Corps de l’article

70. L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2003/86 impose aux États membres des obligations positives précises, auxquelles correspondent des droits subjectifs clairement définis. Il leur fait obligation, dans les hypothèses déterminées par cette directive, d’autoriser le regroupement familial de certains membres de la famille du regroupant sans pouvoir exercer leur marge d’appréciation […].

74. […] l’autorisation du regroupement familial étant la règle générale, la Cour a jugé que la faculté prévue à l’article 7, paragraphe 1, sous c), de la directive 2003/86 doit être interprétée de manière stricte. La marge de manoeuvre reconnue aux États membres ne doit donc pas être utilisée par ceux-ci d’une manière qui porterait atteinte à l’objectif de la directive et à l’effet utile de celle-ci […][1].

[…]

107. En matière d’immigration, l’article 8 [de la Convention européenne des droits de l’homme] ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela étant, dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général[2].

Deux approches différentes, deux juges européens. La Cour de justice de l’Union européenne interprète le droit de l’Union, en soulignant qu’il garantit un droit subjectif au regroupement familial, là où la Cour de Strasbourg souligne que la Convention européenne des droits de l’homme[3] (CEDH) ne confère pas aux familles migrantes le droit de choisir le lieu où elles pourront être réunies.

La première statue sur les questions préjudicielles qui lui sont adressées par les juges internes l’interrogeant sur l’interprétation à donner au droit de l’Union[4]. La seconde est saisie par le requérant après épuisement des voies de recours internes[5]. Ces deux saisines ne sont pas exclusives l’une de l’autre, la Cour de justice pouvant précéder la Cour européenne des droits de l’homme dans la même affaire[6].

Il s’agit ici de faire le point sur les approches de ces deux hautes juridictions au départ de l’évolution de leur jurisprudence. Une première partie analyse comment ces deux cours affirment ou non, et dans quelle mesure, l’existence d’un droit au regroupement familial. Il s’agit ensuite, dans une seconde partie, d’en déterminer les conditions[7].

La première question, relative à l’existence d’un droit subjectif à se regrouper, est largement débattue à Strasbourg. Les termes généraux de l’article 8 n’y répondent pas, laissant à la Cour la tâche de la préciser. Trente années de jurisprudence offrent une réponse nuancée. La seconde question qui a trait aux conditions du regroupement familial est davantage discutée à Luxembourg où il s’agit d’interpréter des textes plus récents et surtout plus précis, reconnaissant un droit subjectif, fût-il limité quant à son ampleur et assorti de conditions strictes.

I. Le regroupement familial, un droit ?

A. Le cadre légal

La plupart des législations nationales reconnaissent le droit au regroupement familial. Il permet à certains membres de la famille de rejoindre les nationaux et les étrangers ayant un droit au séjour. La composition de la famille et les conditions posées diffèrent, parfois de manière significative.

Le droit de l’Union européenne harmonise ces législations diverses. Le degré de rapprochement diffère en fonction de la nationalité du regroupant, c’est-à-dire de la personne résidant dans le pays où la famille souhaite se regrouper. Le cadre est strict s’agissant de la famille du citoyen ; la marge d’appréciation des États est plus large quant à la famille du ressortissant d’État tiers. Le droit européen distingue entre le regroupement familial auprès d’un citoyen européen, régi par les instruments dédiés à la libre circulation, et le regroupement familial auprès d’un ressortissant d’un État tiers qui participe de la politique migratoire de l’Union. Le premier fait l’objet de la Directive 2004/38[8] du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres, tandis que le second est régi par la Directive 2003/86[9] du 22 septembre 2003 relative au droit au regroupement familial. Cette dernière a été adoptée dans le cadre de la mise en oeuvre de l’article 79, 2, a, du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne qui donne compétence à l’Union pour régir

les conditions d’entrée et de séjour, ainsi que les normes concernant la délivrance par les États membres de visas et de titres de séjour de longue durée, y compris aux fins du regroupement familial.

L’article 7 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne applicable dès que l’on se trouve dans le champ d’application matériel du droit de l’Union[10] dispose que « [t]oute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de ses communications ». Cet article est mis en oeuvre par la Cour de justice et est une référence lorsqu’il s’agit de répondre à des questions d’interprétation du droit au regroupement familial.

B. La situation exceptionnelle des sédentaires

La situation juridique des sédentaires est exceptionnelle à deux égards. D’une part, elle se trouve en dehors du champ d’application du droit de l’Union. Les sédentaires ne sont visés ni par la directive « citoyens » ni par la directive relative aux ressortissants d’États tiers. Aucun de ces textes ne régit l’hypothèse de regroupement familial avec un national, à moins qu’il n’ait exercé son droit à la libre circulation. D’autre part, le national sédentaire est assujetti à un régime exceptionnel et moins favorable. Cette « discrimination à rebours » étonne dès lors qu’un Belge sera traité moins favorablement qu’un autre ressortissant d’un État membre de l’UE résidant en Belgique, pour ce qui est de la possibilité d’être rejoint par les membres de sa famille. Ainsi l’épouse congolaise d’un Belge vivant en Belgique y sera exposée à un régime plus contraignant que l’épouse congolaise d’un Italien vivant en Belgique.

Cette discrimination à rebours est partiellement corrigée de trois manières.

D’une part, la jurisprudence s’attache à reconnaître de plus en plus de droits aux citoyens européens, sans égard au fait qu’ils aient ou non circulé, sur la base de leur seule qualité de citoyen. Plusieurs arrêts intègrent des droits dans ce qu’ils désignent comme étant « l’essentiel des droits du citoyen »[11], étant les droits dont il serait privé de manière telle qu’il « se voit obligé, en fait, de quitter le territoire non seulement de l’État membre dont il est ressortissant, mais également de l’Union pris dans son ensemble »[12]. Parmi ceux-ci, la jurisprudence a à plusieurs reprises fait entrer des droits touchant au droit de vivre en famille. Par exemple, dans l’affaire Zambrano, la Cour de justice reconnaît un droit de séjour et un droit au travail pour les parents étrangers d’un enfant belge, en ces termes :

l’article 20 TFUE doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à ce qu’un État membre, d’une part, refuse à un ressortissant d’un État tiers, qui assume la charge de ses enfants en bas âge, citoyens de l’Union, le séjour dans l’État membre de résidence de ces derniers et dont ils ont la nationalité et, d’autre part, refuse audit ressortissant d’un État tiers un permis de travail, dans la mesure où de telles décisions priveraient lesdits enfants de la jouissance effective de l’essentiel des droits attachés au statut de citoyen de l’Union[13].

D’autre part, le national sédentaire qui aurait par le passé fait usage de la libre circulation conserve sa qualité de citoyen circulant, même après être revenu dans son pays d’origine. Cette jurisprudence est présentée ci-après.

Enfin, les jurisprudences nationales finissent par étendre certains principes généraux du droit de l’Union à la situation des nationaux. Les juges appliquent les mêmes principes à des situations pourtant régies par des textes différents. Le contenu des règles communes explique ce phénomène. Il s’agit, d’une part, de l’obligation d’analyse individualisée de chaque dossier. Elle résulte expressément de l’arrêt Chakroun[14] qui concerne les ressortissants d’États tiers. Cette exigence se déduit toutefois aussi de la combinaison des obligations de minutie et de motivation circonstanciée conjuguée au respect dû à l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. Il s’agit, d’autre part, du droit d’être entendu[15], garantie méthodologique, qui n’est pas un principe général exclusivement européen : il s’agit d’un principe général de droit administratif dans plusieurs ordres juridiques nationaux dont les potentialités se révèlent plus que par le passé dans le contentieux migratoire.

C. La ratio legis du regroupement familial des citoyens européens et des membres de leur famille

La discrimination à rebours est liée à l’origine du regroupement familial en droit de l’Union. Il s’agit pour les citoyens d’un corollaire de la libre circulation. Très rapidement, l’Union européenne a inclus dans la liberté de circulation des citoyens des États membres le droit d’être accompagnés des membres de leur famille. Un citoyen autorisé à circuler serait moins enclin à le faire s’il ne pouvait poursuivre sa vie familiale dans le pays de l’Union européenne où il comptait s’installer[16]. Cette règle s’est imposée tant en faveur des membres de la famille qui sont eux-mêmes citoyens de l’Union que de ceux qui sont ressortissants d’États tiers :

Le droit de tous les citoyens de l’Union de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres devrait, pour qu’il puisse s’exercer dans des conditions objectives de liberté et de dignité, être également accordé aux membres de leur famille quelle que soit leur nationalité[17].

La liberté de circulation des citoyens européens étant assortie de certaines conditions, celles-ci s’appliquent à l’ensemble de la famille. Ainsi, les citoyens qui ne sont ni salariés, ni indépendants, ni prestataires de services, doivent justifier de ressources suffisantes et d’une assurance maladie pour pouvoir s’établir sur le territoire d’un autre État membre. Moyennant le respect des conditions prévues, les citoyens et les membres de leur famille tirent de la directive un droit subjectif au regroupement familial.

Le droit de vivre en famille est à la fois un corollaire, mais aussi une condition de l’effectivité des libertés créées et protégées par le droit communautaire. La Cour de justice se veut pragmatique et s’oppose à toute interprétation qui pourrait restreindre les droits garantis ou en compliquer l’exercice. L’objectif de faciliter la circulation des citoyens doit être interprété de manière concrète. Il s’en suit que « les dispositions de cette directive ne sauraient être interprétées de façon restrictive et ne doivent pas, en tout état de cause, être privées de leur effet utile »[18]. Dans cet esprit, le droit au regroupement familial bénéficie tant à la famille qui existait avant le déplacement du citoyen européen qu’à celle qu’il crée après celui-ci.

Contrairement aux principes généraux dégagés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, le droit de l’Union attribue au citoyen de l’UE un droit subjectif au regroupement familial. Celui-ci ne tient pas compte du moment de la création de la vie familiale. Peu importe que la vie de famille ait précédé la migration ou non.

La vie familiale ne peut être précarisée par une migration, puisque la migration est l’objectif même du droit à la libre circulation du citoyen européen. Dans l’arrêt Metock, la Cour souligne qu’aucune des dispositions de la directive

n’exige que le citoyen de l’Union ait déjà fondé une famille au moment où il se déplace dans l’État membre d’accueil pour que les membres de sa famille, ressortissants de pays tiers, puissent bénéficier des droits institués par ladite directive.

En prévoyant que les membres de la famille du citoyen de l’Union peuvent rejoindre ce dernier dans l’État membre d’accueil, le législateur communautaire a au contraire admis la possibilité que le citoyen de l’Union ne fonde une famille qu’après avoir exercé son droit de libre circulation[19].

Dans le même esprit, « [il] est indifférent que les ressortissants de pays tiers […] soient entrés dans l’État membre d’accueil avant ou après être devenus membres de la famille »[20]. La seule entrave admissible est la sanction financière sous la forme d’une amende que l’État imposerait pour sanctionner l’entrée ou le séjour irrégulier sur son territoire. Il faut toutefois que ces sanctions ne soient pas attentatoires à la liberté de circulation et de séjour, et restent proportionnées[21]. Enfin, le lieu où le mariage a été célébré ne peut davantage entrer en ligne de compte, pour les mêmes motifs tenant à l’abolition de toute mesure ou critère qui empêcherait ou découragerait le citoyen européen de circuler[22].

La Cour refuse de s’interroger sur les motifs du déplacement. En présence d’un mariage qui n’est pas simulé entre un ressortissant d’un État membre et un ressortissant d’un État tiers, la circonstance que les époux se soient installés dans un autre État membre, précisément afin d’obtenir le bénéfice des droits conférés par le droit de l’Union au moment du retour dans l’État membre dont le premier est ressortissant, n’est pas constitutive d’une fraude et n’est pas pertinente pour l’appréciation de leur situation juridique par les autorités compétentes de ce dernier État[23]. Il faut toutefois que le séjour dans un autre État membre soit de plus de trois mois[24].

Dans plusieurs affaires, la Cour de justice étend la jouissance des droits fondés sur le droit communautaire à des situations où la dimension « circulation » était indirecte pour ne pas dire accidentelle. La Cour exige une circulation avec un établissement d’une certaine durée dans un autre État membre. Il ne suffira pas d’aller s’installer quelques semaines dans un autre État membre. Par exemple, pour un Italien, il ne suffit pas d’aller brièvement en France avec son épouse pour ensuite, revenir en Italie, y revendiquer le droit au regroupement familial, sans critère de revenus, en application du droit européen de la libre circulation[25].

D. La marge d’appréciation restreinte des États à Luxembourg

La directive relative au regroupement familial des membres de la famille d’un ressortissant d’État tiers vise à « assurer la protection de la famille ainsi que le maintien ou la création de la vie familiale » et à ce titre entend « fixer, selon des critères communs, les conditions matérielles pour l’exercice du droit au regroupement familial »[26]. Elle laisse cependant une certaine marge de manoeuvre aux États membres. Les règles communes sont minimales ; il peut être renoncé aux restrictions autorisées, « les États membres [pouvant] adopter ou [...] maintenir des conditions plus favorables »[27]. Certaines dispositions sont formulées sur un mode optionnel, laissant aux États le soin de décider s’ils les appliquent ou non. Par exemple, l’article 4, § 1er, dernier alinéa, permet de n’autoriser le regroupement familial des enfants âgés de plus de 12 ans que s’ils satisfont à un critère d’intégration. L’article 3, § 5, sur les catégories d’étrangers ouvrant le droit au regroupement familial, précise que « la présente directive ne porte pas atteinte à la faculté qu’ont les États membres d’adopter ou de maintenir des conditions plus favorables ». La directive contient également des règles potestatives, tel l’article 4, § 1er, qui définit les membres de la famille qui doivent être autorisés à rejoindre le regroupant si les conditions sont respectées. Il s’agit principalement de la famille nucléaire. Toutefois, l’article 4, § 2, autorise les États à ouvrir également le regroupement familial aux ascendants et aux descendants majeurs qui sont à charge.

La jurisprudence de la Cour de justice entend limiter la marge d’appréciation des États pour sauvegarder l’effet utile de la directive. Dès la première affaire dont elle a été saisie à l’initiative du parlement européen, elle a souligné que

si la directive laisse aux États membres une marge d’appréciation, celle-ci est suffisamment large pour leur permettre d’appliquer les règles de la directive dans un sens conforme aux exigences découlant de la protection des droits fondamentaux[28].

Elle précise aussitôt que chaque demande doit être examinée en tenant compte des circonstances individuelles. Ainsi, en ce qui concerne la durée de la résidence dans l’État membre, préalable à l’octroi du permis de séjour pour les membres de la famille, un délai d’attente ne peut être imposé sans prendre en considération l’ensemble des éléments pertinents de chaque cas spécifique[29]. Il en va de même en ce qui concerne le regroupement familial d’un mineur de plus de 15 ans. L’État membre est « tenu d’examiner la demande dans l’intérêt de l’enfant et dans le souci de favoriser la vie familiale »[30]. La même exigence s’impose lorsque l’on analyse le caractère suffisant des ressources nécessaires pour bénéficier du regroupement[31].

Certes, l’obligation d’examen individualisé ne saurait être interprétée en ce sens qu’elle priverait l’État de sa marge d’appréciation[32]. Mais elle implique la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, à la lumière de la Charte et de l’objectif de favoriser le regroupement familial. La Cour de justice souligne que la possibilité pour les États d’exiger des ressources stables, régulières et suffisantes doit être exercée à la lumière des articles 7 et 24, paragraphes 2 et 3, de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui

imposent aux États membres d’examiner les demandes de regroupement familial dans l’intérêt des enfants concernés et dans le souci également de favoriser la vie familiale, ainsi qu’en évitant de porter atteinte tant à l’objectif de cette directive qu’à son effet utile. Il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier si les décisions de refus de titres de séjour en cause au principal ont été prises en respectant ces exigences[33].

E. La marge d’appréciation large des États à Strasbourg

La Convention européenne des droits de l’homme ne consacre pas comme tel le droit au regroupement familial, mais le déduit de l’article 8 qui protège la vie familiale. Cette déduction n’est pas automatique et la jurisprudence ne conclut à l’existence d’un droit au regroupement familial que dans un cadre restreint. Certes, l’article 8 CEDH limite la souveraineté des États en matière migratoire. Toutefois, elle distingue entre le retrait d’un droit de séjour acquis qui sera une atteinte à la vie familiale dont il faut analyser la légitimité et la proportionnalité et une demande d’octroi d’un titre de séjour. Dans le second cas, il n’y a droit au séjour sur la base du regroupement familial que si des obstacles majeurs entravent la possibilité d’une vie familiale dans un autre pays, généralement, le pays d’origine de l’étranger.

La marge d’appréciation des États est plus large à Strasbourg. Le cadre est moins précis, constitué du seul article 8, parfois conjugué à l’article 14 qui interdit les discriminations ou à l’article 13 qui énonce le droit à un recours effectif. À la différence du droit à ne pas être soumis à la torture ou aux peines et traitements inhumains ou dégradants, le droit au respect de la vie privée et familiale n’est pas absolu. Il est soumis au principe de proportionnalité. Il peut, selon les termes de l’article 8 CEDH, faire l’objet d’une « ingérence […] nécessaire […] dans une société démocratique ». L’imprécision du cadre a exigé de la jurisprudence qu’elle interprète ce que le droit au respect de la vie familiale avait comme implications pour les familles migrantes.

Le droit à vivre en famille ne signifie pas le droit de choisir le pays où s’installe la famille. Même si le principe est le respect de la vie de famille, ce droit entre en conflit avec la souveraineté des États que la Cour met en exergue de manière systématique en matière d’immigration. « D’après un principe de droit international bien établi, les États ont le droit […] de contrôler l’entrée des non-nationaux sur leur sol »[34]. Le droit au regroupement familial est une exception à la souveraineté qui ne dispense pas les États de veiller à ce que des mesures restreignant le droit d’une personne de séjourner dans un pays n’emportent pas violation de l’article 8 CEDH, « s’il en résulte des répercussions disproportionnées sur la vie privée et/ou familiale de l’intéressé »[35].

La Cour prend en compte la conscience qu’ont les migrants de leur condition. Si le migrant avait conscience de la précarité de sa situation lorsqu’il débute sa vie familiale, alors la Cour viendra limiter son droit au respect de sa vie de famille. Il importe, dit la Cour,

de tenir compte du point de savoir si la vie familiale a débuté à un moment où les individus concernés savaient que la situation de l’un d’entre eux au regard des lois sur l’immigration était telle que cela conférait d’emblée un caractère précaire à la poursuite de cette vie familiale dans l’État d’accueil […] lorsque tel est le cas ce n’est en principe que dans des circonstances exceptionnelles que l’éloignement du membre de la famille ressortissant d’un pays tiers emporte violation de l’article 8[36].

La Cour distingue entre le droit à maintenir une famille et le droit d’en constituer une. Même si l’évolution de la jurisprudence a restreint la frontière entre ces deux pôles, elle continue à influencer la Cour qui reconnaît une marge d’appréciation plus large aux États lorsqu’il s’agit de statuer sur une entrée que sur une sortie. En soi, une mesure d’éloignement du territoire est généralement considérée comme une ingérence dans la vie familiale. En revanche, l’approche est plus nuancée lorsque l’État refuse l’accès au territoire ou le séjour qui permettraient de réunir la famille. Dans ce cas, l’État s’abstient et refuse une obligation qui serait positive. Tout refus d’accès au séjour sur la base du regroupement familial n’est pas en soi une ingérence dans la vie familiale. La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme permet de dégager deux hypothèses d’ingérence que l’on peut classer en deux catégories : premièrement lorsqu’un droit subjectif est reconnu par le droit interne, notamment sur la base du droit de l’Union ; deuxièmement, lorsque la mesure ne respecte pas un juste équilibre, soit parce que la vie familiale n’est pas possible dans un pays tiers ou y serait particulièrement difficile, soit parce que l’intérêt supérieur d’un ou de plusieurs enfants mineurs serait en cause.

Ces deux hypothèses indiquent que la frontière entre les obligations positives et négatives évolue à la faveur de la montée en puissance de la référence à l’intérêt supérieur de l’enfant, d’une part, et des préoccupations sécuritaires, d’autre part. La plupart des mesures d’éloignement sont motivées par l’ordre public tandis que les demandes à bénéficier du regroupement familial analysées par la jurisprudence sont souvent fondées sur le souci de rassembler une famille composée d’enfants. Ces dernières suscitent plus de précautions que lorsqu’il s’agit d’éloigner une personne jugée dangereuse.

En d’autres mots, la Cour de Strasbourg se montre plus attentive lorsque des mineurs sont en cause ou lorsqu’il s’agit non de constituer une famille, mais de la sauvegarder. Elle est doublement attentive lorsqu’il s’agit d’éloigner un « jeune majeur » pour motif d’ordre public. Dans l’affaire Maslov, la Cour statue sur l’éloignement d’un jeune majeur ayant commis des délits :

Eu égard à ce qui précède, en particulier au caractère non violent – à une exception près – des infractions commises par le requérant alors qu’il était mineur et à l’obligation de l’État de faciliter la réintégration de l’intéressé dans la société, à la durée pendant laquelle le requérant a séjourné légalement en Autriche, à ses liens familiaux, sociaux et linguistiques avec l’Autriche et à l’absence de liens démontrés avec le pays d’origine, la Cour estime que l’imposition de l’interdiction de séjour, même pour une période de temps limitée, était disproportionnée au but légitime poursuivi, à savoir « la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ». Dès lors, cette mesure n’était pas « nécessaire dans une société démocratique »[37].

1. L’existence d’obstacles insurmontables à la vie familiale dans le pays d’origine

L’arrêt Jeunesse c Pays-Bas[38] prononcé en 2014 par la grande chambre de la Cour européenne des droits de l’homme est un arrêt de principe qui fait la synthèse de l’évolution de la jurisprudence. Il précise l’articulation entre le droit subjectif au respect de la vie familiale, droit relatif ne pouvant faire l’objet que d’ingérences nécessaires et proportionnées, et l’absence d’un droit à choisir le lieu de la réunion de la famille migrante.

La Cour rappelle le principe fondamental selon lequel :

[e]n matière d’immigration, l’article 8 [CEDH] ne saurait s’interpréter comme comportant pour un État l’obligation générale de respecter le choix, par les couples mariés, de leur pays de résidence et de permettre le regroupement familial sur le territoire de ce pays. Cela étant [précise la Cour], dans une affaire qui concerne la vie familiale aussi bien que l’immigration, l’étendue de l’obligation pour l’État d’admettre sur son territoire des proches de personnes qui y résident varie en fonction de la situation particulière des personnes concernées et de l’intérêt général[39].

La Cour confirme ensuite sa jurisprudence antérieure selon laquelle le critère principal permettant de conclure à l’existence d’un droit subjectif est l’existence d’obstacles insurmontables à la vie familiale dans le pays d’origine :

Les facteurs à prendre en considération dans ce contexte sont la mesure dans laquelle il y a effectivement entrave à la vie familiale, l’étendue des attaches que les personnes concernées ont dans l’État contractant en cause, la question de savoir s’il existe ou non des obstacles insurmontables à ce que la famille vive dans le pays d’origine de l’étranger concerné [...][40].

La Cour tempère l’exigence de tels obstacles en indiquant que s’il semble

ne pas y avoir d’obstacles insurmontables à ce qu’ils s’installent [à l’étranger, il] est toutefois probable que la requérante et les membres de sa famille se trouveraient dans une situation plutôt difficile s’ils étaient contraints de recourir à cette solution[41].

Ces obstacles insurmontables peuvent se déduire par exemple de la qualité de réfugié du regroupant, fût-il entre-temps devenu un citoyen de son pays de résidence[42]. Dans Tuquabo-Tekle et autres c Pays-Bas, la Cour rejette l’argument de l’État selon lequel la maman avait laissé son enfant dans son pays d’origine « de son plein gré » [notre traduction][43]. La Cour rappelle qu’elle avait quitté une situation de guerre civile en Érythrée pour solliciter l’asile après la mort de son mari[44]. Dans le même sens, la Cour indique, dans l’affaire Mubilanzila c Belgique, que

la vie familiale n’a été interrompue qu’en raison de la fuite de l’intéressée de son pays d’origine par crainte sérieuse de persécution au sens de la Convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés[45].

S’agissant des réfugiés reconnus, la Cour se montre particulièrement exigeante à l’égard des États. La Cour refuse toute distinction entre les couples qui se sont formés avant ou après la fuite lorsqu’il s’agit d’un étranger reconnu réfugié[46], alors qu’elle la fait en dehors de cette hypothèse spécifique.

2. L’intérêt supérieur de l’enfant

L’arrêt Jeunesse prend en compte la situation spécifique des enfants mineurs :

Lorsque des enfants sont concernés, il faut prendre en compte leur intérêt supérieur […]. Sur ce point particulier, la Cour rappelle que l’idée selon laquelle l’intérêt supérieur des enfants doit primer dans toutes les décisions qui les concernent fait l’objet d’un large consensus, notamment en droit international […]. Cet intérêt n’est certes pas déterminant à lui seul, mais il faut assurément lui accorder un poids important. Pour accorder à l’intérêt supérieur des enfants qui sont directement concernés une protection effective et un poids suffisant, les organes décisionnels nationaux doivent en principe examiner et apprécier les éléments touchant à la commodité, à la faisabilité et à la proportionnalité d’un éventuel éloignement de leur père ou mère ressortissants d’un pays tiers[47].

Cette approche plus souple qui combine la prise en compte de la présence d’enfants intégrés dans le tissu social du pays de résidence et la difficulté d’une vie familiale dans un pays tiers, plutôt que son impossibilité, était déjà présente dans certains arrêts. Il s’agissait de rechercher le moyen « le plus adéquat » de permettre la vie familiale.

Dans l’affaire Şen c Pays-Bas, les requérants, résidant régulièrement aux Pays-Bas, souhaitaient y être rejoints par leur fille restée en Turquie depuis trois ans. La Cour « prend en considération l’âge des enfants concernés, leur situation dans leur pays d’origine et leur degré de dépendance par rapport à des parents »[48]. Elle conclut à l’existence d’un obstacle majeur au retour de la famille Şen en Turquie[49]. Il semble toutefois que cet arrêt soit plus souple que la jurisprudence habituelle de l’époque, puisque la Cour procède à une mise en balance des intérêts en présence sans exiger la preuve d’une impossibilité de se regrouper à l’étranger. La venue de l’enfant aux Pays‑Bas

constituait le moyen le plus adéquat pour développer une vie familiale avec celle-ci d’autant qu’il existait, vu son jeune âge, une exigence particulière de voir favoriser son intégration dans la cellule familiale de ses parents [...], aptes et disposés à s’occuper d’elle[50].

L’intérêt supérieur de l’enfant intervient non seulement pour réduire la marge d’appréciation des États, mais aussi lorsqu’il s’agit d’analyser la proportionnalité. L’examen sous l’angle de la proportionnalité suppose un test de nécessité et un test de mise en balance.

Pour réaliser le test de nécessité, la jurisprudence opère une mise en balance classique entre les intérêts collectifs dont l’État assure la défense dans l’exercice de sa souveraineté et les intérêts individuels de la ou des personnes concernées. S’agissant des relations familiales, un poids important est réservé à l’intérêt supérieur de l’enfant. Dans l’affaire Rodrigues, la Cour devait juger si le refus des Pays-Bas d’octroyer un titre de séjour à la maman d’une enfant dont le papa est un ressortissant hollandais violait l’article 8 CEDH. L’hébergement principal de l’enfant avait été confié au papa dès lors que la maman était en séjour irrégulier. Toutefois, dans les faits, l’enfant était élevée par sa maman et par ses grands-parents paternels. La Cour souligne que

[s]’il ne fait aucun doute qu’un reproche sérieux peut être adressé à la première requérante pour son attitude cavalière à l’égard des règles néerlandaises en matière d’immigration, la présente espèce doit être distinguée d’autres affaires dans lesquelles la Cour a considéré que les personnes concernées ne pouvaient à aucun moment raisonnablement s’attendre à pouvoir continuer leur vie familiale dans le pays hôte[51].

La Cour accorde plus de poids à la vie familiale qu’à ces griefs à l’égard de la migrante. Elle souligne les « lourdes conséquences qu’une expulsion aurait sur les responsabilités qui pèsent sur la première requérante en sa qualité de mère, ainsi que sur sa vie familiale avec [l’enfant]»[52]. La Cour en déduit « qu’il est manifestement dans l’intérêt de cette dernière que sa mère demeure aux Pays-Bas »[53]. Elle procède alors à la mise en balance des intérêts en présence : le bien-être économique du pays d’une part et la vie familiale de l’enfant et de sa maman d’autre part. Effectuant cette analyse de proportionnalité, la Cour juge que

dans les circonstances particulières de l’espèce, le bien-être économique du pays ne l’emporte pas sur les droits découlant pour les requérantes de l’article 8, nonobstant le fait que la première requérante résidait illégalement aux Pays-Bas à l’époque de la naissance de [l’enfant]. De fait, en accordant une importance capitale à ce dernier élément, les autorités peuvent être considérées comme ayant fait preuve d’un formalisme excessif[54].

Dans l’affaire Nunez c Norvège, la requérante, une ressortissante dominicaine, alléguait que l’exécution de l’arrêté d’expulsion pris à son encontre par les autorités norvégiennes la séparerait de ses jeunes enfants vivant en Norvège. Si la Convention ne prévoit pas d’obligation générale pour un État de respecter le choix par des immigrants de leur pays de résidence et d’autoriser le regroupement familial, il y a lieu de prendre en compte la souffrance des enfants :

[Ils] ont certainement souffert de la séparation de leurs parents, du transfert de la garde de leur mère à leur père, et de la menace d’expulsion pesant sur leur mère. Il leur serait difficile de comprendre les raisons pour lesquelles ils seraient séparés de leur mère. La Cour conclut donc que, si Mme Nunez était expulsée et interdite de séjour pendant deux ans sur le territoire norvégien, cela affecterait excessivement ses enfants, en violation de l’article 8[55].

Pourtant, la requérante avait menti sur son identité, et était entrée illégalement sur le territoire[56]. La Cour a donc fait prévaloir l’intérêt de l’enfant sur le fait que la vie familiale ne préexistait pas à la migration et que la requérante était consciente de la précarité de sa situation[57].

Dans l’arrêt Jeunesse, la grande chambre confirme le poids déterminant de la présence d’enfants. La présence d’enfants a pour effet de substituer au critère de l’existence d’obstacles insurmontables un critère plus souple de faisabilité. En l’espèce, la Cour estime que les autorités nationales n’ont pas accordé suffisamment de poids à l’intérêt supérieur des enfants :

Lorsqu’elles ont examiné la question de savoir s’il y avait des obstacles insurmontables à ce que la requérante et sa famille s’installent au Surinam, les autorités internes ont tenu compte dans une certaine mesure de la situation des enfants […]. La Cour estime toutefois qu’elles sont restées en deçà de ce que l’on pouvait attendre d’elles à cet égard. Elle rappelle que, pour accorder à l’intérêt supérieur des enfants qui sont directement concernés une protection effective et un poids suffisant, les organes décisionnels nationaux doivent en principe examiner et apprécier les éléments touchant à la commodité, à la faisabilité et à la proportionnalité d’un éventuel éloignement[58].

La mise en balance des différents éléments, et en particulier l’intérêt des enfants, penche en faveur de la vie familiale. Quant à l’ordre public qui conduit l’État à contrôler l’immigration, la Cour juge

douteux que des considérations générales se rapportant à la politique d’immigration puissent en elles-mêmes être considérées comme un motif suffisant pour refuser à la requérante le droit de résider aux Pays-Bas[59].

Certaines décisions semblent nuancer cette évolution linéaire depuis une dizaine d’années en faveur de l’intérêt supérieur de l’enfant.

Ainsi, dans I.A.A. et autres c Royaume-Uni[60], la Cour examine la requête d’une fratrie de cinq jeunes, majeurs et mineurs, nés en Somalie, vivant en Éthiopie et souhaitant rejoindre leur mère somalienne établie au Royaume-Uni. Ils ont à la date de l’examen de l’affaire 22, 20, 19, 15 et 14 ans[61]. Ils appartiennent à une grande fratrie comptant neuf enfants nés d’un premier père, un d’un second père et une adoptée. Les deux ainés issus du premier mariage ont vécu et vivent encore avec leur tante paternelle en Somalie. En 2004, la mère des requérants quitte la Somalie pour rejoindre son second mari réfugié au Royaume-Uni. Elle laisse les neuf enfants à la garde de leur tante maternelle en Somalie. En 2005, elle parvient à obtenir un titre de séjour pour l’enfant issu du second mariage. En 2006, la tante maternelle s’installe en Éthiopie avec les huit enfants restants. En 2007, la mère divorce de son second mari. En 2008, la mère obtient le droit d’être rejointe par deux autres de ses enfants au motif que l’un est le plus jeune de la fratrie et que l’autre est en mauvaise santé. Pendant ce temps, la tante maternelle retourne en Somalie et laisse les six enfants en Éthiopie. L’aîné des six frères et soeurs, alors âgé de 16 ans, se retrouve en charge des cinq plus jeunes. Ensemble, ils sollicitent, auprès des autorités britanniques, le droit de rejoindre leur mère. Le 9 février 2009, leur demande est rejetée, au motif qu’ils ne remplissent pas les conditions fixées par le droit interne[62]. S’agissant du refus opposé par les autorités britanniques à l’entrée de cinq enfants sur le territoire du Royaume-Uni pour y être regroupés avec leur mère, la Cour déclare irrecevable le grief fondé sur la violation de l’article 8. La mère avait rejoint son second époux au Royaume-Uni en 2004, laissant les enfants auprès de sa soeur en Somalie. Les enfants déménagèrent ensuite en Éthiopie. Quant à l’intérêt supérieur de l’enfant, la Cour souligne que

The domestic courts accepted that it would be in the applicants’ best interests to be allowed to join their mother in the United Kingdom. However, while the Court has held that the best interests of the child is a "paramount" consideration, it cannot be a "trump card" which requires the admission of all children who would be better off living in a Contracting State […]. The present applicants’ current situation is certainly "unenviable", as the domestic courts found. However, they are no longer young children (they are currently twenty-one, twenty, nineteen, fourteen and thirteen years old) and the Court has previously rejected cases involving failed applications for family reunification and complaints under Article 8 where the children concerned have in the meantime reached an age where they were presumably not as much in need of care as young children and are increasingly able to fend for themselves […]. All of the applicants have grown up in the cultural or linguistic environment of their country of origin, and for the last nine years they have lived together as a family unit in Ethiopia with the older children caring for their younger siblings. None of the applicants has ever been to the United Kingdom, and they have not lived together with their mother for more than eleven years[63].

Cette décision vise une hypothèse différente de l’affaire Jeunesse, où la mère postulait le droit de rejoindre sa fille en séjour légal. Ici c’est l’inverse. Le parent a laissé son enfant pour s’établir dans un autre pays et l’enfant souhaite le rejoindre[64]. La Cour souligne utiliser un critère plus strict que les autorités britanniques. Celles-ci ont analysé si la maman pouvait « reasonably relocate », standard plus favorable que celui assumé par la Cour qui exige le test des « insurmountable obstacles » ou des « major impediments ». La Cour relève que le juge britannique a appliqué une exigence moins forte, « a lower standard »[65]. La Cour assimile sans autre précision ou critère de comparaison la situation des requérants à celle de tout autre enfant qui « would be better off living in a Contracting State »[66].

Pour motiver sa décision, la Cour fait référence à l’affaire Berisha[67], dont les faits sont similaires. Il s’agissait également d’enfants qui souhaitaient obtenir un titre de séjour pour rejoindre leurs parents. La Cour avait conclu par la négative, appuyant ses motivations sur l’absence de lien de dépendance suffisamment fort entre les enfants et les parents[68]. Or dans l’affaire I.A.A., la Cour va plus loin. Non seulement elle souligne l’absence de dépendance entre la mère et les enfants, mais elle va jusqu’à assimiler sans autre précision ou critère de comparaison la situation des requérants à celle de tout autre enfant qui « would be better off living in a Contracting State »[69].

F. Le dialogue des juges

Plusieurs des affaires traitées par la Cour européenne des droits de l’homme impliquent des États de l’Union. Le champ d’application du droit de l’Union n’englobe pas toutes les affaires européennes puisque celui-ci ne s’applique pas aux « sédentaires ».

Dans l’affaire Jeunesse, la Cour européenne des droits de l’homme souligne la répartition des compétences entre les différents « ordres juridiques » pour autant que le respect des droits fondamentaux soit assuré. Si la Cour admet que le droit de l’Union européenne ne s’applique pas au regroupement familial avec un national sédentaire, elle souligne que la Cour de justice de l’Union renvoie elle-même au respect des droits fondamentaux :

La requérante invoque l’arrêt Ruiz Zambrano de la Cour de justice de l’Union européenne […]. À cet égard, la Cour souligne que, aux termes des articles 19 et 32 § 1 de la Convention, elle n’est pas compétente pour appliquer les règles de l’Union européenne ou pour en examiner les violations alléguées, sauf si et dans la mesure où ces violations pourraient avoir porté atteinte aux droits et libertés sauvegardés par la Convention. D’une manière plus générale, il appartient au premier chef aux autorités nationales, notamment aux tribunaux, d’interpréter et d’appliquer le droit interne, si nécessaire en conformité avec le droit de l’UE, le rôle de la Cour se bornant à déterminer si les effets de leurs décisions sont compatibles avec la Convention […].

Dans l’affaire Dereci […], même si elle a conclu que le droit de l’UE n’imposait pas l’obligation d’admettre le ressortissant d’un pays tiers, la Cour de justice a précisé que cette conclusion ne préjugeait pas la question de savoir si le droit au respect de la vie familiale faisait obstacle au refus d’un droit de séjour, question qui devait être examinée dans le cadre des dispositions sur la protection des droits fondamentaux[70].

II. Les conditions posées au regroupement familial

Ces conditions sont analysées en parallèle dans les deux ordres juridiques européens étudiés. Le droit de l’Union est plus précis et pose un cadre plus clair que la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme qui se limite à poser des balises. La seconde est parfois muette quant aux conditions précises.

A. Quelle famille ?

En droit de l’Union, la famille est essentiellement la famille nucléaire, parfois étendue aux ascendants à charge. La directive citoyenne invite cependant les États à favoriser la vie familiale élargie, sur la base d’un critère de dépendance[71]. Dans ce cas, comme l’indique le verbe « favoriser » utilisé par la directive, il s’agit d’une possibilité qui relève de la souveraineté, non d’un droit. Cette souveraineté est toutefois encadrée, dans la mesure où le verbe favoriser « fait peser sur les États membres une obligation d’octroyer un certain avantage [...] »[72]. La situation de dépendance doit préexister à l’arrivée du membre de la famille dans l’État où il rejoint le citoyen européen. L’article 3(2) de la directive 2004/38 dispose que

[s]ans préjudice d’un droit personnel à la libre circulation et au séjour de l’intéressé, l’État membre d’accueil favorise, conformément à sa législation nationale, l’entrée et le séjour des personnes suivantes :

a) tout autre membre de la famille, quelle que soit sa nationalité, qui n’est pas couvert par la définition figurant à l’article 2, point 2), si, dans le pays de provenance, il est à charge ou fait partie du ménage du citoyen de l’Union bénéficiaire du droit de séjour à titre principal, ou lorsque, pour des raisons de santé graves, le citoyen de l’Union doit impérativement et personnellement s’occuper du membre de la famille concerné[.]

Alors que les textes européens définissent la famille en détaillant sa composition, l’article 8 parle de « vie familiale ». De surcroît, la Cour de Strasbourg a à connaître de liens familiaux en dehors du contexte migratoire. Il s’ensuit une approche plus souple, fondée non sur des liens prédéfinis, mais sur une analyse au cas par cas du niveau de dépendance.

La famille est à la fois plus large et moins large. Ainsi, le lien de dépendance entre les membres de la famille nucléaire est protégé en droit de l’Union, sans qu’il faille démontrer une dépendance particulière. À Strasbourg, les rapports entre adultes « ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 CEDH sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux »[73]. À l’inverse, en dehors de la famille nucléaire, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait, s’appuyant notamment sur sa jurisprudence en d’autres matières, identifier un lien de dépendance fort par exemple entre un tuteur et son pupille. Sa conception de la famille est plus fonctionnelle qu’institutionnelle. L’arrêt de la Grande chambre dans l’affaire Jeunesse c Pays-Bas utilise l’expression « admettre sur son territoire des proches »[74], sans pour autant préciser de qui il pourrait s’agir, l’affaire en cause concernant une relation mère-fille.

Cette souplesse est fondamentale pour les migrants. Pour des raisons sociologiques ou liées aux circonstances de l’exil, la famille migrante repose parfois sur des liens moins clairement définis. Lorsque des causes violentes ont décimé une famille, il peut en résulter une importance accrue des autres liens subsistants, par exemple entre les collatéraux lorsqu’un grand frère prend en charge sa petite soeur après le décès des parents.

S’agissant du séjour des enfants recueillis dans le cadre d’une kafala, dans deux arrêts, Chbihi Loudoudi e.a. c Belgique (2014) et Harroudj c France (2012), la Cour européenne des droits de l’homme a conclu au défaut de violation de l’article 8 CEDH[75]. L’impossibilité de convertir une kafala en adoption ne viole pas l’article 8, dès lors et à condition que le droit au respect de la vie familiale soit suffisamment protégé par le droit de séjour octroyé et qu’il y ait une possibilité de facto de mener une vie familiale. Dans la première affaire, si le droit belge ne reconnaît pas le regroupement familial dans cette hypothèse et n’admet pas l’adoption, la jeune fille a pu obtenir un titre de séjour illimité, après plusieurs titres de séjours limités et n’étant demeurée que quelques mois en situation irrégulière[76]. Dans la deuxième affaire, si la France n’autorise pas davantage l’adoption, elle octroie un titre de séjour sur la base du regroupement familial et facilite l’accès à la nationalité[77].

La Cour de justice de l’Union européenne a également été invitée à situer la kafala par rapport à la définition que le droit de l’Union donne du lien familial[78]. Des citoyens européens de nationalité française domiciliés au Royaume-Uni sollicitaient un titre de séjour pour l’enfant qu’ils avaient recueilli dans le cadre d’une kafala en Algérie. Est-il un membre de la famille au sens de la directive 2004/38 ? Elle vise la famille nucléaire et, pour « tout autre membre de la famille », invite les États membres à favoriser la circulation et le séjour s’il était « à charge » ou faisait partie du « ménage du citoyen » dans le pays de provenance[79]. Après avoir jugé qu’un tel enfant n’est pas un membre de la famille au sens strict, à défaut d’un lien de filiation, la Cour le rattache à la deuxième hypothèse en soulignant qu’il y a lieu de « maintenir l’unité de la famille »[80]. Si les États disposent d’une large marge d’appréciation, elle doit être exercée dans le respect des droits fondamentaux qui protègent la vie familiale et l’intérêt supérieur de l’enfant[81]. Il s’ensuit que l’État membre d’accueil est tenu de « procéder à une appréciation équilibrée et raisonnable de l’ensemble des circonstances actuelles et pertinentes de l’espèce, en tenant compte de l’ensemble des intérêts en jeu »[82] dont notamment l’âge de l’enfant concerné, la vie familiale commune ainsi que les relations affectives et la dépendance qui peut en découler[83]. La Cour poursuit en cadenassant le droit de l’enfant qui est dépendant de ses tuteurs et avec lesquels il mène une vie familiale effective indiquant que ces éléments doivent conduire à l’octroi d’un droit d’entrée et de séjour à défaut duquel le tuteur n’aurait d’autre choix que de renoncer à sa propre liberté de circulation[84].

Le Comité des droits de l’enfant habilité à recevoir des plaintes individuelles[85] a également été invité à se prononcer quant au refus d’octroyer un titre de séjour à un enfant recueilli dans le cadre d’une kafala. Si la convention des droits de l’enfant « n’oblige pas un État partie à reconnaître de manière générale le droit de réunification familiale aux enfants pris en charge en régime de kafala »[86], elle impose cependant que

dans l’évaluation et la détermination de l’intérêt supérieur de l’enfant aux effets d’accepter ou refuser la demande de séjour [… l’État prenne] en considération les liens de facto existants entre l’enfant et les auteurs [...], qui se sont développés sur la base de la kafala[87].

Ces jurisprudences érigent l’intérêt supérieur de l’enfant en concept phare. Si son effet direct demeure encore souvent discuté en droit interne, les organes internationaux s’en saisissent pour obliger les États à interpréter la notion de famille en tenant en compte des attaches particulières qu’un enfant entretient naturellement avec ses auteurs, compris au sens large, et aussi à adapter les procédures pour que cet intérêt soit un facteur primordial. Cette adaptation inclut la prise en compte du point de vue de l’enfant. La Communication du 27 mars 2018 du comité onusien souligne que

[t]oute décision qui ne tient pas compte de l’opinion de l’enfant ou ne lui attribue pas le poids voulu eu égard à son âge et à son degré de maturité ne respecte pas le principe selon lequel l’enfant ou les enfants concernés doivent avoir la possibilité d’influer sur la détermination de leur intérêt supérieur […]. Le très bas âge de l’enfant ou sa situation de vulnérabilité (handicap, appartenance à un groupe minoritaire, migrant, par exemple) ne le prive pas du droit d’exprimer ses vues ni ne réduit le poids à leur attribuer lors de la détermination de son intérêt supérieur. L’adoption de mesures spécifiques visant à garantir aux enfants en pareilles situations l’exercice de leurs droits sur un pied d’égalité avec les autres doit passer par une évaluation individuelle qui réserve un rôle aux enfants eux-mêmes dans la prise de décisions[88].

La prise en compte des vulnérabilités liées à des situations particulières de dépendance ne concerne pas que les enfants. Les réfugiés y sont intégrés par la Cour de Strasbourg pour inviter les États à se montrer raisonnables dans les exigences procédurales imposées et à traiter les dossiers avec diligence[89]. La Cour de justice y fait aussi référence dans une affaire TB[90] relative à un Iranien, reconnu réfugié en Hongrie, dont la soeur sollicite le regroupement familial. Si la directive n’inclut pas les collatéraux dans les membres de la famille, l’article 10 dispose que « les États membres peuvent autoriser le regroupement de membres de la famille […] s’ils sont à la charge du réfugié »[91]. La Cour admet que la légitimité du droit hongrois a conditionné le regroupement familial en telle hypothèse à la preuve que la soeur du réfugié soit « en raison de son état de santé, dans l’incapacité de subvenir à ses propres besoins [...] »[92]. Elle intime toutefois, compte tenu « de la situation particulière dans laquelle se trouvent les réfugiés », à la juridiction nationale d’interpréter ce droit « au terme d’un examen individualisé » afin de déterminer si « le réfugié apparaît comme étant le membre de la famille le plus à même d’assurer le soutien matériel requis »[93].

Pour revenir à la Cour européenne des droits de l’homme, elle lie aussi le droit au regroupement familial et le droit à l’égalité et à la non-discrimination au sens de l’article 14 CEDH pour interdire aux États de traiter différemment les cohabitants légaux hétérosexuels et homosexuels. Elle a ainsi condamné la Croatie dont la loi ne permet pas à un couple homosexuel d’obtenir un titre de séjour sur la base du regroupement familial. Il s’agit d’une différence de traitement sur la base de l’orientation sexuelle. En pareil cas, la marge d’appréciation des États est faible. La Cour juge que la Croatie n’a fourni aucune justification convaincante et conclut à la violation des articles 8 et 14 CEDH combinés[94].

B. Les conditions matérielles ?

L’imposition de conditions socio-économiques est commune à tous les régimes de regroupement familial. Des variantes existent toutefois quant à la rigueur et au niveau de précision de l’exigence. Pour le regroupant citoyen de l’Union, il doit disposer de moyens de subsistance lui permettant de ne pas être, lui et sa famille, une « charge » disproportionnée pour le système d’aide sociale. Le droit de séjour du citoyen suppose qu’il

dispose, pour lui et pour les membres de sa famille, de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de l’État membre d’accueil au cours de son séjour, et d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil[95].

L’arrêt Commission c Belgique précise qu’il y a lieu de tenir compte des ressources du concubin qui réside dans l’État membre d’accueil, même si le couple n’a pas conclu de contrat d’entretien mutuel devant un notaire. L’exigence que les revenus proviennent d’une personne unie au bénéficiaire par un lien juridique qui l’engage à subvenir aux besoins de celui-ci n’est pas admissible :

l’exigence relative à l’existence d’un lien juridique […] entre le dispensateur et le bénéficiaire des ressources [est] disproportionnée en ce qu’elle va au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de l’objectif poursuivi par la directive [2004/38], à savoir la protection des finances publiques de l’État membre d’accueil[96].

Pour les autres familles, le regroupant doit, sauf dérogations, prouver qu’il dispose d’un logement suffisant, de ressources stables, régulières et suffisantes et d’une couverture des soins de santé. Suivant l’article 7 de la directive 2003/86, l’État membre peut exiger de fournir la preuve que le regroupant dispose :

a) d’un logement considéré comme normal pour une famille de taille comparable dans la même région et qui répond aux normes générales de salubrité et de sécurité en vigueur dans l’État membre concerné ;

b) d’une assurance maladie couvrant l’ensemble des risques normalement couverts pour ses propres ressortissants dans l’État membre concerné, pour lui-même et les membres de sa famille ;

c) de ressources stables, régulières et suffisantes pour subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille sans recourir au système d’aide sociale de l’État membre concerné. Les États membres évaluent ces ressources par rapport à leur nature et leur régularité et peuvent tenir compte du niveau des rémunérations et des pensions minimales nationales ainsi que du nombre de membres que compte la famille.

La condition de ressources suffisantes doit être appréciée à la lumière de la jurisprudence de la Cour de justice dans l’affaire Chakroun, c’est-à-dire de manière individualisée et in concreto. La Cour de justice rappelle que l’objectif est de favoriser le regroupement familial, de sorte que les exceptions doivent être entendues de manière stricte[97]. Un État ne peut se fonder sur le montant du salaire minimum garanti sans prendre en compte les situations particulières et les besoins qui peuvent être variables d’une personne à l’autre. Il s’ensuit que la fixation d’un seuil établi sur la base du montant du salaire minimum garanti en deçà duquel le ressortissant d’un pays tiers serait présumé irréfragablement ne pas bénéficier de ressources suffisantes, n’est pas satisfaisante[98]. L’affaire concernait un ressortissant marocain résidant aux Pays-Bas et titulaire d’un permis de séjour ordinaire qui souhaitait être rejoint par son épouse. Le visa « regroupement familial » est refusé au motif que les allocations de chômage de M. Chakroun sont inférieures, d’environ 100 euros, au montant de ressources mensuelles fixé, par la loi néerlandaise, à 120% du salaire minimum (soit, à l’époque, 1441 euros net par mois). La Cour de justice va rejeter une application purement mécanique et chiffrée de la notion de « ressources stables, régulières et suffisantes ». Dans ses motifs, la Cour souligne que :

[u]tiliser comme montant de référence un niveau de revenu équivalent à 120 % du revenu minimum d’un travailleur âgé de 23 ans, montant au-delà duquel tout recours à une aide spéciale serait en principe exclu, n’apparaît pas répondre à l’objectif consistant à déterminer si un individu dispose de ressources régulières pour faire face à ses besoins. En effet, la notion d’« aide sociale » figurant à l’article 7, paragraphe 1, sous c), de la directive doit être interprétée comme visant l’aide qui supplée à un manque de ressources stables, régulières et suffisantes et non comme l’aide qui permettrait de faire face à des besoins extraordinaires ou imprévus[99].

Il s’ensuit que

l’article 7, paragraphe 1, initio et sous c), de la directive [2003/86] doit être interprété en ce sens qu’elle ne permet pas à un État membre d’adopter une réglementation relative au regroupement familial refusant celui-ci à un regroupant qui a prouvé qu’il dispose de ressources stables, régulières et suffisantes lui permettant de subvenir à ses propres besoins et à ceux des membres de sa famille, mais qui, eu égard au niveau de ses revenus, pourra néanmoins faire appel à une assistance spéciale en cas de dépenses particulières et individuellement déterminées nécessaires à sa subsistance, à des remises d’impôt accordées par des collectivités locales en fonction des revenus ou à des mesures de soutien aux revenus [...][100].

Des lignes directrices de la Commission européenne soulignent que cette évaluation doit intervenir sur la base d’un « pronostic raisonnable » quant aux ressources à venir :

l’évaluation de la stabilité et de la régularité des ressources doit être fondée sur un pronostic selon lequel les ressources pourront raisonnablement être disponibles dans un avenir prévisible, de sorte que le demandeur n’ait pas besoin de recourir au système d’aide sociale[101].

La Cour de justice admet que l’État se projette dans le temps pour procéder à une évaluation prospective du caractère stable, suffisant et régulier des ressources. Dans Khachab, la Cour dit pour droit que la directive 2003/86/CE

permet aux autorités compétentes d’un État membre de fonder le refus d’une demande de regroupement familial sur une évaluation prospective de la probabilité de maintien ou non de ressources stables, régulières et suffisantes […], durant l’année suivant la date de dépôt de cette demande[102].

En l’espèce, la loi espagnole exige une perspective de maintien des ressources durant l’année suivant la date de la demande, sur la base des ressources perçues au cours des mois qui l’ont précédée[103]. Cette durée est jugée raisonnable, correspondant à la durée minimale de validité du titre de séjour dont le regroupant doit disposer pour être rejoint[104]. La proportionnalité est assurée par le fait que la loi exige qu’il soit établi « avec certitude » que les ressources ne pourront être conservées pendant un an, ce qui signifie que le requérant doit prouver des ressources « prévisibles »[105].

C. La cohabitation

En principe, les membres de la famille doivent vivre ensemble. Si le regroupant est un citoyen européen, le texte prévoit que le membre de la famille doit « accompagner ou rejoindre » le citoyen européen. L’exigence d’ « accompagner ou rejoindre » s’apprécie avec souplesse. La Cour de justice le précise dans un arrêt Diatta, suivi par la jurisprudence interne. L’exigence de s’ « installer avec » ne saurait être interprétée de manière restrictive[106]. Il ne s’agit pas d’imposer aux membres de la famille d’habiter un logement commun en permanence, mais uniquement d’établir que « le logement dont le travailleur dispose puisse être considéré comme normal pour l’accueil de sa famille »[107]. Il n’y a pas d’exigence d’unicité permanente du logement familial[108]. La Cour souligne que l’éloignement des membres de la famille peut s’expliquer par des motifs professionnels sans pour autant démentir l’existence d’un lien familial réel[109]. Elle précise enfin que

le lien conjugal ne peut être considéré comme dissous tant qu’il n’y a pas été mis un terme par l’autorité compétente. Tel n’est pas le cas des époux qui vivent simplement de façon séparée, même lorsqu’ils ont l’intention de divorcer ultérieurement[110].

Toutefois, les époux doivent habiter dans le même État membre :

la condition selon laquelle le ressortissant d’un pays tiers doit accompagner ou rejoindre le citoyen de l’Union doit être comprise comme visant non pas l’obligation des époux de cohabiter sous le même toit, mais celle de demeurer tous les deux dans l’État membre où le conjoint citoyen de l’Union exerce son droit de libre circulation[111].

Les mots « accompagner ou rejoindre » n’imposent pas que le membre de la famille, ressortissant d’État tiers ait bien vécu avec le regroupant, citoyen européen, dans un autre État membre avant que celui-ci fasse usage de sa libre circulation[112].

D. L’intégration

La directive 2003/109/CE[113] prévoit aussi qu’au critère économique, les États membres peuvent ajouter des critères d’intégration. Dans P. et S., le critère d’intégration peut consister en un examen d’intégration civique pour autant « que ses modalités d’application ne soient pas susceptibles de mettre en péril la réalisation des objectifs poursuivis par [la directive 2003/109/CE] »[114]. Pour cela, il doit être tenu compte

du niveau de connaissances exigible […] de l’accessibilité aux cours et au matériel nécessaire […] du montant […] [des] frais d’inscription […] ou de la prise en considération de circonstances individuelles particulières, telles que l’âge, l’analphabétisme ou le niveau d’éducation[115].

En outre, des droits fiscaux « excessifs et disproportionnés » constituent un obstacle inacceptable[116].

***

En affirmant un droit subjectif au regroupement familial, la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne est aujourd’hui plus protectrice de la famille migrante que la Cour européenne des droits de l’homme. En réalité, ce n’est pas tant la jurisprudence que les textes européens qui offrent une protection plus large. Les textes instituent un droit au regroupement familial, dont seules les conditions sont discutées. Le point de départ est différent, la Cour de Luxembourg interprétant un cadre légal protégeant un droit subjectif au regroupement familial, ce droit restant à démontrer à Strasbourg. Les deux cours européennes ont par contre en commun une analyse fondée sur le contrôle de proportionnalité. Elles examinent si l’atteinte au respect de la vie familiale, fondée sur le contrôle de l’immigration, utilise des moyens proportionnels à l’objectif poursuivi et qui ne sont pas démesurément attentatoires au droit protégé. Des lignes directrices communes se dégagent également tel l’intérêt supérieur de l’enfant et une attention aux vulnérabilités, à la faveur très certainement du dialogue des juges.

Le point de jonction est cette analyse mettant en balance les intérêts en présence, analyse qui se rejoint autour de la Charte des droits fondamentaux dont l’article 7 est similaire à l’article 8 CEDH. Le premier est renforcé par l’effet utile dû au droit secondaire. La Cour de justice est mue par un fil rouge absent à Strasbourg où la recherche d’équilibre est une constante.