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Le 16 décembre 1943, le chef du gouvernement tchécoslovaque en exil, Edvard Beneš affirme lors d’une rencontre avec Joseph Staline que « the defeat of Germany presents us with the singular historical possibility to clean out radically the German element from our state… the future republic should be a state of Czechs, Slovaks, and Carpatho-Ukrainians. It should be a state of Slavic nations »[1]. Son désir ne fait pas exception—de 1945 à 1948, les pays d’Europe de l’Est et centrale rejettent plus de 12 millions d’Allemands ethniques, identifiés durant la guerre comme des Volksdeutsche[2]. Parmi ces expulsés renvoyés sur le territoire allemand, quatre millions s’établissent en zone d’occupation soviétique, alors que huit millions trouvent refuge dans les zones américaines et britanniques[3].

Cet article portera sur les soi-disant « normes » de germanité qui définissent et redéfinissent l’appartenance nationale de ces expulsés. Puisque l’établissement de ces normes de même que leur instrumentalisation sont amenés à varier selon les expériences locales, l’étude portera sur des régions spécifiques sans s’étendre à l’ensemble des pays concernés. Il sera question notamment des régions tchèques de la Bohême, de la Moravie et de la Silésie, puis des régions polonaises de la Haute-Silésie et la Poméranie.

Les plans d’expulsion ont pris forme dès le début de la guerre en 1939, et ces plans initiaux prévoyaient une expulsion partielle et sélective des minorités allemandes qui se baserait sur le degré de complicité avec les occupants. Cependant, en 1945, en raison des pressions de la Résistance et puisque les gouvernements ne sont que provisoires, ceux-ci tiendront la nation allemande et l’ensemble de ces minorités responsables et coupables de la Seconde Guerre mondiale. En raison de ce changement dans les politiques d’expulsion, cet article se concentrera sur les expulsions entre 1945 et 1948.

Dès 1945, les pays expulseurs constatent non seulement l’ampleur de la tâche, mais aussi l’incohérence des directives émises par les Alliés et les gouvernements qui font fi des réalités régionales et locales. Effectivement, en Pologne comme en Tchécoslovaquie, la nationalité d’une personne est communément imprécise et variable : les populations qui vivent en périphérie des États partagent une identité régionale plutôt que nationale, ils parlent un dialecte local et sont souvent issus de mariages mixtes entre ethnies. On y compte aussi ceux qui se sont simplement enregistrés comme Allemand ethnique durant la guerre pour avoir accès à des bénéfices et non à des fins identitaires[4]. Dans ce contexte, y a-t-il des « normes de germanité » ou s’agit-il plutôt de définitions flexibles, déterminées et propagées par les dirigeants polonais et Tchécoslovaques ?

On remarque dans l’historiographie récente plusieurs similitudes entre les expulsions post-Seconde Guerre mondiale et l’expulsion des « vieux-Allemands » d’Alsace-Lorraine après la Première Guerre mondiale. En effet, tout comme dans le cas des expulsions des minorités allemandes de l’Europe de l’Est, peu d’historiens s’y sont attardés jusqu’à la fin des années 1990, et les rares études qui ont abordé le sujet s’inscrivent dans le prisme du nationalisme français. Parmi les études récentes, Laird Boswell aborde la mise en place de l’identité dite « française » ainsi que la catégorisation des Alsaciens et des Lorrains par l’État français et par les autorités locales[5]. L’historien Stephen L. Harp se penche quant à lui sur l’importance de la langue et de la religion pendant et après les expulsions[6]. Similairement aux expulsions en Alsace-Lorraine, les expulsions des Allemands d’Europe de l’Est restent un sujet controversé et sensible en République fédérale d’Allemagne, en Pologne et en Tchécoslovaquie[7]. Dans les travaux historiques, on tente soit de justifier les expulsions ou de les dénoncer, et chaque nationalité se considère comme la « véritable » victime. À partir des années 1990 et de l’ouverture des archives tchèques et polonaises, des études à plus grande échelle et des collaborations entre sociétés historiques deviennent possibles et sont soutenues par les États afin de créer un récit commun[8]. D’importantes études sont alors produites par des historiens allemands, tchèques, polonais et d’Europe de l’Ouest, comptant celles de Detlef Brandes[9], Tomáš Staněk[10] et Stanisław Jankowiak[11]. Ces historiens tâchent de s’éloigner des discours de victimisation, de mémoire sélective et tentent plutôt de recontextualiser les événements dans le politique, social et économique de l’après-guerre. Parmi ces travaux influents, nombreux citent les décrets, lois et régulations concernant l’expulsion des Allemands ethniques écrits pendant la guerre par les gouvernements polonais et tchécoslovaque en exil et exécutés durant les années 1945 à 1948. Dans l’historiographie, on les nomme les « décrets de Bierut » pour la Pologne et les « décrets de Beneš » pour la Tchécoslovaquie. Il semble toutefois y avoir une lacune dans l’historiographie portant sur les contradictions et l’inefficacité de ce qui caractérise un individu en tant qu’« Allemand ».

Il faut noter que, dans les cas qui nous intéressent, l’identité d’une personne ou d’un groupe est généralement régionale ou locale plutôt que nationale comme en témoignent les divers dialectes et les traits culturels régionaux. Or, la définition d’un membre de la nation allemande avait déjà acquis une nouvelle importance avec l’invasion nazie en Europe de l’Est, à la suite de quoi elle est réaffirmée avec les expulsions d’après-guerre par les autorités des autorités des pays d’Europe de l’Est. En fait, de 1945 à 1948, les définitions de la « germanité » choisies par les gouvernements changent constamment par rapport aux réalités et aux besoins économiques, démographiques et nationaux. Par conséquent, il est clair que la signification d’« être Allemand », elle aussi, change constamment, rendant le terme « norme » inapproprié-ou du moins mouvante. Comme nous le verrons, en raison de la décentralisation et l’impuissance des États nouvellement mis en place, chaque région a une interprétation différente et libre des directives qui leur sont transmises, cela procure aux autorités locales un grand pouvoir.

Cet article est divisé en deux parties selon un ordre chronologique et utilise une approche comparative afin d’illustrer l’objectif commun à la Pologne et à la Tchécoslovaquie de se débarrasser des minorités allemandes, tout en soulignant les incohérences et difficultés auxquelles ils doivent faire face pour mettre leurs plans à exécution. D’abord, nous aborderons la période de janvier 1945 à juillet 1945, soit les expulsions dites « sauvages », c’est-à-dire des expulsions violentes qui n’ont été approuvées par aucune autorité alliée ni gouvernementale. Durant ces mois, environ 1,5 million d’individus ont été expulsés ou ont fui les Sudètes et les régions frontalières de Pologne[12]. À la suite de la Conférence de Potsdam, les Alliés ont légitimisé les « transferts de population » pourvu que ceux-ci soient effectuées de façon « ordonnée et humaine ». La seconde partie porte sur cette période d’expulsions dites « organisées » qui ont alors repris à l’hiver 1946 jusqu’à 1948.

« Allemand un jour, Allemand toujours »

À travers les violences de l’occupation nazie, les sentiments identitaires nationaux se sont consolidés comme jamais auparavant, d’une part par la propagande des nazis qui catégorisent les individus selon un système hiérarchique de « races » et d’autre part par les gouvernements en exil qui tentent d’exacerber les sentiments nationalistes pour nourrir la haine contre les Allemands et ainsi renforcer la Résistance[13]. Par conséquent, l’appartenance à la nation étatique gagne du terrain sur les identités régionales : de plus en plus d’habitants s’identifient désormais comme Tchèques ou Polonais plutôt que Silésiens ou Bohémiens par exemple. Cependant, on ne peut affirmer que le système de races et les nationalismes mettent en place de réelles « normes » d’identités nationales puisqu’ils varient constamment selon plusieurs facteurs comme le régime politique, la situation économique du pays ainsi que plusieurs spécificités régionales.

Lorsque la guerre prend fin, la haine envers les Allemands est omniprésente en Pologne et en Tchécoslovaquie. Dans ces pays divisés par les inégalités économiques, le marché noir, la mobilisation et les opinions politiques divergentes, les nouveaux gouvernements profitent de ce sentiment de haine partagé par la majorité de la population pour entretenir l’identité nationale, allant même jusqu’à l’encourager par l’entremise de plusieurs discours provocateurs et l’adoption de législations discriminatoires. La haine envers les Allemands rassemble, prouve la loyauté nationale, permet le défoulement des frustrations accumulées par la guerre et s’insère harmonieusement dans la narration nationaliste de la lutte contre les oppresseurs allemands[14].

Puisqu’ils n’ont que le statut de gouvernements « provisoires », et donc, qu’ils n’ont pas été élus démocratiquement, les gouvernements de Pologne et de Tchécoslovaquie sont conscients que leur légitimité est en jeu[15]. Ils favorisent volontairement les expulsions sauvages et tentent d’établir rapidement un fait accompli pour ne pas perdre le soutien de la population, augmenter leurs chances d’obtenir le support des Alliés et éviter la perte de territoires ou de pouvoir. Ils mettent l’accent sur la nécessité des transferts pour la mise en place d’un nouvel ordre européen pacifique avec des pays découpés selon les nationalités. On garde intentionnellement floues les définitions de germanité, car, dans les régions des expulsions, les habitants ne correspondent pas tout à fait à la définition de la nationalité allemande, tchèque ni polonaise, et que certains territoires n’ont jamais réellement été « tchèques » ou « polonais ». C’est spécialement le cas des territoires à l’est de la ligne Oder-Neisse. Les autorités locales, quant à elles, se voient octroyer un grand pouvoir discrétionnaire. Au résultat, ce seront la plupart du temps les plus fortunés, indépendamment de leur appartenance tchèque, polonaise ou allemande, qui seront la cible des expropriations et des pillages.

Vengeance en Tchécoslovaquie

En Tchécoslovaquie, haïr les Allemands devient le seul trait clair de l’identité nationale qui survit à l’occupation[16]. Alors que le conflit tire à sa fin, la principale demande de la résistance est l’expulsion complète des Allemands installés au pays. L’enjeu est de taille pour Edvard Beneš et son gouvernement qui cherchent à rallier la nation tchèque derrière un but commun. C’est pourquoi Beneš affirme dans de nombreux discours radiophoniques et dans plusieurs publications écrites que les expulsions ne concernent pas seulement les individus impliqués dans les organisations nazies, mais bien l’entièreté de la minorité allemande en sol tchécoslovaque[17]. Un communiqué du ministère de l’Extérieur envoyé au département d’État des États-Unis le 5 juillet 1945 note que l’expulsion des Allemands est « the most burning of all problems that the Czech government is attempting to resolve[18] ». Tout Allemand ou individu d’ascendance allemande est coupable. On parle alors de culpabilité collective : la traitrise et la déloyauté sont des traits inséparables de la germanité.

Durant une période variable selon les régions, allant de quelques semaines à quelques mois suivants la fin de la guerre, le gouvernement tchécoslovaque tolère les expulsions violentes et chaotiques afin de convaincre d’une part les Alliés à légitimiser les expulsions et d’inciter d’autre part les Allemands à fuir par eux-mêmes. Évidemment, parler l’allemand comme langue natale ou posséder un nom de famille allemand représente une norme constante de l’ascendance germanique. La situation est cependant beaucoup plus complexe dans les régions mixtes où les habitants, souvent issus de mariages mixtes, parlent le tchèque autant que l’allemand. En outre, les législations mises en place demeurent intentionnellement vagues, puisqu’il est en fait impossible de mettre en place une définition qui convienne aux millions d’Allemands ethniques.

Le 21 mai 1945, le gouvernement tchécoslovaque publie le décret numéro 5, le premier acte concernant les minorités allemandes en son territoire[19]. Si le décret initial se limite à la non-validité de certaines transactions durant le Protectorat concernant les Allemands ethniques, ceux qui suivent à partir de juillet sont de plus en plus sévères, allant jusqu’au retrait de la citoyenneté tchèque en août 1945[20]. Les décrets ont pour objectif de créer deux statuts légaux distinguant les membres de la minorité allemande et les Tchèques, en plus d’aider les responsables locaux à déterminer la définition de la germanité ; et du même coup, les caractéristiques de l’identité tchèque[21]. On y indique dans le sixième paragraphe que « persons of the German or Hungarian nationality, are to be considered persons who in any census since 1929 claimed the German or Hungarian nationality, or who became members of national groups, formations, or political parties gathering persons of German or Hungarian nationality[22] ». Cette définition inclut ceux qui ont acquis la citoyenneté du Reich durant la guerre[23].

Or, plusieurs problèmes émergent rapidement de cette définition puisque, selon elle, un Juif revenant d’un camp de concentration, par exemple, pourrait être considéré comme Allemand. Par ailleurs, de nombreux documents d’identification ont été détruits et dresser une liste complète des recensements est impossible. On peut également se poser la question, qu’en est-il des 300 000 « vrais » Tchèques qui ont obtenu la citoyenneté allemande durant l’occupation ou par des mariages mixtes avec des Allemands ou Allemandes ? Il faudra attendre à la Conférence de Postdam pour que le gouvernement remédie à ces situations.

Établissement d’un fait accompli à la ligne Oder-Neisse

Du côté polonais, les mouvements de populations sont beaucoup plus fluides et un climat de confusion règne. Ceci est dû au fait qu’à partir de l’automne 1944, à l’approche des troupes soviétiques, les Allemands des régions de la Prusse orientale fuient vers l’Ouest, puis à la fin de la guerre regagne leurs régions natales. Parallèlement, la Pologne réclame que sa frontière occidentale avec l’Allemagne soit révisée à la ligne Oder-Neisse en raison de la prise des territoires orientaux de la Pologne par l’Union soviétique[24]. Le gouvernement polonais les nomme les territoires « reconquis » puisqu’ils ont fait partie de l’Empire polonais du XIIIe jusqu’au XIXe siècle. Ces territoires sont ensuite acquis par l’Allemagne lors de son unification en 1871. Au XXe siècle donc, la population s’y considère presque qu’exclusivement allemande.

Selon les plans polonais, les territoires seront « dégermanisés » et « repolonisés »[25]. En effet, pour bien des Polonais, les résidents de Silésie ne sont pas mieux que les forces occupantes allemandes, qu’importe s’ils parlent polonais ou allemand, qu’importe qu’ils soient catholiques ou protestants[26]. Afin de créer un fait accompli, les autorités polonaises envoient des détachements de polices qui n’ont qu’une fonction : s’assurer que les Allemands ne vont « que dans une direction », comme le formule Władysław Gomułka, alors vice-président du Conseil des ministres et ministre des territoires recouvrés, « as for those Germans who are still there, the kind of conditions should be created that they won’t want to return[27] ».

De ce fait, les 28 et 29 janvier 1945, les décrets du gouvernement polonais retirent la citoyenneté polonaise à tout individu d’ascendance allemande ou avec la citoyenneté allemande Ceux-ci se voient expropriés, leurs fermes et machineries agricoles sont saisies, et le gouvernement polonais les condamnent aux travaux forcés ou à une détention dans des camps d’internements[28]. De surcroît, ils sont créés pour les « territoires reconquis » le 22 janvier 1945 des Comités civiques des Pôles, dont par exemple le Comité civique des Pôles silésiens d’Opole (KOPSO, Komitet Obywatelski Polaków Śląska Opolskiego). Ces comités sont en charge de distinguer les Allemands à expulser et les minorités slavophones, aussi appelées « autochtones » : notamment les Masuriens, Szlonzoks et Warmiens. Ces minorités, selon l’historien Richard Blanke, sont le meilleur exemple européen de minorité dont la conscience nationale est contraire au langage parlé, dans ce cas-ci, un dialecte polonais[29].

Les Comités civiques des Pôles forment quatre catégories basées sur le modèle de la « liste du peuple allemand » nazie (Deutsche Volksliste) qui classent les habitants des pays occupés selon leur niveau de nationalité polonaise, en premier avec une conscience polonaise complète incluant le langage et la fierté nationale. Viennent ensuite les individus qui parlent polonais, mais qui n’ont pas de connexion avec la nation polonaise. Puis, les personnes qui ne parlent pas le polonais, mais qui portent un nom de famille polonais et ont une ascendance polonaise. À la toute fin viennent les « Allemands indubitables », incontestablement à expulser[30].

Les 2 et 3 mars 1945, deux nouveaux décrets sont publiés par le gouvernement polonais. D’abord, les citoyens allemands des territoires reconquis subissent la confiscation et l’expropriation légales de leurs propriétés. On annonce aussi que les territoires reconquis seront peuplés par des Polonais provenant de l’intérieur du pays. Pour plusieurs Polonais, ceci est interprété comme un permis de pillage[31].

Du côté des minorités « autochtones », les slavophones d’Haute-Silésie, ils sont épargnés par les décrets, du moins, théoriquement. Ces autochtones servent d’abord et avant tout à justifier et prouver l’appartenance polonaise des territoires et leur incorporation. En fait, ceci est si important pour le gouvernement et les comités sur place que le nombre de Warmiens et Masuriens se « multiplie » plusieurs fois entre 1944 et 1945, afin d’éviter un effondrement démographique à cause des expulsions[32]. Il est évident que la définition de l’appartenance à la nation polonaise devient plus flexible et imprécise, et donc, que plusieurs membres des minorités allemandes puissent se faire reconnaitre comme « autochtones ». Les autorités locales interprètent donc de plus en plus arbitrairement les décrets et leur conception des identités allemandes et autochtones sont en constante mouvance[33]. Prenons l’exemple des Szlonzoks, qui parlent un dialecte allemand slave. L’une des caractéristiques demandées afin d’éviter l’expulsion est de savoir parler polonais. Or, plusieurs membres des communautés autochtones en question, particulièrement les jeunes, ne parlent qu’allemand et parfois, un polonais médiocre. Conséquemment, le traitement de la minorité varie puisqu’ils sont considérés comme des « autochtones » et ne devraient pas être expulsés, mais la milice les traite parfois tout de même comme des Allemands en raison de leur créole allemand slave, de leur maitrise de la langue allemande et de leur attachement pour la culture germanique[34]. Aucune supervision centrale n’est mise en place et les irrégularités sont très fréquentes, particulièrement lorsque les « autochtones » sont propriétaires d’appartements, de maisons ou de fermes de valeurs.

On parle à ce moment de « purifier » les frontières, et la tâche de l’armée est d’inciter les Allemands à fuir volontairement le territoire polonais[35]. En raison des irrégularités régionales, à la mi-juin 1945, le Comité polonais de normalisation (PKN, Polski Komitet Normalizacyjny) se réunit afin d’établir une division claire entre les Allemands et les autochtones dans le but de protéger ces derniers de la déportation, des attaques, du pillage et pour les « repoloniser ». Des agences régionales et locales comme le bureau de l’État pour le rapatriement (PUR, Panstwowy Urzad Repatriacyjny), le KOPSO et le PKN sont responsables de vérifier la « germanité » et la « polonisation » des habitants[36]. De son côté, l’armée est chargée de s’assurer que les Allemands ne se dirigent que d’un côté, vers l’ouest, alors que des milliers d’Allemands qui ont fui l’avancée de l’armée soviétique tentent de retourner à leur propriété dans les anciennes provinces orientales de l’Allemagne. Cependant, la résolution du problème des irrégularités d’identification des Allemands, de pillages et de corruptions se fera attendre encore plusieurs années.

En somme, avant que les nettoyages ethniques ne soient officiellement reconnus par les Alliés, et nommés « transferts de populations », les gouvernements polonais et tchécoslovaque tentent d’établir un fait accompli incontestable. Les motivations de l’un et de l’autre, cependant, varient : du côté des Tchèques, on note un désir plus intense de vengeance, tandis que du côté polonais, on souhaite conserver les territoires occidentaux récemment acquis sans l’approbation internationale. L’expulsion rapide est jugée essentielle et conséquemment, les décrets définissant qui sont les personnes visées par les expulsions sont écrits avec empressement et imprécision. On encourage indirectement les violences et les pillages en ne maintenant qu’un contrôle central très faible. Les buts sont de pousser les Allemands ethniques à fuir par eux-mêmes et de montrer aux Alliés qu’il serait mieux d’encadrer les expulsions, qui ont lieu de toute façon, que de les laisser avoir lieu dans le chaos, la violence et l’anarchie.

« Tchèque un jour, Tchèque toujours »

Du 17 juillet 1945 au 2 août 1945, les Alliés se réunissent à Postdam pour déterminer le sort des puissances perdantes de la Deuxième Guerre mondiale. Tous conscients des violences subies par les minorités allemandes dans les pays libérés et, surtout, soucieux de la condition de pauvreté extrême dans laquelle arrivent les millions de réfugiés dans leurs zones d’occupation, les chefs d’État Harry S. Truman, Winston Churchill et Joseph Stalin décident d’autoriser les transferts aussi longtemps que les gouvernements acceptent « that any transfers that take place should be effected in an orderly and humane manner »[37]. Les gouvernements tchécoslovaque et polonais suivent les directives des Alliés et ordonnent une mise en arrêt des expulsions pour le reste de l’année 1945. Le 20 novembre de la même année, le conseil de contrôle allié adopte un plan détaillé pour le « transfert de population allemande » de Pologne et Tchécoslovaquie. Les expulsions devraient être complétées au milieu de l’année 1946, un objectif irréalisable[38].

Ce changement ne diminue pas les violences dans leur ensemble, et l’arrêt des expulsions n’empêche pas des milliers d’Allemands ethniques de fuir la répression par leurs propres moyens. Toutefois, les directives émises par les gouvernements quant à l’identification des Allemands changent, cette fois-ci en raison des besoins économiques des pays et non plus afin de rallier les nations[39].

En 1945 et 1946, l’Europe est aux prises avec un grave déficit alimentaire et matériel. En Tchécoslovaquie, les Sudètes sont essentiels à la production industrielle et agraire. Cependant, l’expulsion systématique de millions d’habitants, la destruction et le pillage commencent à influencer gravement la production économique du pays. Le gouvernement modifie et atténue davantage la description de la germanité pour ralentir les expulsions de certains groupes. On vise désormais à accentuer l’importance de l’intégration culturelle et on permet aux Allemands ethniques assimilés à la culture tchèque de rester en Tchécoslovaquie[40]. De plus, on garde en sol tchèque, temporairement du moins, les Allemands jugés essentiels à la production économique, c’est-à-dire les hommes en âge de travailler. Malgré cela, il est toujours possible d’expulser les Allemands qui ne sont pas nécessaires au bien-être économique du pays[41]. Lors des expulsions organisées entre 1946 et 1947, on expulse tout de même deux millions d’Allemands de la région des Sudètes.

Dès le 24 août 1945, une circulaire provenant du ministère de l’Intérieur est envoyée aux autorités locales concernant les nouvelles régulations[42]. Celle-ci stipule que les Allemands ethniques qui se sont déclarés de nationalité tchèque ou slovaque durant l’occupation nazis ne devraient plus être sujets à expulsion. Par ailleurs, on demande à ce que l’identité nationale soit dorénavant déterminée en fonction des coutumes et non de l’ascendance[43]. On exige d’être désormais inclusif plutôt qu’exclusif, et donc, de varier les facteurs qui déterminent la germanité ; l’enregistrement de l’identité lors des recensements d’avant-guerre, l’identification au niveau communautaire, les activités sociales comme les partis politiques, les clubs, les églises, la nationalité des parents, les opinions politiques, les groupes sociaux et l’héritage culturel de l’individu. En somme, les officiels portent désormais leur attention sur le bagage socio-culturel et la contribution économique des habitants plutôt que leur langue et leur ascendance uniquement.

L’année suivante, en juillet 1946, le ministère de l’Intérieur envoie un décret qui stipule que toute personne ayant comme langue maternelle le tchèque, qui a étudié dans des écoles tchèques et qui a marqué la nationalité « tchécoslovaque » au recensement de 1930 ne devait pas être expulsée, même si cette personne avait adopté la nationalité allemande durant le Protectorat[44]. Néanmoins, si les marges de la nationalité sont plus flexibles, il est toutefois clair qu’aucune démonstration de la culture germanique ne serait tolérée dans la sphère publique comme dans la sphère privée. Cela engendre de facto la fermeture des écoles, université et associations allemandes.

On remarque également que, malgré les publications du gouvernement sur l’allègement des critères pour maintenir sa nationalité tchèque, celle-ci est en fait toujours malléable et dépend largement des circonstances (la région, l’année, les moyens financiers de l’individu, son genre, la profession, etc.) sous laquelle la question est évaluée[45]. Alors que l’Europe traverse une crise alimentaire dans les années 1946 et 1947[46] et que la majorité des villes sont en ruines, les besoins économiques influencent l’identification de la population des Sudètes. Effectivement, le gouvernement réalise que la chute de l’économie a pour cause, entre autres, le manque de main-d’oeuvre. On indique donc aux officiels chargés de l’identification de s’en tenir à une définition culturelle de la germanité plutôt que raciale.

La situation est semblable en Pologne. En effet, on réalise que malgré l’arrivée de Polonais depuis le centre et l’est du pays pour « repoloniser » l’ouest, il y a un grave manque de main-d’oeuvre et la faible production agricole risque d’allonger le déficit alimentaire en Pologne. Par conséquent, des milliers de travailleurs allemands, essentiels à la reconstruction des infrastructures de Pologne, évitent l’expulsion tandis que l’on favorise la déportation des « individus-fardeaux »[47] ; les femmes, les handicapés, les enfants et les vieillards. On tente aussi d’endiguer l’exode des populations dites « autochtones » qui, elles, vont tout de même majoritairement soit suivre les populations allemandes ou être expulsées par erreur. La définition de nationalité prend donc un sens pratique plutôt que nationaliste.

Le gouvernement polonais continue d’insister sur la nécessité de l’expulsion des Allemands, tout en appliquant une définition flexible à la germanité. De plus, on tente de convaincre la population polonaise « germanisée » de Poméranie et de Silésie qu’ils sont d’appartenance polonaise[48]. Une certaine maîtrise du polonais, un nom de famille polonais et une déclaration d’allégeance pour la Pologne suffisent alors pour obtenir un « certificat de polonisation[49] ». Parallèlement, dans le cadre de la réforme culturelle, le 17 avril 1946, le gouvernement silésien interdit l’usage de la langue allemande en public et à la maison[50]. Les conséquences peuvent aller jusqu’à la perte de la nationalité polonaise, l’envoi dans un camp de travail ou l’emprisonnement. Une ségrégation se met en place sans même tenir compte des minorités locales ou régionales dont l’identité n’est ni polonaise ni allemande et donc, plutôt régionales que nationales.

En outre, en Pologne, comme en Tchécoslovaquie, on épargne une partie des Allemands ethniques, du moins, temporairement, car plusieurs d’entre eux iront par la suite rejoindre leur famille en Allemagne. Les gouvernements imposent toutefois avec des législations la disparition de la culture allemande et une assimilation de toute minorité à la majorité dominante. On esquisse la germanité selon les réalités régionales et la promesse d’une allégeance à l’État polonais suffit souvent pour obtenir le « certificat de polonisation ».

En conclusion, l’exacerbation du nationalisme et de la haine par l’occupation nazie en Pologne et en Tchécoslovaquie est une des principales causes des expulsions d’après-guerre. Elle a véritablement eu pour conséquence d’amplifier la rancoeur et la division au sein des sociétés polonaise et tchécoslovaque. De ce fait, à la fin de la guerre, le nationalisme est ce sur quoi les nouveaux États se reconstruisent, elle rallie une population divisée par les années d’occupation et sert de fondement aux politiques d’identification. La haine contre les Allemands qui découle de l’exacerbation de ces nationalismes est le second facteur qui favorise les expulsions. Les politiques mis en place par les gouvernements supportent cette rancoeur en plus d’encourager les actes anti-allemands dans les discours et les lois tchèques et polonaises.

De 1945 à 1948, les caractéristiques de ceux qui sont Allemands sont constamment modifiées selon les besoins politiques, sociaux et économiques du gouvernement. On ne peut donc pas les considérer comme des « normes » en raison de l’éphémère durée de leur mise en place. Durant la première phase des expulsions, les États tchèques et polonais tolèrent les expulsions « sauvages », celles-ci ont lieu dans un climat de violences et d’anarchie, sans aucune organisation centrale, créant par conséquent un fait accompli. Les définitions de germanité émises par l’État ou par ces sous-organes sont volontairement imprécises et très mal adaptées aux situations régionales où plusieurs habitants parlent des dialectes régionaux et où la population est mixte. À la suite de la conférence de Potsdam, on tente d’uniformiser les définitions pour en dégager de réelles normes de germanité et acquérir une certaine crédibilité. On tente d’une part d’éviter que les populations autochtones et slavophones ainsi des travailleurs indispensables à la reconstruction de l’État ne soient expulsés, et d’autre part on tente d’éviter d’aggraver les nombreuses pénuries. Toutefois, on ne peut toujours pas qualifier les directives transmises aux autorités locales responsables des expulsions comme étant des « normes ». Il serait pertinent pour de futures recherches de s’attarder au pouvoir discrétionnaire des autorités locales, sous une approche de microhistoire régionale.