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Quinze ans après l’arrêt Siliadin c. France[1], la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la « Cour ») s’est à nouveau penchée sur la violation de l’article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme[2] (CEDH) afin de tenter de clarifier sa jurisprudence relative à l’esclavage, la servitude, le travail forcé, la traite des êtres humains et, dorénavant, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou la prostitution forcée, par l’arrêt de S.M. c. Croatie, publié le 25 juin 2020[3].

Les faits de cette dernière affaire en lice sont pour le moins simples. Une jeune femme croate, S.M., a rencontré un homme de même origine, T.M., via un réseau social bien en vue – Facebook pour ne pas le nommer – qui a prétendu être un ami des parents de celle-ci souhaitant l’aider à dénicher un emploi. Elle a de ce fait accepté de le rejoindre à plusieurs reprises. Puis, un jour, il lui a demandé de rencontrer un homme pour lui fournir des services sexuels dans l’attente de lui trouver un réel emploi. Elle a refusé, T.M. l’a battu, puis elle s’est soumise et s’est prostituée pour son compte pendant quelques mois. Elle lui a remis la moitié de l’argent qu’elle a gagné. Un jour où T.M. a baissé la garde, elle s’est réfugiée chez une amie pour obtenir de l’aide. T.M. a tenté de reprendre contact avec S.M., mais elle a ignoré ses messages. C’est lorsqu’il l’a sollicité à nouveau, une année après les faits, que S.M. a porté plainte.

T.M. a été arrêté, une enquête a été réalisée et une accusation de proxénétisme avec recours à la contrainte a été déposée auprès de la justice croate. Le tribunal pénal a acquitté T.M., jugeant que s’il avait été démontré que l’accusé avait organisé un réseau de prostitution y incluant S.M., il n’avait pas été établi qu’il l’avait forcé à se prostituer, et ce, essentiellement en raison du rejet du témoignage de S.M. qui, semble-t-il, n’était pas crédible et cohérent. Les tribunaux supérieurs ont confirmé la décision et la Cour constitutionnelle a déclaré irrecevable le recours constitutionnel introduit par S.M.

Entre temps, fait à noter, l’Office des droits de l’homme de Croatie a reconnu à S.M. le statut de victime de traite des êtres humains, ce qui lui a permis de bénéficier de tous les droits y étant associés, notamment en matière de soins médicaux, d’accompagnement psychosocial, d’assistance judiciaire et matérielle.

Il faut d’abord souligner que l’objectif annoncé de cet arrêt de Grande Chambre a été rempli à certains égards. S’appuyant sur sa jurisprudence antérieure, la Cour confirme les différentes obligations positives qui s’imposent aux États le moment venu de respecter l’article 4 de la CEDH.

Il s’impose premièrement une obligation d’incriminer au niveau national les comportements relevant du champ d’application de l’article 4[4]. Deuxièmement, il existe une obligation de mener une enquête pénale efficace lorsqu’il y a des motifs raisonnables de croire qu’un crime a pu être commis, une obligation intimement liée à celle d’incriminer[5]. Troisièmement, les autorités nationales doivent prendre des mesures de protection lorsqu’il existe un risque réel et immédiat qu’une personne soit soumise à l’une des situations qui relèvent de l’article 4 de la CEDH[6]. Quatrièmement, les autorités nationales ont également l’obligation d’adopter un cadre réglementaire efficace de prévention[7]. Bref, les États doivent incriminer, enquêter, protéger et prévenir l’esclavage, la servitude, le travail forcé et la traite des êtres humains.

Mais qu’en est-il du contenu matériel de ces situations d’abus ? En effet, s’il est maintenant convenu que la traite des êtres humains entre dans le champ matériel de l’article 4 de la CEDH sans y être explicitement mentionnée, la Cour n’a pas résolu la question qui se pose depuis 15 ans : qu’est-ce qui distingue une situation d’esclavage, de servitude, de travail forcé et de traite des êtres humains et, dorénavant, d’exploitation de la prostitution d’autrui ? Dans l’arrêt S.M. c. Croatie, la Cour a précisé que cette disposition inclut bel et bien la traite des êtres humains, comme elle l’avait précédemment fait à l’arrêt Rantsev, mais elle y ajoute l’exploitation de la prostitution d'autrui. Ainsi, non sans préciser le champ d’application de l’article 4, la Cour l’a élargi a des notions qui ne font pas consensus ni en droit international ni en droit interne, mais surtout dont la criminalisation n’est pas acquise notamment en raison de l’étendue des modes d’exploitation des victimes.

Cette contribution propose dans un premier temps de revisiter la jurisprudence de la Cour relative à la violation de l’article 4 de la CEDH afin d’offrir un bilan de celle-ci à la lumière de la dernière affaire de la Grande Chambre. Elle présente ensuite un regard critique quant aux qualifications factuelles relatives aux différentes formes contemporaines d’esclavages, énoncées par la CEDH et la Cour elle-même, à savoir l’esclavage, la servitude, le travail forcé, la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui. Il conviendra d’abord de rappeler les principales conclusions de la jurisprudence initiale des affaires Siliadin à Rantsev (I), puis d’aborder les affaires subséquentes qui ont été rendues (II) avant d’analyser l’affaire S.M. c. Croatie et d’en offrir une première analyse (III).

I. De Siliadin à Rantsev : l’élargissement du champ matériel de l’article 4 de la CEDH à la traite des êtres humains

Dans l’affaire Siliadin, Madame Siwa-Akofa Siliadin, la requérante, une jeune fille originaire du Togo, est arrivée en France à l’âge de 15 ans avec Mme D. Il avait été entendu qu’elle travaillerait au domicile de Mme D. jusqu’au remboursement des frais de son billet d’avion, après quoi son statut d’immigration serait régularisé et elle serait scolarisée. Au lieu de cela, la requérante est devenue une femme de ménage non payée pour la famille de Mme D. et son passeport lui fut confisqué. Par la suite, Mme D. a prêté la requérante à M. et Mme B. afin qu’elle agisse comme femme de ménage à leur domicile. Elle y travaillait 7 jours par semaine de 7h30 à 22h30, faisant la cuisine, le ménage et s’occupant des enfants. Elle était parfois autorisée le dimanche à assister à la messe. Elle n’a jamais été payée. La requérante s’est confiée à un voisin au sujet de sa situation et les autorités françaises ont été alertés, suite de quoi M. et Mme B. ont été poursuivis, puis acquittés. La requérante a déposé une plainte auprès de la Cour pour violation de l’article 4 de la CEDH[8].

La Cour a estimé que la situation dans laquelle se trouvait la requérante consistait en du travail forcé et de la servitude, mais non en de l’esclavage. Cette conclusion repose sur la lecture par la Cour des conventions internationales en la matière, soit essentiellement la Convention n° 29 de 1930 de l’Organisation internationale du Travail (OIT) qui définit l’expression «  travail forcé ou obligatoire  » comme «  tout travail ou service exigé d’un individu sous la menace d’une peine quelconque et pour lequel ledit individu ne s’est pas offert de son plein gré »[9] , et la Convention relative à l’esclavage de 1927 qui définit l’esclavage comme «  l’état ou condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux »[10].  Reconnaissant que la requérante avait été clairement privée de liberté, mais également de son libre arbitre, la Cour n’a pas estimé qu’il ressortait du dossier qu’elle avait été tenue en esclavage, c’est-à-dire qu’on avait exercé sur elle un droit de propriété[11].

En interprétant la définition de l’esclavage comme l’exigence de l’exercice d’un droit de propriété, juridiquement sanctionné, la Cour a concrètement écarté toute chance de violation de l’article 4. En effet, aucun régime juridique européen ne reconnait la possibilité pour une personne de posséder légalement une autre personne. C’est dire que l’esclavage n’existerait plus en Europe! Il n’en demeure pas moins que cet arrêt aura permis d’ouvrir la voie et de reconnaitre une situation d’abus patente et récurrente depuis lors.

Plus encore, cette situation aurait pu être qualifiée de traite des êtres humains, mais la Cour n’a pas abordé cette notion. En effet, la traite est internationalement définie par le Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants :

L’expression « traite des personnes » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou à d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité ou d’une situation de vulnérabilité, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes[12].

L’article 4 de la Convention du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des êtres humains reprend essentiellement la même définition :

L’expression « traite des êtres humains » désigne le recrutement, le transport, le transfert, l’hébergement ou l’accueil de personnes, par la menace de recours ou le recours à la force ou d’autres formes de contrainte, par enlèvement, fraude, tromperie, abus d’autorité́ ou d’une situation de vulnérabilité́, ou par l’offre ou l’acceptation de paiements ou d’avantages pour obtenir le consentement d’une personne ayant autorité́ sur une autre aux fins d’exploitation. L’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes […][13].

C’est avec l’arrêt Rantsev c. Chypre et Russie rendu cinq ans après l’arrêt Siliadin que la Cour va intégrer la traite des êtres humains, telle qu’elle est internationalement définie, au champ matériel de l’article 4 de la CEDH. Dans cette affaire, le requérant, M. Nikolaï Mikhaïlovitch Rantsev, était le père de Madame Oxana Rantseva, ressortissante russe, morte à Chypre aux mains d’un homme pour qui elle travaillait comme artiste de cabaret. Parce qu’elle aurait quitté son lieu de travail trois jours après y avoir été embauchée, le gérant du cabaret l’a dénoncée et remise à la police chypriote afin qu’elle soit expulsée. Bien qu’elle ait été munie d’un visa valide, les cabarets chypriotes ne peuvent bénéficier des services que d’un nombre limité d’artistes. En quittant son emploi, Mme Rantseva privait le gérant du cabaret d’une artiste. De plus, selon la loi chypriote, le fait de rompre son contrat de travail devait entrainer son expulsion. La police chypriote a jugé que Mme Rantseva n’était pas en situation irrégulière sur le territoire et a exigé du gérant du cabaret qu’il la récupère au poste de police. Elle a ainsi été emmenée par ce dernier dans un appartement situé au 6e étage d’un immeuble. Le lendemain matin, elle a été retrouvée morte dans la rue, sous le balcon de l’appartement, alors qu’une couverture avait été retrouvée enroulée autour de la balustrade de ce balcon.

Le requérant a déposé une plainte à la Cour sur la base de l’article 2 (droit à la vie), 4 (interdiction de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé) et 5 (droit à la liberté et à la sécurité) de la CEDH. En somme, Chypre a été jugée responsable de la violation de l’article 2 et 5 en raison de son manquement à l’obligation positive de mener une enquête efficace sur la mort de Mme Rantseva, estimant également que sa détention tant au poste de police que dans l’appartement l’avait privée de liberté.

L’apport de l’arrêt Rantsev est double. D’abord, le champ d’application matériel de l’article 4 de la CEDH a été élargi pour inclure les situations de traite des êtres humains, une expression qui ne se retrouve pas au libellé de cette disposition ni d’aucune autre disposition de la CEDH. Ensuite, les obligations positives qui découlent de l’article 4 de la CEDH ont également été élargies pour inclure plus que la simple criminalisation.

Concernant l’inclusion de situations de traite des êtres humains au champ d’application de l’article 4 de la CEDH, la Cour a clarifié sa position en ces termes :

Du fait même de sa nature et de son but consistant à exploiter autrui, la traite des êtres humains repose sur l’exercice de pouvoirs qui se rattachent au droit de propriété. Dans ce système, des êtres humains sont traités comme des biens que l’on peut vendre et acheter et ils sont soumis à un travail forcé, qu’ils exercent souvent pour peu ou pas d’argent, généralement dans l’industrie du sexe, mais aussi ailleurs. Cela implique une surveillance étroite des activités des victimes, et bien souvent, celles-ci voient leur liberté de circulation restreinte, subissent des actes de violence et des menaces, et sont soumises à des conditions de vie et de travail épouvantables. Interights et les auteurs du rapport explicatif de la convention anti-traite du Conseil de l’Europe ont qualifié la traite de forme moderne du commerce mondial des esclaves. De même, la médiatrice chypriote estime dans son rapport que l’exploitation sexuelle et la traite constituent un « régime d’esclavage moderne ».

Il ne peut y avoir aucun doute quant au fait que la traite porte atteinte à la dignité humaine et aux libertés fondamentales de ses victimes et qu’elle ne peut être considérée comme compatible avec une société démocratique ni avec les valeurs consacrées dans la Convention. Eu égard à l’obligation qui est la sienne d’interpréter la Convention à la lumière des conditions de vie actuelles, la Cour estime qu’il n’est pas nécessaire de déterminer si les traitements qui font l’objet des griefs du requérant constituent de l’« esclavage », de la « servitude » ou un « travail forcé ou obligatoire ». Elle conclut purement et simplement qu’en elle-même, la traite d’êtres humains, au sens de l’article 3a) du Protocole de Palerme et de l’article 4a) de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe, relève de la portée de l’article 4 de la Convention. En conséquence, elle rejette l’exception pour incompatibilité ratione materiae soulevée par le gouvernement russe[14].

Quant aux obligations positives incluses à l’article 4 de la CEDH, la Cour a confirmé l’obligation de criminalisation, mais elle a également confirmé l’obligation de prévention et de protection des victimes :

Dans son arrêt Siliadin, la Cour a confirmé que l’article 4 imposait aux États membres l’obligation positive spécifique de pénaliser et de poursuivre effectivement tout acte visant à réduire un individu en esclavage ou en servitude ou à le soumettre au travail forcé ou obligatoire. Pour s’acquitter de cette obligation, les États membres doivent mettre en place un cadre législatif et administratif interdisant et réprimant la traite. La Cour observe que le Protocole de Palerme et la convention anti‑traite du Conseil de l’Europe soulignent l’un comme l’autre la nécessité d’adopter une approche globale pour lutter contre la traite en mettant en place, en plus des mesures visant à sanctionner les trafiquants, des mesures de prévention du trafic et de protection des victimes. Il ressort clairement des dispositions de ces deux instruments que les États contractants, parmi lesquels figurent tous les États membres du Conseil de l’Europe, ont estimé que seule une combinaison de mesures traitant les trois aspects du problème pouvait permettre de lutter efficacement contre la traite (...) L’obligation de pénaliser et de poursuivre la traite n’est donc qu’un aspect de l’engagement général des États membres à lutter contre ce phénomène. La portée des obligations positives découlant de l’article 4 doit être envisagée dans le contexte plus large de cet engagement.

Comme les articles 2 et 3 de la Convention, l’article 4 peut, dans certaines circonstances, imposer à l’État de prendre des mesures concrètes pour protéger les victimes avérées ou potentielles de la traite. Pour qu’il y ait obligation positive de prendre des mesures concrètes dans une affaire donnée, il doit être démontré que les autorités de l’État avaient ou devaient avoir connaissance de circonstances permettant de soupçonner raisonnablement qu’un individu était soumis, ou se trouvait en danger réel et immédiat de l’être, à la traite ou à l’exploitation au sens de l’article 3a) du Protocole de Palerme et de l’article 4a) de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe. Si tel est le cas et qu’elles ne prennent pas les mesures appropriées relevant de leurs pouvoirs pour soustraire l’individu à la situation ou au risque en question, il y a violation de l’article 4 de la Convention[15].

À la lecture de ces deux extraits de l’arrêt Rantsev, la volonté de la Cour d’offrir une lecture cohérente des différents engagements internationaux des États – particulièrement ceux membres du Conseil de l’Europe – en matière de lutte contre la traite des êtres humains est clairement affichée. Ce faisant, la Cour s’en remet au libellé des deux traités les plus pertinents en la matière, à savoir le Protocole de Palerme et la Convention du Conseil de l’Europe, précédemment cité. Si ceux-ci ont déjà été largement étudiés et comparés[16], il n’en demeure pas moins la référence en matière de lutte contre la traite des êtres humains, proposant une approche dite par les 3P : prévention, protection et répression (prosecution). Avec le temps et la pratique, certains États comme le Canada[17] ont développé un quatrième « P » dit de partenariat (partnership).

En somme, au sortant de l’affaire Rantsev, si la Cour a élargi le champ matériel de l’article 4 de la CEDH pour y inclure la violation de situation de traite des êtres humains[18], ce qui était souhaitable vu le vocabulaire peu adapté de la CEDH aux réalités vécues à ce jour, il n’en demeure pas moins qu’il existait toujours certaines incertitudes et limites conceptuelles que la Cour n’a pas résolues. En effet, en se gardant d’expliquer en quoi les faits de l’affaire Rantsev consistaient en une situation de traite des êtres humains, il était difficile de qualifier d’autres situations eu égard à ce crime. De plus, bien qu’elle se soit référée à la définition internationale de la traite des êtres humains, la Cour ne s’est pas prononcée sur les incertitudes que celle-ci comporte, notamment quant aux différentes formes d’exploitation[19], à l’interprétation du consentement ou encore quant au « seuil de gravité » – s’il en existe un – que doivent rencontrer les formes d’exploitation ou encore l’abus de pouvoir ou de la vulnérabilité au titre des moyens.

À ce titre, la Cour a implicitement reconnu le problème d’application des faits au droit international, notamment quant à la définition internationale de la traite des êtres humains issue du Protocole de Palerme à l’affaire M. et autres c. Italie et Bulgarie[20]. Bien que la plainte au titre de l’article 4 de la CEDH ait finalement été jugée irrecevable, cette affaire mérite d’être mentionnée. La première requérante a fait valoir qu’elle avait subi des abus relevant du champ d’application de l’article 4 de la CEDH, puisqu’elle avait été mariée après l’échange d’une somme d’argent et qu’elle avait ensuite été maltraitée et forcée de travailler pour son mari. La Cour a réitéré sa conclusion dans l’affaire Rantsev soit que la traite des êtres humains s’inscrit dans les limites conceptuelles de l’article 4 de la CEDH. Contrairement à Rantsev, la Cour a cette fois-ci appliqué le droit international et la définition de la traite aux circonstances en l’espèce en ces termes :

The Court has already held above that the circumstances as alleged by the applicants could have amounted to human trafficking. However, it considers that from the evidence submitted there is not sufficient ground to establish the veracity of the applicants’ version of events, namely that the first applicant was transferred to Italy in order to serve as a pawn in some kind of racket devoted to illegal activities. In consequence, the Court does not recognise the existence of circumstances capable of amounting to the recruitment, transportation, transfer, harbouring or receipt of persons for the purpose of exploitation, forced labour or services, slavery or practices similar to slavery, servitude or the removal of organs. It follows that the applicants’ allegation that there had been an instance of actual human trafficking has not been proved and therefore cannot be accepted by the Court[21].

Comme le suggère cet extrait, la Cour n’a pas considéré qu’il y avait suffisamment de preuves présentées par la requérante pour appuyer l’allégation selon laquelle elle avait été victime de traite des êtres humains. Par conséquent, il ressort clairement de cette décision que la Cour reconnait la traite des êtres humains au titre du champ matériel de l’article 4 de la CEDH, mais une incertitude demeure quant à l’application et à la distinction des différents concepts inclus à cette disposition.

II. De C.N. c. France à T.I. et autres c. Grèce : l’imprécision des concepts liés à l’article 4 de la CEDH

Les six affaires[22] qui suivront l’arrêt Rantsev et qui précèderont l’arrêt de Grande chambre S.M. permettront certes de clarifier certaines incertitudes, mais elles contribueront également à la confusion entourant les concepts d’esclavage, de servitude, de travail forcé et de traite des êtres humains.

En 2012, alors que l’affaire C.N. et V. c. France a proposé une clarification du travail forcé et de la servitude, l’affaire qui l’a suivie, C.N. c. Royaume-Uni a précisé la notion de servitude eu égard aux différentes formes de contrôle exercé sur une victime.

L’affaire C.N. et V. c. France est très similaire à l’affaire Siliadin. Les requérantes, deux soeurs amenées en France depuis le Burundi par leur tante, Mme M, étaient logées dans une pièce souterraine mal équipée, mal chauffée et aux conditions d’hygiène déplorables. La première requérante, C.N., n’a jamais fréquenté l’école comme convenu avec ses parents. Elle était constamment occupée par les travaux ménagers et par les soins à prodiguer à l’enfant de Mme M. Elle n’a jamais été rémunérée et n’a pas obtenu de journée de congé pendant près de quatre années. Lorsqu’elle a eu 18 ans, aucune mesure n’a été prise pour régulariser son statut en France. La deuxième requérante, V., a été inscrite à l’école qu’elle a régulièrement fréquentée. À son retour des classes, elle devait tout de même aider sa soeur avec les tâches ménagères.

Dans cette affaire, la Cour s’est essentiellement penchée sur les notions de servitude et de travail forcé, et ce, bien que les requérantes aient allégué avoir été des victimes de traite des êtres humains et que les faits aient, comme à l’affaire Siliadin, supporté une telle allégation. La Cour s’est justifiée de traiter cette affaire ainsi en raison de la similitude des faits avec l’affaire Siliadin[23]. Ce faisant, la Cour précise que :

[…] la servitude constitue une qualification spéciale du travail forcé ou obligatoire ou, en d’autres termes, un travail forcé ou obligatoire « aggravé ». En l’occurrence, l’élément fondamental qui distingue la servitude du travail forcé ou obligatoire, au sens de l’article 4 de la Convention, consiste dans le sentiment des victimes que leur condition est immuable et que la situation n’est pas susceptible d’évoluer. À cet égard, il suffit que ce sentiment repose sur des éléments objectifs suscités ou entretenus par les auteurs des agissements[24].

Cette affirmation de la Cour selon laquelle le caractère distinctif de la servitude repose sur la permanence des conditions dans lesquelles se trouvent la victime tire son origine du rapport de la Commission européenne des droits de l’homme dans l’affaire Van Droogenbroeck c. Belgique[25] de 1979 selon lequel la notion de servitude inclut « en plus de l’obligation de fournir à autrui certains services […] l’obligation pour le « serf » de vivre sur la propriété d’autrui et l’impossibilité de changer sa condition »[26]. En appliquant ce critère dans l’affaire C.N. et V. c. France, la Cour a conclu que la première requérante avait été victime de servitude, car elle avait le sentiment que son état était immuable. La Cour s’est appuyée sur le fait qu’elle n’avait pas été scolarisée d’aucune manière ce qui ne lui permettait pas « d’espérer travailler un jour contre une rémunération et en dehors du domicile des époux M[27] ». Elle a également retenu l’état d’isolement dans lequel se trouvait C. N. pour conclure comme elle l’a fait. Inversement, la Cour a retenu que sa soeur, V., avait été « scolarisée et avait la possibilité d’évoluer dans une autre sphère que celle du domicile des époux M. ». Elle ne vivait pas l’isolement de sa soeur, ayant notamment appris les bases du français. Elle ne s’est donc pas qualifiée au titre de la servitude[28]. En définitive, c’est parce que les auteurs de la servitude n’ont pas été condamnés par la France que la Cour a conclu à la violation de l’article 4 de la CEDH.

À l’affaire C.N. c. Royaume-Uni, rendue un mois après C.N. et V. c. France, ce n’est pas tellement l’articulation des faits et de la notion de servitude qui était en jeu, mais bien l’efficacité de l’enquête menée par le Royaume-Uni.

C.N. était originaire de l’Ouganda. Elle était entrée au Royaume-Uni munie d’un faux passeport et d’un visa, obtenus grâce à l’aide d’un proche parent, nommé P.S. Ce dernier a présenté un certain Mohamed à la requérante. Il dirigeait une entreprise employant en majorité des femmes agissant comme aide-soignantes. Elle y a été recrutée et a occupé un emploi d’aide-soignante à résidence pour un couple de personnes âgées. Elle a soutenu que le travail était très exigeant, car elle devait être de garde en permanence, sans aucune possibilité de congé. Si le couple a bien transféré son salaire à Mohamed, la requérante n’a reçu aucune rémunération. Sa liberté de mouvement a été restreinte et elle a été avertie de ne parler à personne sous peine d’être dénoncée aux autorités migratoires.

Pour déterminer si l’enquête menée par les autorités britanniques a été faite de manière efficace, la Cour s’est tout de même penchée sur la crédibilité des allégations de la requérante selon lesquelles elle vivait dans des conditions de servitude :

While the Court notes the credibility concerns voiced by the domestic authorities, it cannot but be concerned by the investigating officers’ heavy focus on the offence of trafficking for exploitation as set out in section 4 of the Asylum and Immigration (Treatment of Claimants etc.) Act 2004. In particular, it observes that the investigation into the applicant’s complaints was carried out by a specialist trafficking unit and while investigators occasionally referred to slavery, forced labour and domestic servitude it is clear that at all times their focus was on the offence enshrined in section 4 of the 2004 Act. As indicated by the Aire Centre and the Equality and Human Rights Commission in their third party interventions, domestic servitude is a specific offence, distinct from trafficking and exploitation, which involves a complex set of dynamics, involving both overt and more subtle forms of coercion, to force compliance. A thorough investigation into complaints of such conduct therefore requires an understanding of the many subtle ways an individual can fall under the control of another. In the present case, the Court considers that due to the absence of a specific offence of domestic servitude, the domestic authorities were unable to give due weight to these factors. In particular, the Court is concerned by the fact that during the course of the investigation into the applicant’s complaints, no attempt appears to have been made to interview S. despite the gravity of the offence he was alleged to have committed (see, by way of comparison, M. and Others v. Italy and Bulgaria, no. 40020/03, §§ 104 - 107, 31 July 2012). For the Court, the lacuna in domestic law at the time may explain this omission, together with the fact that no apparent weight was attributed to the applicant’s allegations that her passport had been taken from her, that S. had not kept her wages for her as agreed, and that she was explicitly and implicitly threatened with denunciation to the immigration authorities, even though these factors were among those identified by the ILO as indicators of forced labour[29].

La Cour a conclu que la requérante avait été maintenue dans une situation de servitude domestique et qu’en raison de l’enquête inefficace menée par les autorités britanniques, l’article 4 de la CEDH avait été violé[30]. Pour conclure ainsi, la Cour a retenu la saisie du passeport de la requérante tout comme son salaire, ainsi que les menaces de dénonciation aux autorités migratoires. En somme, cet arrêt permet de clarifier les moyens de contrôle sous lesquels peuvent se trouver les victimes d’exploitation que ceux-ci soient explicites ou implicites. Toutefois, ces deux dernières affaires que la Cour a qualifiées de servitude auraient très bien pu mener à la reconnaissance d’une situation de traite des êtres humains.

En janvier 2016 puis en janvier 2017, deux autres affaires seront tranchées par la Cour qui reconnaitra deux situations de traite des êtres humains sans plus de précision.

L’arrêt L.E. c. Grèce concernait une requérante d’origine nigériane, entrée en Grèce de manière irrégulière en 2004, accompagnée de K.A. qui lui avait promis qu’elle travaillerait dans les bars et les boites de nuit[31]. Une fois arrivée en Grèce, K.A. l’a informée qu’elle lui devait la somme de 40 000 euros pour son passage. Il lui a confisqué son passeport et l’a forcée à se prostituer pendant environ deux années. D’août 2005 à novembre 2006, L.E. a été arrêtée à trois reprises par les autorités grecques pour avoir enfreint les lois sur la prostitution et en raison de son entrée et de son séjour irrégulier en Grèce. Chacune des procédures s’est soldée par un acquittement, mais elle a fait l’objet d’une mesure d’expulsion laquelle a été suspendue, car jugée impossible à réaliser.

Le 29 novembre 2006, alors qu’elle se trouvait en détention dans l’attente de son expulsion, elle a déposé une plainte pénale contre K.A. et la partenaire de celui-ci, D.J. Elle les a accusés de l’avoir forcé à se prostituer et elle a affirmé avoir été victime de traite des êtres humains. La demande a été rejetée par un procureur pénal. La requérante a exigé un réexamen de sa plainte en faisant valoir que l’enquête avait été inefficace, puisque certaines preuves auraient été ignorées par le procureur. Sa demande a été acceptée et des poursuites pénales ont été introduites contre K.A. et D.J. pour traite des êtres humains avec pour but l’exploitation sexuelle.

Le 21 août 2007, le procureur a officiellement reconnu la requérante comme victime de traite des êtres humains et la procédure d’expulsion a été suspendue. Entre 2008 et 2011, les procédures pénales ont été menées. Toutefois, D.J. qui a été arrêtée le 19 mai 2011, a été acquittée, car elle a soutenu avoir été elle-même victime de traite des êtres humains aux mains de K.A. qui lui ne fut jamais arrêté et ne subit jamais son procès.

La requérante a présenté une plainte à la Cour en raison de la lenteur de l’enquête menée par la police grecque, des lacunes dans la conduite de cette enquête qui n’a pas permis d’arrêter K.A., et de l’acquittement de D.J.

Cet arrêt de la Cour aurait pu offrir plus de précisions quant aux critères d’application de la traite des êtres humains. Or, tous s’entendaient pour dire que L.E. avait été victime de traite des êtres humains et que l’article 4 de la CEDH s’appliquait en l’espèce. Par conséquent, la Cour a simplement rappelé que la traite relève du champ matériel de l’article 4 et noté que la Grèce elle-même avait reconnu la victime au titre de la traite des êtres humains. Ce sont les obligations positives qui découlent de l’article 4 qui ont été au coeur de cette affaire à savoir, le fait : d’adopter un cadre juridique et administratif approprié, de prendre des mesures effectives de protection des victimes et de mener une enquête pénale et une procédure judiciaire efficace. En somme, la Cour a conclu que la Grèce disposait d’un cadre juridique et administratif suffisant, que la législation nationale criminalisait la traite des êtres humains, que l’identification et l’assistance aux victimes par les autorités grecques étaient adéquates, mais qu’il y eut clairement « un manque de célérité quant à la prise de mesures opérationnelles en faveur de la requérante et de déficiences à l’égard des obligations procédurales pesant sur l’État grec »[32]  justifiant de conclure à la violation de l’article 4. Cette conclusion a essentiellement reposé sur le fait que les autorités ont tardé à reconnaitre la requérante comme victime de traite des êtres humains ce qui a eu des répercussions négatives, dont son maintien prolongé en détention en attendant son expulsion qui n’a finalement jamais eu lieu.

En janvier 2017, la Cour s’est à nouveau penchée sur une affaire de traite des êtres humains, opposant cette fois trois femmes d’origine philippine et les autorités autrichiennes[33]. Deux d’entre elles ont été recrutées par une agence pour un emploi de jeune fille au pair à Dubaï. La troisième requérante s’était rendue à Dubaï sans passer par l’agence sur la recommandation de la première requérante. Toutes trois se sont vues confisquer leur passeport et elles ont subi de mauvais traitements et de l’exploitation par leurs employeurs. Le 2 juillet 2010, leurs employeurs les ont emmenés pour des vacances en Autriche où elles ont séjourné au même hôtel que ceux-ci pour s’occuper des enfants et voir aux tâches domestiques. Rapidement après leur arrivée en Autriche, un enfant a disparu et elles ont été soumises à une forme extrême de violence verbale et de menace. La nuit suivante, les requérantes ont quitté l’hôtel avec l’aide d’un des employés[34].

En juillet 2011, les requérantes ont décidé de porter plainte à la police contre leur employeur, affirmant avoir été victimes de traite des êtres humains. Les procédures pénales ont été introduites, mais elles ont été abandonnées, car les infractions présumées auraient été commises à l’étranger par des étrangers. Les requérantes ont présenté une plainte à la Cour alléguant que l’Autriche n’avait pas fait une enquête efficace quant à leurs affirmations selon lesquelles elles avaient été victimes de traite des êtres humains.

Comme à l’affaire Rantsev, la Cour a déclaré qu’elle n’avait pas à déterminer si la situation dans laquelle les requérantes s’étaient retrouvées en était une de traite des êtres humains, d’esclavage, de servitude ou de travail forcé, car les éléments qui composent le crime de traite des êtres humains fondent également les trois autres situations mentionnées. Elle s’est prononcée en ces termes :

Dans l’arrêt Rantsev, la Cour a relevé que la traite des êtres humains était souvent qualifiée de forme moderne d’esclavage. Elle en a conclu que la traite porte en elle-même atteinte à la dignité humaine, qu’elle est incompatible avec une société démocratique ainsi qu’avec les valeurs consacrées par la Convention et qu’elle relève donc du champ de l’interdiction posée par l’article 4 sans qu’il soit nécessaire de déterminer si elle doit être qualifiée d’« esclavage », de « servitude » ou de « travail forcé ». Les éléments constitutifs de la traite des personnes – à savoir le fait de traiter des êtres humains comme des biens, d’exercer sur eux une étroite surveillance, de limiter leur liberté de circulation, de leur faire subir des actes de violence et des menaces ainsi que des conditions de vie et de travail épouvantables sans les rémunérer ou contre une faible rémunération – relèvent de ces trois qualifications (Rantsev, précité, §§ 279-282). La Cour a jugé que du fait même de sa nature et de son but consistant à exploiter autrui, la traite des êtres humains repose sur l’exercice de pouvoirs se rattachant au droit de propriété. Dans ce système, des êtres humains sont traités comme des biens que l’on peut vendre et acheter et ils sont soumis à un travail forcé, qu’ils exercent souvent pour peu ou pas d’argent, généralement dans l’industrie du sexe, mais aussi ailleurs. Cela implique une surveillance étroite des activités des victimes, et bien souvent, celles-ci voient leur liberté de circulation restreinte, subissent des actes de violence et des menaces, et sont soumises à des conditions de vie et de travail épouvantables (Rantsev, précité, § 281, et M. et autres c. Italie et Bulgarie, no 40020/03, § 151, 31 juillet 2012)[35].

Ce faisant, la Cour se refuse encore une fois à définir concrètement ce qui distingue chacune des notions d’esclavage, de servitude, de travail forcé et de traites des êtres humains, mais surtout elle en fait un amalgame. Pour ce faire, elle s’appuie sur son arrêt précédent, Rantsev. Il existe pourtant une différence notoire entre cette affaire et l’affaire Rantsev. Dans J. et autres c. Autriche, comme dans l’affaire L.E. c. Grèce, les requérantes avaient été officiellement reconnues comme des victimes de traite des êtres humains par les autorités autrichiennes et avaient été assistées en ce sens. Dans l’affaire Rantsev, cela n’a jamais été le cas. Par conséquent, il est permis d’affirmer que la Cour semble s’en remettre d’abord aux qualifications nationales, faisant ainsi preuve de déférence à l’égard des autorités locales quant à la qualification des situations rencontrées par les victimes. Il n’en demeure pas moins que la confusion règne entre les quatre notions d’autant plus que la Cour affirme dorénavant que les éléments qui fondent la traite composent les trois autres situations.

Quant aux obligations positives incluses à l’article 4 de la CEDH, la Cour a conclu que l’Autriche avait respecté son obligation d’enquête, car elle n’était pas tenue d’enquêter sur le recrutement aux Philippines et l’exploitation aux Émirats arabes unis. Elle n’a pas non plus constaté de manquement à l’enquête menée en Autriche. Or, si la Cour avait fait une étude plus approfondie des différentes notions incluses à l’article 4 de la CEDH, elle aurait pu constater que de nombreuses victimes de traite des êtres humains sont migrantes et par conséquent une partie du crime, notamment le recrutement tel qu’il est mentionné à la définition même de la traite des êtres humains au Protocole de Palerme, se déroule dans un État dit de départ. En ignorant les faits survenus à l’extérieur de son territoire, un État pourrait également ne pas reconnaitre une victime de traite des êtres humains. Or, comme cela n’a pas été le cas en l’espèce, il était certainement difficile pour la Cour d’imposer une telle lecture à l’Autriche.

La Cour a également conclu que les autorités autrichiennes avaient déployé suffisamment d’efforts compte tenu de la dénonciation une année après les faits, les employeurs ayant quitté le pays depuis longtemps. De plus, il a été simple pour la Cour de conclure que l’obligation d’identification et de protection des victimes avait été remplie. Toutefois, la Cour a insisté sur l’identification et le soutien des victimes potentielles de traite des êtres humains, et a indiqué aux États qu’ils doivent mettre en place un cadre juridique et administratif adéquat en ce sens. Elle a de plus rappelé que l’identification et la protection de toute victime doivent se faire indépendamment de la collaboration de celle-ci aux procédures pénales, précisant que l’assistance doit être fournie avant même que l’identification ne soit reconnue. En définitive, les précisions apportées par la Cour aux différentes obligations de l’article 4 de la CEDH doivent être saluées.

Tout juste deux mois suivants l’arrêt J. et autres c. Autriche, la Cour s’est prononcée dans l’affaire Chowdury et autres c. Grèce où cette fois 42 ressortissants du Bangladesh ont été reconnus comme victimes de travail forcé et de traite des êtres humains, ajoutant d’autant à la confusion entre ces deux notions.

Les requérants ont été recrutés pour travailler à la cueillette des fraises avec promesse d’un salaire horaire de 22 euros par journée de travail de 7h avec un supplément de 3 euros chaque heure supplémentaire travaillée. Ils travaillaient sous une chaleur accablante, sous des tentes de plastiques et sous la surveillance de gardes armés. Ils étaient logés dans des tentes de fortune, sans eau courante ni toilette. Ils n’ont jamais été payés ce qui les a poussés à entamer une grève à plusieurs reprises. Lorsque de nouveaux travailleurs migrants ont été recrutés, les requérants ont à nouveau réclamé leur salaire. Un garde a ouvert le feu et deux travailleurs ont été grièvement blessés. Les employeurs et les gardes ont été condamnés en raison des lésions corporelles infligées et de l’usage illicite d’une arme à feu, mais ont été acquittés des accusations de traite des êtres humains. Les requérants ont porté plainte à la Cour pour violation de l’obligation de protection contre le travail forcé et la traite des êtres humains, de l’obligation de mener une enquête efficace, et de l’obligation de répression du crime, prévue à l’article 4 de la CEDH.

La Cour a estimé que la situation des requérants relevait bien de l’article 4(2) de la CEDH et a qualifié la situation dans laquelle il vivait de travail forcé et de traite des êtres humains, indistinctement. Elle a précisé que ces deux situations peuvent survenir en même temps, l’une pouvant mener à l’autre et inversement :

[…]l’exploitation par le travail constitue aussi un aspect de la traite des êtres humains, et les tribunaux grecs ont examiné l’affaire sous cet angle. Cet élément ressort clairement des termes de l’article 4 a) de la Convention anti-traite du Conseil de l’Europe, qui dispose notamment que « l’exploitation comprend, au minimum, l’exploitation de la prostitution d’autrui ou d’autres formes d’exploitation sexuelle, le travail ou les services forcés, l’esclavage ou les pratiques analogues à l’esclavage, la servitude ou le prélèvement d’organes ». Autrement dit, l’exploitation du travail constitue l’une des formes d’exploitation visées par la définition de la traite des êtres humains, ce qui met en évidence la relation intrinsèque entre le travail forcé ou obligatoire et la traite des êtres humains […][36] .

Cette déclaration et les affirmations qui l’ont précédé ont définitivement créé une confusion entre les différentes notions explicites et implicites incluses à l’article 4 de la CEDH. En effet, si l’exploitation par le travail peut consister en une forme d’exploitation visée par la définition internationale et européenne de la traite des êtres humains, la relation intrinsèque entre le travail forcé et la traite des êtres humains n’est pas aussi limpide que le laisse croire la Cour principalement pour cinq raisons.

Premièrement, la Cour n’offre aucune explication quant à cette relation, laissant plutôt comprendre à la lecture de cet arrêt que les deux situations se chevauchent. En effet, elle a qualifié la situation dans laquelle se sont retrouvés les requérants de travail forcé et de traite des êtres humains, sans subordonner l’une à l’autre. Pourtant, le droit international, sur lequel la Cour s’appuie, définit ces deux situations distinctement. Deuxièmement, elle a rappelé sa jurisprudence dans l’affaire Rantsev où elle a fait la distinction entre l’esclavage et la traite des êtres humains[37], entrainant une confusion supplémentaire. Troisièmement, la Cour n’a pas adopté les deux expressions – travail forcé et traite des êtres humains – à chaque mention. Elle ne fait parfois référence qu’à la traite des êtres humains sans parler de travail forcé à plusieurs égards[38]. Quatrièmement, elle introduit le concept d’exploitation[39] qui, bien qu’il soit inclus à la définition de la traite des êtres humains, consiste en une situation plus large que le travail forcé, mais surtout qui n’est pas indépendante de la notion de traite des êtres humains. La Cour n’offre aucune explication quant à la notion d’exploitation ni à sa distinction des différentes situations du libellé de l’article 4 de la CEDH. Finalement, la confusion des genres est définitive lorsque la Cour se réfère au travail forcé comme forme d’exploitation au titre de la traite des êtres humains[40].

Outre les problèmes de définition soulevés, la Cour contribuera très certainement à la lutte contre la traite des êtres humains par cet arrêt Chowdury, car elle saisira l’occasion de rappeler la grande vulnérabilité dans laquelle peuvent se retrouver les travailleurs migrants[41], et de préciser les trois types d’obligations positives qui incombent aux États conformément à l’article 4 de la CEDH. En somme, la Grèce aura violé l’article 4 de la CEDH en raison de certaines défaillances dans le traitement de la plainte de certains requérants et des acquittements justifiés par une définition trop étroite du crime de traite des êtres humains.

Un dernier arrêt, prononcé en 2019 précédemment à l’arrêt de Grande Chambre S.M. c. Croatie, mérite que l’on s’y attarde. L’affaire T.I. et autres a, pour une troisième fois, opposé les autorités grecques, à trois ressortissantes russes[42]. En 2003, les trois ressortissantes ont obtenu des visas pour entrer en Grèce. Elles y ont été sexuellement exploitées pendant quelques mois. Elles ont soutenu que ces visas ont été obtenus auprès du consulat grec à Moscou de manière frauduleuse par leurs trafiquants d’origine russe.

Après une analyse méticuleuse des faits relatifs à chacune des trois requérantes et en s’appuyant essentiellement sur les deux précédents arrêts opposants des requérantes à la Grèce pour des faits similaires, la Cour a conclu à la violation de l’article 4 de la CEDH en raison de vices de procédure dans les enquêtes menées par les autorités nationales. Plus encore, la Cour va ici n’utiliser, contrairement aux deux arrêts largement mentionnés que sont L.E. c. Grèce et Chowdury et autres c. Grèce, que l’expression de la traite des êtres humains, sans jamais faire référence à l’esclavage, la servitude ou le travail forcé. Ainsi, a-t-elle rappelé ces conclusions dans l’affaire Rantsev, s’appuyant sur le Protocole de Palerme et la Convention du Conseil de l’Europe sans jamais bifurquer vers les autres notions incluses à l’article 4 de la CEDH. Cette approche stricte de la situation d’exploitation de victime de traite des êtres humains ne peut qu’être saluée. Il ressort clairement de l’arrêt T.I. et autres c. Grèce une volonté affirmée de la Cour de reconnaitre les victimes de traites des êtres humains sexuellement exploitées comme telle, et ce, sans passer par les autres notions d’esclavage, de servitude et de travail forcé. Cette démarche doit être appréciée pour la compréhension des termes et des situations factuelles rencontrées par les victimes.

En somme, d’importants progrès ont été réalisés entre le premier arrêt, soit dans l’affaire Siliadin prononcée en 2005, et l’arrêt T.I. et autres c. Grèce, concernant l’interprétation que doit recevoir l’article 4 de la CEDH, particulièrement en matière de traite des êtres humains. Il n’en demeure pas moins que l’arrêt de Grande Chambre S.M. c. Croatie était nécessaire si ce n’est que pour définitivement clarifier les notions d’esclavage, de travail forcé, de servitude et de traite des êtres humains. Ce mandat a été partiellement rempli et la Grande Chambre a ouvert un nouveau débat en se prononçant sur l’exploitation de la prostitution d’autrui.

III. S.M. c. Croatie : de la traite des êtres humains à l’exploitation de la prostitution d’autrui

L’arrêt de Grande Chambre prononcé le 25 juin 2020 avait pour objectif de clarifier certains aspects de sa jurisprudence relative à la traite des êtres humains opérée aux fins de l’exploitation de la prostitution. Elle l’amène aussi à se pencher sur l’affirmation énoncée au paragraphe 54 de l’arrêt de la chambre, selon laquelle « en elle-même la traite des êtres humains, de même que l’exploitation de la prostitution (...) relèvent de la portée de l’article 4 de la Convention » (italiques ajoutés)[43]

Ainsi, d’entrée de jeu, la Grande Chambre semble préciser qu’elle ne souhaite clarifier que les aspects relatifs à la traite des êtres humains, lesquels ont été exploités via la prostitution forcée, une expression qui, faut-il le rappeler, n’apparait pas au libellé de cette disposition. Du même souffle, le lecteur pourrait comprendre qu’elle ne se penchera pas sur l’ensemble des expressions contenues explicitement à l’article 4 – esclavage, servitude et travail forcé – ni même sur les autres formes d’exploitation dont peuvent être victime les personnes soumises à la traite des êtres humains. Pourtant à la lecture de cet arrêt, la Grande Chambre se prononcera sur les trois notions incluses à l’article 4 ainsi que sur la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution d’autrui. En définitive, bien qu’il s’agisse d’un arrêt des plus importants pour l’avenir et la protection des victimes de traite des êtres humains en ce sens qu’elle consolide les obligations qui incombes aux États en la matière, la confusion engendrée par la jurisprudence antérieure de la Cour ne sera pas dissipée par cet arrêt S.M. c. Croatie.

Premièrement, la Grande Chambre a d’entrée de jeu amalgamé l’expression « traite des êtres humains » et « exploitation de la prostitution » :

Jusqu’ici, la Cour n’a guère eu l’occasion d’examiner dans quelle mesure le traitement associé à la traite des êtres humains et/ou à l’exploitation de la prostitution relevait du champ d’application de la Convention. Cependant, en tant que phénomènes mondiaux, la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution font depuis quelques années l’objet d’une attention accrue. Comme le montre le tour d’horizon des textes de droit international, différents instruments juridiques et mécanismes de supervision internationaux sont consacrés à ces questions et développent les principes essentiels d’une prévention et d’une répression effectives de ces phénomènes[44].

Ces deux phrases qui ouvrent le passage sur l’appréciation de la Cour quant à la violation de l’article 4 de la CEDH sont pour le moins déroutantes. Elles présentent d’abord un choix – et/ou – et ensuite une addition – et – des phénomènes que sont la traite des êtres humains et l’exploitation de la prostitution alors que pourtant il est clairement établi dans les documents internationaux auxquels elle se réfère que le second consiste en l’expression du premier. La traite des êtres humains se manifeste par l’exploitation de la prostitution tel que cela est indiqué à l’article 3 du Protocole de Palerme et à l’article 4 de la Convention du Conseil de l’Europe. Il aurait été souhaitable que la Cour formule cette affirmation dès les premières lignes d’analyse.

Deuxièmement, la Cour s’est penchée sur la définition de chacune des notions d’esclavage, de servitude, de travail forcé et de traite des êtres humains. Concernant les trois premières situations explicitement mentionnées au libellé de l’article 4 de la CEDH, elle a essentiellement réitéré ses précédentes conclusions :

[…]concernant la notion d’« esclavage » la Cour s’est référée à la Convention de 1927 relative à l’esclavage, selon laquelle « [l’]esclavage est l’état ou [la] condition d’un individu sur lequel s’exercent les attributs du droit de propriété ou certains d’entre eux ». Au sujet de la notion de « servitude », la Cour a pris en compte la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’homme ainsi que la Convention supplémentaire de 1956 relative à l’abolition de l’esclavage, de la traite des esclaves et des institutions et pratiques analogues à l’esclavage, selon laquelle cette notion a trait à une « forme de négation de la liberté, particulièrement grave » et inclut « en plus de l’obligation de fournir à autrui certains services (...) l’obligation pour le « serf » de vivre sur la propriété d’autrui et l’impossibilité de changer sa condition ». En résumé, au vu de ces éléments, la Cour a dit que la notion de « servitude » devait être comprise comme « une obligation de prêter ses services sous l’empire de la contrainte » (Siliadin, précité, §§ 122-125). Elle a également observé que la servitude correspondait à un travail forcé ou obligatoire « aggravé » (C.N. et V. c. France, précité, §§ 89-91).

[…]Se fondant sur la définition formulée par l’OIT, la Cour a expliqué que la notion de « travail » contenue à l’article 4 § 2 de la Convention devait être comprise comme désignant plus largement « tout travail ou service ». Au sujet du caractère « forcé ou obligatoire » de ce travail, la Cour a noté que l’adjectif « forcé » évoquait l’idée d’une contrainte physique ou morale et que le second adjectif (« obligatoire ») renvoyait à une situation dans laquelle le travail était « exigé (...) sous la menace d’une peine quelconque » et, de plus, qu’il s’agissait d’un travail contraire à la volonté de l’intéressé, pour lequel celui-ci « ne s’[était] pas offert de son plein gré »[45].

Quant à la traite des êtres humains, la Cour a d’abord confirmé la pratique établie depuis l’arrêt Rantsev à savoir que ce phénomène est bien couvert par l’article 4 de la CEDH. Elle a ensuite affirmé qu’en tout respect pour le principe de l’interprétation harmonieuse de la CEDH et des autres traités de droit international[46], « une conduite ou une situation ne [pourra]être qualifiée de problème de traite d’êtres humains que si elle répond aux critères établis pour ce phénomène par le droit international. » Ce faisant, la Cour a reconnu « qu’une conduite litigieuse ne peut soulever un problème de traite d’êtres humains sous l’angle de l’article 4 de la Convention que si elle réunit tous les éléments constitutifs (acte, moyens, objectif) de la définition internationale »[47]. Si la Cour s’était arrêtée ici, la confusion des notions aurait été résolue puisque chacune d’elle aurait reçu une définition distincte. Or, elle a d’abord poursuivi son analyse en référant aux documents de l’OIT[48] (para 144-145 de l’arrêt) qui confondent le travail forcé et la traite des êtres humains[49], pour ensuite confirmer que « la notion de traite des êtres humains couvre la traite d’êtres humains, qu’elle soit nationale ou transnationale et qu’elle soit ou non liée à la criminalité organisée, dès lors que les éléments entrant dans la définition internationale de ce phénomène telle qu’énoncée dans la convention anti-traite et le Protocole de Palerme sont présents »[50]. Ainsi, à la lecture de ces passages, il semble clair qu’il existe des situations d’esclavage et de servitude distinctes. Rien n’est moins certain quant aux situations de travail forcé et de traite des êtres humains. Or, lorsque la Cour se prononce sur la notion d’exploitation de la prostitution, elle semble renverser ses propres affirmations quant aux différentes notions incluses à l’article 4 de la CEDH, élargissant du même coup le champ d’application de l’expression du travail forcé :

[…]la Cour conclut que la notion de « travail forcé ou obligatoire » au sens de cette disposition vise à assurer une protection contre des cas d’exploitation grave, comme les cas de prostitution forcée, indépendamment de la question de savoir si, dans les circonstances particulières de la cause, ils se produisent ou non dans le contexte spécifique de la traite des êtres humains. De plus, pareille conduite peut comporter des éléments permettant de la qualifier de « servitude » ou d’« esclavage » au sens de l’article 4 […][51].

Par conséquent, selon la Cour, l’exploitation de la prostitution ou la prostitution forcée, peut être à la fois de l’ordre de l’esclavage, de la servitude, de la traite des êtres humains, mais également du travail forcé. Ainsi, si d’une part, la Cour a reconnu que le débat sur « l’exploitation de la prostitution » fait ressurgir des problématiques délicates liées à la prostitution en général, en ce qu’il existe des points de vue divergent relatif au caractère consenti ou non de la prostitution[52], il n’en demeure pas moins qu’elle reconnait cette problématique comme une forme de travail forcé. Ce faisant elle évite, à juste titre, de prendre part au débat sur la reconnaissance de la prostitution au titre d’un travail, mais condamne tout de même les gestes d’exploitation et, de ce fait, la prostitution forcée. On pourrait conséquemment se poser la question à savoir si la Cour ne reconnait pas ainsi implicitement l’existence d’une prostitution volontaire versus une prostitution forcée au sein des pays membres du Conseil de l’Europe.

En définitive, la Grande Chambre soutient que pour qualifier une situation au titre de la prostitution forcée, un certain degré de gravité doit être démontré, et ce, conformément à sa jurisprudence et au droit international[53]. Or, comme le souligne le juge Pastor Vilanova dans son opinion concordante, il ne s’agit bien ici que d’une déclaration de principe, car à aucun moment, elle n’est entrée au coeur de l’affaire. D’ailleurs, cette affaire présente un particularisme qui n’a pas été soulevé par la Cour. Il s’agit de la seule affaire qui concerne une ressortissante d’un pays donnée exploitée par un ressortissant du même État et dont l’exploitation est survenue sur le territoire de ce même État. Il s’agit donc bien ici de prostitution forcée entre ressortissants, sans aucun passage de frontière internationale.

De plus, aucun des précédents arrêts mentionnés par la Cour pour appuyer ses conclusions ne concerne la prostitution ; S.M. c. Croatie était bien le seul qui concernait officiellement et explicitement un cas de prostitution, ce qui n’a pas été le cas de l’arrêt Rantsev. Comme le souligne à juste titre le juge Vilanova, cet arrêt offre une réponse ambiguë, particulièrement quant aux situations d’exploitation de la prostitution d’autrui ou de prostitution forcée.

Plus encore, chacune des situations énoncées par la Cour à cet arrêt aurait pu se qualifier au titre de la traite des êtres humains, et ce, conformément à la définition internationalement reconnue du Protocole de Palerme ou de la Convention du Conseil de l’Europe. Chacune des victimes a été recrutée, transportée ou hébergée par une forme ou une autre de contrainte ou de leurre, pour être exploitée soit par le travail, la servitude ou la prostitution. Il serait dorénavant plus clair si la Cour qualifiait explicitement les situations vécues et pour lesquelles les victimes portent plainte.

***

Il est tout à fait possible d’affirmer, quinze ans après le premier arrêt relatif à la violation de l’article 4 de la CEDH, que les victimes d’esclavage, de servitude, de travail forcé et de traite des êtres humains sont mieux protégées si ce n’est qu’elles peuvent porter plainte à la Cour et être reconnue comme telle. Ce progrès repose d’abord sur le développement des obligations positives qui s’imposent aux États de prévention, de protection et de répression.

Il est dorénavant clairement établi que les États doivent incriminer les abus qui relèvent du champ d’application de l’article 4 de la CEDH[54]. Cette obligation est intimement liée à celle d’enquêter efficacement lorsqu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’un crime a été commis[55]. De plus, les autorités nationales doivent prendre des mesures opérationnelles de protection lorsqu’il existe un risque réel et immédiat qu’une personne fasse l’objet de l’une des situations du champ matériel de l’article 4[56]. Ces mêmes autorités ont également l’obligation d’adopter une cadre de prévention efficace contre les situations d’esclavage, de servitude, de travail forcé et de traite des êtres humains[57]. En définitive, ces obligations s’appliquent pour toutes victimes, quelle qu’elle soit[58].

L’analyse de la jurisprudence de la Cour montre tout de même qu’il reste encore des débats et des précisions à apporter au champ matériel de l’article 4, tout particulièrement en matière de prostitution, qu’elle soit liée ou non à la traite des êtres humains. En effet, tout en étant salutaire pour les victimes et la reconnaissance de leur vécu, l’insertion de la traite des êtres humains dans les limites de l’article 4 de la CEDH n’a pas permis de clarifier les notions d’esclavage, de servitude et de travail forcé. Même le dernier arrêt de la Grande Chambre, S.M. c. Croatie, n’a pas réussi à totalement dissiper cette confusion. Le refus de la Cour de qualifier les faits participe de cette confusion, tout comme la multiplication des traités internationaux et régionaux en la matière lesquels sont, à leur face même, rédigé au gré de l’air du temps. Si on parlait aisément d’esclavage dans les années 1920, puis de servitude et de travail forcé dans les années 1950, les années 2000 ont consolidé l’expression de la traite des êtres humains pourtant issus du début du siècle dernier[59]. C’est donc toute la communauté internationale qui doit être interpelée afin que ces notions soient distinguées et consolidées pour assurer une meilleure protection des victimes.