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De prime abord, le nombre d’affaires concernant Monaco portées à la connaissance de la Cour européenne des droits de l’homme (Cour) semble ridicule : neuf décisions se soldant par une irrecevabilité, quatre arrêts dont trois constatent une violation de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, la Convention ou la CEDH)[1]. Cette faiblesse quantitative est en trompe-l’oeil.

Premièrement, la Principauté n’a adhéré au Conseil de l’Europe qu’en 2004. La CEDH n’est entrée en vigueur que deux années plus tard[2].

Deuxièmement, Monaco compte uniquement 32796 résidents, dont à peine 8000 citoyens, données auxquelles il faut ramener le nombre d’arrêts et de décisions.

Troisièmement, il existe, en marge du contentieux strictement monégasque, ce que Laurence Burgorgue-Larsen appelle le « contentieux du Rocher »[3] ou Joël Andriantsimbazovina, le « contentieux people »[4]. En effet, l’apport principal de Monaco à la jurisprudence européenne ne concerne pas l’État monégasque, mais la famille princière. Une suite d’arrêts plus nombreux que ceux strictement dédiés à la Principauté a permis, à la manière d’un soap opéra, de préciser les contours de la notion de débat d’intérêt général. À titre de rappel, dans l’arrêt Von Hannover I, la Cour considère que les clichés volés de la Princesse Caroline ne relèvent pas d’un tel débat et que, partant, son droit à la vie privée a été violé[5]. Dans les épisodes suivants, Von Hannover II et Von Hannover III, Strasbourg bouleverse les codes : la princesse ou ses proches ne triomphent pas à la fin de l’histoire. La Cour rejette leurs prétentions et juge respectivement que les informations sur la dégradation de l'état de santé du Prince Rainier ou sur la mise en location de sa propriété dans l’autre contribuent au débat d’intérêt général[6]. À ce feuilleton, il faut ajouter deux spin-off' : Couderc et Hachette Filipacchi associés c France et Ernst August Von Hannover c Allemagne. Le premier est original, car il permet un changement de perspective. Le requérant n’était pas un des membres de la famille princière, mais l’organe de presse condamnés par les juridictions françaises pour avoir révélé, photos à l’appui, la paternité secrète de Albert II[7]. Le second est plus académique. Émût par l’utilisation dans une publicité de ses prénoms et de sa réputation à faire le coup de poing (ou plutôt le coup de parapluie), le prince Ernst von Hannover avait saisi le juge européen pour violation de son droit à la vie privée[8]. Dans les deux arrêts, la Cour considère que la notoriété des requérants réduit inévitablement leur espérance légitime à protéger leur vie privée comme une personne lambda. En outre, s’agissant de l’enfant clandestin, même si, aux termes de la Constitution monégasque, il n’est pas concerné par la succession de son prince de père, la Cour estime que sa naissance revêt une importance particulière puisque le titre se transmet de manière héréditaire. Par conséquent, il s’agit d’une question politique et d’un débat d’intérêt général.

Enfin, même si la famille princière n’y joue aucun rôle, on peut également annexer à cette partie du contentieux l’arrêt Arnaud et a. c France du 15 janvier 2015 à propos de l’assujettissement rétroactif à l'impôt sur la fortune des Français résidant à Monaco[9]. Cette dernière affaire met en lumière la relation toxique entre la France et le Rocher qui impacte potentiellement plus de 7000 personnes établies à Monaco.

L’adhésion au Conseil de l’Europe et, concomitamment, à la CEDH ne relevait pas de l’évidence. Monaco, comme tous les micro-États, s’est longtemps heurtée à la condescendance des organisations intergouvernementales. Trop petits, pas assez peuplés, ils n’étaient pas assez signifiants. De plus, le principe d’égale souveraineté leur conférant le même poids juridique que les grandes puissances, un État, une voix, ils étaient regardés avec méfiance, car susceptibles de fausser les équilibres. Enclavé en France au bord de la mer Méditerranée, Monaco est un des plus petits États au Monde. Ses limites correspondent à celle de la commune du même nom. En 1924, bien que le Prince Albert 1er avait suivi de près le processus de création de la Société des Nations, la demande d’adhésion monégasque s’était nonobstant soldée par un refus assez sec[10]. Ce n’est qu’en 1993, le 28 mai, que Monaco fut admise parmi les membres des Nations unies. En 2004, lors de son intégration au Conseil de l’Europe, elle était, à l’exception du Vatican, le dernier micro-État non-membre du Conseil d’Europe. Le Liechtenstein avait rejoint l’organisation en 1978, Saint-Marin en 1988 et Andorre en 1994.

Selon Georges Grinda, l’adhésion de Monaco au Conseil de l’Europe, la signature et la ratification de la CEDH furent essentiellement motivées par la volonté de se rapprocher davantage de l’Union européenne (Union)[11]. Du fait de ses accords avec la France, la Principauté était déjà intégrée au territoire douanier et monétaire de l’Union[12]. Préalable au renforcement des accords d’association avec l’Union. L’adhésion était donc stratégique. Il s’agissait de donner des gages en matière de démocratie, d’État de droit et de protection des libertés fondamentales[13]. Au niveau interne, la Principauté a largement amendé sa Constitution monégasque[14] en 2002 avec la Loi n°1.249 du 17 décembre[15]. La version originelle de 1962 aurait constitué un frein indéniable au rapprochement avec Strasbourg et surtout avec Bruxelles.

Toutefois, l’obstacle majeur ne concerna pas tant la Constitution monégasque et le degré de protection des libertés fondamentales que l’étroitesse des rapports avec la France. En effet, depuis la prise de Monaco par François Grimaldi en 1297, la Principauté n’a cessé de se placer sous la protection de son puissant voisin, notamment afin de se protéger des prétentions génoises. Elle fut même directement occupée par la France révolutionnaire puis napoléonienne. Aujourd’hui, Monaco est toujours étroitement liée à la France par toute une série d’accords bilatéraux en matière douanière, militaire et administrative. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’inquiétait justement des limitations considérables à l’exercice de sa souveraineté par la Principauté, notamment du fait de l’asymétrie provoquée par le traité de 1918 et la Convention franco-monégasque de 1930[16]. Un nouveau traité a donc été signé à Paris le 24 octobre 2002 afin de remplacer celui de 1918 tandis que la Convention franco-monégasque de 1930 a été renégociée afin d’établir une relation plus équilibrée et permettre l’adhésion.

Nonobstant ce ralliement à l’Europe des droits de l’homme, la relation entretenue par la Principauté avec le droit de la CEDH et les droits humains en général est frappée d’ambiguïté. Si Monaco fait l’objet de clichés, tous ne sont pas dépourvus de fondements. Non seulement l’alignement du droit monégasque par rapport aux standards dégagés par la Cour européenne est relativement minimaliste (I), mais elle reste totalement hermétique à de nombreux droits conventionnels (II).

I. L’emploi thérapeutique du droit de la Convention

L’État monégasque est un de ceux qui manient les zones d’ombre du droit de la CEDH et le fractionnement de l’ordre public européen avec le plus de virtuosité (A). Seuls les droits procéduraux ont directement profité de l’aiguillon de la Cour (B).

A. L’ambivalence de l’engagement monégasque

À certains égards, Monaco a fait le choix de la modernisation et du renforcement des libertés et des droits fondamentaux sur son territoire. La liste établie par le titre III de sa Constitution monégasque constitue la Charte monégasque des droits et des libertés[17]. Toutefois, la CEDH étant beaucoup plus large que ce catalogue, l’Ordonnance n°408 du 15 février 2006 destiné à rendre cette dernière exécutoire fût précédée ou suivie de peu par toute une série de lois dont l’objet était de mettre en adéquation l’ordonnancement juridique monégasque avec les standards conventionnels.

C’est le cas par exemple de la Loi n°1.299 du 15 juillet 2005 qui étend considérablement la liberté d’expression et la liberté des médias. La publication de tout écrit sur tout support est désormais réputée libre[18]. L’article 1 prévoit que la

liberté d’expression ne peut être limitée que dans la mesure requise par le respect de la dignité de la personne humaine, de la vie privée et familiale, de la liberté et de la propriété d'autrui, du caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion ainsi que par la sauvegarde de l'ordre public[19].

C’est aussi le cas de la Loi n°1.312 du 29 juin 2006 qui oblige la motivation des actes administratifs à caractère individuel[20].

Plusieurs progrès significatifs en lien avec le droit de la CEDH ont été enregistrés au cours de la dernière décennie : création d’un contrat civil de solidarité qui permet aux personnes de même sexe d’organiser leur vie commune[21], possibilité d’adjoindre aux enfants le nom de leur mère[22]. L’égalité entre hommes et femmes s’est considérablement améliorée sous l’effet croisé de la jurisprudence européenne et de la Convention d’Istanbul[23]. Il suffit de lire le rapport du Groupe d’experts sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO) du 27 septembre 2017 pour mesurer les avancées dans le domaine de la prévention et de la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique[24]. Les recommandations sur la mise en oeuvre de la Convention d’Istanbul à Monaco sont succinctes et marginales par rapport à celles adressées à d’autres États membres du Conseil de l’Europe[25]. Détail significatif, ce sont deux femmes qui à ce jour ont été désignées juges à la Cour européenne au titre de l’État monégasque. Le rapport du Groupe d’experts sur la lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) du 22 novembre 2019 illustre pour sa part la conformité du droit et des pratiques du Rocher avec l’interdiction de la torture, des peines et des traitements inhumains et dégradants prévue à l’article 3 de la CEDH[26].

Formellement très attachée au principe de souveraineté, Monaco a toutefois jugé nécessaire de préciser la portée de la CEDH lors du dépôt de l’instrument de ratification :

Dans l’ordre juridique monégasque, la Constitution, librement octroyée à ses sujets par le Prince souverain qui en est la source, constitue la norme suprême dont il est le gardien est l’arbitre, tout comme les autres normes à valeur constitutionnelle constituées par les conventions particulières avec la France, les principes généraux du droit international relatifs à la souveraineté et à l’indépendance des États, ainsi que les Statuts de la Famille souveraine. Les traités et accords internationaux régulièrement signés et ratifiés par le Prince ont une autorité supérieure à celle des lois. Par conséquent, la Convention européenne des droits de l’homme a une force infraconstitutionnelle, mais supra-législative[27].

En découle une impossibilité assumée de confronter les normes constitutionnelles aux standards conventionnels.

Si on ajoute que le Tribunal suprême (Tribunal) retient une conception stricte de son office, lorsqu’il statue en tant que juge constitutionnel, une compétence d’attribution expresse similaire à celle dans laquelle s’est enfermé le Conseil constitutionnel français, le droit de la CEDH reste totalement absent du contentieux constitutionnel monégasque. Le Tribunal refuse obstinément de prendre en charge le contrôle de conventionalité des lois[28]. Ainsi que le soulignait Roland Drago, il résulte de l’article 90 de la CEDH que « le Tribunal suprême n’est jamais habilité à déclarer inconstitutionnelle une loi au motif qu’elle serait contraire à la CEDH, que ce soit par voie d’action ou par voie d’exception »[29]. Pour Patrick Gaia, cette position est remarquable. En statuant ainsi, le juge constitutionnel monégasque rejoint le cercle des autres cours constitutionnelles européennes qui, refusent de se laisser séduire par les sirènes du contrôle de conventionalité et maintiennent fermement la CEDH dans ce qu’elle ne devrait jamais avoir cessé d’être :

un instrument de protection subsidiaire des libertés et des droits fondamentaux affectant non point la licéité constitutionnelle de la loi, mais au mieux, son applicabilité au contentieux ordinaire et, pour cette raison, placé entre les mains du juge de droit commun[30].

A contrario, si le Tribunal accepte le moyen tiré de l’inconventionnalité des lois lorsqu’il statue en matière administrative, c’est avec parcimonie et dans le respect de la plus stricte subsidiarité. Certes, ainsi qu’il est inscrit dans l’arrêt du 4 octobre 2010, Ordre des avocats défenseurs et Avocats près la Cour d'appel, dès lors que le Tribunal n'hésite pas à dégager des principes constitutionnels qui ne sont pas, en tant que tels, visés par le titre III de la Constitution monégasque, il peut (...) « interpréter les droits et libertés fondamentaux garantis par le titre III de la Constitution à la lumière de l'interprétation des stipulations de la Convention européenne des droits de l'homme par la Cour européenne des droits de l'homme »[31], mais, dans les faits, le moyen prospère rarement[32]. Quant aux autres juridictions, elles sont tenues d’écarter l’application des lois ou des ordonnances contraires à la CEDH.

À cette méfiance chronique à l’égard de la CEDH, s’ajoute l’indigence de plusieurs régimes de libertés à la faveur de la marge d’appréciation concédée aux États ou du manque d’audace du juge européen. Pour la plupart, ces régimes ont quelque chose à voir avec la puissante épistémè catholique qui irrigue le droit monégasque. En effet, si la liberté de culte est garantie à l’article 23 de la Constitution monégasque, la religion catholique n’en est pas moins érigée en religion d’État à l’article 9 du même texte[33]. Cela ne pose pas de difficulté en droit de la CEDH dès lors que le pluralisme religieux et l’absence de discriminations fondées sur l’appartenance religieuse sont respectés. Cette constitutionnalisation permet pourtant à l’Église d’intervenir dans les débats législatifs par la voix de son archevêque[34]. L’influence des autorités et du dogme catholique s’est d’ailleurs manifestée à de nombreuses reprises, notamment à propos de sujets socialement sensibles comme l’avortement, partiellement dépénalisé en 2009, ou l’obstination déraisonnable dans les soins des patients en état pauci-relationnel. Fort heureusement pour Monaco, la Cour n’a jamais eu le courage de déduire un quelconque droit conventionnel à l’interruption volontaire de grossesse ni à une fin de vie dans la dignité. Le contrôle en la matière se caractérise par une très large marge d’appréciation et un phénomène de procéduralisation[35]. Autre marqueur significatif, l’église monégasque a longtemps fait obstruction à l’implantation de la Franc-maçonnerie sur le Rocher grâce au jeu de l’article 36 de la Loi n°1.355 du 23 décembre 2008 qui soumet les activités d’associations ou de fédérations de droit étranger sur le territoire à une autorisation administrative renouvelable délivrée par le ministre d’État pour une durée d’un an maximum[36]. Sous l’angle conventionnel, cette opposition est rendue possible par l’article 16 de la CEDH qui limite les droits de nature politique des étrangers, c'est-à-dire ceux énoncés aux articles 10 et 11[37].

B. L’européanisation du système juridictionnel monégasque

Les trois arrêts qui constatent une violation de la CEDH portent sur des droits procéduraux. Dans l’arrêt Prencipe du 16 juillet 2009, la Cour considère que les motivations employées afin de justifier une détention provisoire d’une durée de quatre ans n’étaient pas conformes aux exigences de l’article 5(3) de la CEDH. Elle relève que les juridictions nationales se sont bornées à faire abstraitement référence à la gravité des faits reprochés et au trouble à l’ordre public, sans étayer le caractère certain et actuel de l’atteinte à l’ordre public et sans préciser en quoi l’élargissement de la requérante, ressortissante française poursuivie pour des détournements de fonds, aurait eu pour effet de le troubler. En tout état de cause, la Cour juge que « la gravité des faits et le trouble à l’ordre public ne [justifient pas] une aussi longue détention provisoire »[38]. Ce n’est pourtant cet aspect de l’arrêt qui est le plus intéressant. Il ne fait que reprendre une jurisprudence bien établie[39]. En effet, le gouvernement ayant cru pouvoir échapper à la condamnation en proposant à la requérante, ex gratia et « dans un souci de conciliation », une indemnité de 15000 euros, la Cour observe que la requérante n’avait pas accepté cette offre et qu’elle entendait maintenir sa requête. Or le gouvernement tirait un argument de ce refus alors que l’article 38(2) de la CEDH impose la confidentialité des négociations et que l’article 62(2) du règlement de la Cour interdit expressément de les invoquer dans la procédure contentieuse[40]. Sur le fond, la Cour rappelle que la procédure de règlement amiable exige « un aveu de responsabilité […] ou, à tout le moins, une concession en ce sens »[41]. En l’espèce, la Cour estime que la déclaration du gouvernement ne contenait rien de tel. On peut toutefois regretter que le montant proposé n’ait pas été discuté, 15000 euros, frais compris, pour quatre ans de détention provisoire. La somme semble bien dérisoire surtout si on fait le lien avec l’affaire Couderc et Hachette Filipacchi associés c France et les sommes obtenues par le prince Albert II devant les juridictions françaises en compensation de son préjudice moral suite à la publication de photos de son fils caché, soit 50000 euros[42]. De là à penser que l’image de son altesse sérénissime vaut davantage que la liberté d’une personne indûment altérée dans l’échelle des valeurs monégasques, il n’y a qu’un pas. Nonobstant, dès sa première affaire, Monaco apprend que les droits garantis par la CEDH ne se négocient que dans le respect de conditions formelles et matérielles précises. Monaco tirera d’ailleurs les leçons de cet arrêt à l’occasion de deux affaires Hoyos Tobon puis L.P., permettant ainsi à la Cour de prendre acte du règlement amiable entre les parties[43]. La décision L.P. du 5 septembre 2017 est d’ailleurs un modèle du genre. Le gouvernement monégasque a informé la Cour de son intention « de formuler une déclaration unilatérale afin de résoudre la question soulevée par la requête »[44], déclaration aux termes de laquelle il reconnait explicitement que le requérant n'a pas pu bénéficier du droit pour toute personne gardée à vue d’être assistée par un avocat tout au long de la mesure et ne s’est pas vu informé de son droit de garder le silence lors de son audition par la police puis de sa première comparution devant le juge d’instruction. Quant à la compensation, 17500 euros, elle était manifestement plus adaptée[45].

Les deux arrêts suivants concernent le droit à un procès équitable stricto sensu. L’arrêt Navone et a. du 24 octobre 2013 constate une violation de l’article 6(1) de la CEDH en raison de l’absence de notification aux requérants de leur droit de garder le silence pendant la garde à vue et de l’article 6(3) combiné avec l’article 6(1) faute d’avoir bénéficié de l’assistance d’un avocat au cours de leur interrogatoire[46]. Dans l’arrêt Scavetta du 30 mai 2017, la Cour conclut à la violation de l’article 6(1) suite à « l’absence de communication au requérant du rapport du conseiller rapporteur et des conclusions écrites du représentant du ministère public devant la Cour de révision »[47].

Même les affaires n’ayant pas abouti à une condamnation ou actuellement pendantes ont été communiquées sous l’angle du droit à un procès équitable : indépendance ou impartialité du Tribunal suprême[48], durée des procédures[49], impossibilité légale de former un pourvoi en révision[50], suppression par la Cour d’appel d’un passage des conclusions écrites par l’avocat de la société requérante[51]. Le droit à la vie privée est également soulevé dans les affaires Ordre des avocats défenseurs et avocats près la cour d’appel de Monaco et De Baets, sans plus de succès que le droit à un procès équitable.

Dans la première affaire, la Cour applique une jurisprudence constante aux termes de laquelle

[les associations et les syndicats ne peuvent pas] se prétendre eux-mêmes victimes de mesures qui [portent] atteinte aux droits que la Convention reconnaît à leurs membres ; il en va de la sorte alors même que l’association ou le syndicat dont il est question ont pour objet statutaire la défense des intérêts de leurs adhérents[52].

La seconde affaire mérite davantage d’attention. La Cour balaye la requête d’un père qui contestait le régime de visite et d’hébergement de sa fille au motif qu’il avait sciemment accepté ce dernier et qu’il avait même renoncé « de manière non équivoque à ses droits garantis par la Convention en signant [un] protocole d’accord […] et en sollicitant son homologation par la Cour d’appel [monégasque] »[53]. Dans cette affaire, le comportement du requérant a pesé au point que la Cour le qualifie d’abusif. Il avait non seulement dissimulé ses engagements, mais également la cessation de la violation alléguée. Manifestement, la requête relevait plus de la tentative de règlement de compte entre ex-époux par juges interposés que de la volonté de redresser une quelconque violation. La lecture de la décision trahit pourtant l’épistémè chrétienne du droit monégasque et de sa pratique. On y découvre que la Cour d’appel de Monaco s’est montrée particulièrement compréhensive aux arguments de la mère qui critiquait le départ de son époux du domicile conjugal et lui reprochait « d’avoir présenté sa nouvelle compagne à ses enfants, précisant qu’elle se serait comportée pendant tout un week-end comme "sa maîtresse à son domicile" et ce alors même que leur famille était "pieuse et très attachée aux convictions religieuses" »[54].

Force est de constater que, dans le domaine des droits procéduraux, le droit de la CEDH a réussi à influencer le droit monégasque. Les réformes successives du Code de procédure pénal et du Code pénal, notamment les Lois n°1.398 du 24 juin 2013 sur l’administration et l’organisation du système judiciaire, n°1.399 du 25 juin 2013 portant réforme du Code de procédure pénale en matière de garde à vue, et n°1.394 du 9 octobre 2012 portant réforme des Codes pénaux et de procédure pénale en matière de corruption et de techniques spéciales d’enquête, sont principalement motivées par la nécessité d’harmoniser la législation monégasque avec les normes du Conseil de l’Europe et la jurisprudence de la Cour européenne[55]. Le souci d’intégrer le modèle européen de justice est également patent dans la Loi n°1.364 du 16 novembre 2009 portant statut de la magistrature et surtout dans la Loi n°1.421 du 1er décembre 2015 portant diverses mesures en matière de responsabilité de l'État et de voies de recours, laquelle entérine et organise la responsabilité de l’État du fait du « fonctionnement défectueux de la justice » et amende substantiellement les codes de procédure civile et de procédure pénale[56].

II. Un ordre juridique interne partiellement hermétique

Sur fond de discrimination à l’égard des non-nationaux et en dépit de ses promesses, Monaco fait délibérément obstacle à deux aspects essentiels de l’ordre public européen grâce au jeu de la réserve monégasque conjuguée à la non-ratification de certains protocoles additionnels, notamment le premier d’entre eux : sa dimension politique et démocratique (A), sa dimension sociale (B).

A. La limitation des effets politiques de la Convention

De droit divin jusqu’à la Constitution monégasque de 1962, Monaco est aujourd’hui une monarchie héréditaire et constitutionnelle qui, quoi qu’en dise Georges Grinda, pose toujours de sérieuses difficultés sous l’angle de la séparation des pouvoirs et des droits politiques[57].

Contrairement aux autres monarques européens cantonnés à des fonctions purement symboliques ou représentatives, le prince exerce pleinement le pouvoir exécutif lequel relève de sa « haute autorité ». La direction du gouvernement est confiée au ministre d’État nommé par le prince et exclusivement responsable devant lui. Il est assisté de cinq membres du gouvernement, également responsables devant le prince, placés à la tête de chacun des cinq départements de l’administration. Quant aux pouvoirs législatifs et budgétaires, ils sont exercés conjointement par le prince et par l’organe parlementaire dénommé Conseil national[58]. Seul le pouvoir judiciaire échappe à cette intrication entre pouvoirs constitutionnels au bénéfice du prince puisque, depuis 1918, son administration relève d’une direction totalement indépendante quoique les conditions de détachement et de renouvellement des magistrats français en vertu de la Convention du 8 novembre 2005 laissent songeuses[59]. En définitive, Monaco possède un système institutionnel sans équivalent, centré sur la figure tutélaire d’un prince souverain « par la grâce de Dieu » et dont la volonté se retrouve à tous les étages[60].

Malgré le rééquilibrage du pouvoir législatif en 2002 et l’élargissement des pouvoirs du Conseil national notamment pour ce qui concerne l'initiative des lois, toujours sous la surveillance du prince, le droit d'amendement et la ratification des traités et accords internationaux, le partage du pouvoir législatif est à l’évidence peu compatible avec l’article 3 du Protocole n°1[61] et le principe de prééminence du droit qui irrigue la CEDH tout entière. L’Avis n°695 de la Commission de Venise (Commission) est sans appel :

Monaco n’est pas une monarchie parlementaire; ce n’est pas un système représentatif dans lequel l’exécutif est responsable devant un parlement élu ou devant les électeurs. Il s’agit d’un régime sui generis de monarchie limitée. [...] les pouvoirs étendus du Prince face aux pouvoirs limités du Conseil national, auxquels s’ajoute le fait que le gouvernement n’est pas responsable devant le Conseil national, soulèvent une question évidente de démocratie[62].

Le corps législatif se doit d’être « non seulement un parlement pluraliste, représentant ou reflétant les opinions des électeurs, mais un parlement effectif se prononçant sur des questions politiques sans aucune ingérence politique interne de la part d’autres organes politiques »[63]. Et la Commission de conclure que le système monégasque n’est pas satisfaisant sous cet angle et qu’il doit être amélioré[64]. On est très éloignée du « régime politique véritablement démocratique » mentionné dans le préambule de la CEDH ou de la « démocratie véritable » préconisé par le statut du Conseil de l’Europe[65].

La propension de la Cour à appréhender avec bienveillance les singularités des différents modèles constitutionnels européens ne suffirait probablement pas à sauver Monaco si elle était soumise au respect du premier protocole. Cette partie du contentieux provoquerait inévitablement un choc frontal entre la Constitution monégasque et la CEDH. Or, l’Avis 695/2012 de la Commission évoque la grande réticence à réviser la Constitution monégasque et l’impératif de stabilité institutionnelle qui prime à Monaco fut-ce que détriment de la démocratie[66]. La Principauté n’est manifestement pas prête à tirer toutes les conséquences constitutionnelles du droit à des élections libres même dans la formulation minimaliste retenue à l’article 3 du Protocole n°1[67]. La jurisprudence européenne laisse notamment entendre que, lorsque « les fonctions du chef de l’État […] comprennent l’initiative législative et le pouvoir d’adopter des lois ou incluent de vastes prérogatives en matière de contrôle de l’adoption des lois ou le pouvoir de censurer les principaux organes législatifs »[68], celui-ci doit être assimilé au corps législatif. Par conséquent, la clause politique implique que le prince renonce à ses pouvoirs en matière législative ou que sa charge devient élective.

Il n’est pas certain non plus que toutes les dispositions de la Loi n°1.839 du 23 février 1968 sur les élections nationales et communales obtiennent elles aussi un brevet de conventionnalité[69].

Premièrement, la loi prévoit plusieurs privations automatiques du droit de vote, notamment celle des faillis[70]. Même si la Cour a assoupli sa jurisprudence depuis l’arrêt Frold c Autriche du 8 avril 2010, elle reste hostile à la déchéance automatique du droit à des élections libres[71].

Deuxièmement, l’exigence d’un délai de cinq ans entre l’acquisition de la naturalisation ou autre moyen d’obtenir la nationalité monégasque avant de pouvoir participer aux élections du corps législatif est également sujette à caution. Certes, aucune affaire similaire n’est encore remontée à Strasbourg toutefois le contentieux relatif à la durée de résidence peut servir utilement de baromètre. En dehors de la solution aberrante de l’arrêt Py c France dans lequel la Cour tolère une durée de résidence préalable de dix ans pour pouvoir voter en Nouvelle-Calédonie, seuls des délais assez courts sont amis[72]. Le Code de bonne conduite en matière électorale ne tolère pas les délais supérieurs à six mois[73].

Dernier point, mais non des moindres, le régime juridique relatif aux partis politiques reste très insatisfaisant. Or, en droit de la CEDH, la liberté des partis politiques ne relève pas que de l’article 11. Centre de gravité de la vie politique des États et « avant-garde de la liberté d’opinion politique », ils bénéficient aussi de la protection offerte par l’article 3 du Protocole n°1[74]. Deux rapports d’évaluation du GRECO n’ont pas suffi pour venir à bout des pratiques douteuses qui émaillent le financement de la vie politique monégasque[75]. Celui des partis politiques n’est toujours pas réglementé en dehors des campagnes électorales.

C’est bien là qu’il faut chercher la véritable raison du refus de ratifier le premier protocole plutôt que dans la raison officiellement avancée par le gouvernement, c'est-à-dire la volonté de protéger la politique d’encadrement des loyers face à des propriétaires qui déposeraient un recours pour contester les restrictions dans l’usage de leur bien au sens de l’article 1er du Protocole n°1. D’une part, la Cour accepte des limitations plutôt généreuses de ce côté-là[76]. D’autre part, contrairement au déficit démocratique, l’obstacle peut aisément être surmonté au moyen d’une réserve.

La Principauté s’était pourtant engagée à signer et ratifier ce protocole d’achèvement en même temps que la CEDH[77]. L’Assemblée parlementaire l’a d’ailleurs rappelée plusieurs fois à l’ordre, notamment dans sa Résolution 1566(2007) dans laquelle elle « regrette [que Monaco] n’ait jusqu’à présent pas honoré son engagement de ratifier [ledit protocole] […] et [demande aux autorités de prendre] les mesures nécessaires à cet effet dans les plus brefs délais »[78]. La Résolution 2052(2015) est plus diplomatique pour ne pas dire désabusée. L’Assemblée salue les travaux menés par les autorités monégasques pour explorer les solutions susceptibles d’ouvrir la voie à une ratification bien qu’aucun mécanisme capable de préserver les spécificités monégasques n’ait été identifié[79]. À ce jour, Monaco reste avec la Suisse les seuls États membres du Conseil de l’Europe à ne pas être soumis au Protocole n°1.

B. La limitation des effets sociaux de la Convention

Faut-il douter de la bonne foi de Monaco lors de son adhésion à la CEDH? La question est brutale, mais mérite d’être posée. En effet, la réserve déposée lors de la ratification de la CEDH fait obstacle à la dimension sociale de cette dernière.

À partir des années 1990, la Cour a développé une jurisprudence socialisante de la CEDH afin de compenser l’absence de droits économiques et sociaux dans la CEDH et ses protocoles. Cette orientation a principalement été rendue possible grâce à une lecture dynamique et extensive de l’article 8(1) et de l’article 1er du Protocole n°1 conjugué respectivement à l’article 14 qui prohibe la discrimination dans la jouissance des droits reconnus par la CEDH. Et c’est en pleine connaissance de cette orientation jurisprudentielle majeure que Monaco a adhéré à la CEDH.

La réserve monégasque a pour vocation de préserver toute une série de priorités constitutionnelles et législatives accordées aux citoyens monégasques en matière d’emplois[80]. L'article 25 de la Constitution monégasque assure notamment la priorité aux Monégasques pour l'accession aux emplois publics et privés tandis que l’article 32 suggère que certains emplois leur sont habituellement réservés. Les conditions de cette priorisation sont précisées dans les statuts de la fonction publique et dans différents textes instaurant un régime préférentiel dans certains secteurs d'activité[81]. La Loi n°1144 du 26 juillet 1991 soumet par ailleurs l’exercice des activités artisanales, commerciales, industrielles et professionnelles exercées à titre indépendant par des non-nationaux à l’obtention d’une autorisation administrative et réglemente dans le même esprit les activités, de banque ou de crédit, de conseil ou d'assistance dans les domaines juridique, fiscal, financier et boursier ainsi que de courtage ou de gestion de portefeuilles ou de gestion de patrimoines avec pouvoir de disposition[82]. En outre, la Loi n°629 du 17 juillet 1957[83] aménage de manière restrictive et discriminatoire les conditions d’embauchage et de réembauchage des étrangers. Premièrement, aucun étranger ne peut occuper un emploi privé à Monaco s’il n’est pas titulaire d’un permis de travail ni ne peut exercer une autre profession que celle visée par ce permis (art 1). Deuxièmement, toute embauche ou réembauche est conditionnée par l’obtention d’une autorisation préalable de la direction de la main-d’oeuvre et des emplois (art 4). La loi prévoit même une hiérarchie selon que les candidats à un emploi sont mariés à une Monégasque, domiciliés à Monaco et ayant déjà exercé une activité professionnelle, domiciliés dans les communes limitrophes, hiérarchie applicable en matière d’embauche, mais aussi, de manière inversée en matière de licenciement par suppression d’emploi ou compression de personnel (art. 5, 6 et 7). La réserve verrouille habilement ce système en empêchant l’invocation de l’article 6.1 et par conséquent tout recours juridictionnel conforme aux exigences du droit à un procès équitable.

Malgré des réticences perceptibles, Monaco s’était pourtant engagée à signer et à ratifier la Charte sociale européenne (Charte)[84] qui à l’instar de la jurisprudence européenne en matière d’emploi, de logement et d’aide sociale, est difficilement compatible avec cette préférence nationale systématique. Tout en prenant en compte la situation particulière de la Principauté où la population autochtone est numériquement plus faible que le nombre total de personnes qui y vivent et/ou y travaillent, l’Assemblée parlementaire a rappelé à plusieurs reprises l’engagement pris par celle-ci au moment de son adhésion au Conseil de l’Europe de signer la Charte et de la ratifier dans un délai de deux ans suivant l’adhésion[85]. La réserve monégasque et « l’oubli » de ratification de la Charte procèdent d’une même logique : faire obstacle à l’élargissement des droits économiques et sociaux aux étrangers et permettre la survie de régimes dérogatoires et discriminatoires. À l’évidence, Monaco n’a jamais eu l’intention de s’exécuter. Il s’agissait d’une simple posture pour faciliter son intégration au Conseil de l’Europe, une malice, le mot est choisi. Pour des raisons analogues, Monaco fait également partie de la cohorte d'États qui n'a pas signé le Protocole n°12 dont l’article 1 interdit la discrimination dans la jouissance de tout droit reconnu par la loi[86]. Il était pourtant convenu que la Principauté le fasse dans un délai d’un an après l’entrée en vigueur du texte[87].

Au-delà de la question des droits économiques et sociaux, Monaco peine à s’ouvrir. Absence de recours judiciaire en matière d’extradition, de refoulement ou d’expulsion, limitation de la liberté de circulation, les étrangers ne bénéficient manifestement pas des standards minimums prescrits par la CEDH lorsqu’elle n’est pas entravée. L’article 2(1) du Protocole n°4 qui garantit à toute personne régulièrement présente sur un territoire d’y circuler et d’y choisir librement sa résidence a également été assorti d’une réserve afin de soumettre les étrangers à un régime dérogatoire[88]. En vertu de l’article 22 de l’Ordonnance n°3153 du 19 mars 1964, les non-nationaux sont susceptibles d’être expulsés et interdits de territoire par une simple mesure de police[89]. De plus, l’Ordonnance du 6 juin 1867 sur la police générale prévoit que tout étranger qui trouble l’ordre public ou dont la présence peut troubler l’ordre public est reconduit hors du territoire par ordre ministériel et ne peut plus se rendre à Monaco sans une autorisation similaire sauf à s’exposer à une peine d’emprisonnement allant de six jours à un mois[90].

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En dépit des voeux pieux de l’Assemblée parlementaire qui entend tenir compte des spécificités de Monaco afin de l’encourager à approfondir la protection des droits et des libertés énoncés par la CEDH et ses protocoles, le Rocher reste sous bien des aspects un récif constitué d’archaïsmes médiévaux. À l’instar de l’Organisation de coopération et de développement économiques qui essaye en vain de faire reculer les pratiques fiscales nuisibles à Monaco, les organes du Conseil de l’Europe peuvent espérer encore longtemps des résultats tangibles dans certains domaines ciblés, notamment les droits politiques et les droits économiques et sociaux des étrangers.

Pour reprendre l’analogie malheureuse entre rayonnement sportif et participation au Conseil de l’Europe proposée lors des débats devant le Sénat à propos de la demande d’adhésion de Monaco à la CEDH, la trajectoire du micro-État dans cette organisation tient plus de son expérience olympique en bobsleigh que de l’épopée de l’AS Monaco[91].