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Ce numéro spécial de la RQDI, réalisé pour souligner les soixante-dix ans de la signature de la Convention de sauvegarde des droits et libertés fondamentales (CEDH)[1] est l’occasion de revenir sur une relation chère au Conseil de l’Europe, puisqu’elle marque ses tout premiers travaux. En effet, en devant renoncer à l’inscription des droits sociaux dans la CEDH lors de son adoption alors qu’elle fut le premier texte de protection des droits de l’Homme élaboré en son sein, le Conseil de l’Europe consentit à ne pas laisser ces « premières mesures propres à assurer la garantie collective de certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle »[2] être gagnées par la solitude. Dix ans plus tard, la Charte sociale européenne (Charte SE ou Charte)[3], « petite soeur » de la CEDH en matière sociale, est adoptée. Depuis lors, les comparaisons n’ont cessé d’affluer entre les deux textes, s’interrogeant sur les liens qui les unissaient ou les désunissaient. Rapidement, il est possible de se demander pourquoi effectuer une telle comparaison? Dans quel but? L’objet de cette introduction est de répondre à cette première interrogation. De celle-ci découlera une réponse partielle à la seconde question, qui nous occupera dans les développements subséquents.

Parce que la relation entre la CEDH et la Charte SE est avant tout congénitale, certaines des explications qui justifient leur parentalité sont anciennes, d’autres beaucoup plus récentes.

Parmi les arguments qui relèvent d’une certaine antériorité, nous retrouvons des éléments classiques, à la fois normatifs et institutionnels. En effet, d’un point de vue normatif avant tout, la Charte SE et la CEDH présentent toutes deux des droits conjointement protégés, qui se retrouvent dans des dispositions similaires. Sont ainsi traditionnellement évoqués le cas de l’interdiction du travail forcé[4], de la liberté de réunion et d’association[5] et de l’interdiction de la discrimination[6] auxquels il convient d’ajouter des similarités de rédaction en ce qui concerne l’encadrement des limitations admissibles au respect des droits[7]. D’un point de vue institutionnel, la publication des travaux préparatoires de la Charte SE en accès facile l’année dernière[8] rappelle à notre bon souvenir que le projet de 1955[9] prévoyait un double mécanisme de mise en oeuvre de la Charte, plaçant la feue Commission européenne des droits de l'homme en organe clef de ce dernier[10]. Ainsi, l’idée de relier de façon indéfectible les deux conventions par le biais de cette Commission européenne des droits de l'homme présidait les travaux préparatoires de la Charte SE, en prévoyant que certains aspects de leur mécanisme de contrôle soient communs.

Si ces similarités originelles démontrent tout à fait une parentalité commune entre les deux textes, l’absence de « cloison étanche » entre les droits sociaux et les droits civils et politiques a conduit à ce qu’elles ne fassent que s’accroître avec le temps. Deux facteurs ont d’ailleurs teinté irrémédiablement la CEDH d’une couleur sociale, jouant ainsi le rôle de catalyseurs dans leur rapprochement. Le premier facteur est relatif à des modifications textuelles, effectuées dans les deux traités, et qui sont allées dans le même sens, augmentant ainsi le nombre de concordances entre leurs dispositions. Il convient de regarder en ce sens tout particulièrement le droit à l’éducation[11]. D’autres droits sont ici concernés, mais ne présentent pas un aspect social intrinsèque. Ils relèvent davantage d’une même vision de la part des organes de la CEDH et de la Charte SE, témoignant alors une fois de plus de la porosité de la séparation entre les deux catégories de droits concernés[12].

Le second facteur est relatif à la dynamique d’interprétation orchestrée par les organes de contrôle de chacun des textes, puisque, réunis, ils forment selon nous un « système »[13] unique. Sont ainsi compris la Cour européenne des droits de l'homme (Cour EDH) pour la CEDH d’une part, et le Comité européen des droits sociaux (CEDS) pour la Charte SE d’autre part. En effet, comme le dit le professeur Louis Jimena Quesada,

[l]es instruments européens contenant des “prolongements d’ordre social” ou des droits sociaux ne sont pas uniquement composés par leurs textes respectifs, mais également par les interprétations finales élaborées par les organes de contrôle respectifs[14].

Il est d’ailleurs entendu que ce « second facteur », plus récent, restera le plus important, le plus conséquent en termes de rapprochement des droits des deux textes. À lui seul, il regroupe, d’après nous, trois catégories de droits. À ce titre, bien qu’il ne soit nullement ici approprié de s’interroger sur les éléments qui doivent être retenus afin de définir un droit « fondamental », ni sur les critères devant être réunis pour qu’une telle qualification soit justifiée[15], nous noterons simplement que la Cour européenne des droits de l'homme a considérablement contribué à un mouvement de « fondamentalisation » des droits sociaux, par leur simple prise en compte sous sa coupe[16]. Puisque de fondamentalité des droits sociaux il n’est pas ici occasion, c’est davantage de leur rattachement aux droits de l’Homme[17] qu’il va être question, puisque c’est en ces termes exacts que celle-ci s’est posée il y a plusieurs années. En effet, depuis l’arrêt Airey c Royaume-Uni[18], dont la célébrité n’a d’égale que sa fondamentalité (encore elle!), tous ont assisté à « l’émergence, puis la consolidation des droits sociaux sur la base d’une interprétation évolutive des dispositions de la Convention européenne des droits de l’[H]omme »[19]. Le procédé par lequel la Cour EDH a intégré la protection des droits sociaux dans sa jurisprudence s’est fait, de façon synthétique, par plusieurs moyens et grâces à différentes techniques. Nous avons évoqué en amont les dispositions matérielles protégeant des droits sociaux par elles-mêmes[20] et vient le temps de présenter celles qui sont le fruit d’une interprétation de la Cour EDH. Nous noterons ainsi, comme annoncé, trois types de dispositions. Dans la première catégorie, nous rangeons les dispositions utilisées par la Cour EDH pour protéger un aspect social d’un contentieux qui n’est qu’accessoire au litige principal. Les dispositions en question sont alors appliquées de manière indifférenciée, que le contentieux ait des prolongements d’ordre social ou non. C’est notamment le cas pour les dispositions dites « procédurales », telles que les articles 5, 6, 7, 13 de la CEDH, ou d’autres articles de fond comme ses articles 9 et 10[21]. Au demeurant, il convient de noter que la coloration sociale de ce contentieux est, par ailleurs, le résultat d’utilisation de techniques interprétatives qui ne sont pas propres aux droits sociaux : interprétation dynamique, téléologique, protection « effective » des droits, obligations positives, mesures provisoires, notions autonomes, adjonction de protocole codifiant la jurisprudence… Pourtant, ces techniques ont toutes été mobilisées par la Cour EDH afin de s’assurer que les États respectent leurs engagements pris au titre de la CEDH, protégeant ainsi les droits sociaux, sans discrimination. Dans la deuxième catégorie, peuvent être classées les dispositions qui ne sont pas sociales per se, mais qui ont été utilisées pour « créer » un contenu social, par une interprétation extensive de leur substance. Appelée « protection par ricochet » par le professeur Frédéric Sudre[22], cette protection concerne les articles 2, 3, 8 de la CEDH et 1 du Protocole additionnel à la CEDH (Protocole n° 1)[23], mais également les articles 14 de la CEDH et 1 du Protocole n° 12[24] protégeant tout individu contre la discrimination dans l’exercice de ses droits (y compris ceux ayant un caractère social). Enfin, la troisième catégorie regroupe des dispositions qui ne semblaient pas sociales, mais qui ont fait l’objet de rapprochements par les interprétations des organes de contrôle de la CEDH, et de la Charte SE. Ce sera le cas des articles 12 de la CEDH et 5 du Protocole n° 7[25] relatifs au mariage[26], ainsi que des articles 4 du Protocole n° 4[27] et 1 du Protocole n° 7, relatifs à certains droits pour les migrants[28].

Ainsi, dans la seconde série d’arguments, celle qui nous amène petit à petit vers un passé moins éloigné, nous pouvons considérer les fruits de toutes ces similitudes congénitales, la jurisprudence de la Cour EDH y étant pour beaucoup. Et cette jurisprudence sociale de la Cour EDH, doublée de dispositions matérielles sociales (ou « socialisées » par la Cour), n’a fait que resserrer les liens entre la CEDH de la Charte SE. Ce rapprochement s’est d’ailleurs traduit par une utilisation mutuelle des interprétations de l’un et de l’autre organe, dont témoigne un jeu de références croisées que la professeure Carole Nivard a brillamment illustré dans ses travaux[29]. Selon nous, le point d’orgue de ce mouvement de convergence des deux instruments se situe dans la deuxième moitié des années deux mille, avec une jurisprudence toujours plus audacieuse, voire innovante[30], doublée de l’entrée en vigueur du fameux Protocole n° 12[31] qui allait, selon certaines prédictions, « phagocyter » la Charte sociale européenne[32].

Depuis toujours comparée à la CEDH, puisqu’elle en est le « pendant en matière de droits sociaux », la Charte SE a néanmoins été qualifiée de « parent pauvre » de la CEDH il y a près de trente ans[33]. Et pour cause, la Charte sociale européenne a connu sans conteste une élaboration laborieuse, des débuts difficiles et une relance partiellement efficace. Souffrant de manque de visibilité, dénoncé régulièrement par la doctrine, les auteurs se sont employés à rendre à la Charte la crédibilité juridique que beaucoup s’étaient, avant eux, employés à dénigrer. Rétablissant un équilibre, les auteurs qui préféraient voir dans la Charte SE un grand potentiel, plutôt qu’un texte sans valeur, ont oeuvré pour réduire le nombre d’arguments de ses détracteurs aux seules critiques légitimes, rendant l’exercice utile. Grâce à plus de diffusion, à plus d’analyses poussées, et grâce à des critiques constructives – prises en considération –, le « système » de la Charte sociale européenne a évolué, s’est perfectionné. Pour cette raison, les débuts difficiles de la Charte SE et de sa relance[34] ne doivent pas ternir les éclats que celle-ci a connus depuis et l’engouement grandissant qui lui est prêté ces dernières années. Le texte de la Charte sociale européenne adopté il y a près de soixante ans, réformé il y a près de trente, n’est pas tombé dans l’indifférence, au contraire. Il n’a jamais été autant sollicité. Toutefois, afin de comparer ce qui est comparable, il nous paraît avant tout nécessaire de revenir sur quelques « poncifs » qui méritent d’être de nouveau « démolis »[35]. Non pas cette fois-ci à propos de la question de la justiciabilité des droits sociaux comme la professeure Florence Benoît-Rohmer l’a fait au début des années deux mille, mais bien à l’égard de la Charte sociale européenne puisque la qualification, la portée et les effets de cette dernière semblent avoir été l’objet de plusieurs méprises.

Tout d’abord, une première méprise semble être apparue relativement au caractère contraignant du texte de la Charte SE. Rappelons bien volontiers à cet égard que son appellation de « Charte », au détriment de celui de « Convention », ne doit pas injustement lui dénier la qualification de traité. Tout comme personne ne se risquerait à remettre en question la qualification de « traité international » de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[36] depuis que celle-ci est entrée en vigueur en 2009, ou encore celle de la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples[37], la Charte sociale européenne n’est aucunement une « déclaration » politique ou d’intention, n’en déplaise à ses détracteurs. Quitte à enfoncer une porte ouverte, en tant que traité de droit international, il convient également de préciser que la Charte SE n’est pas un instrument de soft law[38], mais bien un traité contraignant de protection des droits de la personne, au sens le plus classique du terme[39]. Comme tout traité de droit international, la Charte sociale européenne est donc contraignante en elle-même, puisqu’elle contient des obligations que les États parties ont consenti à respecter (pacta sunt servanda). La confusion qui règne parfois semble en réalité être le résultat d’un raccourci trop vite pris, qui peut s’énoncer en ces termes : une règle de droit qui n’a pas de sanction n’est pas une règle contraignante. Pourtant, cette généralisation est non seulement erronée, mais dangereuse si elle est tenue pour acquise par des juristes. La question de la force contraignante est beaucoup plus complexe et mérite non seulement un peu plus d’attention, mais également une série de nuances. En effet, le processus de protection d’un droit, ici considéré au niveau international seulement, rassemble plusieurs étapes qu’il convient de dissocier pour plus de clarté. Cette dissociation est importante car elle permet d’éviter de faire des raccourcis et des amalgames. La première étape du processus de protection d’un droit est celle de la reconnaissance. Au niveau international, la protection d’un droit passe classiquement par son inscription dans un traité[40]. Les États, en tant qu’acteurs, s’engagent à protéger lesdits droits par la ratification du traité. Ensuite, éventuellement, le traité prévoit un mécanisme de suivi en cas de violation, afin de mieux garantir la protection des droits qu’il consacre. Mais, comme nous venons de l’énoncer, cette seconde étape de l’existence d’un mécanisme de suivi ne conditionne pas l’existence de l’engagement, elle est facultative, supplémentaire, un deuxième pas afin d’optimiser une protection de droits déjà consentis. L’absence d’un mécanisme de suivi n’est donc pas significative pour l’existence de l’obligation. Puis, possiblement, peut être prévue une sanction en cas de violation des engagements. Cette troisième étape, celle de la sanction, est, elle aussi, facultative. De plus, si la sanction prévue n’est pas seulement symbolique – comme pourrait l’être un simple constat de violation – mais qu’elle est assortie de pénalités, cela constitue une quatrième étape dans le processus de protection du droit. Enfin, l’existence ou non d’une coercition, la possibilité d’avoir une exécution forcée de la pénalité est une étape ultime, mais une fois de plus optionnelle. Son existence ou son inexistence ne permet pas d’invalider l’existence de la sanction ni l’existence de l’obligation de protéger initiale. En droit criminel, si un individu tue quelqu’un, est condamné, mais n’effectue pas sa peine, cela ne signifie pas que l’interdiction de tuer n’existe pas. Idem pour le droit des contrats, si vous vous engagez à payer une somme en échange d’un service, mais que vous ne payez pas la somme, qu’une procédure d’exécution forcée est mise en place, mais que vous êtes insolvable, in fine, vous n’avez pas respecté votre engagement, mais cela ne signifie pas que vous n’aviez pas à le faire, car votre obligation n’existait pas. Ainsi, le droit international n’est pas un droit dépourvu de force obligatoire, comme certains se risquent improprement à le dire, il est un droit dans lequel la coercition n’est pas le principe. Cette absence récurrente de coercition n’entamant cependant en rien la force juridiquement contraignante de cette branche du droit. Toujours dans le même sens, la violation d’un droit, qu’elle soit systématique ou non, n’en remettra jamais en cause le précepte. Ce n’est pas parce qu’un droit n’est pas respecté et qu’il est violé, qu’il n’existe pas ou qu’il ne doit pas être respecté. Ainsi, l’absence d’effectivité de sanction de la violation d’un traité de droit international ne remet pas en cause l’existence de la sanction, ni même l’existence de l’obligation; et l’absence de sanction de la violation ne remet pas en cause la force contraignante d’un traité de droit international. Appliqué au niveau européen, afin de donner un exemple concret, prenons la CEDH. La CEDH est un traité contraignant de protection des droits de la personne. Les États parties au traité sont engagés à en respecter les dispositions. Un mécanisme de sanction est prévu par ce traité : la Cour EDH rend des arrêts obligatoires dans lesquels elle peut venir constater une violation de la CEDH par un État. Cette reconnaissance de la violation éventuelle est en soi une sanction, symbolique, peut-être, mais une sanction qui existe[41]. Au demeurant, l’État réprimandé peut être condamné à verser une satisfaction équitable au requérant victime (sanction pécuniaire), et un mécanisme de suivi des arrêts a été mis en place pour que l’arrêt soit bien exécuté par l’État. Pour autant, si l’État ne verse pas ladite satisfaction équitable au requérant, la sanction n’est alors pas effective, mais cela ne remet pas en cause la condamnation, la reconnaissance du tort de l’État ni la sanction symbolique qu’elle représente en elle-même. De même, ce non-versement de la satisfaction équitable par l’État ne remet pas en cause l’existence de l’engagement de l’État à respecter la CEDH, ni même le caractère contraignant de la CEDH. Une telle situation signifierait simplement que l’État n’a pas respecté ses engagements ni la décision de la Cour EDH. Tous les droits protégés par la Convention n’en seraient pas remis en cause. Si l’on revient à notre propos, nous pouvons rappeler que la Charte sociale européenne protège des droits, a mis en place un mécanisme de suivi des engagements et un mécanisme de contrôle de ces derniers, à la suite desquels une décision peut conduire à un constat de violation ou de non-violation de la Charte SE. De manière analogue à ce que nous venons de voir avec la CEDH, le fait qu’il n’y ait pas de sanction pécuniaire ne doit donc pas remettre en question l’existence d’une sanction « symbolique », ni l’existence d’un engagement de la part de l’État, ni l’aspect contraignant de ce dernier. En somme, il convient de dissocier l’effectivité d’une sanction, du respect de l’engagement, de la force contraignante de ce dernier, de l’existence de l’engagement et de cesser de tout mélanger. Cette « commodité » conduisant inévitablement à une simplification abusive et, surtout, à une hérésie juridique.

Ensuite, une seconde méprise semble s’être instillée relativement à l’effectivité et à la justiciabilité des droits protégés par la Charte sociale européenne. En ce qui concerne leur justiciabilité, nous renvoyons aux nombreux travaux déjà effectués sur le sujet et nous nous contenterons de rappeler brièvement que leur opposition aux droits civils et politiques n’est pas viable concrètement puisque beaucoup de droits civils et politiques ne peuvent s’exercer sans le respect de certains droits sociaux fondamentaux[42]. C’est d’ailleurs pour cela que la Cour EDH n’a pu, malgré les barrières juridiques de l’énoncé des droits dans la CEDH, faire fi de tout un pan de droits sociaux. Pour ce qui relève de l’argument financier, selon lequel les droits sociaux sont trop onéreux pour être exigibles devant un juge, il convient de rappeler que cet argument n’a jamais été retenu lorsqu’il s’est agi de mettre en place un système de justice propre à assurer les droits à un procès équitable ou des élections libres, réalisations pourtant toutes deux très onéreuses, pour ne citer que ces exemples. Enfin, en ce qui concerne l’effectivité de la Charte sociale européenne, nous relevons que sur cent trente constats de violation dans le cadre de la procédure des réclamations collectives, il est rare que les États n’aient pris aucune mesure subséquente afin de tâcher de se mettre en conformité, et beaucoup de situations ont trouvé une issue favorable à la protection de ces droits, aboutissant même parfois à des constats de mise en conformité par le CEDS[43]. Ces chiffres permettent donc de relativiser les contestations de l’efficacité de la Charte SE. Pour le surplus, nous renvoyons au paragraphe précédent pour tout ce qui se rapporterait à une remise en cause de l’effectivité d’un traité qui ne présente pas de moyens de coercition.

Ces précisions nécessaires ayant été apportées, il convient de remarquer que plusieurs sous-problématiques sont en réalité soulevées par le sujet qui nous intéresse aujourd’hui, à savoir les liens entre CEDH et Charte SE. En effet, il pourrait s’agir de s’interroger sur la place de la Charte sociale européenne dans la jurisprudence de la Cour EDH, et/ou sa réciproque, la place de la CEDH dans la jurisprudence du CEDS; ou encore sur la place de la jurisprudence du CEDS dans celle de la CEDH, et/ou inversement; il pourrait enfin être question, plus spécifiquement, du traitement des droits sociaux par la Cour EDH. Écrivant ces lignes pour souligner l’oeuvre réalisée par cette grande dame qu’est la CEDH au cours de ces soixante-dix dernières années, le sujet central de cette courte étude demeurera la CEDH et le domaine d’étude sera celui de la protection des droits sociaux, combinés sous la question de la protection des droits sociaux par la CEDH. La CEDH, prise en tant que « système »[44] afin d’y inclure non seulement le texte de la Convention, mais également l’action de son organe de contrôle, la Cour EDH. Ainsi, bien que la Charte SE et les décisions de son organe de contrôle seront souvent évoquées par ailleurs, l’objet d’étude principal sera la CEDH, la Charte SE n’y étant, malheureusement, évoquée qu’à titre subsidiaire.

La question posée en tout début, celle du « pourquoi comparer les deux textes » est désormais en partie dénouée. Nous avons vu en effet que cette récurrence de comparaison s’explique par le fait que les deux systèmes offrent tous deux une approche et des méthodes propres à la résolution d’un même problème : celui de la protection des droits sociaux. Mais, puisque nous nous prêtons nous aussi à un exercice de comparaison, vient manifestement la question de l’objet : dans quel but effectuer une telle comparaison? Nous n’avons pas aujourd’hui pour but d’avoir une critique « trop facile » de la CEDH qui affecte les juges qui doivent y faire face[45], surtout lorsqu’un homme tel que le président Jean-Paul Costa, dont le dévouement émeut et force le respect, fait partie des contributeurs du présent numéro. Non, le but est de déterminer quelles sont les limites auxquelles la CEDH a pu devoir faire face, comme n’importe quel système limité par définition, pour envisager comment la Charte SE peut y apporter une solution. L’hypothèse émise considère que la protection des droits sociaux fondamentaux était mieux effectuée par la Cour EDH jusqu’au milieu des années deux mille (I), mais que la Charte sociale européenne a depuis lors pris le relai et s’est imposée en tant qu’instrument de référence pour leur protection au niveau européen (II).

I. La préséance de la CEDH sur la Charte sociale européenne dans l’élaboration de la protection des droits sociaux par le Conseil de l’Europe

La CEDH se présentant comme un texte de protection des droits civils et politiques, à la quasi-exclusion des droits sociaux, il convient avant tout de comprendre comment le système de la CEDH s’est retrouvé à prendre en charge les droits sociaux, et pour quel effet (A)? Nous verrons ensuite que ce développement jurisprudentiel et normatif au sein du système de la CEDH connaîtra une forme d’apogée à la suite de la chute du mur de Berlin, concomitamment à de forts développements au sein de la Charte SE. Ensemble, ces deux instruments offriront de belles espérances au début des années 2000 en matière de protection des droits sociaux (B).

A. Pourquoi avoir souhaité une protection des droits sociaux par le système de la CEDH?

La protection des droits sociaux par le système de la CEDH tire sa justification selon deux motifs. Le premier est idéologique, il est lié à l’indivisibilité des droits de l’Homme, le second est pratique, parce que le système de la CEDH était, dans un premier temps au moins, le plus à même d’assurer une telle protection.

Du côté de l’idéologie, ou du moins, selon un aspect plus théorique, nous avons vu que la CEDH assurait une certaine perméabilité aux droits sociaux, non seulement en raison du caractère hybride de ces droits, mais également grâce aux techniques d’interprétation audacieuses mises en place par la Cour EDH. Il en résulte des droits sociaux accessoirement protégés, protégés « par ricochet » ou qui ont fait l’objet d’une convergence d’interprétation de la part de la Cour EDH et du CEDS. En s’attardant quelques instants sur cette jurisprudence, il est possible de remarquer que c’est en mobilisant le principe de l’effectivité des droits civils et politiques, dont les prolongements en matière sociale ne devraient pas être exclus simplement en raison de leur caractère social, que la Cour EDH a procédé. C’est typiquement la situation de l’arrêt Airey c Irlande[46] dans lequel la Cour entendait protéger le droit à un procès équitable, celui-ci ne pouvant se réaliser sans une certaine accessibilité de la justice, en l’occurrence une forme d’aide juridictionnelle. S’appuyant sur l’effet utile des dispositions, la Cour EDH a saisi de nombreuses occasions de protéger les droits sociaux par la suite, en suivant ce même principe. Sans prétendre à l’exhaustivité, sont particulièrement notables, selon nous, le fait que « l’obligation de contribuer à un système de sécurité sociale peut, dans certaines circonstances, donner naissance à un droit de propriété sur une fraction du patrimoine ainsi constitué et que l’existence d’un tel droit pourrait dépendre de la manière dont ce patrimoine est utilisé pour le paiement des pensions »[47], assimilant ainsi les prestations sociales contributives à des « biens » au sens de l’article 1 du Protocole n° 1[48]. Doit également être relevé l’intériorisation d’une forme de protection du droit à un logement sous l’angle de l’article 3 ou 8 CEDH[49]. Or, ce type d’interprétation a permis de flouter la limite qui avait été fervemment dressée entre les droits civils et politiques et les droits sociaux et économiques. En montrant que nulle cloison étanche ne séparait une branche de l’autre, la Cour EDH a permis de remettre en question des préceptes pourtant bien ancrés. Ce rattachement des droits sociaux au pan des droits de l’Homme, cette « fondamentalisation » des droits sociaux évoquée un peu plus en amont, a permis de réaffirmer l’indivisibilité des droits fondamentaux et a, par la suite, eu des conséquences majeures dans l’évolution de la protection des droits sociaux en droit européen. À la manière de la mise en marche d’un engrenage, le traitement de certains aspects sociaux de droits civils et politiques a permis de se repencher sur les principes qui avaient justifié une telle subdivision dans les années cinquante, et a conduit également à s’interroger sur les contrecoups afférents à cette séparation des droits. En effet, que les droits sociaux ne soient pas justiciables parce qu’ils sont sociaux, ou que les droits non justiciables soient nécessairement des droits sociaux[50], le fait pour la Cour EDH de prononcer un constat de violation d’un droit, pourtant social, a mis en place les premières assises d’une remise en question l’injusticiabilité présupposée de ces derniers, au profit de propos qui se nuanceront grandement avec le temps[51]. Ainsi, la fondamentalité de certains droits sociaux étant en voie d’acquisition dans les années quatre-vingt grâce à l’oeuvre de la Cour EDH, les travaux ont par la suite pu porter sur une deuxième étape de leur processus de protection : celui de la justiciabilité[52].

Si l’on se place maintenant d’un point de vue plus pratique, une perspective historique, de bon ton pour célébrer un anniversaire, nous amène également à réaliser que si la Cour EDH a eu préséance sur la protection des droits sociaux, c’est sans nul doute parce qu’elle a longtemps détenu le monopole des possibles sur cette question. En effet, non seulement parce qu’elle est l’aînée de la Charte SE de près de dix ans –la Charte n’ayant dès lors pu produire aucun effet durant cette période– mais également parce que le système de la Charte SE a eu des débuts difficiles. Ces difficultés ont été doubles. Premièrement, lors de son adoption, la Charte SE a pâti d’un désamour des droits sociaux, fortement en lien avec le contexte historique. Effectivement, si treize États (sur quinze États membres à l’époque) ont signé le texte dès son adoption en 1961, seulement neuf ratifications sont intervenues dans la première décennie; et sur une période de vingt ans, au plus fort de la guerre froide (entre janvier 1970 et janvier 1988), nous comptons seulement cinq ratifications. Une accélération de ces dernières une fois la période de détente atteinte est cependant à noter (treize ratifications entre 1988 et 2005). Cette cristallisation du conflit opposant les deux blocs sur la protection des droits sociaux est donc particulièrement visible à travers ces chiffres. La deuxième difficulté rencontrée par la Charte sociale européenne fut celle de son mécanisme de suivi, bien différent de celui de la Cour EDH dans un premier temps (pas de procédure contentieuse, seulement un mécanisme de suivi sur rapports étatiques). Or, si l’existence d’un mécanisme de suivi ne remet pas en cause la crédibilité des engagements des États, il est pourtant très clair que son absence prive le traité d’une grande visibilité, comme celle que la Cour EDH a pu offrir à la CEDH.

Il faudra attendre la relance pour qu’une telle opportunité soit laissée à la Charte SE. Bénéficiant d’un contexte sociopolitique plus favorable (avec la fin de la guerre froide)[53], le Conseil de l’Europe s’est mobilisé en faveur d’une relance de la Charte ayant alors plusieurs objectifs : une volonté d’actualiser le contenu matériel de la Charte[54], la volonté de réformer son mécanisme de suivi afin notamment d’y intégrer une phase un peu plus contentieuse[55], et une volonté d’augmenter le nombre de ratifications pour lui offrir plus de visibilité et étendre géographiquement son impact[56]. Enfin, à côté de cette « capacité » du système de la CEDH à oeuvrer en matière sociale, qui n’était pas prêtée à la Charte SE pendant les premières années de son existence, doit être souligné le développement d’une certaine légitimité de la Cour EDH quant à faire preuve d’audace dans sa jurisprudence et ainsi faire accepter l’idée d’une forme de protection des droits sociaux. Car la Cour EDH ne s’est pas arrêtée aux interprétations matérielles étendues de ces textes : elle a également mis en place des garanties procédurales parmi lesquelles les obligations positives requièrent une attention particulière[57], parce qu’elles réalisent une nouvelle étape dans le processus de protection des droits sociaux. Effectivement, le mécanisme des obligations positives impose aux États de ne pas se limiter à une abstention d’ingérence dans le droit à l’examen, et les contraint à prendre des mesures concrètes pour leur mise en oeuvre. Appliquée indifféremment aux droits civils et politiques et aux droits sociaux (avec une petite nuance[58]), la technique des obligations positives représente, dans le travail de la Cour EDH, un pas de plus vers l’indivisibilité des droits de l’Homme, ainsi qu’un pas vers une justiciabilité accrue, car elle participe à la concrétisation des droits sociaux, et qu’elle permet de re-responsabiliser les États. En effet, alors que ces derniers s’étaient terrés derrière une impossible mise en oeuvre immédiate des droits sociaux, et nécessairement, un impossible contrôle de leur réalisation, les obligations positives prescrivent, par essence, une action de l’État dans la mise en oeuvre des droits sociaux. Facile à vérifier, leur respect ou leur irrespect conduit à des constats de violation ou de non-violation de la disposition et constitue donc un aspect essentiel de la justiciabilité des droits sociaux. Cette légitimité de la Cour EDH, acquise par des dizaines d’années d’une jurisprudence qui rayonne en Europe et ailleurs, lui a permis de développer cette jurisprudence sociale, et de mettre au service des droits sociaux toutes les techniques d’interprétation développées dans son contentieux de droits civils et politiques. Selon nous c’est cette légitimité, acquise par ailleurs, qui a rendu possible la prise en compte des droits sociaux dans le contentieux des droits de l’Homme, et qui l’a, surtout, rendu acceptable par les États[59].

Pour l’ensemble de ces raisons, qu’il s’agisse d’une capacité ou d’une forte légitimité, il est bien clair que la protection des droits sociaux par le système de la CEDH était souhaitable et souhaitée.

B. Le début du millénaire, point d’orgue de la protection des droits sociaux par le Conseil de l’Europe

La perspective historique offerte par l’étude d’une période qui s’étend sur soixante-dix ans rend aujourd’hui possible de placer le pinacle de la protection des droits sociaux par la Cour EDH dans le courant des années deux mille. Cet apogée résulte surtout de plusieurs facteurs, favorables à une meilleure prise en considération des droits sociaux. Ce contexte prend premièrement appui sur la légitimité précédemment abordée, construite sur plusieurs dizaines d’années d’une jurisprudence intelligemment construite et depuis lors consolidée. Doit également être pris en compte le contexte politique dans lequel ces années s’inscrivent, suite à la chute du mur de Berlin. L’occasion d’une réaffirmation de l’indivisibilité des droits fondamentaux[60] en sera saisie pour tenter de nouveau[61] de consacrer « textuellement » les avancées jurisprudentiellement mises en place jusqu’alors. Très vite, la question d’adjoindre formellement des droits à la CEDH va se poser plus sérieusement[62] et plusieurs protocoles additionnels vont être évoqués en ce sens. Si toutes les propositions ne seront pas retenues, le Protocole n° 12 portant interdiction générale de toute forme de discrimination aboutira à une signature en 2000 et entrera en vigueur en 2005[63]. Troisièmement, le Protocole n° 11 assiéra la Cour EDH sur une structure institutionnelle solide en instaurant sa permanence[64]. S’appuyant sur cet ensemble contextuel porteur, la Cour EDH réalisera de grandes avancées en matière de protection des droits sociaux, repoussant encore, peut-être les fois de trop, les limites de son système. C’est ainsi que verront le jour des jugements particulièrement audacieux parmi lesquels nous relèverons la consécration du droit à un travail librement entrepris[65], celle du droit à ne pas se syndiquer[66] (qui n’est d’ailleurs absolument pas prévu par le droit au Québec), celle du droit de grève[67], ou encore, avec beaucoup de fracassement, le droit de mener des négociations collectives[68]. Mais c’est sans compter l’importance qu’aura la jurisprudence de la Cour EDH dans des matières sur lesquelles elle n’était pas attendue, révélant une nouvelle dimension, une nouvelle approche de la protection de ces droits sociaux devenus fondamentaux. Étroitement liée au respect de la dignité, la mobilisation de ce concept conduira notamment, à la fin des années quatre-vingt-dix, à considérer qu’un renvoi d’une personne dans un pays dans lequel elle n’aurait pas accès à des soins de santé suffisants porterait atteinte à la dignité de la personne et serait constitutive d’un mauvais traitement[69]. Cette exigence de protection d’une forme de droit à la santé, qui plus est dans le contentieux des étrangers, sujet particulièrement sensible pour les États, témoigne parfaitement de ce mouvement[70]. Il conduira également, entre autres, à l’adoption d’une forme de protection du droit à l’environnement sain ou de droit au logement salubre, lorsque l’irrespect de celui-ci conduit à porter atteinte à la vie des requérants[71]. Ce sera aussi de dignité dont il sera question lorsqu’un montant totalement insuffisant d’une pension, qui ne permet pas à une personne âgée de mener une existence digne, sera considéré comme pouvant constituer un traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 3 CEDH selon la Cour[72].

Outre l’existence d’une protection à la fois jurisprudentielle et formelle consolidée dans le cadre du système de la CEDH, cet apogée se manifeste également par une convergence certaine des deux instruments de protection de droits sociaux du Conseil de l’Europe. En effet, du côté de la Charte SE, le retard accusé par son système jusqu’au moment de la relance se comble petit à petit à sa suite, et se rattrape surtout rapidement grâce au travail déjà effectué par la Cour EDH, sur lequel le CEDS prend fermement appui. Les similitudes entre le travail du CEDS avec celui de la Cour EDH sont frappantes, nous sommes nombreux à les avoir remarquées[73]. Qu’il s’agisse en effet de formules énoncées dès sa (ou ses) première(s) décision(s), le CEDS rappelle que « l'objet et le but de la Charte, instrument de protection des Droits de l’Homme, consiste à protéger des droits non pas théoriques mais effectifs »[74] et que cela nécessite « de suivre une approche téléologique » pour l’interprétation du texte[75], les méthodes employées sont également empruntées à la Cour EDH[76]. Toutefois, le CEDS ne s’est pas contenté d’imiter la Cour EDH, il s’en est aussi inspiré pour créer ses propres méthodes, s’émancipant, fort de sa propre « audace »[77]. Cet écho, initialement à sens unique, s’est transformé en véritable « synergie ». Dès lors, les années deux mille assistent non seulement à une augmentation des interactions, mais également à l’émergence d’une complémentarité des systèmes.

C’est ainsi que le CEDS, s’inscrivant dans une logique de droit international « en vogue »[78], s’est appuyé sur le travail élaboré par sa grande soeur afin de rattraper son retard, n’hésitant pas à reprendre à son compte ses formules ou ses techniques d’interprétation, ni même à la citer directement. Dès lors, les références à la Cour EDH dans la jurisprudence du CEDS ont été nombreuses et l’établissement de ponts entre les deux s'est révélé réciproque. En effet, la Cour EDH n’est pas « une planète isolée au sein du système; il est logique qu’elle applique, en quelques sortes, les lois de la gravitation »[79]. Réaffirmée en 2018 par la Cour EDH dans Naït-Liman[80], celle-ci rappelle qu’elle n’a jamais considéré les dispositions de la Convention comme le seul cadre de référence pour l’interprétation des droits et libertés qu’elle contient. Au contraire, en vertu de l’article 31 § 3 c) de ladite Convention, l’interprétation d’un traité doit se faire en tenant compte de « toute règle pertinente de droit international applicable dans les relations entre les parties », en particulier de celles relatives à la protection internationale des droits de l’Homme[81].

Durant les soixante-dix dernières années (en réalité seulement soixante considérant que la Charte SE a été adoptée plus de dix ans après la CEDH), la Cour EDH citera la Charte sociale européenne plus de 180 fois, dont près de soixante-cinq rien que dans la dernière décennie. Cette augmentation significative des interactions entre les deux instruments depuis le processus de relance de la Charte sera d’ailleurs saluée par la doctrine.

En plus des interactions, il convient de signaler une complémentarité des deux instruments de protection. En effet, nous avons vu que les modalités de contrôle entre la Cour EDH et le CEDS sont différentes. Or, après le processus de relance de la Charte SE, les comparaisons qui étaient effectuées entre les deux procédures étaient très critiques envers le système des réclamations collectives, car il était considéré que seul un recours juridictionnel individuel pourrait permettre une justiciabilité adéquate des droits sociaux. Condamnés tous deux au début des années deux mille, alors même que la première décision sur le bien-fondé n’était pas encore rendue, plusieurs auteurs ne prédisaient pas un grand avenir à cette procédure collective ni des jours heureux au CEDS. Mais le processus de « justiciabilisation » des droits sociaux mis en route par la Cour EDH venait tout juste de commencer et il était donc normal qu’en tant qu’instigatrice, elle soit alors perçue comme le seul organe à même de réaliser cette tâche[82]. En réalité, la procédure collective a surpris par son efficacité et par ses potentialités, surtout une fois ces dernières développées par le CEDS. En effet, la procédure de réclamation collective s’est avérée présenter de nombreux avantages. Premièrement parce que ces réclamations sont portées par une association, non pas par une victime (bien que celle-ci puisse exister par ailleurs), et qu’elle évite ainsi de faire supporter le poids d’un procès à cette dernière, souvent déjà dans une situation difficile (psychologique ou matérielle); de même qu’une association peut s’avérer mieux armée pour affronter cette épreuve, ou encore faciliter les conditions de recevabilité, n’ayant pas besoin de démontrer un préjudice. Deuxièmement, parce que ces réclamations se font à l’encontre d’une situation nationale et non pas d’une situation individuelle. Les conséquences et avantages sont alors multiples : aspect préventif du litige (n’attendant pas que la norme ou pratique nationale en question cause des dommages), engendrant lui-même l’absence d’exigence d’épuisement des voies de recours internes, et une célérité singulière de la procédure; ou encore, last but not least, une absence d’engorgement du prétoire, car en cas de décision de non-conformité celle-ci est nécessairement prononcée directement à l’encontre d’une situation générale, évitant alors le besoin de multiplier les requêtes pour obtenir un même résultat et une justice au niveau individuel. Tous ces points positifs, difficilement perceptibles au début du millénaire, se sont progressivement révélés particulièrement attrayants, surtout au regard de ce que vivait au même moment le système de la CEDH.

Ensemble, ces interactions et cette complémentarité formeront le momentum de la protection des droits sociaux par le Conseil de l’Europe. Toutefois, ce qui aura été salvateur pour les droits sociaux de la fin des années soixante-dix au début des années deux mille, c’est-à-dire une prise en compte par la Cour EDH, va se heurter aux propres extrémités du système ainsi considéré. Ces limites, à la fois matérielles et fonctionnelles, vont d’ailleurs se potentialiser, l’une devenant un facteur aggravant de l’autre. Parce qu’il n’y a que ceux qui agissent qui peuvent être réprouvés, ceux préférant l’inaction demeurant dans l’invisibilité, la Cour EDH sera victime de son succès. Face à l’engorgement de son prétoire et la crainte de voir celui-ci s’accentuer par une augmentation du nombre de requêtes due à l’extension de son champ matériel à des domaines sociaux[83], la Cour EDH sera réformée. Cette réformation, portée notamment par le Protocole n° 14[84] va chercher à re-responsabiliser les États relativement à la mise en oeuvre et au respect des dispositions de la CEDH et de sa jurisprudence, par la réaffirmation de la subsidiarité. Entré en vigueur en 2010, ce protocole va marquer un tournant dans la protection des droits par la Cour EDH. D’un point de vue social, cela va se traduire par une stagnation de l’évolution du processus de protection des droits sociaux par la Cour EDH, voire un recul en la matière.

II. Replacer la Charte sociale européenne au coeur de la protection des droits sociaux : lorsque la cadette dépasse l’aînée (?)

Nous venons de voir que les années deux mille s’étaient traduites par un pic concernant la protection des droits sociaux. Reprenant l’allégorie choisie pour représenter les liens qui unissent la CEDH et la Charte SE, nous allons effectivement voir que « l’élève dépasse le maître » car la dizaine d’années qui s’est écoulée (2010-2020) voit une protection des droits sociaux en léger déclin sous l’égide de la CEDH, alors qu’elle prend toute sa place sous celui de la Charte SE. Ainsi, il semblerait qu’entre une diminution de la protection des droits sociaux, souhaitée par certains, poussée par ailleurs par l’entrée en vigueur du Protocole n° 14[85] et la volonté de décroissement du nombre de requêtes d’une part; et une augmentation de leur protection, en raison de la jurisprudence ainsi développée par la Cour et du fort potentiel de l’entrée en vigueur du Protocole n° 12[86] d’autre part, la Cour EDH soit restée fidèle à elle-même et ait choisi un statu quo. Bien souvent obligée de jouer les équilibristes en combinant une protection des droits fondamentaux poussée, mais pas poussive, les droits sociaux ne sont sortis ni réellement vainqueurs, ni totalement perdants de ces changements protocolaires (A). D’un autre côté, la Charte sociale européenne a, quant à elle, mis grandement à profit les bénéfices de la relance dont elle a fait l’objet et n’a pas hésité à remplir les blancs laissés par sa « grande soeur ». De ce fait, si les droits sociaux n’ont peut-être pas trouvé dans la Cour EDH le protecteur qu’ils attendaient, l’arrivée à maturité du système de la Charte SE a, sans aucun doute, permis de prendre le relais (B).

A. L’autolimitation et le léger retrait opéré par la Cour européenne des droits de l’Homme depuis la fin des années 2000

Si cette tendance de la Cour EDH à éventuellement régresser concernant sa jurisprudence sociale a été remarquée par ailleurs[87], il nous semble qu’elle suive un schéma particulier, dans lequel nous avons identifié trois étapes.

La première étape fut celle en réaction au Protocole n° 14[88] et au Protocole n° 15[89], c’est-à-dire la recherche de désengorgement du prétoire. Pour ce faire, la Cour EDH a volontairement ou involontairement suivi une logique de non-création de nouveaux contentieux. Ainsi, les prévisions tout à fait légitimes du début du millénaire selon lesquelles le Protocole n° 12[90] allait absorber le contentieux de la Charte SE[91], ou rendrait le nombre de requêtes exponentiel[92] ne se sont pas réalisées dans les années qui ont suivi son entrée en vigueur en 2005. En effet, depuis celle-ci, le Protocole n° 12 a fait l’objet de vingt ratifications[93] et d’un traitement très prudent de la part de la Cour EDH. Sans compter le fait qu’il soit régulièrement négligé par les requérants qui en auraient peut-être sous-estimé les potentialités[94], la Cour EDH s’accorde quant à elle très rarement sur la recevabilité des griefs qui l’invoquent – nous comptons seulement sept affaires ayant été déclarées recevables – et n’a conclu à sa violation que dans trois de ces dernières. De plus, toutes celles qui ont conduit à un constat de violation concernent le même contentieux, celui des différences de traitement mises en place par la Constitution de la Bosnie-Herzégovine à l’issue du conflit dans les Balkans. Ces dispositions ont pour effet d'exclure certaines personnes qui n'appartiennent pas à une catégorie particulière de population de toute possibilité de représentation aux niveaux local et national. Ce type de mesures, en place depuis 2003, devait être temporaire afin d'assurer la paix dans un pays dans lequel la question ethnique a été décisive durant la guerre. La Cour EDH considère que ce type de mesures restrictives est disproportionné en 2014 et condamne depuis la Bosnie-Herzégovine pour violation de l’article 1 du Protocole n° 12[95], l’invitant à assouplir ces restrictions dans le processus électoral[96].

S’inscrivant dans cette non-création de nouveaux contentieux et malgré le président Costa qui espérait en 2010 que la crise économique inciterait les sociétés à « plus de solidarité et de justice sociale »[97], la Cour EDH n’a pas choisi de mener le combat à leur place et ne s’est pas érigée en rempart face aux dérives que cette crise économique a pu susciter. Pourtant, comme le dit justement le juge Paul Martens à propos de la jurisprudence de la Cour EDH, en protégeant des droits de l’Homme ayant une retombée économique, l’économie va s’inviter dans les droits de l’Homme[98]. Cela conduisant, selon lui, à autonomiser l’exception de l’article 8 relative aux nécessités pour bien être économiques, et à l’étendre à d’autres articles, au premier rang desquels l’article 1 du Protocole n° 1. Les requêtes qui se présenteront devant la Cour EDH sur ce titre seront de plusieurs ordres, mais concerneront surtout les baisses de prestations sociales subséquentes aux mesures d’austérité, des retards et rééchelonnements de paiement de créances[99], ou les baisses arbitraires de la valeur des titres de la dette grecque[100]. Face à cela, la Cour EDH s’est trouvée devant un dilemme : s’appuyer sur l’exceptionnalité de la situation pour en déduire un régime exceptionnellement peu protecteur des droits des particuliers, tout à fait justifiable au regard de sa jurisprudence antérieure[101], ou opérer un revirement et venir sanctionner les États qui, même en présence de situations exceptionnelles, ne peuvent se délivrer de leurs engagements. Or, la plupart des affaires qui ont été présentées à la Cour concernant les revendications fondées sur l’article 1 du Protocole n° 1[102] ne mettaient pas en jeu des individus dans une situation d’extrême pauvreté[103]. Dès lors, si l’attitude de la Cour EDH peut être regrettée, elle ne peut cependant pas faire l’objet d’une trop grande critique sur ce point, au risque que celle-ci paraisse acerbe. Se reposant sur la subsidiarité et l’impossibilité pour la Cour de se substituer à l’appréciation des juridictions nationales, la Cour EDH consacre sans surprise[104] une marge d’appréciation nationale derrière laquelle elle se retranche et considère que ces situations ne violent pas la CEDH[105]. Deux éléments peuvent toutefois être notés. Sur le fond, si la consécration d’une marge d’appréciation nationale n’est pas déraisonnable, le fait que celle-ci soit « large »[106] et qu’elle repose dès lors sur l'idée selon laquelle une juridiction internationale ne peut juger de réformes menées par des législateurs démocratiquement élus est assez regrettable, notamment parce qu’il a pour conséquence le fait que la Cour ne cherche pas à vérifier si d’autres solutions moins drastiques auraient été possibles ou suffisantes, et que celle-ci ne se penche pas non plus sur ces arguments lorsqu’ils sont avancés par les requérants[107]. Sur la forme, l’irrecevabilité des décisions envoie un message clair, la crise économique ne relève pas du mandat de la Cour EDH. La réponse se trouve alors ailleurs, sous des cieux plus adéquats, du côté de la Charte sociale européenne. Choisir l’irrecevabilité comme réponse était d’ailleurs ce qui avait été recommandé par le professeur Luis Jimena Quesada, afin que les requêtes qui devraient être traitées par le CEDS puissent être dirigées devant lui[108]. Mais la solution de repli utilisée par la Cour EDH n’a pas été celle de l’irrecevabilité ratione materiae, qui aurait alors parfaitement pu se justifier. Ne souhaitant pas se dérober totalement, si la Cour arrive presque systématiquement à des décisions d’irrecevabilité, ce n’est pas pour se priver de se livrer à une appréciation sur le fond. Or, par ces interprétations qui ne viennent ni condamner ni avaliser, la Cour EDH brouille quelque peu le message, car elle prend « le risque de dégénérer en chambre d'enregistrement des politiques néolibérales qui sont ici ou là proposées avec de plus en plus d'insolence »[109]. En opérant un contrôle de proportionnalité inversé (la Cour EDH vérifiant que le fardeau ne serait pas trop lourd pour l’État), et en faisant sienne l’appréciation nationale sans que plus de précautions ne soient prises[110], le risque demeure en l’établissement d’un standard de protection des droits sociaux plus bas que celui qui résulterait d’une simple décision d’irrecevabilité, prise de plano.

La deuxième étape fut le résultat d’une rencontre avec la frontière matérielle des droits tels que rédigés dans la CEDH, qui nous amène à relativiser un peu ce « rendez-vous manqué » de la protection des droits sociaux par la Cour EDH face à la crise économique. En effet, la Cour EDH n’est pas le co-rédacteur de la CEDH et ne peut dépasser les limites de son propre système, les limites de la perméabilité de la CEDH aux droits sociaux. Plusieurs auteurs ont d’ailleurs trouvé bon de rappeler que la Cour EDH protège les droits sociaux non pas en tant que « droits nouveaux », mais en tant que prolongement des droits civils et politiques[111]. En ce sens, la Cour EDH n’a pas opéré de réelle régression, puisqu’elle a maintenu certains acquis de sa jurisprudence antérieure : sans la remettre en cause, et donc, sans nécessairement augmenter le niveau de protection de celle-ci[112]. Comme le dit le professeur Luis Jimena Quesada, « [l]orsque la Cour EDH n’adopte pas de solutions sociales attendues par la doctrine, celle-ci critique cette attitude de self-restraint »[113]. Nous considérons en effet que la Cour EDH ne peut pas être tenue responsable dans certaines situations et pensons que les regrets exprimés par la doctrine ne sont que le reflet d’une sombre déception, celle de se faire rappeler que les difficultés soulevées par le système, tel qu’il a été pensé il y a soixante-dix ans, sont difficilement surmontables. Pour aller plus loin, il nous semble d’ailleurs que cette déception incarne elle-même une crainte plus profonde, celle de voir la fondamentalité et la justiciabilité des droits sociaux, si difficilement et longuement acquis, être possiblement remises en cause par cette séparation initiale et irrémédiable des deux instruments. Parce que finalement, c’est encore en ces termes-là que se place le débat : si la Cour EDH ne rencontre pas parfois « les exigences des plus hauts standards de protection des droits sociaux », alors même qu’ils sont cruellement menacés depuis ces dernières années, si la Cour EDH opère de trop grandes différences de traitement entre les droits sociaux et les droits civils et politiques, il y a un risque de voir resurgir des questionnements sur l’indivisibilité des droits de l’Homme. Et ces craintes ne sont pas totalement infondées, puisque c’est une idée que partagent encore beaucoup d’États, voire certains juges de la Cour EDH, qui n’hésitent pas à la développer dans leurs dissidences[114]. Ainsi, les critiques portées contre la Cour EDH dans le domaine social s’assimilent davantage à des craintes de voir tout ce travail de fondamentalisation, puis de justiciabilisation des droits sociaux anéanti, sur une série de malentendus.

Enfin, la troisième et dernière étape participe, en quelque sorte, d’un retour aux fondamentaux, à l’essentiel pour la Cour EDH. Un retour vers ce principe matriciel avec lequel la Cour EDH a débuté son entrée dans le millénaire : la protection de la dignité. En ce sens, aucun retour en arrière n’est à noter au regard des grands arrêts de la Cour EDH qui ont marqué le début des années deux mille, au contraire. Une première progression se manifeste, selon nous, par la systématisation du constat de violation des droits protégés par la Cour EDH lorsque l’extrême pauvreté des requérants est caractérisée. Le contentieux le plus abondant sur le sujet est celui en lien avec la protection des migrants. En effet, la « pression migratoire » due à l’accélération des mouvements migratoires en provenance des pays situés au sud de l’Europe a conduit à une dégradation de leurs conditions de vie et de détention dans les pays d’accueil, lorsque les migrants sont en attente d’obtenir un statut. Or, face à ces situations, qui ne cessent de se multiplier, l’argument économique des États n’a pas été retenu par la Cour EDH. L’article 3 de la CEDH, droit absolu, a ainsi emporté à plusieurs reprises à une condamnation prononcée à l’encontre des États, jugés responsables de ces conditions de vie déplorables. Si ce mouvement jurisprudentiel amorcé avec des décisions retentissantes comme l’arrêt MSS c Belgique[115] a débuté bien avant l’entrée en vigueur du Protocole n° 14[116], ni les préoccupations organiques, ni la crise économique n’ont permis d’assouplir cette ligne jurisprudentielle. S’il s’agit de protection de la dignité, sous couvert de l’article 3, c’est bien l’extrême précarité et la détresse dans laquelle se retrouvent les requérants qui sont sanctionnées par la Cour EDH dans ces situations[117]. Celle-ci de réitérer que « [whether] there is no right to social assistance as such under the Convention […] Article 3 requires States to take action in situations of the most extreme poverty »[118]. Par ailleurs, dans le domaine de la santé, nous avons déjà pu évoquer qu’un arrêt, N c Royaume-Uni, avait mis un coup d’arrêt à une jurisprudence plus ancienne, l’arrêt D c Royaume-Uni[119], concernant l’éloignement des étrangers ayant besoin de soins de santé particuliers. Ainsi, les dissidences et critiques qui avaient fait suite à l’arrêt N c Royaume-Uni[120] semblent avoir fait leur chemin au sein de la juridiction puisque deux affaires sont venues remettre en question la dureté de cette dernière décision. La première affaire, Paposhvili c Belgique[121], se penche sur un ressortissant géorgien arrivé illégalement en Europe qui a fait sa vie au Royaume-Uni avec sa femme et a eu plusieurs enfants. Après plusieurs demandes d'asile rejetées, il est arrêté plusieurs fois pour troubles à l'ordre public, fait plusieurs séjours en prison et fait finalement l'objet d'une mesure d'éloignement du territoire. Atteint de leucémie et de tuberculose, il demande l'annulation de cette mesure en raison de l'impact que cela aurait sur la scolarisation de ses enfants et sur sa santé, car il ne pourrait plus bénéficier de traitement pour sa maladie. Ce dernier soutenait en effet que

vu la gravité de son état de santé, il se trouvait dans des circonstances humanitaires exceptionnelles au sens donné par la Cour dans l’arrêt D. c. Royaume-Uni (2 mai 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑III), qu’il n’aurait pas accès aux traitements en Géorgie et que l’arrêt des traitements entraînerait son décès prématuré[122].

N'ayant pas été traité correctement en prison, son état s'est aggravé et il a été transféré dans un hôpital spécialisé à Bruxelles dans lequel l'irrégularité de son séjour sur le territoire européen l'empêchait de bénéficier à moindres frais d'une allogreffe, traitement indispensable à sa survie selon les certificats établis par ses médecins. Alors que les certificats médicaux produits par le requérant faisaient état d'une mort sous trois mois en cas de renvoi, la Chambre a conclu, dans une première décision, à une non-violation de l'article 3. Considérant que les médicaments existaient en Géorgie, bien que leur accessibilité ne soit pas garantie, la Cour en vient en effet à conclure que le fait que « le requérant connaîtrait une dégradation importante de sa situation, et notamment une réduction significative de son espérance de vie, ne suffit pas pour emporter violation de l’article 3 (ibidem). Selon la Cour, il faut que des circonstances humanitaires encore plus impérieuses caractérisent l’affaire »[123]. Dans sa défense, le gouvernement belge considère que la Géorgie est un État partie à la Convention, que la situation du requérant n'est pas différente de n'importe quel autre géorgien malade, que l'éloignement en lui-même n'entraînerait pas la mort immédiate du requérant. Le gouvernement invoque aussi le fait que tout traitement en Europe est hypothétique quant à l'amélioration de ses chances de survie et considère que la jurisprudence de la Cour EDH doit davantage se pencher sur la mort en cas de renvoi, que sur les chances de survie en cas de non-éloignement. Réunie en Grande Chambre après renvoi, la Cour se trouve contrainte, à la vue des arguments avancés par les parties, de revenir sur ses interprétations antérieures, formulées dans les arrêts D et N c Royaume-Uni[124]. La Cour indique alors que la différence qui avait amené aux solutions distinctes de ces deux arrêts reposait sur le fait que dans l’affaire D c Royaume-Uni, il était question d’un cas de mort imminente advenant le renvoi, tandis que dans l’affaire N c Royaume-Uni, il n'était pas question d’une mort imminente, puisque la requérante serait demeurée stable si elle continuait de prendre son traitement. Dans cette dernière affaire, si la Cour EDH n’avait pas conclu à la violation de la CEDH, advenant le renvoi, elle avait tout de même précisé que « d'autres cas que la mort imminente pourraient être considérés sous l'article 3 ». Dans l'arrêt Paposhvili c Belgique, la Cour EDH saisit l’occasion de préciser ce qu'il faut entendre par « autres cas très exceptionnels » pouvant soulever, au sens de l’arrêt N c Royaume-Uni, un problème au regard de l’article 3[125]. Il s’agit, selon la Cour :

des cas d’éloignement d’une personne gravement malade dans lesquels il y a des motifs sérieux de croire que cette personne, bien que ne courant pas de risque imminent de mourir, ferait face, en raison de l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou du défaut d’accès à ceux-ci, à un risque réel d’être exposée à un déclin grave, rapide et irréversible de son état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de son espérance de vie. La Cour précise que ces cas correspondent à un seuil élevé pour l’application de l’article 3 de la Convention dans les affaires relatives à l’éloignement des étrangers gravement malades[126].

Fort de ces précisions, ce n’est tout de même pas sur une analyse de ces critères-ci que la Grande Chambre de la Cour EDH conclut à la violation, mais c’est en raison d’une faute procédurale commise par la Belgique. Selon l’arrêt de la Grande Chambre, la Cour indique qu’à aucun moment la Belgique ne comptait procéder à l'évaluation concrète de la situation médicale particulière du requérant dans sa procédure d'éloignement, et c’est pour cette raison-ci qu’il y a violation de la CEDH. La Cour EDH vient donc, dans l'arrêt Paposhvili c Belgique, dégager de nouveaux critères pour déterminer la conventionnalité du renvoi d’un requérant malade. Toutefois, plus récemment encore, la Cour a de nouveau été amenée à se prononcer sur la question du renvoi d’un étranger dans un pays dans lequel il pourrait manquer de soin, cela portant alors éventuellement atteinte à sa santé. L’affaire Savran c Danemark[127] concerne un requérant d'origine turque qui a grandi au Danemark avec sa famille et qui est en proie à une schizophrénie paranoïde, notamment en raison de la consommation de drogues diverses lorsqu’il était plus jeune. Condamné à de la prison pour violences, et notamment homicide, le Danemark souhaite procéder à une expulsion du requérant vers la Turquie. Les autorités assurent que le traitement pour sa maladie existe en Turquie et qu'il sera disponible pour le requérant. En ayant examiné la situation du requérant et s’étant assurées que le traitement existait, les autorités considèrent ainsi avoir répondu aux nouvelles exigences posées par l'arrêt Paposhvili. Mais la quatrième section de la Cour EDH, elle, amène encore un critère supplémentaire, afin que l’examen de la situation ne conduise pas à une violation de la CEDH. Dans cet arrêt, la Cour s’attache à examiner si l’État s’est assuré de l'existence d'un entourage familial sur place, dans l'État de renvoi, et considère en l'espèce que si le traitement est disponible et potentiellement accessible pour le requérant, l'argument du gouvernement selon lequel « il n'y a pas d'obstacle réel à ce qu'il puisse en bénéficier » n'est pas suffisant. La Cour estime qu'en s’étant abstenu d’obtenir des garanties spécifiques de la part des autorités turques selon lesquelles le requérant pourrait effectivement bénéficier du traitement, le Danemark a contrevenu aux exigences de l'article 3. Adoptée à une très faible majorité (4 voix contre 3) la décision est accompagnée d’une opinion dissidente lapidaire des juges opposés. Critiquant une réinterprétation du récent arrêt Paposhvili, ils considèrent que la porte faiblement rouverte par ce dernier arrêt ne permet pas de se passer de l'examen du seuil de gravité, qui n'est pas atteint en l'espèce. Les juges dissidents expliquent que pour adopter une telle position, la Chambre aurait dû se dessaisir au profit de la Grande Chambre. Ainsi, bien que les clivages au sein de la juridiction sur cette question du renvoi des étrangers dont la santé est menacée ne soient, même dix ans plus tard, pas vraiment estompés (cette dernière décision fait d’ailleurs l’objet d’un renvoi devant la Grande Chambre), cette jurisprudence témoigne tout de même d’un sérieux questionnement sur la protection de la dignité.

Selon nous, ce retour vers une protection des droits à un niveau plus essentiel, dès lors que la dignité est en jeu, traduit peut-être indirectement l’idée dégagée par la nouvelle condition introduite par le Protocole n° 14[128], celle qui exige la constitution d’un « préjudice important » comme condition de recevabilité. Cette hypothèse est assez paradoxale puisque la Cour EDH a, en pratique, fait preuve d’une très grande souplesse dans l’appréciation in concreto de cette condition[129], mais il semblerait que le principe que celle-ci porte se soit tout de même diffusé au sein de la juridiction. À cet effet, il est clair que la jurisprudence de la Cour EDH est claire et bien ancrée sur beaucoup de points et on ne peut que comprendre l’exaspération que peut parfois susciter l’attitude des États qui ne tirent pas suffisamment les conclusions des arrêts rendus par la Cour. En replaçant la dignité au coeur de son action, la Cour EDH qui l’a utilisée comme tremplin pour les droits sociaux au début des années deux mille s’en sert désormais comme motif valable pour son autolimitation.

B. L’adéquation progressive du système de la Charte sociale européenne à la protection des droits sociaux

Cette dernière partie nous amène à nous interroger sur deux éléments. Le premier revient à déterminer pourquoi vouloir placer la Charte sociale européenne au centre de la protection des droits sociaux en droit européen, pourquoi la consacrer en tant qu’instrument de référence, au détriment de celui de la CEDH? Le second nous conduit à nous interroger sur l’impact qu’ont pu avoir les récentes réformes protocolaires menées dans le cadre de la CEDH. En fermant ainsi la boucle, nous nous interrogerons sur les différents types de relations qu’a entretenu la Cour EDH avec le système de la Charte SE au cours des dix dernières années.

La première question appelle une première partie de réponse évidente au regard de ce que nous venons d’aborder : si la Cour EDH a décliné l’invitation qui lui était faite de protéger les droits sociaux en période de crise économique, il convient de souligner que le CEDS a, en revanche, « fait preuve de courage » face à cette crise[130]. En effet, là où la Cour EDH, après s’être livrée à une étude de la proportionnalité des mesures d’austérité, avait conclu à des décisions d’irrecevabilité, le CEDS est souvent parvenu à des conclusions de violation de la Charte[131]. Selon une formule, désormais connue, celui-ci a en effet indiqué que :

la crise économique ne doit pas se traduire par une baisse de la protection des droits reconnus par la Charte. Les gouvernements se doivent dès lors de prendre toutes les mesures nécessaires pour faire en sorte que ces droits soient effectivement garantis au moment où le besoin de protection se fait le plus sentir[132].

La deuxième partie de réponse à la première question réside, par ailleurs, dans le fait que, outre la crise économique, le CEDS a pris le relai sur des terrains sur lesquels la Cour EDH n’entend pas s’aventurer. C’est le cas, par exemple, de l’accessibilité à l’instruction pour les enfants atteints d’autisme. Il est bien évident que le problème est de taille, et que celui-ci est systémique, mais cela n’a jamais empêché la Cour EDH de s’investir dans ce genre de problématique[133]. Il s’agit par ailleurs d’une catégorie de personne en situation de très grande vulnérabilité, qualification pourtant habituellement chère à la Cour EDH[134]. Aussi, le seul frein à la prise en compte de la situation des enfants autistes par la Cour EDH semble celui de la disposition invoquée dans les requêtes : souvent basée sur l’article 2 du Protocole n° 1[135] pour les enfants autistes privés d’accès à l’éducation, ce droit n’est pas un droit absolu et la marge d’appréciation laissée aux États conduit souvent la Cour EDH à une décision d’irrecevabilité[136]. Saisi à deux reprises de ces questions, le CEDS était quant à lui parvenu à des conclusions de violation de la Charte SE[137]. Considérant l’importance que la dignité présente dans la jurisprudence de la Cour EDH, peut-être qu’une requalification du contentieux et une réorientation des prétentions des parties sur ces litiges pourraient leur permettre d’être pleinement examinés par la Cour. En ce sens, l’article 24 de la Convention des Nations Unies relative aux droits des personnes handicapées du 13 décembre 2006, qui traite de l’éducation, rattache justement ce droit à ce concept. Celui-ci dispose que :

[…] le système éducatif pourvoi[t] à l’insertion scolaire à tous les niveaux et offre, tout au long de la vie, des possibilités d’éducation qui visent : a) Le plein épanouissement du potentiel humain et du sentiment de dignité et d’estime de soi, ainsi que le renforcement du respect des droits de l’[H]omme, des libertés fondamentales et de la diversité humaine [notre soulignement][138].

Une telle prise en compte de la vulnérabilité de la situation des enfants atteints d’autisme, sous l’angle du respect de l’article 3, semble ainsi envisageable et pourrait conduire à une évolution de la jurisprudence de la Cour EDH en la matière.

Enfin, la troisième partie de réponse à cette première question réside dans les combats que la Cour EDH entend cette fois-ci mener et dans lesquels le système de la Charte SE demeure complémentaire à celui de la CEDH. En effet, la Charte SE et la CEDH se rejoignent dès lors que la dignité est en jeu, elle est le concept matriciel qui les réunit. Dans ces conditions, la Charte SE pourrait offrir beaucoup de support à la CEDH sur d’autres sujets. La prise en compte de la dignité des populations Roms ou une certaine forme de droit au logement sont ici des exemples.

Au vu de l’ensemble des sujets abordés, un tout dernier point reste à examiner selon nous. En effet, puisque les liens entre la CEDH et la Charte SE remontent à la rédaction même de la première; puisque la Cour EDH s’est attachée à baliser le terrain en matière de protection des droits sociaux; et puisque la Charte SE est en passe de prendre le relai face au recul de celle-là, qu’en est-il, concrètement, du traitement que la Cour EDH réserve à la Charte depuis que cette dernière phase du processus est engrangée?

Un premier élément de réponse se trouve dans un arrêt Béláné Nagy c Hongrie[139]. En effet, nous nous souvenons qu’à la suite d’un arrêt Demir et Baykara c Turquie, il avait été grandement reproché à la Cour EDH de s’être servie de dispositions de la Charte SE afin d’étendre matériellement la protection de l’article 11 de la CEDH au droit de mener des conventions collectives, alors même que les dispositions de la Charte en question n’étaient pas acceptées par l’État[140]. Dans l’arrêt de Grande Chambre du 13 décembre 2016, la Cour EDH invoque la Charte sociale européenne au titre du droit international pertinent même si la Hongrie n'a pas ratifié les dispositions du traité en question et semble donc de nouveau se désintéresser des particularités du système de la Charte, qui permettent un engagement souple de la part des États, alors même qu’elles pourraient justifier une limitation de leur prise en compte[141].

Une deuxième affaire, National Union of Rail, Maritime and Transport Workers c Royaume-Uni[142], offre cependant une perspective mitigée, particulièrement révélatrice des relations que les deux instruments entretiennent ces dernières années. L’arrêt offre en effet à la fois une présentation positive de leur relation face à des arguments acérés avancés par le Royaume-Uni[143], la Cour EDH défend le système de la Charte SE ainsi qu’une vision conforme adoptée par son organe dans une situation similaire[144]. Mais c’est pour finalement ne pas s’aligner sur la position du CEDS en la matière et conclure à une non-violation de la CEDH, là où le Comité avait quant à lui conclu à une non-conformité de la Charte. Et cet événement n’est pas isolé. À plusieurs reprises, la Cour EDH s’est appuyée sur la Charte SE ou sur les décisions du CEDS pour diverger dans son appréciation ou dans sa solution[145], ou l’a utilisée à mauvais escient[146]. A contrario, d’autres affaires témoignent d’une convergence des appréciations de la Cour EDH et du CEDS. Ce sera le cas par exemple dans un arrêt Stefanetti and Others v Italy dans lequel la Cour est amenée à protéger les requérants contre une loi rétroactive prise par l’Italie qui visait à réduire de 67 % le montant de leurs pensions de retraite, ce qui avait pour conséquence de les placer en dessous du seuil de pauvreté, comme le précise une conclusion sur la conformité du CEDS qu’elle cite[147]. Ce sera également le cas dans un arrêt Adyan et autres c Arménie[148] à propos de témoins de Jéhovah refusant d'effectuer un service militaire obligatoire. La Charte sociale est évoquée au titre du droit international pertinent et les conclusions du CEDS sont reprises dans les motifs du raisonnement de la Cour. Celle-ci s'en sert pour conclure à une violation de l'article 9 CEDH[149]. Dans d’autres affaires, plus nombreuses, la Cour EDH cite la Charte SE au titre du droit international pertinent, mais ne l’utilise pas par la suite dans ses motifs; la Charte SE est alors souvent noyée au milieu d’un flot d’autres textes de droit international[150]. Cette dernière situation ne soulève pas de difficulté particulière, mais peut être décevante pour ceux qui aimeraient que les synergies entre les deux instruments soient visibles dès que l’occasion en est donnée. À ce propos, si nous avons noté que certains juges pouvaient être visiblement réfractaires à une meilleure prise en compte des droits sociaux ou de la Charte SE par la Cour EDH[151], nous souhaiterions terminer sur une note plus positive, en faisant remarquer que d’autres juges sont, à l’inverse, plutôt proactifs sur ces questions-là. Nous en prenons comme en témoignage certaines des dissidences du Juge Paulo Pinto de Albuquerque[152].

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Ainsi, nous relèverons qu’effectivement, dans un monde idéal, un seul organe serait chargé de la protection de « tous les droits de l’Homme »[153]. Dans ce monde idéal, les critiques qui sont faites à l’encontre de la Cour EDH chaque fois qu’elle minimise la protection des droits sociaux ne seraient pas la partie visible d’une crainte réelle, celle de voir la protection des droits sociaux définitivement remise au fond du placard. Toutefois, pour des raisons historiques, prolongées avec le temps par des raisons pratiques, cette utopie n’est pas réaliste ou envisageable et ne devient donc pas souhaitable. En ce sens, l’équation idéale du président Jean-Paul Costa, qui consiste à concevoir la protection des droits sociaux au sein du Conseil de l’Europe comme un tout (CEDH + protocoles + Charte SE)[154] en raison d’un besoin de mobiliser toutes les sources possibles, doit être maintenue. Mais elle doit l’être de façon plus affirmée par la Cour EDH, afin de ne pas être contreproductive, et afin de ne pas nuire aux droits que tant le système de la CEDH, que celui de la Charte SE, s’évertuent à protéger. Dès lors, si l’on admet que la Cour EDH ne peut pas, ou plus, s’occuper des droits sociaux, parce qu’elle est submergée, parce que son rôle a changé, parce qu’elle en a posé les premières assises et que sa continuité doit maintenant être assurée ailleurs, et non pas parce qu’elle ne veut pas, il ne s’agit alors pas là d’une remise en cause de l’indivisibilité, simplement d’une subdivision des tâches pour une meilleure protection de tous les droits de l’Homme. Dans cette optique, la seule réelle requête qui pourrait être soumise à la Cour de notre part serait celle d’une plus grande fermeté. Il ne serait plus ici question de prendre des baguettes pour ne pas porter atteinte à l’indivisibilité des droits fondamentaux mais d’effectuer un renvoi clair à la Charte SE lorsque le litige en question ne peut être adéquatement pris en charge par la Cour EDH. Le retrait de la Cour EDH, faisant moins d’ombre et plus de place à la Charte, est en cela salutaire. Ainsi assumées, de telles décisions ne porteraient pas atteinte à l’indivisibilité des droits fondamentaux. Cette proposition n’est pas nouvelle[155], mais devient chaque jour plus pressante. L’irrecevabilité, actuellement employée par la Cour, est le bon outil, mais il doit être utilisé strictement, afin de ne pas devenir pernicieux. Enfin, comme dans toutes les familles, chaque enfant doit pouvoir trouver sa place dans la société, les premiers pas de l’aîné sont toujours une expérience utile pour conseiller et orienter, mais, une fois arrivés à maturité, il est important que tous soient pris en considération pour leurs qualités respectives et être ainsi appréciés à leur juste valeur.