Mais l’homosexualité, le travestissement et l’intersexuation n’auraient pas remis en question la binarité homme/femme, dans le sens où celle-ci serait restée la norme. En tout cas, dans la littérature, aucune preuve ne semble indiquer le contraire.

Il est pourtant indéniable que des personnes anicinabek s’identifient aujourd’hui comme gay, queer ou deux-esprits. Or, non seulement ces termes sont difficilement traduisibles en anicinabemowin, mais il ne semble pas qu’il existe dans cette langue de catégories langagières reflétant des phénomènes de cet ordre. À Pikogan, dans le cadre des campagnes de lutte contre l’homophobie et de la recherche d’outils pour aider les personnes LGBTQ, un des problèmes est de trouver des liens avec la culture anicinabe et des mots appropriés dans la langue. Ainsi, la phrase « Le droit d’aimer qui je veux ! Non à l’homophobie ! » a été traduite par la longue périphrase « A8anen ikotc nikaki sakiia – Ka8in pakanenimakenik ka8itci8iti8atc napek kek8on ik8e8ak », ce qui veut dire « Je peux aimer, peu importe qui. Ne considérez pas comme différents les hommes qui sont ensemble et les femmes qui sont ensemble » (voir photo). Il n’y a pas de terme en anicinabemowin pour désigner des personnes qui aiment quelqu’un du même sexe, ni de terme pour marquer la haine ou le rejet de ces personnes. Lors de sa conférence à Pikogan, Marie-Pierre a évoqué le vocabulaire des Ojibwas/Anishinaabeg. Les Ojibwas sont, du point de vue anicinabe, des Anicinabek et leur langue est compréhensible pour des locuteurs de l’anicinabemowin. Mais le terme egwakwe ou agokwa n’évoque rien, rien d’autre que son étymologie qui paraît proche de ikwe (femme). Le terme napeckweó, dont l’équivalent anicinabe serait napekwe, est immédiatement compréhensible pour les locuteurs de l’anicinabemowin, mais n’évoque rien non plus.

La recherche : méthodologie, participants et participantes

La méthodologie a été élaborée en partant des différents constats posés au préalable. Rappelons-les brièvement : chez les Anicinabek, parler des identités sexuelles autres que homme/femme, des orientations non hétérosexuelles et de sexe en général, est délicat ; le vocabulaire spécialisé en français et l’absence de vocabulaire en anicinabemowin ne sont pas d’un grand secours ; les personnes rencontrées pendant la période de la conférence semblaient montrer un fort intérêt pour les cas de deux-esprits chez les autres Premières Nations ; a priori le paysage religieux contemporain paraît assez diversifié pour qu’il y ait une ouverture au sujet. Comme le mandat premier de la recherche était de sonder la tradition dans des temps anciens[7], il nous était conseillé d’aller interroger des personnes reconnues pour en être porteuses, ce qui éliminait toutes celles qui ne s’estimaient pas assez informées pour le projet. La génération encore de référence en matière de tradition a presque entièrement disparu : celle des aînés unilingues qui étaient déjà adultes lors de la période du pensionnat indien et qui ont connu la vie sur le territoire comme mode de vie du quotidien. Comme Marie-Pierre a interrogé nombre d’entre eux depuis 1996, nous avons utilisé des données recueillies lors de ces enquêtes longitudinales. Nous avons aussi utilisé les données d’entrevues menées dans les mêmes conditions entre 1996 et 2017[8] auprès d’enfants de ces aînés, soit des gens de la génération du pensionnat. Nous avons également mené une nouvelle enquête, complémentaire, à Pikogan, en deux séjours en 2019. Ont participé à des entrevues semi-dirigées six femmes et trois hommes, abitibiwinnik, âgés entre 45 et 75 ans et rencontrés séparément. Nous avons cherché à compenser ce déséquilibre entre hommes et femmes avec les données d’enquêtes précédentes.

Au début, les hommes âgés de plus de 55-60 ans ont semblé être plus réticents que les femmes à répondre, notamment parce que les chercheuses étaient toutes des femmes et également parce que les sujets des questions ne sont pas de l’ordre de ceux qu’on discute en public. Comme nous nous en doutions, seules deux intervieweuses étaient présentes avec les hommes, dont Anna Mapachee, femme abitibiwinni, reconnue pour ses savoirs anicinabek et dont la première langue est l’anicinabemowin (même si les entrevues se sont déroulées en français, il fallait pouvoir traduire certains mots). C’est d’ailleurs Anna qui a effectué tout le recrutement et qui s’est assurée du respect des codes de savoir-vivre. Le rire et les plaisanteries ont souvent été fort utiles pour détendre l’atmosphère, de même que le rappel du fait que si une question mettait mal à l’aise, on pouvait ne pas y répondre. Le guide d’entrevue a ainsi été diversement suivi, et nous avons souvent laissé les participants s’exprimer comme ils le désiraient, les redirigeant de temps à autre vers des thèmes plus proches de nos intérêts. Nous n’avions prévu aucune question sur la vie personnelle des informateurs et informatrices, ni de questions directes sur la sexualité et l’intimité. Nous commencions par parler des berdaches ou deux-esprits ailleurs et par évoquer les quelques cas sortant de l’ordinaire dont nous avions entendu parler lors de précédentes recherches dans différentes communautés de l’Abitibi. Puis nous demandions ce que c’était un « bon » homme et une « bonne » femme chez les Anicinabek, par rapport à l’éducation et aux valeurs. Il s’est avéré que les conversations se sont orientées sur des thèmes précis : d’une part, le sexe et les relations amoureuses ; d’autre part, la notion de féminité et de masculinité, à travers les vêtements, les tâches et les étapes de la vie. Nous les avons analysées selon une approche empirico-inductive.

Marche contre l’homophobie, Pikogan, 2017

Marche contre l’homophobie, Pikogan, 2017
Photo Boualem Hadjouti, Radio-Canada Abitibi-Témiscamingue

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Les cas de comportements inhabituels de genre

Recueillis au cours de recherches précédentes, dont une menée avec le concours de l’auxiliaire de recherche Claude Kistabish, étudiant abitibiwinni à la maîtrise en anthropologie, trois types de cas, concernant tous des hommes, ont pu être présentés. Le premier était l’histoire d’un homme, Icinakosi, qui avait expérimenté une situation de mort imminente. Passé de l’autre côté, Icinakosi avait rencontré des esprits au tout début de son voyage vers l’au-delà, esprits qui lui avaient dit que, s’il voulait retourner dans le monde des vivants, il devait, quand il y serait, ne plus porter que des robes de femme rouges. Cette histoire spécifique, qui fait partie d’un corpus de récits sur des injonctions faites par des esprits à des humains lors du passage vers la mort (injonctions qui peuvent être assorties de l’obligation de porter une pièce de vêtement, ou encore d’éviter de tuer une espèce animale en particulier), n’est connue que de quelques familles abitibiwinnik. Si personne aujourd’hui ne sait comment l’interpréter, on peut deviner par les motifs du récit qu’il s’agit d’une injonction chamanique, qui vise donc à rétablir un ordre par un don/contre-don (le pouvoir de rester en vie tant que la robe rouge est portée). Le fait, pour un homme, de porter une robe est extraordinaire, mais l’histoire ne dit nullement si l’homme a alors dû adopter des comportements de femme. Dans le récit, il semble avoir continué à vivre comme un homme. C’était déjà un homme réputé pour la qualité de ses pouvoirs chamaniques. Quant à la couleur rouge, que l’on retrouve dans les quatre couleurs associées au chamanisme anicinabe (par exemple, on peignait les crânes d’ours de jaune, rouge, noir et blanc pour rendre hommage aux ours après les avoir consommés), sa signification a été oubliée, mais nul doute qu’elle avait un pouvoir particulier[9]. Notons que les chroniques missionnaires et commerciales (de la Compagnie de la Baie d’Hudson) ne mentionnent aucunement l’existence de cet homme, qui aurait probablement vécu à la fin du xixe siècle, ou en tout cas ne relatent aucun cas d’homme habillé en femme. Il est plausible qu’il ait échappé aux regards des observateurs car il est probable, surtout s’il était réputé pour ses pouvoirs chamaniques, qu’il se tenait à l’écart des missions d’été. Mais ses petits-neveux et arrière-petits-neveux et nièces continuent à en parler et savent où se situait son territoire de chasse. Quoi qu’il en soit, il s’agit d’un cas rare et où le récit met l’accent sur la bizarrerie de la demande des esprits et non sur le comportement inhérent de l’homme. Toutefois, notons que Cuoq (1886 : 120) signale dans son lexique les expressions Inining ijinagosi « elle paraît en manière d’homme, elle a l’air d’un homme » et Ikweng ijiho « il est habillé en femme ». Ajoutons que icinakosi, équivalent à ijinagosi chez Cuoq, signifie « il/elle ressemble à ». Cuoq ne dit pas si le fait était connu ou s’il a vu quelqu’un habillé comme une personne autre que son genre mais on peut noter que l’idée existait.

Le deuxième cas est celui d’un chamane qui avait des relations sexuelles avec ses apprentis, quel que soit leur sexe. Notons qu’un cas similaire nous a été attesté dans une autre communauté d’Abitibi. En fait, puisqu’il n’a pas été question du même chamane selon les répondants, il semblait notoire qu’il fallait se méfier des chamanes quand on en choisissait un comme maître pour être formé à la pratique. Étant donné la dangerosité potentielle de leurs pouvoirs et le fait qu’ils pouvaient en faire un usage autant malveillant que bienveillant, les chamanes étaient aussi susceptibles d’exercer un pouvoir de nature sexuelle sur leurs jeunes aides, quel que soit leur genre (éventualité également valable pour les femmes chamanes).

Enfin, dans certaines communautés anicinabek, lors du Premier de l’An, de festivals communautaires ou de l’Halloween, il arrive que, pendant une soirée, le temps d’une chanson, des hommes se travestissent en femmes, en s’habillant en général à l’ancienne, « comme des kokoms » (des grands-mères), avec des jupes longues et larges, des chemisiers et des foulards sur la tête, une sacoche à la main. Parfois, ils se maquillent. Puis, devant toute l’audience rassemblée, membres de leur bande ou de bandes voisines, ils singent les femmes de façon exagérée, balançant des hanches et agitant les mains par des gestes soi-disant féminins, mains à la taille en lançant des baisers à la foule. Tout d’abord, il faut remarquer qu’ils semblent singer davantage les personnages masculins homosexuels très efféminés qu’on peut voir dans les films, par exemple, que des femmes. Ensuite, aucune femme anicinabe ne balancerait ainsi les hanches et n’agiterait ainsi les mains, comportement qu’elles n’identifient pas aux normes féminines anicinabek. Le but est clairement de divertir et de faire rire, dans une ambiance bon enfant qui n’a pas pour objectif de se moquer des homosexuels par exemple, mais plus de taquiner leurs femmes, cousines, soeurs ou mères.

Dans aucun de ces cas, il ne s’agit d’orientation sexuelle, ni de troisième genre, ni d’amour, ni même de pratiques qui pourraient être instituées socialement. Il s’agit, dans les deux premiers cas, de potentialités liées à l’existence d’un monde autre, qui peut intervenir dans le monde des vivants. La première personne aurait aussi bien pu se faire prescrire par les entités du monde autre de porter des mocassins fabriqués et brodés par son épouse, comme le raconte un récit du même type entendu à Pikogan en 1996 et qui pourrait être perçu comme une variante du motif. Il s’agit d’un travestissement à des fins cosmiques. Le deuxième cas montre que le sexe est une forme de pouvoir sur l’autre, d’autant plus s’il n’est pas consenti. Dans le dernier cas, il s’agit d’un travestissement festif, à des fins comiques, visant potentiellement à renforcer la binarité hommes/femmes.

Nous avons trouvé un mythe, inconnu des participants, qui raconte que Wiskedjak, personnage mythique qui a un rôle de décepteur, s’est habillé en femme. Le récit, recueilli par Speck (1915 : 17-20), provient de la communauté de Timiskaming et a été traduit en français par Daniel Clément (2019 : 35) :

Wiskedjak s’habille en femme

Wiskedjak ne s’était jamais marié à une femme. Mais il prétendit le faire. Un jour, il s’habilla en femme avec une jupe et essaya de tromper un jeune homme en lui faisant croire qu’il était son épouse. Wiskedjak faisait semblant d’être jaloux lorsque l’homme partait. Les autres gens savaient bien que c’était Wiskedjak et riaient entre eux et se moquaient du couple. Le jeune homme vécut avec Wiskedjak pendant un certain temps, croyant fermement qu’il s’agissait de son épouse. Mais les autres gens se moquaient du jeune homme à un point tel qu’il finit par quitter Wiskedjak. Wiskedjak réussit maintes fois à tromper des jeunes hommes et à vivre avec eux comme leur épouse, mais à la fin il les laissait tous et s’en allait seul. C’était un curieux personnage, ce Wiskedjak. Il ne se maria jamais, car il ne voulait pas être obligé de se préoccuper d’une femme, étant donné qu’il devait toujours être en train de voyager.

Dans ce mythe, nous remarquons que le premier jeune homme avec lequel vit Wiskedjak ne peut supporter de rester avec lui quand il découvre la supercherie et qu’il comprend que son couple suscitait la moquerie. Au fond, Wiskedjak joue son rôle de fripon mythique, qui joue des tours, est anticonformiste et a une sexualité hors normes. Il est donc difficile d’interpréter ce que le mythe reflète.

Notons que quelques participants, en entendant le terme français de « deux-esprits », ne l’ont pas entendu comme les deux esprits d’un homme et d’une femme dans un même corps (sens qu’est censée véhiculer l’expression), mais comme un esprit humain et un esprit animal. Dans les mythes anicinabek, des humains peuvent se transformer en animal et vice-versa. Nous n’avons pas trouvé de mythe où un homme se transforme en femme ou le contraire (dans le mythe rapporté par Speck, Wiskedjak ne semble pas se transformer). Dans la vision du monde héritée du chamanisme, tout humain peut acquérir des pouvoirs, des mandos, venant des animaux ou d’autres non-humains (Bousquet 2013 : 86). Chaque humain a une part de féminin et une de masculin, les hommes ayant leur part masculine plus importante et les femmes leur part féminine plus grande. Même les non-humains sont masculins ou féminins, et quand ils sont mariés ils le sont avec l’autre sexe (même quand ils sont mariés avec des humains). Au point de vue de la philosophie de cette vision du monde, il n’est sans doute pas impossible d’avoir autant de masculin que de féminin, et il est peut-être possible d’acquérir plus de part de l’autre sexe. Mais nous n’en avons pas la preuve.

Le sexe et l’amour

Quand j’étais petit, il n’y avait que les hommes qui parlaient de sexe et de relations amoureuses. Mais ils parlaient surtout entre eux de qui avait du pouvoir [le chamanisme].

Homme, 71 ans, génération du pensionnat, février 2019

Quand j’étais petit, on ne voyait pas de tapettes. Ça ne se faisait pas. Un homme, c’était un chasseur, et un chasseur, ça devait être viril. […] J’ai jamais parlé de ça, du sexe, des femmes avec mon père. Il m’a juste dit de prendre une femme, c’est tout.

Homme, 48 ans, février 2019

Le sexe était très tabou. On ne dévoilait pas quand une femme était enceinte. Un jour, il y avait un bébé. […] On ne parlait jamais d’homosexualité.

Femme, 73 ans, génération du pensionnat, février 2019

Personne ne t’expliquait rien. La sexualité, c’était caché, tabou. […] Il n’y avait pas de jokes sur la sexualité. […] On apprenait le sexe en regardant les animaux. […] L’homosexualité, je pense que ça a dû toujours exister. Mais on n’en parlait pas.

Femme, 49 ans, avril 2019

Après s’être fait exposer le thème de la recherche, les participants ont spontanément évoqué le thème du sexe et de la sexualité, surtout les moins de 50 ans. Les Anicinabek interrogés ont été d’une totale unanimité : la sexualité était un domaine caché. Les hommes pouvaient en parler entre eux, mais par allusion, de manière humoristique, et pas de façon directe. Les femmes, elles, n’en parlaient pas du tout. Les gens étaient très réservés. Plusieurs participants pensent que l’homosexualité pouvait exister dans l’ancien temps, mais personne n’en parlait : « chacun s’occupait de ses affaires » (Homme, 70 ans, avril 2019). L’un d’entre eux, un homme de 71 ans, a entendu parler d’une plante, qu’il qualifie de « médecine » en français et de « mackiki » en anicinabemowin (« médicament ») mais dont il ne connaît pas le nom : cette plante pouvait être utilisée pour inhiber le désir, par exemple, explique-t-il, si jamais un homme avait du désir pour un autre pendant les séjours de chasse où des hommes partaient entre eux pendant des semaines[10]. Il pourrait s’agir de « Nuphar Sp. Et Nymphaea Sp. (Lis d’eau) », un genre de nénuphar, que Jacques Rousseau (1947 : 39) mentionne dans son Ethnobotanique abénakise : « Un p’tit brin de racine dans de la boisson quand un homme est enragé pour les créatures, ça l’arrête pour deux mois. Les vieux Abénaki disent que c’est un remède pour les patléin (prêtres). » Les autres hommes ont raconté qu’ils avaient entendu parler d’homosexualité quand ils étaient adolescents au pensionnat ou dans la communauté et qu’ils découvraient leur intérêt pour le sexe opposé, ou même plus tard, et aucun d’entre eux n’aurait imaginé qu’il était possible d’avoir une relation avec une personne du même sexe. Les femmes en ont entendu parler à l’âge adulte. Aucun aîné unilingue rencontré depuis 1996 n’en avait entendu parler dans sa jeunesse.

Dans l’ancien temps, les petites filles étaient éduquées par leur mère et les petits garçons par leur père. Les enfants ne voyaient jamais d’adultes nus. On se lavait hors de la vue des autres. Il fallait même éviter de parler de la nudité, que l’on évoquait de façon imagée. Ainsi, mii maia omakaki eecootc, qui illustre le fait d’être nu, signifie « habillé en grenouille ». Vers 12 ans, les jeunes filles ne pouvaient plus toucher leur père, même en jouant, et elles devaient être couvertes, ne pas être sexy. Il était mal vu qu’une fille soit seule avec plusieurs garçons. Les jeunes filles devenaient des femmes lorsqu’elles avaient leurs menstruations. Personne ne leur avait expliqué ce dont il s’agissait et beaucoup avaient peur de ce qui leur arrivait. Elles étaient mises à l’écart pendant leurs règles et ne pouvaient toucher les affaires des hommes. À partir du moment où elles avaient leurs règles, les filles pouvaient être mariées : « À ce moment-là, tu n’étais plus une petite fille. “Fais bien attention aux hommes”, les mères disaient ça aux filles. C’est tout, “fais bien attention”. Elles ne parlaient pas de sexualité. » (Femme, 49 ans, avril 2019)

Garçons et filles n’avaient pas beaucoup l’occasion de se fréquenter. Tout passait par le regard, le sourire. Les rituels de séduction étaient discrets : le garçon jetait vers la fille des copeaux de bois ou d’autres petites choses, et la fille pouvait montrer que l’intérêt était réciproque en renvoyant les copeaux[11]. Tous avaient été élevés à ne pas exprimer leurs sentiments, à ne pas les nommer : il fallait tout garder pour soi, être stoïque, ne pas se plaindre. L’évitement des contacts corporels était de mise : « Encore aujourd’hui, si un gars me touche, je pense tout de suite “il veut m’avoir” » (Femme, 49 ans, février 2019). Le garçon pouvait aussi donner des petits cadeaux, comme quelque chose à manger, signe d’intérêt évident dans une société où les hommes étaient les pourvoyeurs de nourriture et où les femmes devaient servir les hommes (nous reviendrons plus loin sur cette notion de service). Les fréquentations ne devaient pas durer longtemps et les parents avaient leur mot à dire dans l’union de leurs enfants. Tous les informateurs ont été d’accord sur le fait que ce n’est qu’après le pensionnat que les Anicinabek ont commencé à parler plus ouvertement de sexualité.

Si le lexique de Cuoq (1886 : 34) nous apprend qu’il existait une plante, « l’herbe de Vénus » (possiblement de la verveine), akoskowewack, qui aurait la « propriété d’inspirer la passion de l’amour », personne ne s’en souvient chez les Abitibiwinnik. Dans une société aussi pudique dans le domaine de l’expression verbale, comment parlait-on d’amour ? Là aussi, tous les informateurs et informatrices ont raconté les mêmes choses : « Dans le temps, il n’y avait pas de “mon chéri” ni de gros câlins », « Ça restait dans le couple. On pouvait se minoucher [se faire de petits bisous], mais juste devant les enfants ». Une participante dont les parents (des aînés) semblent s’être beaucoup aimés a insisté sur le fait qu’ils se le disaient fort peu mais se le montraient par de petits gestes : offrir un thé à l’autre, lui sourire, lui fabriquer quelque chose. Les participants ont également mentionné, à mots couverts ou explicitement, le fait que, dans le temps, les jeunes ne choisissaient eux-mêmes leur conjoint que rarement, fait que les aînés ont abondamment raconté. En conséquence, on ne se mariait pas forcément avec quelqu’un que l’on aimait. Soit on finissait par aimer cette personne, soit on en prenait son parti, soit encore « on sautait la clôture » (on trompait son conjoint ou sa conjointe). Le thème du ménage à trois est souvent apparu dans les entrevues de 2019.

Il convient de s’attarder un peu sur ces « triangles amoureux » (expression d’une des participantes), tant ce motif dans les relations entre hommes et femmes semble avoir été présent depuis longtemps (rappelons au passage que la polygynie était admise chez les Anicinabek jusqu’au xixe siècle, puis elle a été fortement combattue par les missionnaires). En effet, ces histoires marquent physiquement le paysage du lieu de rassemblement estival ancestral des Abitibiwinnik, à Abitibi Matcite8eia (la Pointe-aux-Indiens) sur le lac Abitibi. Tout d’abord, s’y dresse un gros rocher, sur lequel on aperçoit une empreinte de main géante, et qui est posé sur trois petits rochers. Un mythe abitibiwinni explique comment ce rocher s’est retrouvé ainsi : deux chamanes se battaient pour une même femme. Ils devaient mettre le gros rocher sur les trois petits. L’un d’eux a gagné et a eu la femme. Ensuite, un autre lieu s’appelle Ki8ack8ematcite8eia, toponyme qu’on pourrait traduire à peu près par « la baie où l’on perd la tête ». Il s’agissait d’un lieu de rencontres où les gens pouvaient aller se retrouver en cachette. À part cela, nombreuses sont les histoires de rencontres inopinées entre deux prétendants pour la même femme (dont, parfois, le mari) pendant le rassemblement estival. Certaines de ces histoires sont drôles, comme celle de ces deux hommes tombés nez à nez après avoir soulevé chacun un coin opposé de la même tente. Plusieurs histoires concernant des femmes que des hommes voulaient avoir ont été racontées, au lac Abitibi, à John T. MacPherson (1930), qui les a consignées. Toutes ces histoires font intervenir l’usage du mandoke, le chamanisme (ou conjuration), pour rétablir l’ordre. En effet, comme le confirme une participante, on pouvait aller voir un chamane pour diverses raisons, y compris celle d’avoir une femme.

En résumé, toutes les histoires d’amour et de séduction concernent des hommes vers des femmes ou le contraire. Si on pourrait peut-être interpréter ces données comme de la liberté sexuelle, il n’en est rien : cette relative tolérance était très encadrée socialement et la discrétion était de mise. Sinon, la réputation des personnes concernées était atteinte. Par exemple, une femme pouvait être qualifiée de « voleuse de fusil », kakimotepackisikanitc, lorsqu’elle voyait plusieurs hommes. Pour éviter qu’une femme tombe enceinte, il était recommandé que l’homme porte un « étui de fusil », pitaotcikan, c’est-à-dire un condom, ou encore qu’il évite de « mettre des munitions dans un fusil », expressions imagées autour de la chasse que l’on n’use guère de nos jours. En fait, il n’était pas possible de rester célibataire (fait également attesté par Roark-Calnek 1993) et de ne pas avoir d’enfants, ce qui faisait partie des contraintes sociales : « tout le monde devait être en couple et avoir des enfants » (Homme, 70 ans, avril 2019). Il arrivait ainsi que, si un couple n’arrivait pas à avoir d’enfants, il invitait un autre homme pendant quelques saisons de chasse, jusqu’à ce que la femme en mette au monde (si c’était la femme qui était stérile, une femme de sa parenté ayant beaucoup d’enfants pouvait lui en confier afin qu’elle les élève). Il faut noter que les enfants qui naissaient de ces unions étaient tenus au courant de leur parenté biologique (notamment pour éviter des situations d’inceste).

Que se passait-il alors lorsque la femme était ménopausée ? « Quelqu’un qui n’est plus fertile, ça se dit ickwabidisi, “elle est finie”. C’est fini pour elle d’avoir des enfants, elle est finie. » (Femme, 49 ans, février 2019) Les femmes qui n’étaient plus fertiles et qui étaient veuves pouvaient ne pas se remarier : soit parce qu’elles ne présentaient plus d’intérêt pour la reproduction, soit parce qu’elles étaient capables de se débrouiller seules pour survivre, soit parce qu’elles étaient prises en charge par un de leurs enfants mariés. Elles pouvaient aussi se remarier facilement si elles étaient dures à la tâche, bonnes cuisinières et si leurs enfants pouvaient être d’intéressants partenaires de chasse. De l’avis de la plupart des informatrices, les femmes ménopausées n’avaient pas un statut moins enviable que les plus jeunes : à cette étape de leur vie, elles pouvaient gagner en liberté en étant moins dépendantes des hommes.

D’un point de vue fonctionnaliste, nous pourrions avancer que dans une société de chasseurs-piégeurs vivant en petits groupes dans un environnement difficile, on met en avant la reproduction et l’entraide entre les sexes (nous reviendrons plus loin sur la division sexuelle des tâches et la complémentarité des genres). Comme nous l’avons montré ailleurs (Bousquet 2012a), la philosophie anicinabe est conséquentialiste et pragmatiste, c’est-à-dire que la valeur d’un choix est basée sur la conséquence de ce choix. Les normes sont établies à partir des conséquences des actes (ou des comportements) et non en fonction d’un jugement a priori sur les actes. Il n’y a d’ailleurs pas de mot en anicinabemowin pour dire « échec ». Ce qui est important est la reproduction de la population, ce qui veut dire à la fois que chacun de ses membres doit pouvoir se débrouiller seul le plus tôt possible (pour survivre et ne pas être un poids pour les autres) et doit aussi s’engager pour la collectivité. De là, on comprend mieux les valeurs sociales les plus importantes aux yeux des Anicinabek : l’autonomie individuelle et la préservation de l’harmonie sociale. En découlent le fait de valoriser à la fois l’indépendance, la responsabilité, mais aussi le contrôle de soi, l’entraide, la solidarité.

Les Anicinabek ne sont pas individualistes, ce qui impliquerait que les individus choisiraient leurs propres intérêts et agiraient en fonction de ceux-ci, mais ils ne sont pas non plus collectivistes, dans le sens où les intérêts de l’individu seraient sublimés par l’intérêt commun. Ou alors ils sont les deux à la fois. Les individus sont libres et autonomes, et en même temps ils doivent agir pour le bien commun. La non-ingérence dans la vie d’autrui, qu’on appelle aussi la règle de non-interférence, est également essentielle (Bousquet, Morissette et Hamel-Charest 2017). Pour rapporter cela à notre sujet, les relations amoureuses et sexuelles sont l’affaire de chacun parce qu’on ne doit pas se mêler de la vie des autres, mais en même temps la vie des autres fait partie du bien de la communauté, ce qui restreint certains de leurs intérêts. Comme nous allons le voir, les hommes et les femmes dépendaient les uns des autres. Ainsi, comme nous l’a expliqué une des informatrices, « une femme avait peur de perdre son homme » (Femme, 49 ans, avril 2019), et vice-versa, surtout si les personnes en question possédaient des qualités importantes pour la vie en forêt.

Tout cela nous permet de deviner comment une personne attirée par les personnes de même sexe (ou du moins perçues comme telles) pouvait être vue, ou pourrait l’être aujourd’hui, selon des canons strictement anicinabek (tout en sachant que, depuis la christianisation et de nos jours, l’influence des religions chrétiennes peut être forte). En théorie, cette personne pouvait (ou aurait pu) être tolérée tant qu’elle était officiellement en couple avec une personne du sexe opposé, ce qui est important pour les tâches en forêt, et tant qu’elle avait des enfants en charge. Le fait d’avoir ce genre d’attirance sexuelle ou amoureuse ne semble pas, dans la philosophie anicinabe, un problème en soi. C’est sa conséquence qui peut être un problème. Également, la « sortie du placard » peut être un problème car l’orientation sexuelle de la personne devient publique. Or, dans le temps et encore maintenant, on parlait et on parle peu de sexe, du moins chez les gens de plus de trente ans. De nos jours, d’ailleurs, si les personnes anicinabek LGBTQ ont tendance à partir en ville, un des couples ouvertement gays d’une des communautés anicinabek que nous avons rencontré est plutôt bien accepté car il élève deux enfants qui sont placés sous sa garde et qu’il y a suffisamment de modèles d’hommes et de femmes dans leur entourage pour que ces enfants apprennent les manières d’être qui leur seront nécessaires.

Un « bon homme », une « bonne femme »

La fille était éduquée par la maman. Elle apprenait à coudre, à cuisiner. Elle devait prendre les devants. Ce n’était pas forcé, ça se faisait par l’exemple. C’était une éducation par l’observation et l’écoute, dès le tikinagan (porte-bébé). Il fallait apprendre à être autonome. On se donnait à la survie de la famille. Il fallait être travaillante, mais c’était plaisant de mettre la main à la pâte et de savoir-faire par la bonne volonté.

Femme, 73 ans, février 2019

Il y avait un couple qui avait eu un bébé, un garçon. Il voulait le donner à un couple sans enfant qui voulait un garçon. Il allait devenir un bon chasseur, pour subvenir aux besoins de la famille. […] Il est devenu un très bon chasseur. C’était très recherché chez les garçons. Il fallait savoir fabriquer des choses, comme des raquettes, des traîneaux, être bon dans le bois. Un garçon était élevé comme ça. Il ne devait pas être paresseux. Il devait tendre des filets, aller chercher de l’eau et du bois. […] À 12-13 ans, les garçons étaient capables de partir seuls, de monter une tente, de chasser l’orignal. Ils avaient vu leur père. Ils savaient tuer des oiseaux avec une fronde. Ça faisait partie de l’apprentissage, ils apprenaient par l’exemple.

Homme, 70 ans, avril 2019

Chez les 70 ans et plus, le thème de l’éducation des filles et des garçons a été abordé souvent en premier, pour en arriver à expliquer les perceptions anicinabek de la féminité et de la masculinité, cela afin d’éclairer les modèles des relations amoureuses. Ainsi, les tâches étaient réparties entre garçons et filles : « Les filles aidaient la maman à faire du lavage, à arranger le poisson », « les filles font la vaisselle, même aujourd’hui ! », « les gars devaient être patenteux [bricoleurs] ». Si la fratrie comptait une majorité de filles ou une majorité de garçons, les enfants devaient apprendre à accomplir les tâches de l’autre sexe. L’aîné, ou aînée, était responsable des plus petits et était vu comme plus débrouillard que les autres. Dans les campements, toutes les informatrices ont insisté à ce sujet, les femmes devaient servir les hommes, sauf lorsqu’elles étaient en couches et que les hommes devaient accomplir leurs tâches. Mais ce service était un échange : les hommes avaient le devoir de pourvoir les femmes en nourriture. Être travaillant était la première qualité que regardaient les parents quand venait le temps de marier les enfants :

La fille devait être bonne cuisinière. […] Quand l’homme n’est pas là, tu fais [comme fille] ce que font les petits gars. […] Un homme bien, c’est quelqu’un capable de te faire vivre, qui est bon dans le bois pour que tu puisses manger.

Femme, 49 ans, avril 2019

Chez les Anicinabek, l’union d’un homme et d’une femme valorisait beaucoup la complémentarité des genres (Roark-Calnek 1993 ; Viau 1995 : 114 ; Vincent 1976 pour les Innus mais extrapolable aux Anicinabek) : l’homme et la femme créaient une nouvelle unité de production, allaient avoir des enfants pour permettre la reproduction du groupe et avaient des responsabilités vis-à-vis de leur réseau de parenté. La division sexuelle des tâches était fondée sur cette complémentarité, en même temps que sur la capacité de l’un de remplacer l’autre dans ses tâches en cas de besoin : un vrai homme devait être capable d’accomplir aussi des tâches féminines si sa femme n’était pas en mesure de les effectuer, et vice-versa. On attendait d’ailleurs des hommes et des femmes les mêmes qualités : la patience, la maîtrise de soi, l’endurance, le sang-froid, la coopération, la solidarité et l’indépendance.

Jusque dans les années 1960-1970, les vêtements identifiaient clairement le genre de chacun :

Les femmes ne portaient pas de pantalons. Les robes n’étaient pas décolletées, on ne voyait pas la craque des seins […]. C’est important la pudeur. C’est le respect de son corps, chez l’homme aussi. […] Un homme n’était jamais en short ni torse nu. On ne se mettait jamais en costume de bain. La robe était au-dessous des genoux. Les femmes cachaient leurs cheveux, sauf devant leur mari. […] Avant, on n’exposait pas son corps.

Femme, 73 ans, février 2019

Ce témoignage est corroboré par des entrevues beaucoup plus anciennes avec des aînés aujourd’hui décédés. Il en ressort des éléments intéressants. Tout d’abord, les vêtements sont genrés, comme on l’avait d’ailleurs vu au début de ce texte, sauf qu’il n’est pas question ici des autres pièces nécessaires à l’habillement, comme les mocassins ou les mitaines, qui ne semblent pas avoir toujours été genrés. Surtout, la pudeur est autant l’affaire des femmes que des hommes et elle est aussi importante dans la tenue que dans la retenue du comportement. D’après nos observations, encore de nos jours les jeunes filles anicinabek venant de communautés traditionnelles ne se mettent pas en bikini à la plage, mais ont tendance à porter des shorts et des tee-shirts. Dans les communautés, les hommes et les femmes portent plus volontiers des tee-shirts très larges que des tenues moulantes.

Adrian Tanner, chez les Cris, a longuement expliqué l’organisation spatiale domestique dans les campements de chasse (1979), en insistant sur la séparation des hommes et des femmes, divisant l’habitation entre une moitié masculine et une moitié féminine, chaque personne devant rester dans sa moitié et strictement éviter l’autre. Il décrit différents cas de figure, soulignant en particulier que les hommes non mariés et les femmes non mariées sont éloignés le plus possible les uns des autres, surtout à l’arrivée de la maturité sexuelle, ce qui montre un modèle d’organisation sociale qui encadre et institutionnalise la séparation des sexes. Nous pouvons attester que dans les camps de chasse anicinabek, de nos jours, une femme non mariée ou étrangère à la famille se verra assigner pour dormir une place éloignée des hommes adultes dans les tentes ou les cabanes.

La complémentarité des genres, qui est au fondement de la coopération dans les tâches à accomplir, s’inscrit dans la façon dont est conçue la personne. Dans la pensée anicinabe, personne n’est ni entièrement malveillant ni entièrement bienveillant. Tout être malveillant a au moins un peu de bienveillance en lui et vice-versa. Il en est de même pour le masculin et le féminin : comme dit précédemment, tous les hommes ont du féminin en eux et toutes les femmes ont du masculin. C’est ce qui permet l’équilibre et la reproduction.

La vie sédentaire : un changement profond de réalité

Il est évident que le passage à la sédentarité et l’entrée dans l’économie de consommation ont eu un impact profond sur le fonctionnement social. Selon Roark-Calnek (1993 : 96), qui a bien montré comment se formaient, se déformaient et se reformaient les groupes de coopération quand les groupes vivaient en forêt, « à la réserve, les sources de revenu provenant des paiements de transfert et l’accès à la technologie extérieure et aux biens de consommation qu’ils permettent ont commencé à éroder l’interdépendance entre les sexes et entre les générations ». Les impératifs de la vie sur le territoire n’ont plus cours dans la mesure où y aller et y pratiquer toutes les activités associées n’est plus nécessaire pour survivre au jour le jour. Si les comportements et les assignations des tâches selon les genres n’ont pas disparu (en majorité, ce sont encore surtout les femmes qui font la vaisselle et le lavage), les moments d’interchangeabilité des travaux à effectuer sont plus nombreux. En outre, les vêtements ont beaucoup changé, et les femmes ont tendance à ne porter robes et jupes que lors des occasions festives, comme les mariages ou les pow-wows. Les vêtements unisexes sont les plus communs. Enfin, les images de la masculinité et de la féminité sont brouillées. Les hommes n’ont plus l’impératif d’être d’excellents chasseurs, même si cela reste hautement valorisé. Quant aux femmes, elles naviguent entre les représentations de leurs ancêtres, femmes endurantes « sachant manier l’aviron comme les hommes » (père Proulx 1885), ne se plaignant jamais, accomplissant des travaux que les Blancs considéraient comme masculins – bûcher et fendre du bois, tirer un traîneau, porter de lourds bagages –, et les images véhiculées par les médias, notamment les princesses de Disney (voir Bousquet et Morissette 2014 ; Bousquet, Morissette et Hamel-Charest 2017). Pour les femmes, le décalage entre les manières d’être traditionnelles anicinabek et ce que leur renvoie la culture populaire nord-américaine sur les idéaux féminins, entre maquillage, hauts talons et bavardage, est encore plus frappant.

Comment replacer dans cette complexité les personnes LGBTQ ? Certains Anicinabek se demandent d’où vient l’homosexualité chez eux (ainsi que les autres identités sexuelles) puisqu’ils ne l’observaient pas jusqu’après la période du pensionnat. Cela viendrait-il des Blancs ? Selon des propos recueillis en 1996, dans les communautés où ont sévi des curés pédophiles, les orientations sexuelles non hétéronormées peuvent être perçues comme des séquelles de cet héritage traumatique. Cependant, avec l’usage du terme « deux-esprits » et les informations qui circulent sur l’existence de statuts traditionnels souvent valorisés comme celui de agokwa ou de winkte dans d’autres Premières Nations, se posent des questions sur les identités sexuelles non binaires, dont on s’aperçoit qu’elles ne sont pas liées aux Blancs par des relations de cause à effet.

Conclusion

Revenons à notre question de départ : y avait-il des deux-esprits chez les Anicinabek ? À l’issue de cette recherche, rien ne permet de l’affirmer, mais nous ne pouvons pas non plus affirmer le contraire. Nous ne pouvons que dire que les quelques histoires évoquant des personnages ayant des comportements non conformes à leurs sexes ne vont pas dans le sens de l’existence de catégories autres que homme/femme.

À travers la recherche que nous avons menée sont ressortis plusieurs éléments qu’il convient de mettre en exergue. Tout d’abord, « on ne posait pas de questions, on n’était pas curieux » ; « tout le monde savait, mais on n’en parlait pas » ; « l’homosexualité, ça pouvait exister, mais chacun s’occupait de ses affaires ». Si l’on peut dire, les comportements sexuels sortant des canons de la binarité semblent avoir été moins tabous que le fait d’en parler. Ainsi, tant qu’un homme ou une femme avait les comportements genrés auxquels on s’attendait, il est possible de croire que son orientation sexuelle pouvait être tolérée, tout comme était toléré le fait d’avoir des relations sexuelles avec une autre personne que son conjoint ou sa conjointe. Ensuite, les valeurs et les qualités attendues d’un homme et d’une femme étaient sensiblement similaires. En forêt, tout le monde devait porter de lourdes charges, travailler sans jamais se plaindre, être débrouillard et autonome, respecter les autres et ne pas se mêler de leur vie. Enfin, si l’idéal de reproduction reste très fort chez les Anicinabek, où le fait d’avoir des enfants (biologiques ou non) est toujours hautement valorisé, la complémentarité des genres et la division sexuelle des tâches, très importantes à l’époque où l’on vivait en forêt, ont perdu de leur sens et de leur impératif avec la sédentarité et l’accès à une économie de consommation.

Comme l’a bien montré Jean-Guy Goulet (1996), toute société a ses stéréotypes sur la masculinité et la féminité, et ces stéréotypes sont amenés à être remis en question et à se défaire, alors que la notion de personne, le genre et la sexualité sont des construits sociaux qui peuvent changer ou s’adapter en fonction des circonstances. Dans le même ordre d’idées, la majorité des informateurs et informatrices, s’ils trouvent normal qu’avant « on ne parlait pas », ne désapprouvent pas pour autant le fait que le sens de la parole ait changé et que, de nos jours, il soit possible de s’exprimer assez librement, y compris à propos de la sexualité. Au contraire, la plupart apprécient ce changement qu’ils jugent plutôt positif, même si, selon eux, il est parfois plus nécessaire d’agir que de dire. La culture anicinabe est adaptable : rien n’empêche, même si les catégories de LGBTQ n’existaient pas dans l’ancien temps, de reconnaître et d’accepter pleinement les orientations sexuelles non hétéronormées. Seules les valeurs ne sont pas négociables : elles sont parfois oubliées, mais elles n’ont pas disparu. Ce sont peut-être ces valeurs que vont choisir les Anicinabek pour trouver les réponses à leurs questions sur la façon d’aider ceux qui se sentent mal à l’aise à vivre leur sexualité sans jugement dans le contexte des communautés.