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Dans les salles de classe, dans les couloirs des établissements éducatifs, entre les rangées de livres à la bibliothèque, dans le vacarme des cours de récréation et dans le silence des bureaux, des étudiants et des professeurs vivent. Chacun y cherche sa vie passée, présente et à venir. Chacun y cherche sa place, dans les registres des secrétaires, dans les numéros de casiers, et même dans les archives. Lieu de transit pour certains, dernières demeures pour d’autres, ces espaces peuplés du passé et du présent sont en quelque sorte les fabriques idéales auxquelles on a confié la mission de construire les avenirs, pluriels et différents. L’étude de la mise en narration de ces formes de vies, par la littérature et par le cinéma, nous permet de dégager les caractéristiques des discours représentant des subjectivations de l’expérience éducative. Il s’agit en quelque sorte de porter un regard sur différentes visions de l’éducation en tant que véhicule d’un pouvoir exercé sur les vies des acteurs de ce milieu parmi les apprenants et les enseignants.

Le bios nous semble être le terme le plus adéquat pour exprimer et contenir la vie telle qu’elle est vécue à l’école. Georgio Agamben se réfère à l’étymologie grecque pour distinguer deux types de vies :

Les Grecs ne disposaient pas d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie. Ils se servaient de deux mots qui, bien que pouvant être ramenés à une étymologie commune, étaient sémantiquement et morphologiquement distincts : zoé, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui indiquait la forme ou la façon de vivre propre à un individu ou à un groupe[1].

Il y a donc d’une part, la vie biologique au sens de la vie naturelle de n’importe quel être-vivant et d’autre part, la vie particulière et commune à des individus et à des groupes qui partagent la même forme d’existence. En effet, les acteurs fréquentant le milieu éducatif évoluent dans un cadre normatif qui gère des formes de vies spécifiques et caractérisées par un accès, un tant soit peu réussi, au monde du savoir. De ce fait, les bios éducatifs désignent les façons de vivre propres aux personnages de fiction se trouvant impliqués dans des schémas qui façonnent leurs vies, du fait qu’ils appartiennent à un milieu régi par un certain nombre de normes que nous tenterons d’étudier dans ce qui suit.

La figure du père

Le milieu éducatif est souvent rapproché du milieu familial par la manière dont il calque la distribution des rôles au sein de la famille patriarcale. La famille éducative est bâtie sur un manque que nous retrouvons dans les classiques des pédagogues qui sont souvent des histoires d’élèves et d’enseignants sans famille. La figure du sans-famille demeure un lieu commun du milieu éducatif représenté dans la littérature et au cinéma du monde.

En France, dans l’Émile ou De l’éducation de Rousseau, qui a révolutionné la réflexion pédagogique en Europe, notamment plus tard avec le courant de la Pédagogie Nouvelle, l’élève imaginaire est présenté comme suit :

Émile est orphelin. Il n’importe qu’il ait son père et sa mère. Chargé de leurs devoirs, je succède à tous leurs droits. Il doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu’à moi. C’est ma première ou plutôt ma seule condition[2].

D’entrée de jeu, un conflit de pouvoir est posé entre les parents et les enseignants. En faisant de son élève un orphelin, Rousseau choisit de le contourner et d’être la seule instance à exercer un pouvoir parental, et c’est ainsi qu’il renforce le rôle de l’enseignant en tant que figure paternelle. Le même schéma se retrouve dans d’autres classiques, par exemple, dans Sans famille[3] d’Hector Malot et dans ses diverses adaptations filmiques. Il semble que c’est la nécessité de la mort du père qui rendrait l’éducation de l’enfant possible, mort du père au sens psychanalytique, mais aussi transfert de paternité, du père au maître.

En Italie, dans le classique de la littérature de jeunesse Cuore / Le Livre-coeur[4] d’Edmondo De Amicis et dans son adaptation[5] en série télévisée par Maurizio Zaccaro en 2001, les élèves viennent de différentes régions d’Italie. Les événements se déroulent entre le 17 octobre 1881 et le 10 août 1882, et l’école est le lieu où les élèves et les enseignants forment la famille italienne et réconcilient leurs différences dans le contexte d’une Italie récemment unifiée (1861). Dans le roman, autant que dans son adaptation par Zaccaro, le personnage du maître Perboni constitue une figure paternelle autour de laquelle se trouvent réunis les enfants. Lors de la première séance, il se présente ainsi à ses nouveaux élèves :

Sentite. Abbiamo un anno da passare insieme. Vediamo di passarlo bene. Studiate e siate buoni. Io non ho famiglia. La mia famiglia siete voi. […] Non voglio aver da punire nessuno. […] la nostra scuola sarà una famiglia e voi sarete la mia consolazione[6].

Traduction personnelle de l’italien vers le français :

Écoutez. Nous avons une année à passer ensemble. Essayons de bien la passer. Étudiez et soyez bons. Je n’ai pas de famille. Ma famille c’est vous. […] Je ne veux avoir à punir personne […] notre école sera une famille et vous serez ma consolation.

Le passage que nous venons de citer témoigne de la constitution d’un discours où se confondent le paradigme professionnel et le paradigme privé. Le rôle paternel sera conservé par toutes les adaptations du roman, y compris la dernière par Zaccaro, qui s’éloigne le plus du moralisme de De Amicis, et qui tente de repenser la société à travers un nouveau prisme. L’école-famille est donc un idéal qui maximise la fonction émotive du discours, s’il plaît d’un point de vue éthique, il est possible de le voir dégénérer en se transformant en manipulation affective.

Dans son essai L’Ora di lezione. Per un’erotica dell’insegnamento / L’Heure de la leçon. Pour une érotique de l’enseignement (2014), le psychanalyste italien Massimo Recalcati, après une remise en question du rôle de l’école, une évocation de ses échecs et de sa perte de crédibilité, se lance dans une comparaison entre le statut du père de famille et le statut de l’enseignant.

Abbiamo conosciuto un tempo dove bastava che un insegnante entrasse in classe per far calare il silenzio. Era lo stesso tempo dove era sufficiente che un padre alzasse il tono della voce per incutere nei suoi figli un rispetto misto a timore. La parola di un insegnante e di un padre acquistava uno spessore simbolico non tanto a partire dai suoi enunciati ma dal punto di enunciazione dal quale essi scaturivano. Il ruolo simbolico prevaleva su chi realmente lo incarnava più o meno difettosamente[7].

Traduction personnelle de l’italien vers le français :

Nous avons connu un temps où il suffisait qu’un enseignant entre en classe pour faire régner le silence. C’était le même temps où il était suffisant qu’un père lève le ton de la voix pour inculquer à ses enfants un respect mêlé de crainte. La parole d’un enseignant et d’un père acquérait une épaisseur symbolique, pas tellement à partir de ses énoncés, mais plutôt du point d’énonciation d’où elles émanent. Le rôle symbolique prévalait sur qui réellement l’incarnait, plus ou moins défectueusement.

D’après Recalcati, le père de famille et l’enseignant ont en commun la perte du pouvoir. Selon lui, la première explication de l’échec de l’institution scolaire semble se trouver dans une certaine crise des valeurs de la paternité. Le psychanalyste semble dire que les deux paroles se valent : le père de famille et l’enseignant partagent le même rôle. Il est intéressant de noter aussi que la personne qui joue le rôle importe peu face aux implications du rôle joué et au profit duquel elle s’efface : à la manière de la Commedia dell’arte, le masque devient l’acteur. L’enseignant portant le masque du père est obligé de se conformer à un système qui lui préexiste et qui détermine ses fonctions dans la vie de ses élèves.

Dans le film québécois Monsieur Lazhar (2011) de Philippe Falardeau, le remplaçant Bachir Lazhar perd ses enfants et sa femme dans un attentat terroriste en Algérie. Arrivé à Montréal, il pose sa candidature pour remplacer Martine Lachance, maîtresse d’école qui s’est suicidée dans sa salle de classe. Le premier échange entre Bachir Lazhar et la directrice de l’école se présente comme suit :

Madame Vaillancourt -Vous êtes le père de ?
Bachir Lazhar -Le père de personne[8].

Bachir affirme n’être le père de personne, c’est pourtant le rôle qu’il a joué auprès de ses élèves, surtout auprès de Simon et d’Alice qui étaient les premiers à découvrir le corps de leur ancienne maîtresse, Martine Lachance, pendue dans sa salle de classe. La classe joue un rôle décisif dans la vie de Bachir Lazhar, elle lui permet de guérir de son trauma et de trouver du réconfort affectif que seul le contact des enfants est capable de lui offrir. Dans L’Interprétation des rêves, Freud écrit à propos de la figure paternelle :

[…] le père développe l’inimitié naturelle qui est en germe dans les relations avec son fils, en ne lui permettant pas d’agir à sa guise et en lui refusant le moyen de le faire. Le médecin remarque souvent que le chagrin causé par la mort du père ne peut empêcher chez le fils la satisfaction d’avoir enfin conquis sa liberté[9].

En d’autres termes, la relation au père est inscrite dans une rivalité nécessaire qui restreint les libertés de l’enfant et qui en même temps lui permet de développer un désir de libération. Tuer le père semble être une étape nécessaire pour que l’enseignement et l’apprentissage atteignent la maturité et l’indépendance. Cependant, le malaise s’installe dès qu’il est question de trouver un modèle alternatif de transmission. En psychanalyse, depuis Freud, jusqu’aux psychanalystes contemporains comme Massimo Recalcati, la figure paternelle demeure indispensable dans la scène d’apprentissage. Dans son article « Le patriarcat, la filiation charnelle et les pères » (2011), la psychanalyste Laurence Croix s’exprime sur ce malaise de la manière suivante :

Une question fondamentale […] qui se pose à nos sociétés modernes mais aussi dans notre clinique : comment les paternités peuvent s’exercer, l’autorité sur les enfants se maintenir, et plus fondamentalement les lois continuer de se transmettre en dehors du modèle patriarcal qui les soutenait ? Et puisque le patriarcat affirmait une supériorité des hommes sur les femmes, évidemment ce qui est sous-jacent à cette question en est une autre d’actualité et fondamentale : le père est-il forcément et exclusivement un homme[10] ?

Encore aujourd’hui, les discours des psychanalystes continuent à exposer l’absence d’alternative pour le maintien des schémas de transmission en dehors du modèle patriarcal. Le propos de Croix ou encore de Recalcati, n’envisage aucunement les possibilités de transmissions en dehors du rôle du père. De part et d’autre, ils se contentent de penser un patriarcat revisité qui pourrait prendre la relève dans les sociétés contemporaines. Il semble inenvisageable d’affranchir les frontières de ce calque patriarcal, pour penser d’autres modes de transmission.

La femme, la mère ou la féminité fantasmée

Quelles que soient les aires culturelles auxquelles nous nous intéressons, les fictions de l’éducation semblent toujours axées sur des figures masculines. Comme nous l’avons constaté précédemment, la relation enseignante est souvent transposée dans un schéma de paternité-filiation. Malheureusement, les femmes ne sont pas assez représentées dans les fictions de l’éducation ; une simple observation des populations étudiantes ou des corps enseignants montre que le milieu éducatif n’est pas minoritairement féminin. Pourtant, l’ensemble des représentations véhicule une illusion de minorité féminine dans le monde de l’éducation. Il est étonnant de constater que dans une grande partie de ces rares fictions qui représentent des femmes comme figures centrales, il y a d’entrée de jeu un dualisme entre la maternité et la féminité, et les deux semblent s’exclure mutuellement. Les femmes représentées sont soit mères soit féminines, comme s’il y avait un rapport d’exclusion entre les deux attributs. Souvent, les femmes sont éduquées de manière passive, tel est le cas de l’Émile de Rousseau, par exemple, où la figue de Sophie n’apparaît qu’à la fin du livre pour représenter un personnage passif auprès d’un homme constitué en tant que sujet autonome et accompli. En revanche, Sophie est éduquée pour devenir épouse puis mère, et elle n’existe point en dehors de ces fonctions.

Généralement, les présences féminines dans les fictions de l’éducation sont, soit associées au rôle maternel à jouer auprès des élèves, soit expliquées, dans l’intrigue, par la nécessité de la présence d’un personnage féminin qui entretiendrait une relation amoureuse avec la figure masculine. En d’autres termes, leurs personnages sont des nécessités diégétiques qui viennent renforcer le rôle joué par le professeur et qui amplifient son autorité masculine. Les femmes représentées sont de ce fait, dans la plupart des cas, soit hypersexualisées dans leur représentation comme objet de fantasme, soit censurées en tant que figures féminines pour n’être que les mères de leurs élèves.

Au début du premier épisode de la série télévisuelle Cuore, l’institutrice Margherita parle avec ses anciens élèves, et leur dit qu’ils ont grandi et qu’ils n’ont plus besoin d’elle ; elle n’enseigne qu’aux plus jeunes, et maintenant qu’elle a fini son rôle maternel, elle peut passer la relève à un collègue paternel. Malgré son évolution vers un idéal plus féministe dans la série télévisuelle de Zaccaro, la maîtresse reste très peu affirmée. Dans le générique, on la verra toujours faire une entrée spectaculaire à l’école, en mère protectrice entourée de ses enfants. Ce personnage existe en quelque sorte pour mettre en valeur le personnage masculin du maître Perboni. Tout au long de la série, Margherita est dévalorisée au profit d’une valorisation de Perboni : elle est une mauvaise maîtresse et il est son guide, elle est une mauvaise amante, en comparaison avec l’idéal masculin qu’il incarne auprès des femmes. Margherita n’excellera dans aucune fonction, à part le rôle maternel qu’elle joue auprès de ses élèves. Parmi les autres enseignantes se conformant au rôle maternel à jouer auprès des élèves, nous citons l’exemple de la maîtresse Cromi qui ne manquera pas de répéter à ses élèves : « Io non sono soltanto una maestra, sono una madre. »[11] que je traduis par : « Je ne suis pas seulement une maîtresse, je suis une mère. »

La règle de la maternité de substitution nécessaire à l’éducation des enfants à l’école apparaît aussi dans le roman autobiographique de l’écrivaine québécoise Gabrielle Roy, Ces enfants de ma vie[12], où elle raconte son expérience d’enseignante dans une école de garçons au Manitoba. En effet, la narratrice enseigne à une classe de première année, initie ses trente-cinq élèves à la vie scolaire et, en même temps, intervient dans leurs milieux communautaires, pour garantir leur intégration. Dans sa classe, il y a surtout des enfants de migrants et la majorité apprend le français à l’école. Le rôle maternel qu’elle assume auprès d’eux consiste en quelque sorte à leur créer une famille francophone en dehors des frontières de leurs communautés d’appartenance. La maternité de substitution s’avère être de ce fait une étape nécessaire pour que les enfants scolarisés dans sa classe puissent accéder à la langue et à la culture de leur société d’accueil.

À l’opposé de la figure de l’enseignante-mère, nous assistons à une autre image de l’enseignante femme hypersexualisée et jugée par ses collègues et par la société dans laquelle elle évolue. Nous rencontrons ce portrait de personnage dont l’identité sexuelle est sur-jouée dans de nombreux films, comme, par exemple, le film étasunien Bad Teacher / Sale prof [13] de Jake Kasdan. Il semblerait que l’enseignante qui ne peut être la mère se trouve impérativement engagée dans une autre relation de projection, cette fois-ci d’ordre sexuel. Le personnage de l’enseignante Elizabeth est une caricature qui pousse à l’extrême l’image de l’anti-enseignante qui ne fait pas la leçon et qui dort en classe. Elizabeth est non seulement une anti-enseignante, mais aussi une anti-féministe qui aimerait faire correspondre son corps à un idéal dicté par le monde de la mode lui permettant d’épouser un homme riche et de démissionner de son travail. La caméra de Jake Kasdan sera la complice de la caricature, grâce à des cadrages fétichistes des parties du corps de l’enseignante qui chosifient davantage sa présence en classe. Cependant, à la fin du film, elle renonce à son rêve de chirurgie esthétique et de richesse et elle continue sa carrière d’enseignante qui la passionne, alors que tout portait à croire qu’elle méprisait son métier. En fin de compte, ce film semble véhiculer un désir de libération des clichés : la femme enseignante n’est ni la mère ni la réalisation d’un fantasme, elle sera ce qu’elle voudra, indépendamment des catégorisations impliquées par la situation d’apprentissage.

En Italie, à partir des années 70, le succès populaire du personnage de Pierino et de ses enseignantes hypersexualisées, dans une série de films sortis au cinéma, puis rediffusés en masse par les chaines télévisuelles italiennes, nous incite à analyser la place de la sexualité et du genre dans la scène éducative, ainsi que la réception de cette dernière par le public. En effet, cette série de films classés comme des comédies érotiques reprend un face à face entre un élève médiocre, qui est beaucoup plus âgé que ses camarades, et des enseignantes qui exhibent leurs corps dans diverses situations d’enseignement. Le rôle de Pierino, toujours joué par l’acteur italien Alvaro Vitali, représente le stéréotype de l’élève en crise biologique de puberté face à l’enseignante désirable qui se conforme à un idéal féminin et qui le confirme lui dans sa quête sexuelle. Le succès de cette série et la possibilité d’envisager la scène enseignante comme un classique du cinéma érotique, voire pornographique, s’expliquent par les fantasmes et par les refoulements indissociables de la scène éducative.

L’hétéronormativité

Les fictions de l’éducation montrent des scènes d’enseignement-apprentissage où les familles éducatives se forment et se déforment grâce aux calques des rôles de pères, de mères, de fils ou de filles au sein des différents groupements. La représentation de la famille éducative semble renvoyer à une communauté figée et non-inclusive, notamment par l’idée d’une répartition définitive des rôles selon des schémas parentaux genrés. Dans ces fictions, l’attachement à des formes figées de gestion relationnelle empêche la salubrité de liens familiaux. L’assainissement des pratiques de la famille éducative est tributaire de son incomplétude, du moment où elle reste inclusive et ouverte à l’idée d’accueillir les diversités qui viendraient s’y ajouter.

Dans « Les Complexes familiaux », Jacques Lacan introduit ainsi l’institution familiale :

La famille paraît d’abord comme un groupe naturel d’individus unis par une double relation biologique-la génération, qui donne les composants du groupe-les conditions de milieu que postule le développement des jeunes qui maintiennent le groupe pour autant que les adultes générateurs en assurent la fonction[14].

L’école calque la famille parentale par la projection, dans l’espace scolaire, de cette double relation biologique articulée par la formation de « générations » et par la constitution et l’évolution d’un « milieu ». Par exemple, la différence d’âge et les composantes de l’environnement éducatif conditionnent la formation de la communauté familiale calquée à l’école : selon ces facteurs, les parentés et les filiations sont assignées. Évidemment, la famille n’est pas réductible à sa dimension biologique mais le modèle qu’elle offre constitue un point de départ pour la reproduction de sphères relationnelles qui s’en inspirent.

Dans un partage binaire des rôles, en masculin et en féminin, les femmes enseignantes semblent incitées à choisir entre une féminité sur-jouée et une maternité de substitution : soit elles justifient le masculin par leur correspondance à un idéal préétabli et passif, soit elles sont mutilées de leur sexualité pour rejoindre la sacralité asexuée des mères idéales. Dans Gender Trouble / Troubles dans le genre[15], Judith Butler explique la différence entre le sexe biologique de naissance et le genre performé en tant que construction sociale. Dans les fictions littéraires et cinématographiques du monde éducatif, il y a comme un déterminisme accentué du sexe biologique féminin comme élément identitaire à refouler ou à amplifier de manière caricaturale. L’enseignante est de ce fait associée à ses fonctions biologiques, soit en tant que mère, soit en tant que partenaire sexuelle dans une relation hétéronormative. Cynthia Kraus traduit l’expression « normative heterosexuality » utilisée par Judith Butler par « hétéronormativité » qu’elle définit comme suit dans sa note sur la traduction :

Ce terme désigne le système asymétrique et binaire, de genre, qui tolère deux et seulement deux sexes, où le genre concorde parfaitement avec le sexe (au genre masculin le sexe mâle et au genre féminin le sexe femelle) et où l’hétérosexualité (reproductive) est obligatoire, ou en tout cas désirable et convenable[16].

En effet, l’hétéronormativité correspond aussi à la réalité des oppressions et des discriminations face à la construction sociale des genres par référence à la famille parentale biologique comme idéal. Ce modèle imposé aux individus qui ne s’y identifient pas implique l’assignation de catégories binaires et l’impératif d’y correspondre. Le genre performé se conforme à ces deux schémas pour donner naissance à un portrait où le seul trouble permis serait l’asexualisation par le refoulement de la féminité. Une telle mise en discours est symptomatique d’une crise de la représentation des personnages féminins, dans l’impossibilité d’assumer leurs corps et leurs identités.

Les fictions littéraires et cinématographiques de l’éducation donnent à voir des représentations genrées qui témoignent d’une intériorisation du discours hétéronomatif. En fin de compte, le bios éducatif calque la famille et la société patriarcales, dans le partage des rôles entre féminin et masculin et dans la hiérarchie impliquée par ce modèle traditionnaliste. Les milieux éducatifs semblent conforter les sociétés dans leur répartition des instances de pouvoir selon l’intériorisation des discours sur la binarité des genres et ce qu’il en ressort comme forme de marginalisation et d’oppression envers ceux qui ne s’y identifient pas. Le calque de ce que nous avons désigné comme une hygiène familiale du milieu éducatif reprend la théorie freudienne sur la sexualité infantile, du moment où cette acception est traditionnaliste et binaire. Le rôle du père se construit par contraste au rôle de la mère : elle serait en quelque sorte un homme mutilé.

Dans La Pensée Straight[17], Monique Wittig parle d’un contrat hétérosexuel auquel sont contraints les individus qui souhaitent être acceptés dans une société hétéronormative où le sexe doit correspondre au genre, où il n’y a d’autres possibilités que la binarité sexuelle (masculin, féminin), et où la reproduction est au centre des relations hétérosexuelles. L’école en tant qu’institution se rattachant à la société qui la façonne, et qu’elle façonne à son tour, semble le véhicule d’un attachement à la matérialité des corps qui sont soit mutilés de leur identité sexuelle soit hypersexualisés. En effet, les personnages des enseignantes, Margherita dans Cuore, Elizabeth dans Bad Teacher / Sale prof, ou encore l’institutrice dans Ces enfants de ma vie de Gabrielle Roy, ont en commun la conformité à un modèle de société patriarcale où la présence féminine se garde de déranger les assises d’un système calqué dans le milieu scolaire. Le bios éducatif, tel que représenté dans les fictions, devient l’espace où la conformité entre sexe et genre, ainsi que la répartition des rôles entre les genres, atteignent leur apogée. En fait, sur le plan relationnel, nous constations que les fictions sur le monde éducatif sont fortement marquées par une hygiène familiale qui correspond à des schémas de conservation et de transmission calqués de la famille hétéronormative. Au centre de cette hygiène, se place la figure du père et l’idéal de l’éducateur-géniteur. En même temps, la féminité est soit marginalisée soit réduite à la fonction reproductive, entre asexualisation et hypersexualisation.

L’espace disciplinaire

Dans Surveiller et punir, Foucault aborde la question de l’espace disciplinaire et étudie des figures architecturales permettant de maximiser la surveillance, notamment le modèle panoptique. En effet, nous remarquons que le rôle de la discipline est avant tout de répartir les individus dans l’espace ; Foucault la définit comme un « art des répartitions[18] ». Il considère que l’aménagement des écoles s’apparente à celui des usines ou encore des prisons, du fait que ces espaces sont conçus de sorte que les individus qui les fréquentent y soient placés de manière fonctionnelle, favorisant ainsi la productivité, sous le regard des surveillants qui ne cessent de les rappeler à l’ordre. Parmi les documents authentiques auxquels se réfère Foucault dans Surveiller et Punir, nous citons Conduite des écoles chrétiennes de John Baptiste de La Salle. En effet, ce document montre à quel point les établissements éducatifs sont gérés de manière à former des espaces disciplinaires. À propos des prisons, Foucault souligne l’art des répartitions selon lequel « Les disciplines en organisant les “cellules”, les “places” et les “rangs” fabriquent les espaces complexes : à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques[19]. » Et il en va de même dans les écoles où les élèves sont répartis et classés afin de mieux fonctionner individuellement et en groupe.

Dans son essai Le Corps et la chaise (1990), Jean-François Pirson précise à propos des postures des élèves en classe :

La pédagogie du redressement (et la morale de maintien qu’elle sous-entend) est liée à la pédagogie de l’enseignement dans la mesure où l’école, principal lieu de formation de l’enfant, impose une position assise continue, position qui provoque l’affairement du corps du jeune élève. L’architecture du banc et les injonctions du maître (Tiens-toi droit ! Assieds-toi convenablement ! Ne remue pas ainsi ! Les mains au-dessus du banc ! …) constituent un ordre qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle, devient un préalable à tout enseignement de matière[20].

En ce sens, Foucault explique que le pouvoir disciplinaire implique un « lien coercitif avec l’appareil de production[21] » et que l’école disciplinaire intègre la chaine de production et impose une instrumentalisation du corps. Il y a d’un côté le segment des parties de l’objet manipulé et de l’autre côté le segment des parties du corps, et à chaque partie du corps est assignée la fonction de manipuler une partie de l’objet utilisé. L’ensemble des savoirs sur le corps alimente des stratégies disciplinaires répartissant l’espace et le temps pour garantir une efficacité maximale à leur agencement. En d’autres termes, le recours à une mise en parallèle entre les parties d’une machine, les soldats d’une armée ou les élèves d’une classe participe à la cristallisation d’une vision d’un corps considéré comme « un fragment d’espace mobile[22] ».

En effet, Foucault explique que le commandement dans le système disciplinaire repose sur le recours à ce qu’il désigne comme un signal. Il ne s’agit pas de comprendre ce signal, mais de le mémoriser pour exécuter un comportement attendu, comme dans le cas des applaudissements et de la marche militaire que le professeur Keating avait expérimentés avec ses élèves dans Dead Poets Society / Le Cercle des poètes disparus[23].

Du maître de discipline à celui qui lui est soumis, le rapport est de signalisation : il s’agit non de comprendre l’injonction, mais de percevoir le signal, d’y réagir aussitôt, selon un code plus ou moins artificiel établi à l’avance[24].

L’expérience du professeur consiste donc à amener les élèves à prendre conscience du fonctionnement disciplinaire, tout en montrant le rapport entre action, signal et réaction. D’ailleurs, Foucault précise que le bâton utilisé pour imposer l’ordre dans certaines écoles est désigné par le mot « signal », son usage constitue l’action qui provoque la réaction immédiate, voire des réflexes.

Une autre expérience disciplinaire nous est livrée par le film québécois La Marche à suivre[25]. Pendant plus d’un an, Jean-François Caissy filme les élèves de l’école secondaire Antoine-Bernard, en Gaspésie. En effet, la caméra de Caissy restitue une critique des mouvements disciplinaires à travers un point de vue fixe : nous assistons à des plans-séquences, dans l’absence totale du traveling. La caméra ne s’adapte pas aux personnages et ne change pas de cadre ; c’est à eux de venir dans son champ ou de sortir de lui. De ce fait, « la marche à suivre » est le mode d’agir disciplinaire contre lequel se révoltent les élèves qu’on voit à plusieurs reprises escalader les murs du couloir de l’établissement. Ces escalades rythment la vie scolaire des élèves et montrent qu’il existe d’autres formes de mobilité possible dans l’espace disciplinaire et contraignant de l’établissement éducatif.

Le réalisateur, qui est photographe de formation, insiste sur une esthétique de l’image soutenant le pouvoir institutionnel exercé sur les élèves. Par exemple, quand les élèves arrivent à l’école ou en sortent, la caméra les filme de haut, en plongée : l’effet produit par ce choix est une impression d’écrasement des personnages par l’espace éducatif. Le réalisateur joue sur les écarts entre le sens qu’il donne à ses choix de cadrage et ce que ce cadrage signifie habituellement comme technique cinématographique. Par exemple, les élèves accusés sont souvent cadrés en buste, ils ne sont pas réhabilités comme sujets, bien au contraire, le cadrage leur impose leur condition d’accusés. Il est clair que la vision accaparée est une forme de pouvoir photographique qui privilégie la domination d’un système de surveillance par la fixité.

Les fictions de l’éducation issues des univers différents que nous étudions donnent à voir une critique de l’espace disciplinaire en tant que territoire où le regard est accaparé et où le déplacement est limité. La répartition des élèves dans un espace quadrillé et codifié limite leur champ d’action et leur existence en tant que sujets libres. L’assujettissement par la discipline se cache sous le masque de l’efficacité transformée en un prétexte pour la domination. Les représentations cinématographiques révèlent une dénonciation par l’oeil de la caméra d’un regard qui enferme les élèves dans une sphère rigide et qui domine et la façon dont ils agissent et la manière dont ils sont perçus. Par la fixité du cadre et par la verticalité du regard, le poids du pouvoir pèse sur une image qui dénonce les frontières d’un emprisonnement à abolir.

L’idéal du corps sain

De nombreuses oeuvres populaires de la littérature et du cinéma du monde abordent la question de l’idéal du corps sain à l’école. En effet, ce corps-modèle réunit un certain nombre de critères de santé qui favorisent son aptitude à adopter les postures et les mouvements disciplinaires. Parmi les exemples connus et moins connus de la littérature et du cinéma, citons les exemples de L’Émile ou De l’éducation de Rousseau, du Dead Poets Society / Cercle des poètes disparus de Weir et de La Leçon de Ionesco.

Dans La Leçon[26] d’Eugène Ionesco, l’élève insiste en rappelant incessamment à son professeur qu’elle a mal aux dents, sans que ce dernier n’envisage, à aucun moment, d’interrompre son cours. Le professeur ignore les plaintes de son élève et lui rappelle qu’il faudrait se concentrer sur la leçon. En fin de compte, dans la répartition du temps du scénario éducatif, le professeur ne prévoit aucune interruption et le déroulement d’une séance d’enseignement présuppose des élèves bien portants. Les petites révoltes des corps souffrants n’ont pas de place dans un système qui fonctionne grâce à leur assujettissement et à leur docilité.

C’est pour une bonne part, comme force de production que le corps est investi de rapports de pouvoir et de domination ; mais en retour, sa construction comme force de travail n’est possible que s’il est pris dans un système d’assujettissement […] le corps ne devient force utile que s’il est à la fois corps productif et corps assujetti[27].

La définition du corps sain dans le déroulement d’une leçon correspond, dans la pensée foucaldienne, aux fonctions du corps-machine qui produit continuellement, et dans toutes les circonstances. Si dans La Leçon, Ionesco critique la cécité d’un enseignement qui refuse de prendre en considération la maladie dont pourrait souffrir l’élève en situation d’enseignement-apprentissage, dans l’Émile ou De l’éducation, Rousseau refuse catégoriquement que son élève puisse souffrir d’un quelconque problème de santé, y compris en dehors de la scène enseignante. En effet, il décrit ainsi son élève imaginaire :

Ce traité fait d’avance suppose un accouchement heureux, un enfant bien formé, vigoureux et sain. […] Je ne me chargerai pas d’un enfant maladif et cacochyme, dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne veux point d’un élève toujours inutile à lui-même et aux autres, qui s’occupe uniquement à se conserver, et dont le corps nuise à l’éducation de l’âme. Que ferais-je en lui prodiguant vainement mes soins, sinon doubler la perte de la société et lui ôter deux hommes pour un ? Qu’un autre à mon défaut se charge de cet infirme, j’y consens, et j’approuve la charité ; mais mon talent à moi n’est pas celui-là : je ne sais point apprendre à vivre à qui ne songe qu’à s’empêcher de mourir[28].

Le discours de Rousseau transmet un idéal du corps sain comme unique modèle pouvant garantir la réussite d’un apprentissage. La formulation pourrait choquer les lecteurs de notre époque qui constatent une forte réticence à l’égard des personnes souffrant de déficience physique ou mentale dont l’éducation est considérée comme une perte de temps. Il précise que non seulement cette éducation n’apporterait rien à la société, mais encore qu’elle gaspillerait l’effort d’un éducateur qui aurait pu prendre en charge un enfant sain. Le mépris à l’égard du corps handicapé ou malade semble associé à une sous-estimation de ses capacités intellectuelles, et surtout à l’ignorance de sa façon d’être et d’interagir. L’argument de Rousseau est que la maladie ou le handicap rendent impossibles l’apprentissage et l’enseignement qui deviennent une pure perte. Il ajoute à propos du corps de son élève : « Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir à l’âme : un bon serviteur doit être robuste. […] Plus le corps est faible, plus il commande ; plus il est fort, plus il obéit[29]. » Rousseau expose les caractéristiques du corps disciplinaire tel qu’il a été étudié plus tard par Foucault. En effet, le corps choisi par et pour les disciplines ne peut être un corps souffrant d’un malade ou d’un handicapé, puisque c’est sa force que les disciplines savent gérer.

Le corps malade ou handicapé est indiscipliné, il s’écarte des attentes du système et de l’ordre qui voudrait en faire un corps docile et assujetti, et c’est ainsi qu’il se fait la preuve vivante de la possibilité du dérèglement. La maladie ou le handicap invalident la règle du corps sain comme unique mode de faire, pouvant garantir l’efficacité du sujet qui doit accomplir une action pour son apprentissage. Ce que la maladie ou le handicap viennent affirmer c’est en fin de compte l’humanité du sujet que les dysfonctionnements biologiques distinguent des machines. La situation d’enseignement-apprentissage, réduisant le corps disciplinaire à un état machinal, semble se transformer en un rouage du post-humain. C’est donc à l’école, avant l’armée, que la machine de guerre est mise en marche.

Dans Sur le chemin de l’école[30] de Plisson, le personnage de Samuel incarne une volonté de réhabiliter les sujets souffrant d’un handicap. En effet, la caméra de Plisson s’écarte de toute victimisation et cadre les combats de l’élève, pour son accès à l’éducation et révèle ses croyances en un système éducatif pouvant changer sa vie, en dépit de son handicap. L’image la plus actuelle qui vient soutenir le biopouvoir de l’école et des personnes handicapées qui la fréquentent est celle du scientifique Hawking qui symbolise la force de l’esprit contre la dégradation du corps.

En situation d’apprentissage, la maladie et le handicap viennent rappeler la nécessité de revisiter les méthodes éducatives s’adressant au corps, en tant que support des disciplines diverses qui le dressent sous prétexte de l’éduquer. Le biopouvoir de l’éducation consiste en la nécessité de revoir cette classification réductrice des capacités intellectuelles des personnes souffrant de maladies ou de handicaps. Il s’agit clairement d’une critique du stéréotype du corps sain comme modèle unique auquel s’adressent les dispositifs d’enseignement. En effet, le rôle de la pédagogie est de rompre avec les disciplines afin de faire des exceptions et des diversités le catalyseur des approches qui adaptent l’enseignement à l’élève, et non pas l’inverse. Ce que L’Émile ou La Leçon disent en la matière, au lecteur de notre temps, c’est la nécessité de faire de la règle la somme des exceptions.

La normativité coloniale

L’école n’est ni la colonie ni la plantation, mais il demeure qu’elle hérite d’une histoire des systèmes de gouvernance qui l’inscrit explicitement dans la reproduction de certains schémas de domination culturelle. Les mouvements qui tentent de réhabiliter les cultures dominées et de les insérer dans les programmes scolaires et universitaires remontent aux dernières décennies. Ce combat idéologique est d’actualité dans la mesure où la lutte continue pour livrer d’autres versions de l’histoire, par exemple, de certains génocides non-reconnus et non-enseignés.

Revenons au champ de la représentation : l’école représentée dans les fictions semble perpétuer un idéal colonial auquel ne s’identifient ni les élèves des anciennes colonies ni les élèves des contextes multiculturels récents. Dans le milieu scolaire, le pouvoir sur la vie s’inspire d’un modèle colonial qui imprègne encore la création littéraire. En effet, l’école coloniale est le relais de la culture de la domination, comme nous pouvons le constater dans les ouvrages collectifs Enfances tunisiennes[31], Une enfance algérienne[32] ou encore Une enfance juive en Méditerranée musulmane[33]. Dans ces fictions, les élèves doivent toujours lutter pour préserver leur identité d’une assimilation imposée par l’institution éducative. La conflictualité des identités et de leur confrontation situe ces élèves dans un espace où la négociation culturelle devient impossible. De ce fait, la décolonisation de l’école est d’abord une dépossession : c’est la reconnaissance de la neutralité d’un milieu éducatif apte à accueillir les diversités. La décolonisation signifie aussi la mise en lumière des productions culturelles qui ont toujours existé en marge d’une culture dominante sans jamais être reconnues comme égales.

L’écrivain tunisien Albert Memmi, dans ses travaux sur les portraits du colonisé et du colonisateur, explique que la situation coloniale est une fabrique de sujets figés dans des rôles précis. Dans ce cadre, il analyse des figures tels que le patriote, le conservateur ou le fasciste, et il explique que ces portraits devenus clichés relèvent d’une création de mythes autour de stéréotypes des sujets colonisés ou colonisateurs. L’un et l’autre pensent se connaître mais leur rencontre demeure conditionnée par la situation coloniale qui empêche une réelle communication, d’où la naissance des stéréotypes qu’on retrouve dans différents discours littéraires et non-littéraires. Memmi décrit ainsi l’école française fréquentée par les enfants tunisiens dans Portrait du colonisé :

[…] la très grande majorité des enfants colonisés sont dans la rue. Et celui qui a la chance insigne d’être accueilli dans une école n’en sera pas nationalement sauvé : la mémoire qu’on lui constitue n’est sûrement pas celle de son peuple. L’histoire qu’on lui apprend n’est pas la sienne. Il sait qui fut Colbert ou Cromwell mais non qui fut Khaznadar ; qui fut Jeanne d’Arc mais non la Kahena. Tout semble s’être passé ailleurs que chez lui ; son pays et lui-même sont en l’air, ou n’existent que par référence aux Gaulois, aux Francs, à la Marne ; par référence à ce qu’il n’est pas […] Les livres l’entretiennent d’un univers qui ne rappelle en rien le sien ; le petit garçon s’y appelle Toto et la petite fille Marie ; et les soirs d’hiver, Marie et Toto, rentrant chez eux par des chemins couverts de neige, s’arrêtent devant le marchand de marrons[34].

Albert Memmi dénoncé l’école en tant qu’institution qui ne représente pas l’élève colonisé, et le problème de cette représentativité n’est pas encore résolu à l’époque contemporaine. En effet, cette question de la non-représentativité de l’école demeure d’actualité, dans la mesure où encore aujourd’hui on parle de réformes des programmes scolaires qui ne donnent qu’une vision de l’histoire et qui continuent à perpétuer l’aveuglement volontaire face aux génocides commis dans différentes zones du monde. La majorité des peuples autochtones dans le monde ne se retrouvent pas dans les programmes scolaires qui mutilent leurs histoires. Par exemple, dans les manuels d’histoire, durant plusieurs siècles, l’histoire des Amériques commençait par la découverte du continent par les européens.

Dans Enfances tunisiennes, le récit d’enfance de Rabâa Abdelkefi « La fille du cadi », nous découvrons la dissertation d’une élève tunisienne qui, n’osant décrire sa maison d’indigène, s’imagine dans un cadre français : projetant les membres de sa famille dans un décor fait de cheminées et de parties de chasse. De même, dans le film français Entre les murs de Laurent Cantet, l’élève Khoumba reproche au professeur de donner des exemples explicatifs auxquels les élèves ne s’identifient pas et qui ne tiennent pas compte des diversités culturelles dans la classe.

Le professeur donne l’exemple suivant : « Bill déguste un succulent cheeseburger. »
L’élève réagit de la manière suivante : « Et pourquoi vous n’arrêtez pas de mettre des “Bill” ? Toujours des noms bizarres. Pourquoi vous ne mettez pas Ayssata, Rachid ou Mohamed[35] ? »

À travers ce dialogue, nous percevons des échos entre la scène éducative dans le contexte colonial et la classe interculturelle. L’universitaire africain Achille Mbembe, qui désigne la salle de classe comme premier lieu de décolonisation, décrit les révoltes des étudiants de l’Université du Cap comme une allégorie d’un mouvement de libération[36]. En 2015, les étudiants critiquent la présence provocatrice de la statue de Cecil Rhodes, premier ministre de l’ancienne colonie du Cap, en face du pavillon principal de leur université. Ils y voient les signes d’une domination coloniale qui imprègne encore le système universitaire africain et qui apparaît à travers une direction de l’Université majoritairement blanche et aussi à travers des frais de scolarité élevés et des conditions de logement précaires pour les étudiants non-blancs.

L’élève colonisé maghrébin, au même titre que le survivant des pensionnats autochtone du Canada, quel que soit son territoire, sa confession ou sa communauté linguistique, découvre à l’école le mépris de sa culture d’origine et la suprématie d’un modèle défendu par un monde éducatif qui l’assujettit. Dans la course soutenue vers la réussite, il se heurte à l’impératif de sacrifier sa langue et sa culture d’origine pour une intégration qui n’est jamais tout à fait accomplie. Les narrateurs adultes revisitent leurs enfances et reconstituent ces moments de conflits identitaires entre les murs des salles de classe où ils apprennent à s’exprimer dans de nouvelles langues qui sont aussi les véhicules d’idéologies étrangères. L’école coloniale représentée dans les fictions de l’éducation pose la question de l’identification à des cultures et à des langues enseignées, et par là même en appelle à la nécessité de l’appropriation de cet espace scolaire représenté.

Pour conclure, nous pouvons affirmer que le milieu éducatif représenté au cinéma et dans la littérature paraît extrêmement normatif que ce soit au niveau relationnel, spatial, disciplinaire ou symbolique. Les formes de normativité représentées sont soit l’expression d’un imaginaire et d’un héritage culturel enraciné dans les esprits, soit des formes de dénonciation qui soulignent la nécessité du renouvellement.