Corps de l’article

La question de la rupture et de la continuité entre les vivants et les morts occupe une place importante dans la littérature ethnographique consacrée aux basses terres d’Amérique du Sud. Elle a donné lieu à deux thèses en apparence antinomiques au sujet des pratiques funéraires : celle de J.-P. Chaumeil (1997, 2007) et celle d’A.-C. Taylor (1993 ; Allard et Taylor 2016). Cette dernière soutient l’idée que les sociétés amazoniennes se caractérisent par un souci d’expulsion et de « dé-mémorisation » des défunts. La coupure entre vivants et morts y aurait une valeur paradigmatique et serait le motif des traitements réservés aux cadavres. Manifestant une gestion du caractère paradoxal des deuils[1], ce souci de rupture se traduit par la discrétion des pratiques funéraires, par l’absence notable de sépultures (interprétée comme le souhait d’effacer les traces matérielles des morts), par la faible profondeur généalogique des collectifs et les tabous qui concernent les noms des défunts, ou encore par les efforts consentis pour abandonner les dépouilles dans des lieux isolés et dont les propriétés encouragent la décomposition rapide des corps. Tous ces traitements seraient le reflet d’un « régime de mémoire » particulier et relèveraient pour l’essentiel de mécanismes d’oubli (ou d’évacuation) des morts récents :

Loin de mettre l’accent sur la continuité avec leurs ancêtres et d’enchâsser leur mémoire dans des noms, des épopées et des monuments, les Amérindiens des basses terres consacrent beaucoup de temps et d’ingéniosité à perdre leurs morts, à oublier leurs noms et leurs actes, et à souligner leur éloignement du monde des vivants.

Taylor 1993 : 653

Calqués sur le processus biologique de décomposition des corps, qui « constitue un analogue concret du procès d’oubli » (Allard et Taylor 2016 : 65), les gestes funéraires apparaissent comme des opérateurs de la disparition des défunts. Ils auraient pour vocation de transformer les « morts singularisés » en « morts génériques », c’est-à-dire d’expulser les personnes récemment décédées de la mémoire et de la vie de ceux qui restent :

Durant toute la durée du processus de décomposition des chairs, le mort et les vivants sont encore étroitement intriqués. L’objet des conduites de deuil qui interviennent pendant ce temps est de défaire ces rapports, de séparer le mort de ses parents survivants, de dissiper enfin le malentendu qui les unit : le mort se croit vivant et refuse de partir, les vivants le savent mort, mais le traitent en vivant... [...] le mort récent fait l’objet de techniques élaborées d’oubli, de non-pensée, de non-figuration mentale, d’élision discursive, etc., tout en bénéficiant de marques ostensibles de nostalgie, d’amour et de douleur (on le pleure, on lui parle).

Allard et Taylor 2016 : 59

Figure 1

Carte de la Guajira

Carte de la Guajira

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Du fait qu’il est focalisé sur la séparation radicale entre les vivants et leurs proches éteints, ce trait spécifique des Amériques des basses terres contraste avec les modèles africains de l’ancestralité (Carneiro da Cunha 1976) et avec certaines pensées andines orientées vers le culte des morts (Clastres 2012). Il trouve par ailleurs un mobile dans l’idée, fort répandue dans ces régions, selon laquelle les défunts deviennent des figures d’altérité (Carneiro da Cunha 1978), des ennemis (Clastres 1968), voire des proies pour les vivants (Conklin 1993, 2001 ; Vilaça 2000).

De son côté, Chaumeil a argumenté la thèse inverse, qui suppose la prégnance de rapports de continuité, même si ceux-ci concernent pour une bonne part des personnages hors norme (de bons guerriers, des chamanes, des chefs). S’appuyant sur des données empruntées à différentes régions et différents complexes culturels, il réfute la thèse de la coupure vis-à-vis des morts comme forme archétypale des traitements funéraires et de la « figure du mort-ennemi expulsé hors de la mémoire des vivants comme paradigme général du deuil dans les basses terres » (1997 : 86) :

L’exercice auquel nous venons de nous livrer fait apparaître deux séries de traitement funéraire. Alors que d’un côté certains groupes s’efforcent de gommer les traces et la mémoire des morts, de l’autre, on cherche au contraire à maintenir une continuité entre les vivants et les morts (travail sur les os).

ibid. : 94

Il ressort donc un débat sur l’articulation entre rupture et continuité dans les conceptions de la mort et dans les types de traitements que ces dernières autorisent. Les deux pôles se trouvent actualisés par différents types de traitements, allant de la conservation des dépouilles (momification, conservation des restes ou endocannibalisme, par ex.) à leur destruction (abandon, immersion, enfouissement, précipitation de la putréfaction, notamment).

Dans cet article, je propose d’explorer le rôle que les Wayùu – une société matrilinéaire d’origine arawak – assignent à leurs pratiques funéraires. Il s’agit par là de jauger leur position sur cette gamme qui va de la conservation à l’évacuation des morts et de leurs souvenirs. Les Wayùu seraient trois cent mille environ, répartis de part et d’autre de la frontière colombo-vénézuélienne (Departamento administrativo nacional de estadística : 2010), sur la péninsule de la Guajira (fig. 1). Celle-ci s’enfonce dans la mer des Caraïbes et constitue la pointe la plus septentrionale de l’Amérique du Sud. L’avancée de quelque seize-mille kilomètres carrés dénote par ses paysages et son climat singuliers. Soumise à des précipitations très irrégulières, à la constance des vents alizés et à un ensoleillement permanent, la Guajira se caractérise par ses étendues désertiques, couvertes de façon clairsemée par une végétation xérophile. Pour les populations côtières avec lesquelles je travaille depuis 2006 – principalement dans la localité de Manaure[2] –, la pêche constitue le procédé d’acquisition privilégié, que complètent la chasse occasionnelle et la petite agriculture saisonnière. L’élevage extensif de chèvres, de moutons et de poules, parfois de vaches et de chevaux pour les familles les plus aisées, y est lié au statut des familles plus qu’à leur subsistance.

Dans le paysage amérindien des basses terres, les Wayùu affichent au moins deux traits notables, eu égard aux pratiques funéraires. Le premier est l’existence de cimetières, d’espaces explicitement dédiés aux morts, identifiés par leur emplacement et par des signes qui trahissent les usages auxquels ils sont affectés. Ces marques tangibles contrastent avec l’absence de sépulture durable dans de nombreux collectifs amazoniens. Sommairement délimitées, des parcelles familiales s’imbriquent au sein de vastes esplanades que des propriétaires fonciers réservent à cet effet et louent aux populations d’alentour (fig. 2 et 3). Ces espaces mortuaires constitués en patchwork de parcelles sont aménagés pour accueillir les dépouilles et les veillées qui les célèbrent, à l’ombre de toits en branches. Les tombes (wowira) sont aujourd’hui construites en blocs de béton et recouvertes d’un cimentage qui leur donne un aspect lisse (fig. 4). Souvent ornementées d’une croix, elles trahissent l’influence chrétienne que reçoivent les Wayùu. La région où je mène mes recherches se caractérise par une intensification récente de l’offre dans le domaine de la foi, mais c’est autour d’une église évangélique attachée à un centre d’ethno-éducation que se concentrent les dynamiques de conversion. Le plus souvent, cela donne lieu à des stratégies d’adhésion opportunistes et transitoires. Les familles y voient le moyen d’agir sur des maux de leurs membres, mais se convertissent rarement de façon définitive. Les cas de ferveur plus durable demeurent moins nombreux et s’étendent en général au fil des réseaux d’alliance et de filiation des acteurs investis dans l’Église. Cette influence chrétienne n’atteint donc pas (pour ce qui concerne les cérémonies auxquelles j’ai pu assister) le schéma mortuaire que je propose de dépeindre ici[3].

Figure 2 et 3

Cimetière de Panachü, localité de Manaure

Photos Lionel Simon, juin 2019
Photos Lionel Simon, juin 2019

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Figure 4

Tombe ouverte pour exhumation, cimetière de Panachü, localité de Manaure

Tombe ouverte pour exhumation, cimetière de Panachü, localité de Manaure
Photo Lionel Simon, juin 2019

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Outre les tombes destinées à accueillir les dépouilles après leur trépas, les parcelles comprennent parfois des ossuaires[4] (jipüpale) où sont rassemblés les os (jipü), quand les chairs ont disparu (fig. 5). Cela nous amène au deuxième aspect notable des traitements funéraires wayùu, à savoir la pratique des doubles funérailles. Si ce type de procédé est assez mal distribué, il décline toutefois l’idée, bien mieux partagée, selon laquelle les défunts passent par différents stades de mortalité. Ceux-ci aboutissent à l’anonymisation de la personne selon une temporalité calquée sur le processus biologique de décomposition des corps, puisque la disparition des chairs et la perte de l’identité sont pensées comme des phénomènes liés (Goulet 1981 : 371-372 ; Simon 2020 : 256-264).

Figure 5

Pose de restes mortuaires dans un ossuaire, Haute Guajira

Pose de restes mortuaires dans un ossuaire, Haute Guajira
Photo Lionel Simon, juin 2019

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C’est sur la base de ces deux aspects notables – existence de « nécropoles » et pratique des doubles funérailles – que je propose de saisir la spécificité des traitements que les Wayùu réservent à leurs morts, et plus particulièrement de la manière dont ils actualisent l’articulation entre rupture et continuité. Nous commencerons par nous pencher sur le parcours des individus dans le monde, à travers les grandes lignes de la thanatologie wayùu, pour ensuite prendre acte de la « territorialisation » des morts. Cela permettra d’inscrire les pratiques funéraires dans un complexe plus large de relations et de prendre acte des propriétés ontologiques attribuées aux esprits de défunts. Nous traiterons enfin de la place que joue l’oubli dans ce contexte ethnographique, de façon à décrire une position intermédiaire entre rupture et continuité, qui oscille entre l’abolition et la conservation des morts et qui se répercute dans une posture attentive à l’allégresse de ces derniers. Commençons donc par placer les gestes mortuaires dans les compréhensions locales du trépas comme processus.

L’anonymisation : rupture et anti-rupture du parcours des individus

Comme l’a montré M. Perrin, la vie sur terre n’est qu’un moment, une étape du cheminement des individus dans le monde. Ce qu’il appelle le « cycle fatal » (Perrin 1996 : 165-202 ; 2001 : 43-51) renvoie à deux transformations que chaque personne est amenée à subir. La première d’entre elles fait passer d’humain (de Wayùu) à yoluja, un esprit de défunt. Cantonné à une consistance fantomatique, l’individu se rend à Jepira, là où reposent ses congénères. Il s’agit d’une île rocailleuse située au nord-ouest de la péninsule, au large de Cabo de la Vela. Pour la rejoindre, le défunt emprunte le « chemin des Indiens morts »[5] identifié à la Voie lactée dans le firmament (Perrin 1996 : 27). C’est la deuxième étape du parcours des individus, celle qui suit la mort biologique et qui prend le relais de la vie sous la forme que nous connaissons. C’est ce passage que célèbre le premier enterrement. Entouré de ses effets personnels, parfois posé dans un cercueil, le corps est enfoui dans une tombe de béton, au terme d’une cérémonie durant laquelle les accompagnateurs boivent, mangent les animaux tués pour l’occasion et se relaient pour pleurer.

Quelques années plus tard, le défunt est censé subir une ultime évolution. Le yoluja qui conservait son identité disparaît et se fond en un principe plus anonyme. Comme l’a noté Perrin, les Wayùu estiment que deux cas de figure sont possibles. Le yoluja peut soit se transformer en pluie et revenir sur terre pour alimenter les générations futures en principes vitaux, soit devenir un wanülü, esprit pourvoyeur de maladies. C’est cette ultime transformation du défunt en wanülü ou en pluie que manifeste le deuxième enterrement. Les restes mortuaires (jipü) sont exhumés, mis dans un linge et placés au centre d’une nouvelle cérémonie. Durant celle-ci, les convives boivent, mangent et pleurent à nouveau la personne disparue, jusqu’à ce que ses ossements soient acheminés vers un autre cimetière pour y être posés dans un ossuaire clanique. Ainsi se clôturent définitivement les célébrations mortuaires, lorsque les « restes » rejoignent ceux des membres éteints de l’un des deux lignages auxquels le mort appartient : ses apüshi (ses parents utérins) ou ses oupayu (les parents utérins de son père).

En reliant les pratiques funéraires aux conceptions wayùu de la mort telles qu’elles sont exprimées dans les mythes, Perrin a grandement contribué à en livrer l’ancrage cosmologique. Dans le même temps, l’auteur a montré combien ces conceptions offrent une alternative efficace aux problèmes philosophiques de la disparition et de son caractère définitif. Elles relient inextricablement les individus au fonctionnement du monde et à son destin substantiel :

Tout se passe comme si les morts, tombant dans l’anonymat et l’oubli, se répartissaient – sans aucun manichéisme – entre les deux principes personnifiés qui gouvernent le monde [Huya et Pulowi[6]]. […] Ce cycle donne un sens à la mort : elle est nécessaire pour qu’il se perpétue. La vie terrestre est tributaire des morts puisque d’eux dépendent les pluies qui, chaque année, font reverdir le désert et ainsi renaître la vie. Les « wanülüü flécheurs », en rendant malade et en tuant, créent les morts qui permettent au cycle de se renouveler […]. Finalement, aucune des trois composantes principales de la personne – corps, âmes et os – ne se perd. Chacune a un rôle et un destin. Chacune se fond dans un principe supérieur : les deux premières en Huya, Pulowi et Rêve[7], qui les redistribueront sur la terre sous une autre forme, la troisième parmi les ancêtres qui fondent le lignage.

Perrin 2001 : 50-51

Dans cet extrait, Perrin soulève une ambiguïté importante en parlant, d’une part, des « morts, tombant dans l’anonymat et l’oubli » et, d’autre part, des « ancêtres qui fondent le lignage ». En mentionnant l’anonymat qui caractérise l’aboutissement du processus de la mort, il met en évidence l’absence de survie singulière. Ce faisant, il montre à quel point les conceptions wayùu font écho aux compréhensions amazoniennes et accrédite l’idée d’une rupture qui mène le défunt vers une altérité. Pourtant, il mentionne ensuite cette notion d’« ancêtres qui fondent le lignage ». L’auteur pointe ainsi à juste titre une forme de continuité qui subsiste au terme des transformations de l’être. L’ambiguïté vient du fait que l’on peut tout aussi bien pointer la rupture que la continuité, en fonction du point de vue que l’on adopte. Si l’on veut toutefois saisir la perspective wayùu, force est de constater qu’elles donnent corps, ensemble, aux compréhensions locales du phénomène occasionné par le trépas.

Les ossuaires sont les témoins de cette ambivalence. S’ils constituent des traces tangibles des défunts, ils ne comportent aucune marque permettant d’identifier les ossements qu’ils renferment. Ils renvoient à un lignage impersonnel et non à des personnages ou à des figures reconnus et reconnaissables. Les restes mortuaires qui rejoignent la sépulture collective – c’est le privilège des dépouilles complètes que d’être mises en caveau seules, comme des individualités – ne sont donc plus singularisés, ce qui témoigne de l’absence d’ancestralité. Cela ne veut pourtant pas dire qu’il y ait pleine rupture. Cela reviendrait à ignorer les efforts consentis par les survivants pour acheminer les restes jusqu’à un ossuaire[8] et à laisser dans l’ombre le soin avec lequel les familles s’attachent à choisir le lieu où les ossements sont définitivement enfouis. Ces choix ne sont pas arbitraires puisque les deux options pensables pour les Wayùu renvoient à l’identité de la personne disparue. Ils reposent sur le rapport de continuité dont les os sont les dépositaires, et qui relie encore les morts à deux séries de parents : leur propre lignage utérin (apüshi) ou le lignage utérin de leur père (oupayu)[9].

Les disputes et les guerres qui, dans ces contextes mortuaires, éclatent parfois entre les apüshi et les oupayu d’un défunt attestent que, pour anonymes qu’ils soient, les restes sont au coeur d’enjeux importants. Ces conflits, qui se soldent dans de rares cas par le rapt des ossements, sont attribués par les Wayùu à l’attachement des vivants vis-à-vis de « leurs morts » et au souhait de perpétuer des lignages et des relations dans l’ossuaire. Il s’agit alors de « territorialiser » la personne disparue, conformément au mode anonyme qui caractérise son destin inéluctable et au prolongement de l’individu en termes d’attachement et d’appartenance. C’est bien l’identité du défunt qui soutient le discernement de ses proches et qui le relie, pour une part depuis la naissance, à ses groupes de parents (apüshi et oupayu) et à un territoire. Il y a donc, dans la rupture qui mène la personne vers l’anonymat, une continuité qui maintient, matérialise et pérennise des lignées cognatiques. L’émancipation n’est au fond jamais totale et l’anonymisation ne signifie donc pas nécessairement rupture, même si elle ne renvoie pas non plus pleinement à la continuité. On voit que, si l’aboutissement du « cycle fatal » marque la disparition de la personne en tant que singularité – ce qui rattache les Wayùu à l’absence d’ancestralité comme trait notable du traitement des morts dans les basses terres d’Amérique du Sud –, cela ne veut pas dire qu’il y ait nécessairement une coupure radicale et que rien ne survive. Les ossuaires et les os qu’ils renferment échouent à pérenniser la trace des individualités, mais ils matérialisent néanmoins des lignages et en constituent des manifestations tangibles et durables. Il y a bien un souci de conservation et de prolongement.

On peut noter que la même ambiguïté caractérise la transmutation des yoluja en maladie ou en pluie. Si elle autorise à parler de rupture et d’altérité, elle peut tout aussi bien s’entendre dans les termes de la continuité et de la persistance. C’est la proposition de Perrin lorsqu’il met en lumière la nécessité de la mort pour que se perpétue la vie (ou des morts pour qu’adviennent les vivants), et c’est ce qui justifie la notion de « cycle » qu’il emploie. De sorte que si l’anonymisation apparaît comme un trait transversal des thanatologies dans les basses terres sud-américaines, elle peut aussi bien être interprétée dans les termes de la rupture que de la continuité ou, mieux, de l’anti-rupture qui s’attache à voir dans la disparition une déclinaison dé-singularisée de l’être. L’anti-rupture apparaît ici comme un mécanisme de deuil qui se conjugue aussi bien avec l’anonymisation que la rupture.

Pourtant, si l’anonymisation ne signifie pas nécessairement complète disparition, il paraît difficile de penser que les ossuaires soient attachés à une véritable fonction mémorielle. Cela pour deux raisons. D’abord parce que, même s’ils constituent des supports tangibles qui remémorent les défunts, ils n’évoquent que ceux dont les vivants conservent le souvenir. Ensuite, parce que ces derniers ne se rendent auprès des restes qu’à l’occasion d’autres cérémonies funéraires ou lors du débroussaillage du site. Leur présence dans les cimetières claniques semble donc obéir à des finalités pratiques partiellement indépendantes de la gestion des individus inhumés là. Nous verrons que cela contraste avec les tombes où sont enfouis les cadavres lors du premier enterrement. Pour l’heure, hormis une posture générale de respect vis-à-vis des sépultures, rien ne s’apparente à un culte des ancêtres. Cette ambiguïté entre le souci de conservation et l’absence de survie individuelle suggère que nous nous penchions davantage sur l’articulation entre rupture et continuité, et que nous envisagions la place que joue l’oubli dans le processus de deuil. La question est avant tout de savoir si les pratiques funéraires reflètent le projet « d’expulser les morts ». La territorialisation de ces derniers dans des espaces qui leur sont dédiés poursuit-elle cette finalité ?

Pour aborder cette question, je propose de nous pencher sur les contours de la catégorie « yoluja ». Cela nous permettra de mettre en évidence les deux pivots qui soutiennent la compréhension wayùu des défunts – c’est-à-dire les attentes spontanées qu’ils formulent, pour l’essentiel implicitement, à leur égard – et, donc, qui motivent leurs traitements. Cela permettra aussi d’inscrire les enterrements dans un complexe plus large de pratiques à l’égard des morts. Aux marges des gestes funéraires, ceux-ci suscitent en effet des usages particuliers qui sont encouragés par les doubles funérailles et leur temporalité empruntée au processus de décomposition des corps. Ce n’est que quand la putréfaction aboutit à la disparition des chairs – « quand les os sont secs » (« jososü jipü »), disent les Wayùu – que l’anonymisation du défunt est supposée arriver à son terme et que les deuxièmes funérailles peuvent avoir lieu. Cela confère une importance centrale à la longue période qui sépare les deux célébrations[10]. Aussi, à mettre l’emphase sur l’issue du défunt en principes anonymes et à focaliser sur l’ultime transformation, on laisserait dans l’ombre une part essentielle des actes que les Wayùu posent à l’intention ou vis-à-vis des défunts. Je propose dans ce qui suit d’étendre la question des traitements mortuaires à la gestion quotidienne dont les yoluja sont l’objet.

Inférer l’action des yoluja : les morts au-delà des cimetières

C’est justement dans cette voie que s’engage le travail de J.-G. Goulet. Alors que la thanatologie wayùu a trouvé dans les mythes et les pratiques funéraires une voie de documentation privilégiée (Perrin 1996 ; Finol 1999 ; Nájera Nájera et Lozano Santos 2009), l’auteur a notamment pointé la prégnance des yoluja dans le quotidien des Wayùu – dans les gestes et dans les discours[11] (1978a, 1981 : chap. 12). Goulet problématise les relations que les Wayùu entretiennent avec les yoluja en soulevant trois points :

[…] premièrement, que les rencontres avec les yolujas sont réelles pour les Guajiro, deuxièmement, que ces rencontres sont en partie modelées d’après la bienséance et les explications régulant les relations sociales dans la vie quotidienne, et enfin que les récits d’un rêve peuvent influencer et diriger le comportement guajiro dans la vie quotidienne.

1978a : 558, notre trad.

Comme le suggère l’auteur, les Wayùu entretiennent des relations ordinaires avec les esprits de défunts. Il mentionne le rêve comme « un mode expérientiel de rencontre des yoluja » (1978a : 557 ; 1993, 1998), lequel trahit la prégnance de ces derniers, au-delà des cérémonies et des cimetières. À ce titre, il pointe aussi des événements qui renvoient à l’action et/ou à la simple présence de ces esprits. C’est le cas des cris que poussent les enfants, les chiens ou les ânes durant la nuit. Supposément doués de la capacité de voir ce que les humains adultes ne sont pas en mesure de percevoir, leur agitation et leurs manifestations sonores sont censées trahir le passage d’un rôdeur invisible. Outre ces phénomènes mentionnés par Goulet, ce peut aussi être le cas de sons inquiétants, de comportements anormaux de la part d’animaux ou d’humains, de chutes, de pannes mécaniques, de décès étranges survenant dans les troupeaux, bref, d’une manière générale de toute complication.

La grande variété des situations dont les yoluja sont crédités ne doit pourtant pas laisser dans l’ombre un fait important : tout dysfonctionnement ne trahit pas nécessairement leur intervention, et les Wayùu ne se montrent enclins à les suspecter qu’en certaines circonstances. Pour le saisir, il faut noter que deux incidents identiques peuvent être interprétés comme relevant de causes différentes, s’ils ont lieu à des moments et en des lieux distincts (Simon 2015, 2017). « Le jour, c’est comme notre nuit », disent les Wayùu pour pointer une inversion des conditions de vie des yoluja par rapport à celles des humains. C’est en raison de cette inversion qu’un événement survenant dans l’obscurité du soir est très souvent interprété comme le résultat de l’action d’un défunt et comme le reflet de son souhait « d’emmener » un humain, c’est-à-dire le tuer.

Prise en chasse, la personne concernée prend alors des précautions lorsqu’elle arrive chez elle. Si l’incident est sans gravité ou si, comme j’ai pu l’observer à diverses reprises, une chute sans blessure ou le dysfonctionnement d’un vélo contrarie l’avancée de l’individu, alors celui-ci se contente généralement de se verser de l’eau froide sur la tête. La température de l’eau est censée prendre le yoluja de stupeur et le mener à la fuite : « c’est comme les oiseaux… ou comme les chats quand on jette de l’eau dessus. Ils s’en vont comme cela » (Entretien, le 20/09/2013). Si en revanche des blessures sont à déplorer, elles sont tenues pour être les symptômes d’une volonté mieux assurée de la part du mort. C’est la raison pour laquelle le sacrifice d’un animal peut être jugé nécessaire. Il sert alors de « monnaie d’échange » et est censé détourner le spectre de sa victime humaine. Des incidents semblables qui surviendraient durant la journée seraient quant à eux pris en charge sans référence aux yoluja. Dans ce contexte diurne, il serait jugé important de gérer de tels événements en recourant au « principe de compensation » (Guerra Curvelo 2002 ; Goulet 1981 : 332-334). Celui-ci vise à enrayer la propension que les mésaventures ont à se répéter d’elles-mêmes, tant qu’elles ne sont pas compensées par un transfert de biens adéquat. Il s’agirait alors d’intervenir sur des causes immanentes indépendantes des défunts (Simon 2020 : 28-77).

De la même façon, c’est à l’extérieur des jardins (paatia) – les zones débroussaillées qui jouxtent les habitations – qu’une rencontre avec des yoluja est la plus probable, particulièrement dans les lieux caractérisés par leur enserrement dans une végétation épaisse. Les esprits sont en effet supposés élire leur lieu de vie dans les broussailles denses ou les forêts sombres. Leur appréhension de l’étendue est donc, elle aussi, l’inverse de celle des vivants. L’extrait qui suit est tiré d’une conversation au sujet du travail de débroussaillage auquel s’adonnent les Wayùu, au sortir des périodes pluvieuses où la végétation s’étend. Je demandais à mon interlocutrice pourquoi elle dépensait tant d’efforts pour déblayer son terrain :

C’est pour que l’endroit soit beau et aussi pour les yoluja, pour qu’ils ne soient pas là. S’il y a beaucoup d’arbres, les yoluja peuvent venir mais quand on enlève les cactus, les yoluja ont peur.

Entretien, le 28/03/2008

Comme l’indique cet extrait, le contraste auquel aboutit le travail d’éclaircissement d’un terrain ne se limite pas à un souci esthétique. La césure entre la « brousse » (mojui) et l’habitation (pi’ichipalaa) est aussi censée prémunir cette dernière de l’intrusion des yoluja. Elle motive un travail annuel d’élimination de la végétation et influe sur les choix que posent les Wayùu, au moment d’élire une zone où s’installer. Parmi les facteurs qui les poussent à préférer un lieu à un autre, il y a la possibilité d’y établir un terrain moyennant des efforts raisonnables. Comme nous l’avons noté, puisque les yoluja sont supposés investir l’espace en inversant les habitudes des vivants, la présence de grands arbres et d’une végétation massive rend l’espace moins propice.

L’affectation des défunts à des topos et chronologies spécifiques imprègne donc l’appréhension des lieux. Tout comme elle supporte des usages et des démarches d’interprétation – en ce qu’elle permet d’établir des chaînes de causalité et de ramener des incidents aux intentions ou à la présence des yoluja –, elle se répercute sur les déplacements quotidiens. Ces derniers, sans qu’ils soient sanctionnés par des discours explicites, actualisent en effet les découpages du temps et de l’espace que nous venons de voir. De jour, hommes, femmes et enfants peuvent s’adonner sans crainte à leurs occupations et les déplacements s’effectuent sans restriction. Dès que le soleil décline, en revanche, les Wayùu préfèrent rester dans l’enceinte du jardin. Ils motivent cette méfiance en avançant la sortie des yoluja, même si c’est la nuit noire qui nourrit le plus leurs craintes à ce sujet[12]. Et lorsque des déplacements nocturnes sont néanmoins nécessaires, les hommes ne quittent en principe jamais les sentiers. Parmi ceux-ci, les plus enclavés, du fait même de leur étreinte plus étouffante dans le maquis, sont jugés plus redoutables que les passages aérés. Les chemins larges sont donc préférés aux plus étroits.

La présence des yoluja modèle ainsi les activités quotidiennes et la compréhension des phénomènes ; elle imprègne les usages et les comportements ordinaires. Les précautions que les Wayùu observent à leur égard sont soutenues par une corrélation entre des facteurs environnementaux et l’attribution aux esprits d’une inscription spécifique dans le monde. Fondée sur une théorie perspectiviste[13] selon laquelle les « classes d’êtres » perçoivent et agissent en fonction de leurs attributs propres, cette idée atteste aussi que les défunts ne sont pas pensés comme étant complètement affranchis des contraintes subies par les vivants. Ils partagent avec ceux-ci un monde commun mais y évoluent selon des modalités inverses.

Nous avons vu plus haut que si les Wayùu, à travers leurs cimetières et leurs sépultures, s’attachent à « territorialiser » les morts, cela ne veut pas nécessairement dire qu’il s’agit là d’un souci de mémoire. On voit maintenant que cette question de territorialisation ne se résume pas aux marquages explicites de l’étendue pour y délimiter des lieux « étanches » réservés aux défunts. Les cimetières, pour le dire autrement, ne reflètent pas le souci d’inscrire les morts dans un espace défini et de les y astreindre. Que l’aboutissement du « cycle fatal », célébré par le deuxième enterrement, soit celui de l’anonymisation de la personne ne veut donc pas dire que les actes posés durant la période intermédiaire aient pour vocation d’évacuer les morts. Cela même si certains de ces gestes – tels les coups de feu généralement tirés au moment du départ des corps vers les cimetières – visent à inviter les défunts à progressivement prendre conscience du processus qu’il leur faut opérer et à les inciter à quitter leur ancienne demeure pour s’installer dans un cimetière. Puisque les usages montrent que les yoluja ne sont pas émancipés du paysage, il est difficile d’imaginer que les cimetières traduisent la volonté d’expulser les morts d’un lieu familier pour les mener loin, dans un ailleurs qui prémunirait les vivants.

Les cimetières sont d’ailleurs, eux aussi, des endroits familiers pour les Wayùu. Ils sont explicitement aménagés pour accueillir les cérémonies et c’est précisément cette familiarité qui encourage le choix du lieu où établir une parcelle familiale. Contrairement à l’ossuaire, qui répond à des enjeux politiques, le cimetière où va la dépouille charnue doit refléter les habitudes du défunt et lui permettre d’évoluer dans un paysage (social et physique) connu. L’emplacement doit aussi être suffisamment proche de l’endroit où le mort a vécu pour faciliter les visites de ses proches. De sorte que, si les cimetières où vont les cadavres récents sont le plus souvent distants de plusieurs centaines de mètres des habitations, leur éloignement n’est autre qu’un garant de quiétude, et non une manoeuvre de dissimulation. Il y a bel et bien un souhait de mener les défunts à effectuer une transition, mais cela n’équivaut pas à les transformer en « morts génériques » ou à faire preuve du souci d’évacuer leur souvenir et de les maintenir dans un ailleurs. Et si « la territorialisation “conceptuelle” des morts en tant que population ou collectif générique est souvent sans rapport avec les formes et lieux d’enterrement » (Allard et Taylor 2016 : 58), elle inscrit néanmoins les contextes funèbres dans une gestion plus large des défunts et dans une dimension relationnelle qui ne peut être oblitérée. Elle montre aussi que le projet de cantonner les morts dans des espaces délimités est peu probable, puisque ce travail sur les corps n’annule pas la présence des yoluja dans le monde des vivants[14].

Par ailleurs, cette idée d’une inscription des yoluja dans le paysage permet encore de montrer que les souvenirs constituent des enjeux importants, aux marges des gestes funéraires. Pour le comprendre, il faut noter que si le trépas projette la personne dans un nouveau registre de l’existence, ce passage se fait sur la base d’une stricte continuité entre le mort et l’individu qu’il était avant son décès. Nous allons le voir, l’idée d’une expulsion du souvenir doit être nuancée, autant que celle d’une astreinte des défunts à un espace délimité par les vivants.

Derrière la rupture ontologique, une continuité stricte : la mémoire comme support relationnel

La plupart du temps, les yoluja ne se laissent deviner qu’aux effets de leurs actions ou de leur présence. Leur existence et leurs traits caractéristiques sont alors dévoilés au détour des démarches interprétatives que certains phénomènes suscitent chez les Wayùu. Pourtant, les esprits de défunts sont supposés prendre une forme bien tangible dans certaines circonstances. Les serpents (wui) sont en effet présentés comme la forme qu’ils prennent durant la journée quand ils sont somnolents ou, plus généralement, lorsqu’ils adoptent une posture de repos[15]. Une rencontre effective avec l’un d’eux n’est donc pas improbable. Dans ces cas, les Wayùu estiment qu’il est possible d’identifier le yoluja à des facteurs contextuels, lesquels sont interprétés comme le reflet de ses intentions. Un exemple permet de mettre cette idée en évidence.

Un homme me fit un jour le récit d’une mésaventure que connut son frère. Alors que ce dernier se penchait au-dessus d’une mare pour s’y abreuver, deux serpents (vraisemblablement liophis lineatus) sortirent de la terre, aux abords du point d’eau. Plusieurs mois plus tard, le frère tomba malade. Quoique les deux événements aient été dispersés dans le temps, le rapport de causalité les unissant ne faisait aucun doute aux yeux de mon interlocuteur et de sa famille. Celle-ci vit aussi dans les maux du jeune homme un lien explicite avec le décès de sa mère, survenu un an avant la rencontre avec les serpents :

Mon frère est tombé malade à cause des serpents qui sont des esprits. C’était ma maman qui voulait emporter quelqu’un. Et quand on frappait le sol pour faire sortir les serpents, ils sont sortis en face de mon frère, comme ça [il mime avec sa main le reptile sortant de son trou en direction du visage]. Leur souffle est donc entré par la bouche ou le nez. C’est le souffle du serpent.

Entretien, le 27/11/2010

Que la forme reptilienne de l’être rencontré évoque un défunt n’est pas surprenant. Cette évocation repose, comme nous l’avons vu, sur l’assimilation des serpents aux yoluja. En revanche, les recoupements que firent mes interlocuteurs nous intéressent davantage. Ils les amenèrent tout à la fois à identifier le reptile et à rassembler autour de lui trois événements distants dans le temps et dans l’espace.

La déduction reposait sur des éléments contextuels évoquant les habitudes qu’avait la défunte de son vivant. L’endroit où l’incident se passa était tout d’abord bien connu de la famille. Il s’agissait d’un point d’eau situé à proximité de la maison familiale. La mère s’y rendait souvent pour y chercher de l’eau et y faire des lessives. C’était, selon mes interlocuteurs, un lieu qu’elle connaissait bien et appréciait. L’incident survint ensuite peu de temps après le décès de la dame, ce qui rendait son implication plus évidente, aux yeux des herméneutes. La cible des serpents étayait enfin l’analyse puisque l’attaque fut portée à l’encontre de l’un des fils de la défunte. Si la rencontre et l’attitude des reptiles – sortis brusquement de terre, la bouche ouverte[16] – trahissaient déjà sans équivoque une intention – celle d’emmener l’un des jeunes hommes, donc de le tuer –, le sentiment à l’origine de cette initiative devint lui aussi plus clair. C’est l’amour maternel et le manque causé par la séparation qui avaient motivé l’attaque.

Ces facteurs convergents permettaient donc d’asseoir l’interprétation de l’incident. Ils corroboraient (et reposaient sur) les attentes que les Wayùu formulent spontanément à l’égard des yoluja. Celles-ci concernent d’abord la gamme des relations que ces derniers peuvent choisir d’entretenir avec les vivants. Lorsque Goulet affirme que « ces rencontres [avec les yoluja] sont en partie modelées d’après la bienséance et les explications régulant les relations sociales dans la vie quotidienne », il suggère une certaine continuité entre les relations telles qu’elles sont conçues par les Wayùu, indépendamment des interlocuteurs (humains ou non). Les rapports susceptibles de s’établir s’étendent de la collaboration[17] à la prédation et reposent sur l’affection ou l’inimitié. Les projets susceptibles d’être mûris sur cette gamme sont très variés. Aussi, un rapport de prédation peut être soutenu par un amour maternel, et le schéma relationnel ordinairement mobilisé pour expliquer l’infortune permet une pluralité d’interprétations. Mais notre exemple montre aussi que les déductions menées par mes interlocuteurs reposaient sur le rapport de prolongement unissant le mort à ce qu’il était de son vivant. C’est précisément parce que les événements sont censés manifester cette continuité qu’ils peuvent être lus comme le reflet de l’identité du yoluja, déclinée ici en termes d’habitudes qui se perpétuent, d’accointances qui persistent (le yoluja de la mère fréquente la mare qu’elle connaît bien, proche de sa maison), de liens qui perdurent (elle entend emporter l’un de ses fils).

Cette idée d’un prolongement entre le mort et le vivant est donc importante, dans la manière dont les Wayùu appréhendent les situations où se manifestent les esprits. Elle se répercute également dans les usages qu’ils font des lieux. Lors de leurs déplacements, ils disent se fier à leurs connaissances concernant des événements passés qui survinrent en certains endroits. Cela donne corps à une dimension mnémonique fondamentale dans l’appréhension des espaces terrestres. De nuit, les Wayùu évitent avant tout les lieux pouvant être liés à des morts par des incidents divers : des faits sordides survenus par le passé, un accident mortel, une violente rixe s’étant soldée par des décès ou encore le passage fréquent de dépouilles acheminées vers les cimetières. Mais une bonne connaissance des zones à éviter ne se limite pas à la mémoire de faits funestes ou exceptionnels. Les habitudes qu’avait un défunt, les espaces qu’il affectionnait et qui évoquent son souvenir sont tous appréhendés comme des endroits où il est susceptible de se trouver. C’est la raison pour laquelle il est préférable de les éviter, une fois la nuit tombée. Aux yeux des Wayùu, tous les incidents passés continuent ainsi de résonner dans les configurations présentes, comme s’ils avaient marqué l’étendue à l’endroit même où ils se sont produits ou comme si – c’est ce qui est le plus souvent avancé – les défunts restaient fidèles à leurs habitudes d’antan, reliés à leurs proches, attachés aux événements qu’ils ont connus et aux emplacements où ceux-ci se sont déroulés. Si cette dimension mnémonique contribue significativement à donner corps à l’expérience que les Wayùu font des défunts et des espaces qui leur sont liés, c’est ainsi sous le couvert de la continuité reliant le mort à « son vivant ».

On voit que la condition de yoluja se traduit à la fois par une fracture ontologique – dont l’un des traits les plus remarquables est d’inverser les modes d’investissement du temps et de l’espace propres aux vivants – et par une stricte continuité. Les morts déclinent leur personnalité dans un nouveau registre de l’être et restent ainsi inextricablement liés à tout ce qui, jadis, leur était familier : les lieux, les personnes, les événements, leurs habitudes, etc. Ces exemples permettent de mettre en évidence le fait que si les Wayùu se conforment, à bien des égards, aux propositions qui soutiennent la thèse de la rupture, ils y échappent aussi par d’autres voies. La rétention des souvenirs concernant les défunts acquiert une dimension fondamentale et s’inscrit dans les appréhensions et les attentes spontanées. C’est cette rétention qui, pour une part (couplée aux données relatives au mode d’être spécifique des yoluja), permet aux vivants d’agir conformément à ce qu’implique la présence des morts dans le paysage. Bien sûr, cette mémoire ne se matérialise pas dans des artéfacts chargés d’évoquer ou de rappeler les personnes disparues. Mais elles prennent corps dans des usages, dans des réserves vis-à-vis de certaines situations, dans des démarches interprétatives, dans le discernement qui soutient ces dernières, etc. En cela, elles ne relèvent pas davantage d’un souci de conservation que d’une volonté d’effacement du souvenir. Ce dernier revêt néanmoins un enjeu stratégique et s’inscrit dans une gestion précautionneuse des défunts et des propriétés qui leur sont prêtées. Durant la période qui suit le décès, les efforts que les Wayùu consentent à faire pour s’accommoder de la présence des morts ne relèvent donc pas d’un souci de rupture, et il devient difficile de rattacher leurs gestes à l’oubli comme modalité de deuil.

Au regard des groupes amazoniens attachés à précipiter la disparition des chairs ou à la ralentir, à faire preuve de rétention ou d’évacuation des souvenirs, les Wayùu se distinguent par le fait qu’ils s’adaptent au parcours des individus dans le monde, sans estimer qu’il soit souhaitable de l’écourter ou de le prolonger. S’ils partagent avec leurs voisins des basses terres les conceptions relatives à l’anonymisation de la personne (et au processus biologique de la mort qui lui sert d’ancrage empirique), ils adoptent une posture de conciliation ou d’accommodation, une sorte de voie intermédiaire entre la dissimulation-destruction et la conservation-pérennisation des restes mortuaires. Ce qui, en somme, apparaît comme la spécificité de ce contexte ethnographique, c’est l’absence de contrainte sur les défunts et sur leur destinée. Les pratiques funéraires apparaissent alors comme des jalons, au milieu d’une économie générale (pour une part quotidienne) des morts.

À la prendre par sa finalité la plus évidente, l’attention avec laquelle les Wayùu veillent au confort de leurs défunts jusqu’au dépôt des os dans l’ossuaire n’exprime pas autre chose que ce souci d’accompagner la personne disparue, de la soutenir sans influer autrement sur son parcours qu’en l’accommodant. Les fréquentes visites qui sont faites aux cimetières attestent à elles seules que l’oubli ne constitue pas un projet. Les familles y organisent régulièrement des veillées (alapajaa) qui réunissent les personnes « liées » (kasain sünain) : des parents, des affins, des alliés, des amis. En ces occasions, les convives boivent du chirinchi, l’alcool qu’ils produisent, tuent des animaux et les mangent, estimant par là les partager avec les morts. Ils pleurent aussi, voire dorment à leurs côtés, pour expliciter leur peine et leur attachement. Tous ces gestes poursuivent la même finalité : l’hospitalité et le zèle des vivants – exprimés par les quantités d’animaux, de boissons et de convives – sont censés garantir la commodité et l’allégresse des yoluja. Et si, de façon significative, les célébrations funéraires oscillent toujours entre l’ancienne demeure des défunts et le lieu où ils sont enterrés, c’est moins pour les mener à se défaire de leur ancien lieu de vie – et donc de les en expulser – que pour poser des gestes attentionnés partout où ils sont supposés se trouver (Simon 2020 : 264-267). Les Wayùu s’adaptent en cela à la présence ubiquitaire des morts, même s’ils entendent aussi les aider à effectuer sereinement leur transition.

De la même façon, si un tabou frappe le nom des morts, cela ne relève pas d’une stratégie de « dé-mémorisation » ou d’« élision discursive »[18]. Des stratagèmes permettent au contraire de nourrir les nombreuses conversations que les vivants ont à leur sujet. On parle par exemple « du défunt » ou « de la défunte », ou encore de « ma tante », « mon père », etc. La discrétion des Wayùu à l’égard du nom des morts n’est donc pas le résultat d’une volonté de les effacer de la mémoire de ceux qui restent. Elle est une stratégie visant à s’accommoder de leur omniprésence (ou de leur présence potentielle en tous lieux) ou, pour le dire autrement, de leur intrication par rapport aux vivants. Prononcer le nom des personnes disparues, disent les Wayùu, risquerait d’être perçu comme une convocation. Les spectres s’inviteraient alors dans les habitations et pourraient molester leurs occupants. Ces attentions, comme les autres, relèvent donc d’une gestion de la présence multi-située des morts. Pour emprunter les mots de Chaumeil, « il s’agirait plus, en somme, de trouver les bonnes distances et les bons rapports avec les morts que de les frapper systématiquement d’amnésie collective » (Chaumeil 1997 : 106). La prise en charge des moments et des gestes funèbres s’intègre en définitive dans un souci transversal pour des rapports fragiles qui peuvent prendre des tonalités contrastées et s’étendre sur une gamme allant de la collaboration à la prédation[19]. C’est ce schéma relationnel complexe qu’expriment les actes funéraires.

Conclusions

Comme nous venons de le voir, la longue période intermédiaire qui sépare les deux enterrements invite à placer ces derniers dans un complexe plus large de pratiques qui ont à se conformer aux défunts, aux propriétés ontologiques qui leur sont prêtées et aux types de relations qu’ils autorisent. Deux moments bien marqués correspondent à deux stades distincts de mortalité et, ce faisant, à deux régimes d’existence. Ces derniers apparaissent comme des déclinaisons de l’être, c’est-à-dire des états que l’on peut appréhender aussi bien comme les reflets d’une rupture – passage de propriétés ontologiques à d’autres – que comme l’expression d’une continuité. La première étape se traduit par un prolongement explicite, où le défunt conserve son identité tout en la déclinant selon des modalités propres à sa classe d’êtres. La deuxième est une continuité désindividualisée, ou dé-singularisée, qui renvoie au lignage comme ensemble impersonnel (via les os) d’une part, et qui participe au destin substantiel du monde d’autre part. Les notions de ruptures et de continuité se conjuguent ainsi, et elles s’articulent de différentes manières.

Ce faisant, face au débat présenté au début de l’article et consistant à établir si le deuil est un mécanisme d’oubli ou de rétention du souvenir, d’expulsion ou de conservation des morts, nous avons été amenés à pointer une posture intermédiaire. Ni la rupture, ni la continuité n’apparaissent comme paradigmatiques, puisqu’elles se contrarient mutuellement et n’atteignent jamais leur pleine expression. Ce qui distingue les Wayùu d’autres collectifs des basses terres est moins le souci de gérer une pluralité de stades de mortalité, que l’absence de moyen contraignant pour influer sur leur durée. À l’intersection entre les procédés visant à prolonger la phase « liminale » et ceux qui aspirent à l’écourter, les Wayùu se montrent soucieux de rester à l’écoute des processus vécus par les morts et de s’y adapter. Ils dénotent ainsi par leur posture attentive aux signes qu’ils interprètent comme la manifestation des défunts et par le fait qu’ils sont sans volonté de contraindre la destinée de ces derniers.

Parce qu’ils empruntent une voie intermédiaire, les Wayùu mènent à voir l’anonymisation, non pas comme le reflet d’une logique archétypale de la rupture pleinement accomplie, mais comme un socle paradigmatique qui autorise une pluralité de traitements, allant de la préservation à la destruction, en passant par l’absence d’action visant à influer sur le cours des choses. L’anonymisation s’oppose certes à la notion d’ancestralité, dès lors que celle-ci a des individualités pour points d’ancrage, mais elle n’apparaît plus, dans ce contexte ethnographique, comme un projet des vivants, symptôme d’une gestion particulière du deuil. Elle se donne plutôt à voir comme un état de fait que les collectifs des basses terres peuvent gérer selon des modalités diverses. Les chairs comme foyers d’individualité et la disparition du défunt dans l’anonymat autoriseraient en somme toute une gamme d’attitudes, allant de la pérennisation à l’anéantissement de l’être.

Les funérailles particulières que les Wayùu réservent aux personnes assassinées mettent en lumière cette pluralité des prérogatives permises par l’idée d’anonymisation. À peine entourée de linges, la victime d’un meurtre est inhumée le jour même de son décès, sans sépulture, dans le sol et à un endroit de faible fréquentation où ne passe normalement personne. Ces gestes ont ceci de particulier qu’ils poursuivent, précisément, la finalité de précipiter la décomposition des chairs et d’écourter ainsi la première phase de mortalité. L’enjeu avancé par les Wayùu est de cantonner l’incident funeste qui a précipité le décès et d’éviter sa propagation parmi les vivants. Le cadavre est en effet supposé « contaminer » (kapülaisü) tant que les chairs n’ont pas disparu et que l’individu ne s’est pas fondu en un principe anonyme (Simon 2020 : 260-264). Le souci d’accélérer la putréfaction des corps et l’anonymisation des défunts est donc réservé à des cas où il est peu probable que les relations puissent s’établir sur de bonnes bases. Puisque les rancoeurs d’une victime d’assassinat rendent les futures interactions périlleuses, mieux vaut précipiter sa disparition.

On le voit, les Wayùu ne sont pas réfractaires aux idées de rupture et d’évacuation des morts. Mais les pratiques qui actualisent ces desseins sont réservées à des cas particuliers. Elles attestent en cela que le traitement des morts est, aussi, une question de discernement. Si les pratiques funéraires, dans les basses terres sud-américaines, apparaissent sous le jour d’une « variabilité “excessive” et apparemment “gratuite” » (Allard et Taylor 2016 : 57), c’est peut-être aussi parce qu’elles reflètent ce discernement, encouragé par la nécessité de traiter les morts, par-delà la mort comme processus et comme événement.