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« Le chemin nous précède toujours, bien sûr : on naît sur une route déjà tracée, qui vient de loin… »

Nepveu 2011 : 19

Dans les pages qui suivent je décris les grandes lignes de mon itinéraire comme anthropologue telles que manifestées dans mes projets de recherche et dans mes publications, mettant ainsi en lumière la continuité de ce que j’ai accompli et produit après deux terrains intensifs, d’abord chez les Wayuu du Venezuela et de la Colombie (septembre 1975 à décembre 1976), puis grâce à un contrat de chercheur rattaché au Centre canadien de recherche en anthropologie de l’Université Saint-Paul, chez les Dènès Tha’ du Nord-Ouest albertain, six mois par année, de janvier 1980 à la fin de juin 1984.

Chaque terrain a été l’occasion de cueillir de nombreuses données ethnographiques bien sûr, mais aussi d’apprendre deux langues autochtones, le wayunaïkü et le dene dhàh. Cet apprentissage m’a permis d’entendre et de comprendre des propos qui auraient été impensables dans mon milieu d’origine et dont la signification se perdait dans les traductions que les Wayuu ou Dènès Tha’ bilingues faisaient soit en espagnol, soit en anglais. Par exemple, les Dènès Tha’ qualifiaient souvent certains comportements comme étant le signe d’une superstition. Lorsque j’ai voulu savoir comment cela se disait en dene dhàh on m’a répondu : dene wonlin edadihi. En réponse à ma demande de traduction de cette expression en anglais, on m’a dit le plus naturellement du monde : « cette personne connaît un animal ». La porte était ouverte à l’exploration de tout un monde occulté en quelque sorte par le vocabulaire anglais utilisé pour s’y référer (voir Goulet 1998 : 60-61, 88-108). La qualité de mes résultats de recherche découle en grande partie de cet apprentissage des langues autochtones et de la proximité qu’elle a permise avec les autochtones unilingues des milieux dans lesquels je me suis plongé.

C’est ainsi qu’à partir de 1982, lorsque ma maîtrise du dene dhàh eut suffisamment progressé, les anciens m’ont demandé de les accompagner afin d’être leur interprète dans leurs rencontres avec le gérant du magasin général, l’agent de la gendarmerie royale ou les infirmières du centre de santé. Dans les visites que je faisais à leur domicile je prenais habituellement en note leurs propos, accumulant ainsi de précieuses connaissances et un riche vocabulaire. Il arrivait toutefois que ces anciens me disent de cesser d’écrire et de bien écouter. Ils terminaient leurs propos en disant edu kedadondi ile, « ne le répète à personne », une consigne que j’ai toujours respectée. Cette partie des enseignements et renseignements reçus n’a donc jamais été publiée ou partagée avec qui que ce soit – une manière, entre autres, de respecter les anciens et le mode d’apprentissage autochtone auquel ils m’initiaient.

Première semaine à Aipiachi, assis dans la cuisine de la famille chez qui j’ai résidé, décembre 1975

Première semaine à Aipiachi, assis dans la cuisine de la famille chez qui j’ai résidé, décembre 1975

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À Los Filuos, en attente du camion qui se rendra à Aipiachi, décembre 1975

À Los Filuos, en attente du camion qui se rendra à Aipiachi, décembre 1975

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Mère et adolescent dans une cuisine, juillet 1976

Mère et adolescent dans une cuisine, juillet 1976

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Dans le survol de mon itinéraire anthropologique je souligne aussi les résultats des recherches les plus récentes, particulièrement en lien avec ma participation, de 2006 à 2013, à l’ERSAI (Équipe de recherche sur les spiritualités amérindiennes et inuit) dirigée par Robert Crépeau, professeur au département d’anthropologie de l’Université de Montréal (http://www.ersai.umontreal.ca/projet/), ainsi que ma participation au projet des archives anthropologiques audio-visuelles intitulé « Les possédés et leur monde » dirigé par le professeur Frédéric Laugrand, alors à l’Université Laval et maintenant à l’Université catholique de Louvain.

Choix d’une profession

Dans Ways of Knowing: Experience, Knowledge and Power among the Dene Tha’ (1998a : xiv), je raconte comment j’ai découvert dans l’anthropologie le métier qui me permettrait de me plonger dans d’autres mondes socio-culturels afin de chercher à répondre à une question qui m’est venue très tôt dans la vie : que serais-je devenu sous d’autres cieux, en d’autres lieux, conçu et éduqué par d’autres parents que les miens ?

Je suis né à Ottawa le 27 octobre 1945, d’un père québécois du comté de Bellechasse, près de la ville de Québec, et d’une mère francophone de souche acadienne, qui s’établirent à Ottawa dans une paroisse francophone catholique romaine pour y élever leur famille. La paroisse était au coeur de notre monde. Dès mon enfance j’ai compris que nous étions franco-ontariens catholiques minoritaires en forte opposition au milieu canadien-anglais et protestant. Il nous fallait donc militer pour nos droits à notre langue, notre religion, nos écoles et hôpitaux confessionnels. Qui perdait sa langue perdait sa foi, disait-on. Et sans la vraie foi la porte du paradis nous était fermée.

Dans ce contexte les parents intervenaient rapidement afin d’interrompre les amitiés naissantes entre jeunes enfants anglophones protestants et francophones catholiques du même quartier. Nous habitions souvent des maisons voisines mais où il nous était défendu d’entrer. L’interdit de se fréquenter au-delà des frontières linguistiques et religieuses nourrissait l’ignorance les uns des autres. Le système scolaire fondé sur l’appartenance religieuse sanctionnait cette séparation. C’est ainsi que m’habite depuis l’enfance la question de l’identité ou, mieux, des identités et des altérités. La question de la présence à soi et aux autres dans divers contextes socioculturels inscrits dans le temps y est intimement associée[1].

L’abri sous lequel les membres d’une famille se rassemblent le jour, septembre 1976

L’abri sous lequel les membres d’une famille se rassemblent le jour, septembre 1976

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Quelles que soient les relations sociales que nous entretenons ou évitons, celles-ci se manifestent soit sous diverses formes de bienveillance, dans l’hospitalité et la jovialité, l’humour et l’amour, soit dans des formes de malveillance, dans la froideur et le rejet, l’insulte et la haine, qui peuvent aller jusqu’à la violence extrême. De telles manifestations dans nos relations et nos échanges peuvent se retrouver dans le milieu familial dans lequel on naît, dans le quartier de la ville où l’on grandit, dans l’histoire locale, régionale, nationale ou même planétaire dans laquelle on est appelé à se situer[2]. À l’heure où je rédige ce texte, après l’assassinat de George Floyd par un policier de Minneapolis le 25 mai 2020, cette triste réalité a suscité des centaines de manifestations aux États-Unis, au Canada et dans plusieurs pays du monde. Il est bouleversant de constater que les dernières paroles de George Floyd, « I can’t breathe », avaient aussi été celles d’Eric Gardner étranglé par un policier de New York le 17 juillet 2014.

Nos premières identités se forment à notre insu. Dès l’âge de cinq ans je m’identifiais comme descendant des Acadiens de la Baie-des-Chaleurs sur la rive sud du Saint-Laurent, au Nouveau-Brunswick, injustement et cruellement déportés en 1755 par les Anglais au profit des leurs. Je grandissais au milieu de ces « maudits Anglais » présents dans la rue, la ville, le pays… partout ! Plus tard j’apprenais qu’en Acadie notre famille n’avait pas été exilée puisque, quelques jours avant l’arrivée des soldats anglais, des Mi’gmaqs de la communauté de Listuguj vivant sur la rive nord du fleuve Saint-Laurent étaient venus au village de mes ancêtres afin de leur dire qu’ils pouvaient se réfugier chez eux en Gaspésie, le temps que les Anglais cessent leurs opérations militaires. Nous sommes demeurés au pays, grâce à cette Première Nation.

Vallée dans le centre de la péninsule de la Guajira, où vivent les Wayuu d’Aipiachi, vue du haut de la montagne, mai 1976

Vallée dans le centre de la péninsule de la Guajira, où vivent les Wayuu d’Aipiachi, vue du haut de la montagne, mai 1976

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Un hamac qui sera vendu à bon prix à Maracaibo, septembre 1976

Un hamac qui sera vendu à bon prix à Maracaibo, septembre 1976

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En 1965, le premier cours d’anthropologie auquel je me suis inscrit à l’Université d’Ottawa était offert par le Directeur du Centre canadien d’anthropologie de l’Université Saint-Paul. Ce professeur, spécialiste des Cris de la Baie-James, avait su percevoir et comprendre une vision crie du monde et tout un mode de vie communautaire axé sur des relations d’échanges avec les animaux. J’apprenais que c’était grâce à cette hospitalité, autant qu’à ses méthodes de recherche, qu’un anthropologue revenait chez lui transformé, plus conscient des dimensions culturelles de notre existence, de la diversité des types d’organisation sociale, chacune manifestant une facette du potentiel humain[3].

C’est en l’écoutant que j’ai compris que j’avais trouvé le métier qui me permettrait d’explorer ce que je deviendrais en grandissant dans une autre langue, une autre religion, une autre économie, un autre système familial. En d’autres mots, sur les plans épistémologique et éthique, quel poids accorder aux réalités qu’enfant je partageais avec mes proches ? Ce qu’affirme Paul Ricoeur au sujet de l’exégète vaut aussi pour l’anthropologue : c’est « l’agrandissement de la propre compréhension de soi-même qu’il poursuit à travers la compréhension de l’autre » (Ricoeur 1969 : 20)[4].

Pour un anthropologue, la compréhension des autres passe par le consentement à prendre au sérieux ce qu’ils nous invitent à apprendre en vivant avec eux. C’est pourquoi, comme je le démontre dans les pages suivantes, la réflexion sur les moments clés de la transformation personnelle et professionnelle vécue sur le terrain est essentielle à l’avancement des connaissances ethnographiques.

Études doctorales et premier terrain parmi les Wayuu

C’est en 1973 que j’ai été admis aux études doctorales en anthropologie à l’université Yale. Ce département avait comme politique d’admettre au doctorat des candidats et candidates qui avaient complété un premier cycle d’études supérieures dans une discipline autre que l’anthropologie socioculturelle. Pour ma part j’avais à mon crédit un seul cours d’anthropologie, au niveau de mon baccalauréat en philosophie. J’étais le détenteur d’une maîtrise en philosophie de l’Université d’Ottawa. Mes compagnons et compagnes d’études doctorales étaient détenteurs d’une maîtrise dans des disciplines aussi diverses que l’architecture, l’histoire, la littérature ou les sciences politiques.

Nos professeurs nous expliquaient qu’avec un corps étudiant formé en anthropologie socio-culturelle il était pratiquement impossible d’avoir une discussion ouverte et intéressante qui remette en question les présupposés, les objectifs et les méthodes de recherche communément acceptés dans la discipline. « Nous les avons formés et ils nous répètent ce que nous leur avons enseigné », me disait mon directeur de thèse. C’est afin de se questionner, d’agrandir leur compréhension d’eux-mêmes et de leur discipline, que les membres du personnel enseignant cherchaient des interlocuteurs capables de les mettre en question. Il faut dire qu’ils nous donnaient aussi une lourde charge de travail : lectures, discussions en groupe, rédaction de travaux plus ou moins longs qu’ils lisaient ensuite attentivement. Ils et elles étaient généreux dans leurs commentaires et le partage de leurs propres réflexions.

Tissage d’un hamac, mars 1976

Tissage d’un hamac, mars 1976

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Tout au cours de mes études de doctorat en anthropologie, l’oeuvre qui m’a le plus fasciné fut celle de Victor Turner, issu de l’école anthropologique de l’Université Manchester. Cette école, dont Max Gluckman fut le chef de file, s’est attachée à l’analyse de la genèse, des dynamiques et des fonctions des conflits dans la vie des sociétés et dans l’ordre international. C’est autour de ces thèmes que Victor Turner écrivit Schism and Continuity in an African Society: A Study of Ndembu Village Life (1975), livre qui figurait dans la liste de nos lectures obligatoires.

De Victor Turner je retenais son élaboration du concept de drame social qui se déroule en trois phases : 1) un bris des conventions ou des normes sociales entre individus, groupes ou sociétés, conduisant à 2) une crise plus ou moins aiguë et prolongée qui met en branle 3) un ensemble d’interventions de divers ordres (juridique, rituel, politique, etc.) en vue de réparer les liens sociaux et de rétablir l’ordre. Cette troisième phase d’un drame social conduit, pour les parties en cause, soit à un retour à l’état d’équilibre (même précaire) antérieur, soit à un schisme au-delà duquel le groupe original est définitivement et irrémédiablement scindé. Les parties ne se parlent plus si ce n’est pour s’accuser l’une l’autre d’avoir fait fausse route et d’être responsable de la crise qui a conduit au schisme. C’est ainsi qu’enfant on me présentait la séparation des catholiques romains, qui pouvaient accéder au Paradis, et des protestants condamnés à l’enfer.

C’est aussi ce que les missionnaires enseignaient aux autochtones d’Amérique, y compris les Dènès Tha’ à qui cet enseignement a été dispensé à l’aide de ce qu’il est convenu d’appeler l’Échelle du Père Lacombe O.M.I.[5]. Sur ce tableau, conçu en 1872, on peut lire : « Le Tableau-Catéchisme composé par le R.P. A. Lacombe, Oblat de M.I. Missionnaire dans l’Amérique du Nord, pour l’instruction prompte et facile des sauvages, des enfants et des personnes ne sachant pas lire. » Ses dimensions, 68 cm de largeur x 103,5 cm de hauteur, en font un document visuel impressionnant que j’ai utilisé chaque année dans mes cours sur les identités religieuses et les conflits.

Le dépeçage d’un mouton, qui est la tâche de l’homme, mars 1976

Le dépeçage d’un mouton, qui est la tâche de l’homme, mars 1976

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Au cours des ans les étudiants et étudiantes à qui je présentais ce tableau-catéchisme étaient toujours étonnés de lire au bas de ce catéchisme en images qu’il fut « Enregistré conformément à l’acte du Parlement du Canada, en l’année mil huit cent quatre-vingt-quinze, par C.O. Beauchemin et Fils, de Montréal, au bureau du Ministre de l’Agriculture, à Ottawa » et « Imprimé en Belgique ». Preuve que le gouvernement canadien et l’Église catholique romaine étaient bel et bien partenaires dans le projet de civiliser et de christianiser les peuples autochtones.

Les illustrations représentent en détail l’histoire sainte, en commençant par la création du monde en sept jours, la scène d’Adam et Ève chassés du Paradis, le meurtre d’Abel par son frère Caïn, la naissance de Jésus de Nazareth qui, après le péché originel qui condamnait l’humanité à l’enfer, ouvre un chemin vers le Paradis. Ce chemin est en parallèle à celui qui conduit toujours à l’enfer. Des sentiers servent de passerelles d’un chemin à l’autre. On voit ainsi les hérétiques (Luther et Calvin) s’éloigner du bon chemin pour prendre celui des feux éternels ; on voit aussi les missionnaires qui, s’approchant des autochtones, les prennent par la main afin qu’ils quittent le chemin de leurs ancêtres. Et ainsi de suite jusqu’au jugement dernier où les « bons » sont récompensés par le Paradis et les « mauvais » punis par le feu éternel.

Cette échelle place clairement les hérétiques et les païens, y compris les autochtones, sur la route qui conduit droit à l’enfer – qu’ils peuvent toutefois éviter en acceptant l’enseignement des missionnaires catholiques romains. Tout cet enseignement résumait, du point de vue catholique romain, les conséquences d’un schisme qui, après avoir déchiré l’Europe, allait aussi diviser les peuples et communautés autochtones qui faisaient l’objet du zèle de missionnaires – catholiques romains, anglicans, méthodistes, presbytériens, etc. –, tous convaincus de porter la vérité et de protéger de l’erreur. De nos jours, c’est avec la même conviction que des missionnaires évangélistes des îles Fidji viennent convertir et « sauver » les Inuit (Laugrand et Oosten 2007) ou que des missionnaires coréens évangéliques membres d’une Église montréalaise, la Montreal Korean United Church (MKUC), cherchent à convertir les Anicinabek au Québec (Hamel-Charest 2018). Il est étonnant de voir à quel point, au cours des siècles, ces chrétiens se présentent toujours sous le même jour : la seule et vraie source du salut.

Rapporter du bois à son domicile est la tâche de la femme, septembre 1976

Rapporter du bois à son domicile est la tâche de la femme, septembre 1976

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Dans son analyse des drames sociaux, Victor Turner mettait en valeur la fonction des rituels conçus comme mécanisme de gestion de conflits. Lors de mon terrain parmi les Wayuu, ce sont ces dynamiques sociales que j’ai documentées et analysées en démontrant comment les rites funèbres constituent un des mécanismes à travers lesquels les Wayuu constituent et expriment un ordre social au sein duquel sont définis les droits à la terre et aux points d’eau sans lesquels les familles étendues ne peuvent pas vivre.

Les Wayuu vivent dans la péninsule semi-désertique de la Guajira à travers laquelle passe la frontière entre le Venezuela et la Colombie, un territoire sur lequel ne coule aucun cours d’eau et n’existe aucun lac, ce qui explique que les Espagnols et leurs descendants n’ont pas cherché à s’y établir. L’eau est parfois puisée à même des puits creusés par les hommes, des puits qui plongent dans la terre jusqu’à 10 mètres. Le plus souvent l’eau potable indispensable à la survie est trouvée dans des points d’eau plus proches de la surface, à deux ou trois mètres de profondeur. C’est dans ces oasis que, dans un ordre préétabli et respecté rigoureusement, les familles d’Aipiaichi où j’ai vécu près d’une année en 1975 et 1976 abreuvaient leurs animaux, chacune y acheminant son troupeau de chèvres et de moutons ainsi que son bétail, à des moments déterminés selon la position du soleil dans le firmament.

Parmi les Wayuu, les revendications de territoires et d’accès à des points d’eau sont renouvelées périodiquement par le biais de rites funèbres qui s’étendent sur quelques jours et au cours desquels des centaines de brebis et de chèvres sont distribuées aux invités qui, de proche ou de loin, viennent pleurer le défunt. Ces grands rassemblements se font en effet surtout lors des rites funèbres associés au deuxième enterrement, au cours duquel les ossements d’un défunt sont recueillis et déposés dans un ossuaire commun dans lequel le groupe local accumule les restes de ses défunts – qui sont tous descendants, par lien de matrifiliation, d’une même ancêtre dont ils partagent tous le matronyme. Accepter un animal de son hôte, c’est aussi s’engager à l’inviter à son tour – et lui remettre une brebis ou une chèvre – lors de l’organisation d’un deuxième enterrement pour les restes d’un membre défunt de son propre groupe. Par le mécanisme du don et du contre-don, chaque grande funérailles devient ainsi partie constituante d’une série d’échanges à travers lesquels se tissent des liens de solidarité entre divers groupes. Les centaines d’invités qui participent à ces enterrements entérinent la continuité des groupes et confirment la légitimité de leurs revendications territoriales, préservant ainsi l’ordre social et économique dans lequel tous peuvent prospérer.

Sur la base de ce travail de terrain intensif, qui s’est déroulé sur une période de quinze mois parmi les Wayuu de Colombie et du Venezuela en 1975 et 1976, j’ai rédigé ma thèse de doctorat, Guajiro Social Organization and Religion, que j’ai soutenue en 1978 et ensuite adaptée et traduite afin qu’elle paraisse en espagnol et soit ainsi accessible aux Wayuu (voir Goulet 1981a). Lors du colloque international intitulé « La nature des esprits : humains et non-humains dans les cosmologies autochtones », qui s’est tenu à l’Université Laval, Québec, du 29 avril au 1er mai 2004, j’ai fait la connaissance de Philippe Descola, de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris, qui, faisant référence à mon livre sur les Wayuu, me dit : « Ah ! c’est vous, Jean-Guy Goulet… Nous vous lisons à Paris… » Il va sans dire que j’étais heureux de l’apprendre[6].

Mon premier poste universitaire et projet de recherche parmi les Dènès Tha’

Après mes études de doctorat, j’obtiendrai un premier poste à l’Université Saint-Paul où je serai, de 1978 à 1985, chercheur associé au Centre canadien de recherche en anthropologie/Canadian Research Centre in Anthropology (CCRA/CRCA) et chargé de cours à l’Institut des sciences de la mission. Grâce à ces deux positions jumelées, j’ai eu le privilège d’alterner entre un semestre d’enseignement à l’USP à l’automne et six mois de terrain parmi les Dènès Tha’, de janvier 1980 à la fin de juin 1985. Pendant ces années, de septembre 1978 à la fin de l’année 1984, je fus aussi membre du comité de rédaction d’Anthropologica, la revue officielle du CCRA/CRCA, ainsi que rédacteur de Kerygma, la revue de l’Institut des sciences de la mission.

Vers la fin de l’année 1978 et au début de l’année suivante j’ai formulé un projet de recherche qui me permettrait d’approfondir mes recherches sur le rôle des traditions religieuses et des rituels dans la formation et la transformation des identités ethniques et sociales, particulièrement au sein d’une population autochtone au Canada. Parmi les Wayuu de la péninsule de la Guajira, on ne trouvait aucune institution occidentale (école, clinique de santé, poste de police, marchand ou missionnaire). La population était en quelque sorte homogène et les Wayuu étaient endogames. C’est donc dans un isolement relatif que les Wayuu maintenaient leur langue, leurs traditions et rituels.

Groupe familial attendant son tour pour recevoir sa part de viande distribuée lors d’un premier enterrement, mars 1976

Groupe familial attendant son tour pour recevoir sa part de viande distribuée lors d’un premier enterrement, mars 1976

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Ce sont les femmes qui versent dans des urnes l’eau puisée dans le lit de la rivière – qu’elles ont creusé durant la saison sèche, septembre 1976

Ce sont les femmes qui versent dans des urnes l’eau puisée dans le lit de la rivière – qu’elles ont creusé durant la saison sèche, septembre 1976

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Dans mon nouveau projet de recherche je voulais évaluer l’impact de ces institutions occidentales lorsqu’elles devenaient parties intégrantes de la vie d’un peuple autochtone. En d’autres mots, qu’arrivait-il à un peuple autochtone soumis aux politiques d’assimilation de l’État et exposé à l’activité des missionnaires étrangers ? Serait-il capable de maintenir ses traditions, sa langue et ses rituels ? Si oui, comment un peuple réussissait-il à résister aux pressions l’invitant à s’assimiler à la culture et à la religion dominantes ? Mon deuxième terrain fut donc inspiré par ces questions de recherche.

C’est ainsi qu’à l’été 1979 je me retrouvai à Chateh parmi les Dènès Tha’ du Nord-Ouest albertain. Ils étaient alors près de 1200 à vivre dans cette réserve située à 104 kilomètres à l’ouest de la ville de High Level. C’est afin de les consulter et d’obtenir l’autorisation d’y faire ma recherche que je fis cette première visite – au cours de laquelle j’ai eu l’occasion de me présenter au chef de bande et aux anciens, d’expliquer mon projet de recherche et d’exprimer ma volonté d’apprendre leur langue et, finalement, de venir passer les premiers six mois de chaque année parmi eux. C’est ainsi que je consacrai principalement à l’étude de la langue dene dhàh mes deux premiers stages sur le terrain (janvier à juin en 1980 et en 1981), ce qui allait bientôt me permettre de converser assez facilement avec les Dènès Tha’– qui ne parlaient pas anglais. En général, en raison de leur scolarisation, les Dènès Tha’ de moins de 45 ans parlaient très bien cette langue, mais pas les Dènès plus âgés qui, par contre, parlaient généralement deux autres langues autochtones, le cri et le chipewyan.

À Chateh, c’est au centre de la réserve que siégeaient cinq institutions eurocanadiennes : une école qui dispensait l’enseignement en anglais de la première à la douzième année, une clinique de santé, un magasin général de la Compagnie de la Baie d’Hudson, une station de police de la Gendarmerie royale canadienne et une Église catholique romaine, toutes dirigées par des Eurocanadiens (sauf le missionnaire venu d’Europe) qui ne comprenaient ni ne parlaient la langue locale. Tous ces étrangers communiquaient en anglais avec les Dènès Tha’ bilingues de la communauté. Parmi ces derniers, plusieurs, surtout des femmes, occupaient des postes dans ces institutions en tant que commis, secrétaires, aides-enseignantes ou femmes de ménage. Nonobstant la présence de ces institutions et le nombre important de membres de la communauté maîtrisant bien l’anglais, les enfants communiquaient entre eux en dene dhàh lorsqu’ils jouaient dans la cour d’école. C’était un signe évident de la vitalité de la langue[7].

Urnes contenant des ossements de défunts – traditionnellement déposées dans une caverne, octobre 1976

Urnes contenant des ossements de défunts – traditionnellement déposées dans une caverne, octobre 1976

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À droite, l’ossuaire contemporain dans lequel les ossements sont déposés, juillet 1976

À droite, l’ossuaire contemporain dans lequel les ossements sont déposés, juillet 1976

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Même si ces anciens et l’ensemble des familles dènès tha’ s’identifiaient comme catholiques romains, leur vision du monde étaient profondément différente de celle qui m’avait été transmise dans mon enfance, comme on le verra plus loin dans les récits de réincarnation. D’une année à l’autre je connus de mieux en mieux cinq aînés de la communauté qui étaient considérés comme des ndaatin (« rêveurs » ou « prophètes ») et qui jouaient un rôle important dans les rituels d’offrande locaux. Parmi ces prophètes, Alexis Seniantha était reconnu comme le plus important, ndaatin tin, « le premier rêveur ». Sa renommée comme guérisseur et prophète s’étendait à l’ensemble des communautés autochtones de l’Ouest canadien et des Territoires du Nord-Ouest. Les prophètes et les rituels d’offrande qu’ils officiaient (désignés en anglais comme T-dance ou prophet dance, et en dene dhàh comme ndahotsethe – littéralement : les gens dansent) devinrent l’un des sujets importants de ma recherche. Lorsque Christine, ma compagne, est venue à Chateh elle a rencontré les anciens et les anciennes avec lesquels je collaborais le plus et a participé à la danse des prophètes, éprouvant ainsi de l’intérieur les expériences que j’avais vécues. Lors de ses visites à Chateh, elle s’est aussi engagée activement auprès des enfants de la réserve, me faisant découvrir des aspects de la communauté que je n’aurais pas décelés sans elle.

En août 1984, je me rendis compte de l’importance de la place qu’occupait Alexis Seniantha dans la grande communauté dènèe lorsque les organisateurs de la visite du Pape Jean-Paul II à Fort Simpson, sur les rives du Mackenzie, me demandèrent de lui présenter du tabac afin qu’il prie pour le succès de la visite. Cette offrande de tabac accompagne toute demande faite à un ancien ou une ancienne à qui l’on demande un enseignement, une cérémonie de guérison ou toute autre intercession dans une prise de décision importante. En lui remettant le tabac j’expliquais à Alexis Seniantha que ce n’était pas le mien mais celui des organisateurs de la visite papale tout en précisant les raisons pour lesquelles ils m’avaient demandé de le lui offrir. Il l’accepta et me dit qu’il le placerait sous son oreiller, signifiant ainsi qu’il serait attentif à ce qui lui serait manifesté dans ses rêves.

Quelques jours plus tard, je rencontrai par hasard Alexis Seniantha au magasin général. Il s’approcha immédiatement de moi afin de me dire qu’avec le tabac sous son oreiller il avait rêvé et avait vu de longues files d’autos et de camionnettes sur les routes conduisant à Fort Simpson et que tous s’y rendaient sans difficulté ni accidents. Le pape, toutefois, n’était pas au rendez-vous. Nonobstant son absence, Alexis Seniantha insistait pour dire que le rassemblement des Dènès à Fort Simpson demeurait fort important. C’est ainsi qu’au mois de septembre je me retrouvai au Fort Simpson avec Alexis Seniantha et plusieurs autres Dènès de Chateh. Le 18 septembre lorsqu’un épais brouillard empêcha l’avion papal d’atterrir, Alexis et ses compagnons n’étaient nullement surpris. Pour eux, l’esprit du « rêveur » est puissant et prévoit le cours des événements à venir.

Femmes creusant le lit de la rivière afin d’y puiser de l’eau, septembre 1976

Femmes creusant le lit de la rivière afin d’y puiser de l’eau, septembre 1976

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Le 18 septembre, c’est donc de Yellowknife que le Pape a lu le discours qu’il avait préparé. Après avoir exprimé sa déception à ne pouvoir les visiter en personne à Fort Simpson, il relève le thème général du grand rassemblement dènè : « L’auto-détermination et les droits des peuples autochtones ». À ce sujet il tient à « proclamer qu’ils ont droit à la liberté requise pour une autonomie gouvernementale équitable et juste dans leur vie en tant que peuples autochtones » (Vatican 1984)[8]. Ce sont les paroles que les Dènès attendaient en espérant qu’elles retentiraient aux oreilles du gouvernement canadien et viendraient soutenir leur aspiration en vue de la création d’un vaste territoire autochtone dans la partie ouest des Territoires du Nord-Ouest : le Denendeh, qui ferait contrepartie au Nunavut, dans l’Est. De ces deux grandes négociations sur le territoire et l’autonomie gouvernementale, seule la seconde allait devenir réalité, en 1999.

Mon expérience en tant que consultant et intermédiaire entre les anciens du Traité 8 et le gouvernement fédéral (que je décris plus loin) m’amena aussi à analyser de plus près les conflits d’intérêts entre Autochtones et gouvernements allochtones (voir Goulet 2006, 2010, 2012).

Le riche matériel ethnographique accumulé de 1979 à 1985, ainsi qu’au cours d’autres visites de brève durée durant les années qui ont suivi, a fait l’objet de quarante et une présentations à des conférences savantes aux niveaux national et international. Je compte ainsi comme publications six chapitres dans des Actes de congrès, douze chapitres dans des livres savants, trente-trois articles dans des revues savantes, ainsi qu’une monographie, Ways of Knowing: Experience, Knowledge and Power Among the Dene Tha’, publiée en 1998 et mise en nomination pour trois prix, le 1998 Clio Award, le 1999 Oral History Association Book Award et le 1999 Victor Turner Prize in Ethnographic Writing.

Femme séparant le veau de la vache afin de la traire, mai 1976

Femme séparant le veau de la vache afin de la traire, mai 1976

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J’ai écrit ce livre au cours d’un congé sabbatique d’une année que Christine Hanssens, ma compagne, et moi avions voulu vivre en Amérique latine, au Mexique, afin que notre fils Alexis, alors âgé de neuf ans, fasse l’expérience de la vie hors de la bulle euro-nord-américaine. Dans la grande ville de Puebla où nous avons passé six mois, nous nous sommes établis dans un quartier où nous étions les seuls étrangers et nous avons inscrit notre fils dans une école locale où il était le seul étudiant étranger. Christine y enseignait l’anglais comme langue seconde. Ce fut de même pour les six derniers mois du congé sabbatique passé à Tepotztlan, bourgade rurale dans l’État de Morelos au sud de la capitale du pays. Dans les deux endroits, ce sont les compagnons et compagnes de classe d’Alexis qui lui ont enseigné la langue et l’ont initié à la vie mexicaine. Ce fut pour lui et pour nous une riche expérience d’immersion inoubliable.

Le corpus de publications savantes présenté plus haut a été remarqué par plusieurs collègues qui ont retenu Ways of Knowing ainsi que divers articles comme lectures obligatoires dans leurs cours. Depuis le milieu des années 1990, à l’occasion de conférences nationales ou internationales, des collègues francophones et anglophones ont tenu à me rencontrer afin de me dire comment ils avaient fait connaître mes travaux à leurs étudiants et étudiantes tant pour leur qualité ethnographique que pour leur pertinence à soulever des questions éthiques et épistémologiques centrales dans la relation entre anthropologues et peuples autochtones[9].

Ethnogenèse et conflits avec l’État-nation

Très tôt dans ma démarche parmi les Dènès Tha’ je me suis penché sur la nature des liens sociaux, conflictuels ou non, qu’entretiennent les autochtones entre eux ainsi qu’avec les allochtones qui sont apparus dans diverses sphères de leur univers (domestique, économique, politique, religieuse ou rituelle) en cherchant à les convertir à l’idéologie eurocanadienne dominante. Sur le plan théorique, c’est du côté de l’ethnométhodologie que je me suis inspiré pour ces analyses. C’est d’ailleurs en collaborant avec Graham Watson, mon collègue au département d’anthropologie de l’Université de Calgary de l988 à l997, que je me suis initié à l’ethnométhodologie[10], ce qui a donné lieu à la publication conjointe de deux articles, « Gold In Gold Out: The Objectification of Dene Tha’ Accounts of Dreams and Visions », en 1992, et « What Can Ethnomethodology Say About Power? dans Cultural Studies: A Research Annual », en 1998.

Marché régional Los Filuos, 95 kilomètres au nord de Maracaibo, septembre 1976

Marché régional Los Filuos, 95 kilomètres au nord de Maracaibo, septembre 1976

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C’est aussi inspiré par l’article de Graham Watson, « The reification of ethnicity and its political consequences in the North », paru en 1981, que j’ai publié deux textes qui traitent aussi de l’ethnogenèse et de la réification de l’ethnicité chez les Dènès Tha’ et leurs voisins autochtones du nord de l’Alberta. En premier lieu, « Le savoir anthropologique sur les Dènès et son rapport avec le savoir dènè », en 1998 dans Recherches amérindiennes au Québec, et en second lieu, en 2001 « Denendeh: Anthropologists, politics and ethnicity in the reorganization of the Canadian Northwest Territories », dans Identity and Gender in Hunting and Gathering Societies. Dans ces écrits, je démontre que le monde que constituent les Dènès Tha’ diffère de celui de nombreux autres peuples, mais que les méthodes par lesquelles ils constituent ce monde sont celles que l’on retrouve dans tous les groupes humains, y compris les groupes ethniques et les États-nations.

Au centre de l’ethnométhodologie se trouve une question qui va droit au coeur de l’entreprise ethnographique : quelles méthodes les individus/groupes utilisent-ils afin de se constituer un monde qui leur paraît tout à fait objectif et raisonnable, de sorte qu’ils ne voient plus leur rôle dans la constitution de ce qu’ils ont créé ensemble ? Ils le font en définissant et en identifiant les êtres, les phénomènes et les événements qu’ils perçoivent et en s’orientant dans le monde en fonction de ces définitions et identifications afin d’y agir de façon raisonnable en fonction des définitions. Dans cette perspective sociologique, le concept de réflexivité réfère précisément au rapport mutuellement constitutif qui existe entre le monde qui est décrit et la description de ce monde, de sorte que l’objet du discours et le discours au sujet de l’objet tirent leur sens l’un de l’autre. En d’autres mots, les phénomènes sociaux n’existent pas antérieurement ou indépendamment des énoncés par le biais desquels ils sont constitués en tant que tels. À titre d’illustration, je m’arrête ici à mon expérience comme intermédiaire entre les Dènès Tha’ et le gouvernement fédéral (1984-1985) ainsi que mon expérience comme directeur du Centre autochtone de l’Université de Calgary (1988-1991).

Enterrement par son père d’un enfant mort en bas âge, mai 1976

Enterrement par son père d’un enfant mort en bas âge, mai 1976

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Distribution de la viande lors des funérailles organisées par le fils du défunt, mars 1976

Distribution de la viande lors des funérailles organisées par le fils du défunt, mars 1976

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En 1984, Harold Cardinal, négociateur en chef du Traité 8, m’invita à m’associer au Comité des anciens du Traité 8 qu’il avait créé en vue des négociations à venir avec le gouvernement fédéral. Ce comité comptait des représentants dènès tha’ et cris de la région du Nord-Ouest albertain. À titre de consultant on me demanda aussi de servir d’intermédiaire entre le Comité des anciens et le ministre Oberle – à qui David Crombie, ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien, avait confié « la tâche d’explorer les moyens par lesquels les problèmes ou griefs relatifs actuels pourraient être résolus, les parties non réalisées du traité être mises en oeuvre et l’esprit et les buts du traité être pris comme base d’un accord sur lequel engager l’avenir » (Canada 1996 : 75-77). En tant que député du comté Prince-George–Rivière-la-Paix du nord-est de la Colombie-Britannique, territoire qui faisait partie du Traité 8, M. Oberle connaissait très bien les intérêts des compagnies forestières qui exploitaient les forêts de la région. En parlant des rencontres à venir avec M. Oberle et les fonctionnaires fédéraux, les anciens me disaient : « Tu seras nos yeux et nos oreilles ».

En route depuis Los Filuos vers Aipiachi, septembre 1976

En route depuis Los Filuos vers Aipiachi, septembre 1976

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En route depuis Los Filuos vers Aipiachi, septembre 1976

En route depuis Los Filuos vers Aipiachi, septembre 1976

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C’est en raison de ce travail de consultant que je fus invité à participer à la Conférence des premiers ministres sur les questions constitutionnelles intéressant les Autochtones, tenue à Ottawa les 2 et 3 avril 1985. À l’ordre du jour il y avait la question de l’autonomie gouvernementale et celle de l’égalité des droits pour les deux sexes. Au cours des présentations faites par les premiers ministres des provinces, on sentait une grande réticence face à l’idée de créer un nouvel ordre de gouvernement qui revendiquerait nécessairement une base territoriale, ce qui laissait entrevoir une diminution des revenus pour les gouvernements en question. Lors d’une pause-café, à mon grand étonnement, un premier ministre provincial m’a expliqué qu’il ne pouvait être question d’accorder l’autonomie gouvernementale aux Autochtones car on devait éviter à tout prix l’émergence au Canada de leaders tels que Idi Amin, dictateur sanguinaire en Ouganda de 1971 à 1979 (voir Kyemba 1997)[11]. Il va sans dire que ce politicien parlait tout autrement des autochtones du Canada lorsqu’il était en assemblée ou en entrevue avec les médias.

Rivière aux Foins / Hay River. Lieu où se rassemblaient les Dènès Tha’ avant leur sédentarisation au milieu des années 1950, juin 1982

Rivière aux Foins / Hay River. Lieu où se rassemblaient les Dènès Tha’ avant leur sédentarisation au milieu des années 1950, juin 1982

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J’observais la même attitude dans un groupe de travail sur l’autonomie gouvernementale autochtone auquel M. Oberle m’invita un jour. Une trentaine d’hommes y siégeaient – aucun autochtone, aucune femme. La langue de travail était l’anglais. Hauts fonctionnaires du gouvernement fédéral et professeurs en économie, sociologie, science politique et autres disciplines s’étaient entendu sur un grand plan d’action qui visiblement servaient leurs intérêts plus que ceux des peuples autochtones. Ce plan comportait trois étapes, chacune devant faire appel à l’expertise de chercheurs universitaires.

En premier lieu il fallait évaluer les carences ou déficits dans les communautés autochtones concernant les infrastructures, l’habitation, les services publics bien sûr, mais aussi sur le plan individuel, l’état de santé, les retards éventuels dans la scolarisation, etc. Deuxième étape : mise en oeuvre d’une série de programmes de remédiation en vue de corriger ces faiblesses, vaste programme de développement économique et d’interventions psycho-sociales auprès des individus et familles autochtones. Lors de ces échanges il était sous-entendu que ces intervenants seraient des professionnels eurocanadiens. Dernière étape : évaluation des effets de ces interventions afin de mesurer si les Autochtones seraient alors prêts à la présentation du plan, qui s’étalait sur une vingtaine d’années, le président du groupe de travail demanda un vote à main levée. Je fus le seul à ne pas voter en faveur de ce projet. Ainsi prit fin ma carrière de consultant – les invitations à participer à quelque rencontre que ce soit cessèrent immédiatement.

En prenant connaissance de ce projet j’avais peine à en croire mes oreilles. Je savais, bien sûr, que les catégories sociales utilisées par les membres de ce groupe de travail étaient « un moyen d’exclure, ou de tendre à exclure des individus ou des groupes de leur propre groupe de référence » (Watson 1981 : 464). C’est en se donnant comme mission d’aider les autres à se développer et à se qualifier comme aptes à l’autonomie gouvernementale que les membres du groupe de travail concrétisaient une solidarité implicite tout en repoussant les « autres », les personnes et les communautés autochtones qui seraient l’objet de la sollicitude des « Blancs ». Ils constituaient un monde dans lequel « nous » dominons. Lorsque je partageais mes observations avec les membres du comité des anciens du Traité 8, ils n’étaient pas du tout étonnés de ces positions de la part du gouvernement fédéral. Ils savaient, mieux que moi, que le gouvernement fédéral ferait tout en son pouvoir pour préserver ses intérêts et ceux des grandes compagnies exploitant les ressources des territoires autochtones. La fin du racisme institutionnel n’était pas pour demain.

De nos jours, c’est malheureusement le même constat chez les Autochtones qui évaluent la mesure dans laquelle le gouvernement fédéral donne suite aux recommandations de la Commission Vérité et Réconciliation faites en 2012 (Jewell et Mosby 2019) et dénoncent le gouvernement fédéral qui, après le dépôt du Rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) le 3 juin 2019, tarde à répondre aux « 231 appels à la justice distincts s’adressant aux gouvernements, aux institutions, aux fournisseurs de services sociaux, à l’industrie, et à l’ensemble des Canadiens et Canadiennes » (Canada 2019). Ce rapport, intitulé Réclamer notre pouvoir et notre place, note que ces recommandations sont urgentes et doivent être mises en place immédiatement. Une année plus tard le plan d’action national promis par le gouvernement fédéral pour contrer la violence faite aux femmes autochtones n’est toujours pas déposé. Nombreux sont les autochtones qui doutent de la volonté politique de passer véritablement à l’action (Wilson-Raybould 2020).

L’attitude observée dans ce groupe de travail sur l’autonomie gouvernementale autochtone était aussi caractéristique du Centre autochtone de l’Université de Calgary lorsque j’y fus nommé directeur en 1988 pour un mandat de trois ans. Le Centre avait comme mission d’aider les étudiants et étudiantes autochtones à s’ajuster aux exigences académiques et sociales du milieu universitaire. Tout le personnel du centre – réceptionniste, adjointe administrative, coordonnatrice des programmes et conseiller scolaire – était allochtone. Lorsque je demandai comment il se faisait qu’il n’y avait pas de personnel autochtone, on me dit qu’aucun candidat autochtone ne se présentait aux concours pour combler des postes. Comment procédait-on pour les annoncer ? On me répondait que l’on faisait comme pour tous les autres postes universitaires : on y allait par le bouche-à-oreille, ainsi que par le biais d’annonces dans les journaux locaux et les bulletins universitaires.

Au début 1989, lorsque vint le moment de combler un poste je décidai donc de faire autrement. En m’inspirant de ce que j’avais appris durant mes dix années d’interactions avec les Dènès Tha’ et les Cris du Nord-Ouest albertain, je me rendis en personne dans les communautés autochtones du sud de l’Alberta – Cris, Pieds-Noirs, Nakodas, Tsuut’inas – parmi lesquelles le Centre autochtone offrait des cours hors campus. À chaque endroit je me rendais à l’école ainsi qu’aux bureaux administratifs de la bande. J’y passais une bonne partie de l’après-midi en me présentant comme quelqu’un de neuf dans la région, connaissant très peu de la communauté, tout en m’identifiant comme le nouveau directeur du Centre autochtone.

Au cours de cette visite je disais une seule fois, comme en passant, que j’ignorais si les gens de la communauté savaient que dans six mois j’allais ouvrir un poste de conseiller scolaire. Cela dit, nous passions immédiatement à autre chose (voir Goulet 1998a : 1-26). En faisant de même je signalais que je ne m’étais pas soustrait à l’apprentissage des manières d’être autochtones afin de bien communiquer avec eux dans leurs milieux. Six mois plus tard le poste était ouvert, et en plus des annonces usuelles faites dans le passé, des feuillets spéciaux étaient envoyés aux communautés autochtones, suivis d’appels téléphoniques de ma part. Parmi la douzaine de candidatures, cinq étaient celles d’autochtones qualifiés. Une première conseillère autochtone étant en place, ce fut le début d’un grand changement dans les opérations du Centre.

Peau d’orignal mise à sécher sous la fumée, juin 1982

Peau d’orignal mise à sécher sous la fumée, juin 1982

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Vers la fin de mon mandat, j’obtins un poste de professeur dans le département d’anthropologie. La question de mon successeur préoccupait la haute direction de l’université, qui avait toujours cherché à recruter à la direction du Centre autochtone une personne détenant un doctorat et parlant une langue autochtone. Trois années auparavant j’étais l’une des rares personnes allochtones à pouvoir satisfaire à ces deux critères d’embauche. Je savais par ailleurs que les autochtones détenant un doctorat étaient peu nombreux et qu’ils pouvaient trouver d’autres postes plus importants comme chercheurs dans les universités ou les institutions gouvernementales. Je recommandai à l’administration centrale de changer les critères de sélection et d’exiger la connaissance d’une langue autochtone et une maîtrise.

À la suite de ma recommandation, l’adjointe au vice-recteur académique dont je relevais comme directeur du Centre autochtone me dit que plusieurs professeurs de l’université qu’elle avait consultés s’opposaient à ce changement, certains allant jusqu’à lui dire qu’ils ne parleraient pas à une personne désignée à ce poste si elle ne détenait pas un doctorat. En entendant ces propos, je fus profondément choqué, mais pas surpris[12]. Je lui dis que ce n’était pas une raison de ne pas faire le changement proposé et que, si ces professeurs faisaient tel qu’ils disaient, ils seraient les perdants, se coupant de relations importantes avec des autochtones qualifiés. Quel préjugé quand même que celui de ne parler qu’entre nous, les détenteurs de doctorat ! Le poste fut annoncé avec le changement suggéré. C’est ainsi que depuis 1991 le Centre n’a eu à la direction que des autochtones qualifiés et que, lors de ma dernière visite en 2016, tout le personnel était autochtone. C’est un changement dont je suis fier.

Dans les pages qui suivent je mets en lumière l’importance de mes travaux dans deux autres champs d’intérêt ethnographique et théorique, celui du genre et de la théorisation des identités sociales d’une part, et celui de l’approche expérientielle à l’acquisition de connaissances vraies parmi les autochtones et son rapport avec le savoir des anthropologues, d’autre part.

Identités de genre et récits de réincarnation chez les Dènès Tha’

Mon intérêt pour les identités de genre remonte à mars 1984 lorsqu’un jeune homme me demanda si j’étais intéressé à prendre connaissance de son expérience en tant qu’enfant d’une école résidentielle. En répondant par l’affirmative j’étais prêt à tout, sauf à ce qui a suivi : « J’étais à l’école comme jeune fille et je suis tombée malade. Je suis allée à l’hôpital [d’Edmonton] et j’y suis décédée. Une année plus tard je revins à l’hôpital où se trouvait ma mère et je suis revenu comme étant Paul [nom fictif]. »

À mon grand étonnement, la mère mentionnée par Paul était celle qui lui avait donné naissance lors de sa deuxième incarnation. Paul affirme qu’au préalable cette deuxième mère eut une vision dans laquelle elle aperçut sa soeur décédée accompagnée d’une fillette. Cette deuxième mère sut alors qu’elle serait enceinte afin de « faire cet enfant à nouveau » (trad. littérale de l’expression dene andats’indla), lui donnant ainsi une deuxième chance dans la vie. Elle fut néanmoins surprise lorsque l’enfant à qui elle donna naissance était un garçon et non une fille.

Après cette entrevue j’appris que ce cas de réincarnation dans un sexe opposé à celui de sa première vie n’était pas exceptionnel. Je pris connaissance à Chateh de quarante et un récits de réincarnation, dont dix-huit (44 %) étaient des individus réincarnés dans un sexe opposé à celui de leur vie antérieure. Ma première présentation et discussion de ces données ethnographiques remonte à 1982 ; cet article fut suivi d’une étude comparative des récits dènès tha’ de réincarnation avec ceux issus d’autres communautés autochtones au Canada (voir Goulet 1982 et 1989).

Ces deux publications attirèrent l’attention de deux collègues, Antonia Mills et Richard Slobodin qui m’invitèrent à contribuer à Amerindian Rebirth: Reincarnation Beliefs among North American Indian and Inuit, un recueil d’études publié en 1994 par University of Toronto Press. Il advint que des éducatrices inuites du département d’éducation du Nunavut prirent connaissance de mon chapitre « Reincarnation as a fact of life among contemporary Dene Tha’ », paru dans cet ouvrage. Elles virent immédiatement que la perspective des Dènès Tha’ sur l’identification des enfants nés comme étant « faits à nouveau » était fort semblable à celle des Inuit. En 2008, avec la permission des Presses de l’Université de Toronto elles inclurent une partie de mon chapitre dans une unité d’étude intitulée « How will I know I am pregnant » dans Pregnancy & Labour Module, offert par l’Inuktitut Language Arts Curriculum for Inuit Teenagers. Cet événement ainsi que d’autres mentionnés dans les pages qui suivent illustrent bien comment, une fois lancés dans le monde, nos travaux acquièrent en quelque sorte une vie sociale indépendante de nos intentions et projets[13].

Préparation d’une peau d’orignal, mai 1981

Préparation d’une peau d’orignal, mai 1981

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En 1991, je fus invité par Edith Turner à une session intitulée « Concepts of reincarnation: Their social and psychological implications », mise au programme de la réunion annuelle de l’American Anthropological Association (AAA). Après ma présentation, une anthropologue allemande, Sabine Lang vint me demander si je voulais me joindre à un groupe de travail sur le genre chez les peuples autochtones. Elle avait constitué ce groupe avec sa collègue Sue-Ellen Jacobs, en consultation avec l’association Gay American Indians (GAI) de San Francisco. L’objectif était d’amener « des anthropologues non autochtones à “faire face aux Nations” et de clairement articuler leurs théories et autres idées au sujet de la sexualité des autochtones d’Amérique et de la diversité de genre, passée et présente[14] » (Jacobs, Thomas et Lang 1997 : 8).

Je fus ravi de devenir membre de ce groupe d’une trentaine de participants dont la moitié étaient autochtones. La majorité avaient vécu leur vie adulte dans la ville de San Francisco. Ils s’y étaient rendus en croyant qu’ils y souffriraient moins de discrimination sexuelle que dans leurs communautés d’origine devenues intolérantes vis-à-vis des homosexuels parce qu’elles étaient christianisées (voir Jacobs 1997 : 21-43). À San Francisco, me dirent-ils, ils furent surpris d’avoir eu à affronter la discrimination raciale, ce qui les conduisit à se regrouper et à fonder la GAI. Les autochtones de notre groupe de travail comptaient des couples biraciaux, homosexuels, lesbiens ou gais, transgenres, ainsi que des « personnes bi-spirituelles » (Two-Spirit People) [voir Filice 2015].

Pour ces dernières, ainsi que pour tous les autres autochtones, cette identité était à définir à l’extérieur de l’opposition binaire hégémonique homme/femme. L’utilisation par l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées (ENFFADA) de l’acronyme 2ELGBTQQIA qui englobe les identités bispirituel, lesbienne, gai, bisexuel, transgenre, queer, en questionnement, intersexe et asexuel, démontre à quel point nous nous sommes éloignés de l’opposition binaire d’antan. En utilisant le « 2E » au début de l’acronyme, l’Enquête nationale veut rappeler que

les personnes bispirituelles existaient dans plusieurs nations et communautés autochtones bien avant que la colonisation apporte les autres conceptions en matière de genre et d’orientation. En outre, les personnes bispirituelles occupent ainsi une place prioritaire dans nos conversations, plutôt que d’être reléguées à l’arrière-plan

Canada 2019a et 2019b

Maison dans la réserve de Chateh, mai 1981

Maison dans la réserve de Chateh, mai 1981

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Dans le groupe constitué par Sue-Ellen Jacobs, Wesley Thomas et Sabine Lang, il s’agissait de faire ensemble, autochtones et allochtones, l’examen des représentations anthropologiques passées des identités autochtones de genre et de proposer des changements qui prennent en compte la lecture critique autochtone du legs anthropologique dans ce domaine. Le groupe s’est réuni à deux reprises, en 1993 et en 1994, pour des sessions intensives de travail de trois à quatre jours organisées autour du thème « The North American Indian Berdache Reconsidered: Empirically and Theoretically ». Lors de la première rencontre dans la ville de Washington, je présentai un texte intitulé « Gender Variance in the Context of Dene Tha’ Reincarnation in Canada ». À la deuxième rencontre tenue l’année suivante à Chicago, ma communication s’intitula « Being both male and female in the context of cross-sex reincarnation among contemporary Dene Tha’ ». Ces deux rencontres furent rendues possibles grâce à l’appui financier de la Wenner-Gren Foundation for Anthropological Research.

Les actes de ce groupe de travail furent publiés en 1997 dans Two-Spirit People. Perspectives on Native American Gender Identity, Sexuality, and Spirituality, y compris ma contribution (Goulet 1997), qui prolongeait mon analyse des données ethnographiques déjà connues pour les peuples atha’pascans, analyse et discussion présentées dans un article paru l’année précédente (1996). Il est à noter que dans ces publications j’ai puisé amplement dans le bagage de connaissances théoriques et ethnographiques acquises en 1991 et 1992 lorsque je créais et enseignais au département d’anthropologie de l’université de Calgary le premier cours sur le genre qui y fut offert. Enfin, l’article publié en 1996 dans le Journal of the Royal Anthropological Institute fut repris par Willeen Keough et Lara Campbell dans leur manuel Gender History. Canadian Perspectives (Oxford University Press, 2014), un choix qui donna une plus grande visibilité encore à mes travaux sur le genre et les identités sociales.

Rassemblement de jeunes Dènès Tha’ le jour du Traité, juin 1982

Rassemblement de jeunes Dènès Tha’ le jour du Traité, juin 1982

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Épistémologie autochtone et approche expérientielle en anthropologie

J’ai mentionné dans la section précédente comment les activistes et chercheurs autochtones invitaient les anthropologues à s’interroger sur l’interprétation qu’ils avaient faite dans le passé concernant les identités de genre autochtones. À l’époque, cette demande s’exprimait aussi à propos des méthodes de recherche dans l’étude des rituels autochtones. Plutôt que d’étudier les philosophies et les traditions intellectuelles autochtones comme un objet externe, l’anthropologue était appelé à les faire siennes et à les vivre en relation avec les autochtones eux-mêmes.

C’est ainsi que s’exprime Eva Marie Garroutte dans Radical Indigenism and American Indian Identity (2003 : 108) :

Contrairement aux contemporains de Galilée qui refusaient de regarder à travers son télescope, les chercheurs qui se situent à l’intérieur de l’indigénisme radical doivent être suffisamment courageux pour se tenir à l’intérieur de ce qui pour eux peut être un mode étranger de rencontrer le monde. […] Il ne suffira pas de lire ou de réfléchir sur de tels modes d’enquête ; on doit leur faire confiance, les pratiquer, les vivre de l’intérieur[15].

ma trad.

En insistant ainsi sur l’importance de pratiquer et de vivre une manière de rencontrer le monde afin de la comprendre, Garroutte invite le chercheur allochtone à une démarche radicale, qui permet de se libérer de ses préconceptions afin d’observer ce qui se produit en soi et autour de soi en agissant avec ses hôtes dans leur monde.

Ce qu’elle propose ici au nom du Radical Indigenism correspond tout à fait à ce dont Victor Turner faisait la promotion lorsqu’il encourageait les chercheurs à faire l’expérience des rituels « en co-activités avec les personnes qui les mettent en scène » et à s’éloigner ainsi autant que possible de leurs repères habituels, afin « d’avoir une connaissance sensorielle et mentale de ce qui leur arrive et de ce qui survient réellement autour d’eux » dans un contexte nouveau pour eux (Turner 1985 : 205-206). Cette nouvelle orientation anthropologique devait conduire Turner à relire Dilthey et à formuler ce qu’il est convenu d’appeler « The Anthropology of Experience » qui a donné naissance à l’approche expérientielle en anthropologie comme voie privilégiée à la connaissance d’autrui et de son monde.

Les rituels autochtones, telle la danse des prophètes chez les Dènès Tha’, font précisément partie de ces pratiques traditionnelles que les Autochtones présentent comme des moyens efficaces de faire l’expérience du monde hors du quotidien. Les groupes autochtones n’ouvrent pas tous leurs cérémonies à des étrangers, ce qui est tout à fait leur droit. Ce fut un privilège pour moi de faire l’expérience des cérémonies de la pipe parmi les Cris ainsi que de la danse des Prophètes chez les Dènès Tha’, en compagnie des anciens et des autres membres de la communauté de Chateh. Je ne reprendrai pas ici la description que j’ai faite ailleurs de mon initiation à ce rituel dènè tha. Cette participation radicale dans les rituels dènès tha et la présentation des connaissances qu’elle m’a permis d’acquérir sont décrits dans Ways of Knowing (1998 : 238-244) ainsi que dans deux articles, « Dreams and Visions in Indigenous Lifeworlds: An Experiential Approach » et « Ways of Knowing: towards a Narrative Ethnography of Dene Tha Experiences », publiés en 1993 et 1994 dans le Journal of Anthropological Research.

Jour du Traité, un agent de la GRC remet un billet de cinq dollars à chaque membre de la bande dènèe tha’, juin 1984

Jour du Traité, un agent de la GRC remet un billet de cinq dollars à chaque membre de la bande dènèe tha’, juin 1984

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Dans l’initiation aux rituels autochtones les rêves et les visions appartiennent en quelque sorte à la dimension intérieure des rituels grâce auxquels les participants reçoivent des enseignements et une nouvelle compréhension de leur être-au-monde. Tel que soutenu dans « Une question éthique venue de l’Autre-Monde. Au-delà du grand partage entre nous et les autres » (2004), ainsi que dans « A Dene Approach to Learning About the Power of the Human Mind and the Nature of Spirits » (2007), cette ouverture aux expériences qui surgissent au coeur d’un rituel nous amène à repenser en profondeur les présupposés ontologiques, épistémologiques et éthiques sur lesquels reposent nos projets de recherche.

Depuis les publications de Victor Turner et d’autres anthropologues, tels Barbara et Dennis Tedlock, le terrain n’est plus défini comme un endroit dans lequel le chercheur se rend afin d’en extraire des données qui permettront d’infirmer ou de valider une théorie ou de combler des lacunes dans son champ de connaissance. Dans l’approche expérientielle le terrain est perçu et vécu comme un lieu où rencontrer des personnes compétentes dans leur monde, des personnes de qui recevoir non seulement des informations mais aussi une formation qui éveille personnellement aux réalités de tout ordre qui font partie de leur milieu.

C’est dans ce courant de pensée qu’au début des années 1990 je suis devenu, avec David Young, de l’Université d’Alberta, corédacteur de Being Changed by Cross-Cultural Encounter: The Anthropology of Extraordinary Experience (1998 [1994]), dans lequel j’ai rédigé le premier chapitre (« Dreams and visions in Other Lifeworlds ») ainsi que le dernier chapitre (« Theoretical and Methodological Issues ») – mettant à profit ma thèse de maîtrise en philosophie qui portait sur la phénoménologie et le fondement des sciences sociales. J’en ai tiré le cadre théorique et la discussion méthodologique propres à encadrer la présentation et la discussion des expériences extraordinaires faites sur le terrain.

C’est aussi dans cette perspective phénoménologique et expérientielle que j’ai codirigé avec Bruce Miller de l’Université de la Colombie-Britannique un livre qui a comme titre Extraordinary Anthropology: Transformations in the Field, paru en 2007[16]. Il s’agit d’un ouvrage dont je suis l’instigateur, ayant été celui qui en décembre 2003 invitait quinze collègues à participer à un colloque lors de la conférence annuelle de la CASCA (Canadian Anthropological Society/Société canadienne d’anthropologie) afin d’y témoigner de la profondeur à laquelle il est possible d’aller dans la rencontre de l’autre dans son monde. J’ai d’ailleurs choisi « Embodied Knowledge: Steps toward a Radical Anthropology of Cross-Cultural Encounters » comme titre de l’introduction pour cet ouvrage, titre qui évoquait le moment où les Dènès Tha’ me disaient : « maintenant ton corps bouge comme le nôtre lorsque tu danses avec nous dans le cercle de la danse des Prophètes ». Extraordinary Anthropology s’inscrit dans la lignée de Being Changed by Cross-Cultural Encounters.

Ma contribution au développement de cette approche relativement récente en anthropologie est signalée dans les commentaires récents de l’un des deux évaluateurs anonymes d’un projet de livre à la préparation duquel Deirdre Meintel et Véronique Béguet m’ont convié. Il s’agit de Extraordinary Experience as Ways of Being in the World dont l’idée est venue à la suite du symposium « Sight unseen: Connecting with the Invisible in Secularized Societies », que Deirdre Meintel et Véronique Béguet avaient organisé à la réunion annuelle de l’American Anthropological Association, en 2011, et pour lequel elles m’avaient invité comme répondant.

Maison dans la réserve de Chateh, connue jusqu’à 1965 sous le nom d’Assumption, mai 1980

Maison dans la réserve de Chateh, connue jusqu’à 1965 sous le nom d’Assumption, mai 1980

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Corde à linge au coeur de l’hiver, mars 1981

Corde à linge au coeur de l’hiver, mars 1981

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Dans l’appréciation de ce manuscrit, au sujet de l’épilogue dont je suis l’auteur, l’un des évaluateurs disait qu’au moment où il s’apprêtait à la lire, ses attentes étaient élevées puisque j’étais un pionnier dans le domaine de l’anthropologie expérientielle, et qu’il n’avait pas été déçu. Selon lui, c’est en insistant sur le fait qu’il fallait mettre en question l’approche classique que mes travaux avaient permis d’avancer dans les discussions des présupposés ontologiques, épistémologiques et éthiques concernant la meilleure manière d’aborder et d’évaluer les expériences extraordinaires vécues sur le terrain.

Ses commentaires mettaient en lumière l’importance de ma contribution dans la compréhension du travail ethnographique comme rencontre interculturelle radicale sans laquelle les réalités sociales locales nous échappent. C’est ce que j’exprimais en conclusion dans Ways of Knowing. Experience, Knowledge and Power Among the Dene Tha’ :

Au niveau ethnographique ainsi qu’au cours du travail sur le terrain, notre tâche consiste donc à faire face à la réalité telle que les personnes qui nous accueillent chez eux y font face, à décrire tout ce qu’ils ne peuvent faire disparaître par enchantement et qui, conséquemment, doit être inclus dans tout compte rendu raisonnable et éthique de ses propres actions ainsi que de celles d’autrui.

1998a : 258

Identités religieuses et conflits

La présentation de mon itinéraire anthropologique serait incomplète sans la mention de mon passage de l’Université de Calgary à l’Université Saint-Paul en mai 1997. Je m’apprêtais à entrer en fonction comme chef de département en anthropologie à l’Université de Calgary lorsqu’on m’invita à déposer ma candidature à l’Université Saint-Paul comme doyen fondateur d’une nouvelle faculté qu’on voulait y créer. Entre ces deux postes administratifs nous avons préféré, ma compagne et moi, celui qui nous conduirait à Ottawa, nous donnant ainsi la possibilité de vivre avec notre fils dans un milieu bilingue. Ce déménagement correspondait aussi à un souhait de ma part de me rapprocher de collègues francophones, ce que j’ai heureusement pu faire en collaborant avec eux et avec elles comme membre du CIÉRA (Centre interuniversitaire études et recherches autochtones) et de l’ERSAI (Équipe de recherche sur les spiritualités autochtones et inuit regroupant des collègues de l’Université de Montréal, de l’UQAM et de l’Université Laval), ainsi que du Comité de rédaction de la revue Anthropologie et Sociétés de 2002 à 2008, après mon mandat comme rédacteur-en-chef d’Anthropologica, la revue officielle de la CASCA (Canadian Anthropological Society/Société canadienne d’anthropologie), de 1997 à 2002.

La création et le lancement officiel d’un programme de maîtrise en études de conflits, le 11 mars 2004, fut l’objectif principal de mes années comme doyen de cette nouvelle Faculté des sciences humaines. C’est dans ce programme d’études supérieures que j’enseignai durant les douze dernières années de ma carrière, au sein d’une équipe pluridisciplinaire au sein de laquelle j’étais le seul anthropologue. En choisissant d’y enseigner les cours sur les identités religieuses et les conflits, je remontais en quelque sorte à la conscience que j’avais eue de ces phénomènes dès mon enfance. J’avais aussi à l’esprit l’expérience des autochtones face aux missionnaires. Je souhaitais approfondir mes connaissances dans ce domaine tout en étant inspiré par le souhait qu’exprimait en 2001 L.G. Straus, rédacteur de la revue Anthropological Research : « Je puis seulement espérer que les anthropologues trouveront le moyen de mettre à profit leur savoir au service de la paix, de la libération de la peur et de l’opposition à l’intolérance même lorsqu’elle s’affirme au nom de la religion ou de la culture. »[17] (Straus 2001 : 495) Ayant lu ce texte je l’avais immédiatement imprimé et mis sur l’appui-livres près de mon ordinateur pour le voir chaque fois que je m’y orientais.

La religion est un trait identitaire qui sert parfois à la cohésion sociale mais qui peut aussi diviser les groupes à l’intérieur des sociétés ou opposer les sociétés entre elles. Aussi, à mes yeux le cours devait atteindre quatre objectifs : 1) souligner comment la religion a joué et continue à jouer un rôle fondamental dans l’évolution de l’humanité et le développement des sociétés ; 2) explorer les relations entre les conflits contemporains et le processus de colonisation planétaire par lequel les Européens subjuguèrent les peuples jugés primitifs ou sous-développés en vue de les civiliser et de les christianiser, souvent de manière violente ; 3) comprendre comment à l’intérieur d’une religion différents courants théologiques ou sectaires, orthodoxes ou réformateurs, peuvent déchirer et transformer une communauté de foi, surtout lorsqu’elle entre en conflit avec le non-religieux, la science ou même certains idéaux démocratiques ou humanistes ; et 4) examiner comment, aujourd’hui comme hier, la religion peut prôner la compassion ou la justice, ou encore, servir à légitimer la violence, l’impérialisme et le refus de l’Autre.

L’enseignement de ces cours s’est fait dans un tissu d’interaction avec un corps étudiant pluri-ethnique en provenance de tous les continents. Un grand nombre de ces étudiants et étudiantes avaient vécu de près des conflits violents, y compris des génocides, et ils ont souvent dit apprécier les expériences personnelles que j’ai partagées avec eux, ainsi que les liens entre ces expériences et les textes de lectures obligatoires. Pour ma part j’étais tout aussi touché et inspiré par leur expérience de vie, souvent tellement douloureuse, à la lumière de laquelle ils ou elles questionnaient et discutaient les différents concepts et approches élaborés afin de penser les dynamiques des conflits et les modes d’intervention pouvant conduire à l’instauration d’un ordre social plus juste.

Il y a un lien étroit entre les cours enseignés sur les identités religieuses et les conflits (et les cours que j’ai offerts à propos de la coexistence avec les peuples autochtones au Canada) et la publication d’une série de trois volumes dont j’ai assuré la direction, Religious Diversity Today: Experiencing Religion in the Contemporary World, publiée en 2016. C’est sur la recommandation d’un collègue qu’en 2012 la maison d’édition Praeger m’a demandé si j’accepterais de diriger le projet de cette série de trois volumes sur la religion dans le monde contemporain. En novembre 2012 je soumettais un projet d’une dizaine de pages pour ces trois volumes, chacun explorant une dimension cruciale du phénomène religieux dans le monde contemporain : la théodicée (la religion confrontée à l’intelligibilité de la souffrance et du mal), le pèlerinage (la religion manifestée et assimilée à travers les rituels et le voyage vers des lieux sacrés) et l’engagement d’inspiration religieuse dans le monde (la religion cherchant à transformer non seulement la vie des individus mais celle des sociétés elles-mêmes).

Tel que je l’exprimais dans la préface, la religion est avant tout une manière de faire sens de notre être-au-monde et de proposer une identité – des valeurs, des concepts, des pratiques – en fonction de ce monde. Le premier volume devait donc faire voir au lecteur la riche diversité des traditions religieuses à la lumière desquelles les gens vivent leur vie, tant en période de prospérité qu’en période d’épreuves, plus ou moins grandes. Les auteurs devaient démontrer que les religions non seulement offrent des codes moraux, mais aussi des théodicées qui justifient les actions divines. Le second volume traiterait des expériences religieuses dans le contexte de rituels dans des sites de pèlerinages, ainsi que d’innovation dans les cérémonies religieuses en contexte de sociétés sécularisées. Enfin, le troisième consisterait en analyse des relations entre dimensions religieuses et politiques des sociétés, tant sur le plan intra-national qu’international. Le projet qui fut accepté par la maison d’édition a pris forme en juillet 2013 lorsque les professeurs Liam D. Murphy et Anastasia Panagakos ont accepté de diriger respectivement le premier et deuxième volume, en sachant que je dirigerais le troisième.

Tout comme je cherchais à le faire dans mes cours sur les identités religieuses et les conflits, les auteurs des douze chapitres de ce troisième volume approfondissent notre compréhension, individuelle et collective, des processus constants de diversification, opposition et coopération sur la base d’identités religieuses. Les chapitres examinent en profondeur, aux niveaux local, national ou international, des cas divers de conflits et de réconciliation tant au sein des communautés de foi qu’entre elles, des cas de persécution et d’appels à la tolérance, des cas de rassemblements de leaders religieux afin de promouvoir le respect mutuel et de contribuer au mieux-être de l’humanité de par le monde. Ces travaux démontraient que « sociologiquement la religion est intéressante non seulement parce qu’elle décrit l’ordre social mais parce qu’elle lui donne forme[18] » (Geertz 1973 : 119), tel que je l’avais démontré dans « Le lien inaliénable entre le Créateur et les Premières Nations. Une dimension méconnue des affirmations identitaires au Canada et au Québec » (Goulet 2012).

Des projets pour les générations à venir

Dans l’introduction à cet article, j’ai mentionné ma participation au projet des archives anthropologiques audio-visuelles intitulé « Les possédés et leur monde ». Ces archives ont été constituées au sein du projet « Se raconter et offrir un témoignage pour les générations de socio-anthropologues à venir », subventionné par le Conseil de recherches en sciences humaines (CRSH) et dirigé par Frédéric Laugrand – qui enseignait alors à l’Université Laval. Dans un courriel qu’il m’adressait le 16 août 2016, il décrivait comme suit le projet auquel il m’invitait à participer :

L’idée est vraiment de transmettre un héritage à la plus jeune génération d’anthropologues qui se cherche, de faire connaître l’anthropologie qui s’est faite au Québec ou au Canada. On a beaucoup à apprendre en examinant comment ceux et celles en poste avant nous ont pu travailler avec leurs passions, comment ils/elles ont négocié et su franchir des obstacles dont on a même plus idée parfois ; en un mot donc, comment votre génération a participé au développement de notre discipline dans la diversité de ses objets et perspectives. Le projet comporte ainsi une composante documentaire, expérientielle et de partage des savoirs. Il s’agit de compléter un peu ce qui n’a pas été écrit car on sait bien comment les textes que l’on produit pour les revues et les livres ne disent pas tout.

mes italiques

Dans tous les enregistrements, le directeur du projet, un caméraman et une technicienne du son, soit Frédéric Laugrand, Emmanuel Luce et Anthony Melanson, donnaient le temps qu’il fallait pour un récit détaillé de notre expérience de terrain et des points saillants de notre carrière professionnelle. Le filmage se faisait par séquences de 20 à 35 minutes, étant entendu que le projet privilégierait la narration, le témoignage, plus que le format de l’entretien, afin de s’adresser le plus possible directement aux auditeurs. Chaque séquence donne un enregistrement vidéo YouTube. À ce jour, plus de cent anthropologues ont contribué au projet. Tous les enregistrements déposés dans ces archives audiovisuelles, intitulées « Les possédés et leur monde », sont accessibles sur les sites de la revue Anthropologie et Sociétés, de la CASCA (Canadian Anthropological Society/Société canadienne d’anthropologie) et de la Société Recherches amérindiennes au Québec.

C’est le 13 octobre 2016 que j’ai fait ces enregistrements à l’Université Laval, et le 17 octobre 2017 qu’a été mis en ligne le premier volet qui me concerne. Il est possible de consulter l’ensemble des volets sur Internet (https://recherches-amerindiennes.qc.ca/site/jean-guy-goulet).

C’est en pensant aux générations à venir qu’en 1984 j’avais aussi enregistré des conversations avec Alexis Seniantha ainsi que des cérémonies d’offrande. Molly Chisaakay, sa petite-fille, m’écrivit le 19 octobre 2016 pour me demander si je consentirais à remettre ces enregistrements à la communauté pour un projet pilote, « Reprendre notre parole », Wohdii Attselleh (en dene dhàh), Taking Back Our Talk (en anglais), ce que je fis avec grand plaisir.

J’avais en ma possession trois longs échanges avec Alexis Seniantha enregistrés sur ruban sonore en décembre 1980, février et avril 1984, ainsi que trois enregistrements sur ruban sonore contenant les discours, chants et sons des tambours entendus lors des danses du prophète, le 3 avril 1983 et le 27 mars 1984. Le 17 avril 2017 j’envoyai à Molly Chisaakay ces bandes sonores originales ainsi que des copies digitales sur disque compact – dont j’ai gardé un exemplaire. Le 16 mai suivant elle me faisait savoir que le professeur Benjamin V. Tucker, du département de linguistique de l’Université d’Alberta, créait des copies de ces enregistrements afin de les traduire. Depuis lors, ces enregistrements ont été remis au Conseil de bande et aux membres de la communauté afin qu’ils les gardent dans leurs archives. Grâce à cette initiative, les paroles et les tambours d’hier sont à nouveau entendus dans la communauté de Chateh.

Conclusion

En rédigeant cette rétrospective sur ma carrière universitaire comme anthropologue je constate à quel point elle est atypique. Elle inclut des détours par différents postes administratifs et autant d’années d’enseignement dans un département d’anthropologie que dans un programme multidisciplinaire en études de conflits. Dans les deux programmes j’ai innové en créant de nouveaux cours sur le genre, les questions autochtones, ainsi que sur les identités religieuses et les conflits. Mon itinéraire fut du début à la fin nourri par l’apprentissage de deux langues autochtones lors de mes deux terrains intensifs, stimulé par les nombreuses invitations à collaborer avec des collègues intéressés par mes travaux, ainsi qu’enrichi par ma participation à des négociations de haut niveau entre le gouvernement fédéral et les Premières Nations du Traité 8. C’est cette diversité d’engagements que j’ai aimée durant ma carrière.

Tant dans mon enseignement que dans mes projets de recherche j’ai toujours pensé au potentiel humain, à l’identité ou aux identités plus ou moins conflictuelles que l’on acquiert, maintient, protège ou délaisse au fil de la vie. Tout au long d’une carrière universitaire de près de quarante ans j’ai constamment examiné la qualité des relations entre personnes habitant des univers radicalement différents. Au terme de cette carrière j’ai une profonde reconnaissance pour les relations vécues avec de nombreux autochtones, wayuu, denès tha’ et autres, ainsi qu’avec de nombreux étudiants et étudiantes soit nés au Canada, soit venus de l’étranger.

La qualité de chacune de nos vies va de pair avec la qualité de nos relations avec autrui. Je me suis attardé à l’étude des conflits qui surgissent et qui entraînent parfois la perte de ceux et celles qui les fomentent, ainsi que leurs victimes qui y sont entraînées et engouffrées. J’ai aussi décrit et analysé les démarches conciliatoires susceptibles d’appuyer des stratégies et des politiques auxquelles les parties consentent plus ou moins pleinement en vue d’un mieux-vivre collectif qui soit plus équitable, plus harmonieux et plus juste. Tel est, il me semble, le défi de toujours et de tous les jours.

Enfin, je tiens à exprimer ici ma profonde gratitude à Christine Hanssens, amie et compagne depuis presque quarante ans déjà qui, tout en ayant sa clientèle privée en tant que psychanalyste jungienne et un travail à temps partiel en soins palliatifs, a lu attentivement tout ce que j’ai écrit sur les Dènès Tha’, m’offrant chaque fois des commentaires et des suggestions grâce auxquels j’ai pu faire mieux que je ne l’aurais fait par moi-même. Elle pouvait puiser à même ses propres expériences dans des rituels cris et dènès tha’ pour m’offrir une perspective symbolique et psychologique sur les expériences que je vivais sur le terrain. Chaque fois que j’hésitais à accepter une invitation à participer à une publication ou à me rendre à une conférence pour présenter les résultats de mes recherches, elle m’a toujours encouragé à aller de l’avant. Sans elle à mes côtés je n’aurais pas fait aussi bien le chemin que j’ai fait.

Depuis quelques années nous avons le bonheur d’être grands-parents et nous portons maintenant dans notre coeur deux petits-enfants en espérant que les identités complexes dont ils sont porteurs (grand-mère flamande et père franco-ontarien du côté de notre fils Alexis, et grands-parents kurdes de la Turquie du côté de notre belle-fille Esin) soient génératrices d’une profonde appréciation de la richesse de la diversité humaine et de l’importance des combats pour la justice dans la création et le maintien de relations équitables à l’intérieur des communautés humaines ainsi qu’entre elles. À leur tour, en temps et lieu, Nikan et Nila comprendront que « Le chemin nous précède toujours, bien sûr : on naît sur une route déjà tracée, qui vient de loin... » (Nepveu 2011 : 19)