Corps de l’article

Débuté en 1990 avec l’admission de la Hongrie, premier État d’Europe centrale et orientale à avoir adhéré au statut de Londres[1], et achevé au début des années 2000 avec celle des États caucasiens et des entités issues de l’ancienne Yougoslavie[2], le processus d’élargissement du Conseil de l’Europe est ancien. Cela fait désormais une quinzaine d’années que l’organisation européenne fonctionne à 47 États membres. Excepté le Belarus, l’ensemble des États européens est regroupé au sein du Conseil de l’Europe et a adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après, Convention).

Le phénomène de l’élargissement date et a donné lieu, à la fin des années 1990 et au début des années 2000, à des études sur son impact sur le fonctionnement de l’organisation et de ses missions[3].

Plus de vingt ans après, on peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’un retour sur un sujet que l’on pensait épuisé. Néanmoins, les études d’il y a vingt ans portaient sur l’impact immédiat de l’élargissement et sur les adaptations institutionnelles et fonctionnelles qu’il avait fallu rapidement mettre en oeuvre pour assumer ce changement de dimension de l’organisation. Les études se focalisaient donc sur les réactions institutionnelles et normatives principalement dans le cadre général du Conseil de l’Europe et plus accessoirement dans celui, plus spécifique, de la Convention.

Si l’on souhaite tenter d’appréhender les implications profondes qu’aura eues l’élargissement du Conseil de l’Europe, le temps long semble pourtant nécessaire. L’anniversaire des 70 ans de la Convention européenne des droits de l’homme peut constituer l’occasion d’une telle démarche. Presque deux décennies après, essayer d’identifier quelles ont été les évolutions et transformations du système de la Convention liées à son élargissement peut être particulièrement instructif. Une telle démarche peut même apparaître salutaire pour mieux comprendre les tensions et les enjeux présents au sein du système et leurs évolutions.

La démarche doit cependant s’accompagner de précautions méthodologiques qui semblent absolument nécessaires. Il ne s’agit pas en effet de surévaluer l’impact de l’élargissement sur le fonctionnement et l’évolution de l’organisation ces dernières années. La prudence doit être d’autant plus grande que les défis auxquels le Conseil de l’Europe a dû faire face ont été nombreux, conséquents, et le plus souvent totalement extérieurs à l’organisation. Ainsi qu’ont pu le souligner certains des observateurs les plus avertis, l’organisation a été confrontée à une période de crise aigüe[4]. Recrudescence de la menace terroriste, crise migratoire, conflits, instabilité géopolitique sont ainsi autant de facteurs externes qui ont pesé sur le système de la Convention et en particulier sur son interprétation jurisprudentielle. Par ailleurs, s’il est incontestable que le mouvement de réforme de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) et de son mécanisme de contrôle, qui a été initié au début des années 2000 et qui vient de s’achever[5], était en lien direct avec la mutation dimensionnelle de l’organisation, il ne s’agira pas ici d’en faire le facteur exclusif. Cela reviendrait en effet à travestir la réalité, à la simplifier et peut-être même à la déformer. Le système de la Convention n’aurait-il pas également considérablement évolué sans l’élargissement tel qu’il s’est dessiné dans les années quatre-vingt-dix? Ou avec un élargissement différent, moins ample ou plus ambitieux encore? Nul ne le sait.

Le propos ne sera donc pas ici de revenir sur le processus de réforme de la CEDH et de le mettre en lien avec le processus d’élargissement de l’organisation. Plus simplement et surtout plus prudemment, il s’agira davantage d’identifier quelques éléments d’évolution du système qui apparaissent particulièrement marquants et qui peuvent être attribués assez immédiatement à l’élargissement ou du moins à certains des États parties admis post-élargissement. Ces éléments ont pesé non seulement sur les mécanismes de contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme (I), mais également sur le contentieux porté devant elle (II).

I. L’impact sur les mécanismes de contrôle

Le système de la Convention européenne des droits de l’homme se distingue en tout premier lieu par ses mécanismes de contrôle. Leur sophistication très grande a maintes fois été soulignée à juste titre par la doctrine. Frédéric Sudre estime ainsi que « la Convention européenne offre le mécanisme le plus perfectionné de contrôle du respect de droits de l’homme au plan international »[6] tandis que Paul Tavernier la qualifiait de plus beau fleuron du Conseil de l’Europe[7]. Ses attributs ne sont pas usurpés et il n’est pas étonnant de constater que l’élargissement aura eu un impact significatif sur ces mécanismes de contrôle.

D’emblée, soulignons que l’élargissement n’aura pas été funeste pour le droit de recours individuel. La question de sa survie avait pourtant été abordée au début des années 2000[8] et son maintien dans des conditions acceptables aura été au coeur du processus de réforme de la Cour tout au long des dernières années. L’élargissement n’aura donc pas sonné le glas de cette voie de droit précieuse et grandement originale prévue par l’article 34 de la Convention.

L’impact de l’élargissement est à observer ailleurs, peut-être de manière plus étonnante et moins spectaculaire. Il n’est pas univoque, loin de là, et il est difficile de qualifier ce mouvement. La question n’est cependant pas là pour l’instant. Elle est davantage à la tentative d’identification.

Trois exemples peuvent ainsi être mis en avant. Paradoxalement et en tout premier lieu, l’élargissement, notamment à certains États-membres, aura d’abord eu pour effet de redynamiser une voie d’accès à la CEDH. Le mécanisme des requêtes interétatiques aura en effet sans nul doute bénéficié de l’élargissement. En outre, la question de l’exécution des arrêts de la Cour européenne aura acquis un relief tout à fait singulier ces dernières années. Elle a pris une importance réelle et a participé à redéfinir les rapports interinstitutionnels entre les différents organes de la Cour. Sans nul doute, l’élargissement y est pour beaucoup. Enfin, et peut-être plus subrepticement, la mutation dimensionnelle de la Cour a participé à redessiner les rapports de force entre les juges.

Le premier impact de l’élargissement sur les mécanismes de contrôle de la Convention réside dans la dynamisation du recours interétatique prévu par l’article 33[9]. Si le constat semble évident, les conséquences de ce mouvement semblent beaucoup plus indéterminées.

Jusqu’au début des années 2000, le mécanisme de garantie collective prévu par l’article 33 de la Convention avait été très peu activé. Peu ou pas utilisé dans sa vocation première de recours de mécanisme « objectif » contre les atteintes aux droits de l’homme, il a été davantage conçu comme un outil de rétorsion dans le cadre de conflits politiques. Les requêtes déposées[10] et le peu d’arrêts rendus[11] attestent clairement cette tendance. Irlande contre Royaume-Uni, Chypre contre Turquie sont autant de souvenirs de déchirements qu’ont pu connaître les membres du Conseil de l’Europe. L’élargissement a ranimé cette vocation détournée de l’article 33 observée dans les années 1970. Le recours interétatique a en effet été plusieurs fois actionné contre la Fédération de Russie depuis de début des années 2000 et a donné lieu à des arrêts marquants. Les premières actions se sont inscrites dans le cadre du conflit entre la Géorgie et la Russie après la guerre d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie[12]. Les deuxièmes ont été déposées par l’Ukraine après l’annexion de la Crimée par la Fédération de la Russie[13]. En conséquence, les années 2000 ont été marquées par des contentieux spectaculaires, s’inscrivant dans des conflits ouverts entre États-membres du Conseil de l’Europe qui n’ont donné lieu pour l’heure qu’à un seul arrêt, particulièrement remarquable. Si le recours à cette voie de droit est remarquable sur le plan procédural, il l’est également sur le fond dans la mesure où les arrêts rendus ont été très sévères et sans concession aucune sur le constat de la violation des droits de l’homme les plus élémentaires par la Fédération de Russie.

Cette réactivation du recours interétatique n’est cependant pas sans poser question. En effet, si elle révèle les potentialités des mécanismes de contrôle du respect de la Convention dans des situations aussi extrêmes que celles observées dans les conflits interétatiques récents, elle en démontre également les limites. Quid d’une condamnation sévère si les arrêts sont tout simplement ignorés et évidemment non exécutés? Plus largement, qu’en est-il de la crédibilité d’une organisation de défense des droits de l’homme telle que le Conseil de l’Europe qui ne peut pas faire grand-chose des conflits opposant ses propres États-membres? On touche ici à l’une des plus grandes difficultés que connait l’organisation européenne depuis son élargissement qui a opposé ses membres quant à l’attitude à réserver à la Russie ces dernières années[14].

Au-delà de ces thématiques qui relèvent davantage de la sphère politique, la question des requêtes étatiques et de leur articulation avec les requêtes individuelles liées a été posée lors de la préparation de la Conférence de Copenhague[15]. Dans sa partie relative au « défi du volume des affaires – la nécessité d’entreprendre des actions », le point 45 de la Déclaration de Copenhague (Déclaration) évoque les requêtes interétatiques, le défi posé par ces dernières en termes de respect des droits de l’homme et le fait que le traitement des requêtes individuelles liées à une requête interétatique intervient généralement, en vertu d’une pratique judiciaire propre à la Cour, successivement à celui de la requête interétatique[16]. Particulièrement obscure, cette évocation des requêtes interétatiques est suivie, au point 54c) de la Déclaration, d’une invitation faite au Comité des Ministres d’explorer

[…] les moyens de traiter de manière plus effective les affaires liées à des différends interétatiques, ainsi que les requêtes individuelles résultant de situations de conflits entre États, sans limiter pour autant la juridiction de la Cour, en prenant en considération les caractéristiques propres à ces catégories d’affaires, entre autres en ce qui concerne l’établissement des faits[17].

Là aussi, la formule, loin d’être claire, laisse à penser qu’un bon moyen de réduire de manière conséquente le volume des requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme serait de considérer qu’un arrêt sur le fond dans le cadre d’une requête interétatique pourrait déboucher sur un traitement beaucoup plus rapide et efficace des requêtes individuelles liées. Lorsque l’on songe au nombre de requêtes déposées par des ressortissants ukrainiens à l’encontre de la Fédération de Russie à la suite de l’annexion de la Crimée[18], l’enjeu paraît éminemment légitime. Pour autant, un traitement dégradé des requêtes individuelles ne serait pas souhaitable, surtout dans le contexte. Même si la Déclaration de Copenhague précise bien que les mesures envisagées ne doivent pas aboutir à limiter la juridiction de la Cour, il semble essentiel de rester vigilants afin que la dynamisation des requêtes interétatiques, conséquence de situations conflictuelles très graves en termes de respect des droits de l’homme, ne rime pas avec un appauvrissement du recours individuel. Ce risque, paradoxal, existe bel et bien.

La deuxième manifestation de l’impact de l’élargissement du Conseil de l’Europe sur le système de la Convention européenne des droits de l’homme doit être observée en matière d’exécution des arrêts de la Cour. Cette thématique a été centrale ces dernières années. L’amélioration de l’exécution des arrêts de la Cour est apparue en effet comme un des leviers essentiels de la réforme de la Cour européenne des droits de l’homme initiée par le processus d’Interlaken[19]. À cet égard, la présence des États parties admis à la fin des années 1990 et au début des années 2000 a été déterminante, car ils ont pu poser des problèmes singuliers au regard de l’exécution des arrêts de la Cour. Ce faisant, ils ont incontestablement participé au perfectionnement des mécanismes visant à favoriser l’exécution des arrêts et donc l’application des droits garantis par la Convention.

Plusieurs éléments, de nature différente, peuvent expliquer que les États admis au moment de l’élargissement aient connu des difficultés à exécuter les arrêts de la Cour.

Pour certains, l’inexécution est clairement liée à un contexte institutionnel et matériel complexe rendant ardue, sinon impossible, l’exécution pleine et entière (mesures individuelles et générales) des arrêts de la Cour. L’exemple récent de l’Ukraine peut ainsi être mis en avant. La Cour européenne a en effet d’abord condamné cet État par un arrêt pilote à raison de son incapacité à exécuter ses propres décisions judiciaires[20], puis elle a refusé d’examiner les affaires individuelles subséquentes, estimant que ces requêtes relevaient précisément d’un problème d’exécution et non d’un nouveau problème de fond au regard de la Convention[21]. En matière de durée des procédures[22] ou encore de conditions de détention[23], les États issus de l’élargissement se sont également particulièrement illustrés et ont souvent éprouvé des difficultés réelles à exécuter de manière complète et durable les arrêts de la Cour européenne. De ce point de vue, les statistiques du service d’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du Comité des ministres sont éloquentes. Si la Turquie et l’Italie s’illustrent ainsi parmi les États ayant des affaires sous surveillance soutenue[24], à eux seuls, la Fédération de Russie, l’Ukraine, la Roumanie et la Bulgarie concentrent 50% de ce type d’affaires[25].

À ces difficultés matérielles et structurelles peut parfois s’ajouter une réelle réticence des États parties à exécuter un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme. Si une fois encore, une telle attitude n’a pas été exclusivement réservée aux États admis post-élargissement[26], certains d’entre eux ont pu néanmoins revendiquer et argumenter leurs résistances aux condamnations de la Cour et à l’exécution des obligations internationales en découlant. L’exemple de la Fédération de Russie doit être évidemment cité ici, tant le positionnement de sa Cour constitutionnelle a pu marquer les esprits[27]. L’Azerbaïdjan s’est également illustré sur ce terrain, en refusant de libérer Ilgar Mammadov, principal opposant politique au régime en place, alors même que la Cour l’exigeait au terme d’un arrêt désormais célèbre[28].

Cette affaire a d’ailleurs été l’occasion de mobiliser pour la première fois le mécanisme de l’article 46§4 de la Convention[29]. Cette disposition, insérée à la Convention par le Protocole n°14 entré en vigueur en 2010, permet au Comité des Ministres, lorsqu'un État refuse de se conformer à un arrêt de la Cour le condamnant, de saisir de ce manquement la Cour elle-même[30]. Rigide et exposée, cette procédure n’avait jusqu’à présent jamais été mise en oeuvre. Nécessitant de rassembler une majorité de deux tiers des États parties à la Convention pour pointer du doigt les dysfonctionnements de l’un des leurs, l’absence de mobilisation de cet outil était aisément compréhensible. Il l’a néanmoins été à l’encontre de l’Azerbaïdjan, dans le cadre d’une affaire particulièrement grave[31] et au terme d’un dialogue infructueux avec le Comité des Ministres[32].

Cette initiative, spectaculaire, était le signe qu’une attention particulière dût être portée à la question sensible de l’exécution, ou plutôt de l’inexécution franche, ouverte et revendiquée des arrêts de la Cour. Pour certains observateurs, il en allait de la crédibilité du système de contrôle de la Convention. Pour d’autres, le déclenchement de cette procédure était vexatoire et excessif[33]. En tout état de cause, elle a bien concerné un des États les plus récemment admis au sein du Conseil de l’Europe[34]. Elle peut donc être analysée comme une autre manifestation de l’attention soutenue qui a été portée à la problématique de l’exécution des arrêts de la Cour à l’égard des États admis pendant la phase d’élargissement.

Enfin, le fonctionnement des mécanismes de contrôle, et plus particulièrement de la Cour elle-même, semble avoir été impacté par l’élargissement. La composition de la juridiction européenne a en effet profondément changé au fil des ans et si l’élargissement a été accompagné par une sophistication des modalités de sélection des juges[35], il semble qu’il ait également abouti à la constitution de nouveaux points d’équilibres et de déséquilibres. Autrement dit et dans certaines affaires récentes, juges des anciens et des nouveaux États parties à la Convention s’opposent. Ces oppositions ne sont pas anodines et semblent révéler des divergences fortes sur le système de contrôle de la Convention. Deux exemples relativement récents peuvent illustrer ce mouvement : l’arrêt Burmych[36] et les affaires Mammadov[37]. Déjà évoqué, l’arrêt Burmych a marqué les esprits. Dans cette affaire, rendue en grande chambre à une très faible majorité, la Cour a refusé d’examiner les quelques 12143 requêtes répétitives déposées devant elle consécutivement à un arrêt-pilote non exécuté par l’Ukraine concernant la non-exécution des décisions de justice[38]. Ce faisant, elle a tenté de redéfinir les responsabilités respectives en matière d’exécution de ses propres arrêts. Faisant évoluer sa doctrine et prenant en considération des éléments de contexte, et spécialement « le grave problème de surcharge qui tire son origine de situations structurelles ou systémiques existant au sein de différents États contractants[39] », elle a estimé que, dans la mesure où aucune question de fond nouvelle ne se posait à elle en l’espèce, elle était en droit de radier de son rôle les affaires en question. Selon elle, il revient au Comité des ministres, au titre de sa compétence en matière d’exécution des arrêts, de se charger de mettre les autorités ukrainiennes en face de leurs responsabilités conventionnelles. Cette manière d’envisager les choses n’a pas été partagée, loin de là, par l’ensemble des juges de la Grande chambre. Dans une opinion dissidente remarquable, car particulièrement virulente et affirmée, les juges minoritaires ont précisément dénoncé que « le présent arrêt n’a rien à voir avec l’interprétation juridique des droits de l’homme. Il porte sur une question de politique judiciaire uniquement »[40]. Ils insistent plus loin sur le fait que la décision adoptée, guidée par des motifs bureaucratiques, constitue un danger pour les requérants et pour le respect de leurs droits et une négation du droit au recours individuel prévu par l’article 34 de la Convention. Il est ainsi dénoncé une

commodité judiciaire provisoire […] qui précipite des milliers de personnes désespérées dans une situation d’incertitude juridique et porte un coup à la protection des droits de l’homme consacrés par la Convention[41].

En outre, est fortement mise en doute l’efficacité à long terme de la solution proposée[42]. Émises par sept juges, majoritairement élus au titre des États qui ont été admis durant la phase d’élargissement[43], ces opinions dissidentes véhémentes semblent révéler des dissensions importantes sur un sujet majeur : l’office même de la Cour européenne des droits de l’homme et la portée du droit au recours individuel.

Cette fracture géographique est également notable dans l’opinion très sévère qui a été émise dans l’arrêt Mammadov[44], rendu à la suite de la procédure en manquement initiée par le Comité des ministres en décembre 2017. Cet arrêt, rendu pourtant à l’unanimité, a en effet été accompagné d’opinions faussement concordantes. Très critiques quant au déclenchement de la procédure en manquement par le Comité des ministres, elles sont bel et bien l’expression d’une « polarisation très marquée de la Cour »[45]. Et là encore, il est particulièrement intéressant de noter que parmi les sept auteurs de l’opinion en question, seul le juge Pinto de Albuquerque a été élu au titre d’un État d’Europe de l’Ouest, le Portugal. Les autres l’ont été respectivement au titre de la Pologne, de la Roumanie, de l’Ukraine, de la Russie, de la Slovaquie et enfin de l’Azerbaïdjan.

S’il convient de faire preuve de circonspection et de ne pas surévaluer les dissensions relevées, ne serait-ce que parce que les juges changent et que l’on ne peut tirer des généralités des deux affaires évoquées, il n’en demeure pas moins que les affaires en question portaient sur des points essentiels et que les opinions exprimées semblaient être le reflet de divergences importantes quant au rôle qui doit être celui de la Cour européenne à l’avenir, notamment dans des États souvent malmenés sur le terrain des droits de l’homme.

Loin d’être exhaustif, le tableau qui vient d’être dressé montre bien que, du point de vue des mécanismes de contrôle de la Convention européenne des droits de l’homme, le système d’avant et après élargissement n’est pas tout à fait le même. Un mouvement semblable est perceptible du point de vue du contentieux lui-même.

II. L’impact sur le contentieux

Le contentieux qui relève de la Cour européenne des droits de l’homme a connu des évolutions importantes ces vingt dernières années. Encore une fois, gardons-nous de toutes les attribuer à l’extension du nombre d’États parties à la Convention. Des éléments contextuels déjà évoqués, comme la crise migratoire ou encore la recrudescence du terrorisme, ont ainsi constitué des vecteurs essentiels de la transformation du contentieux ces dernières années. Il n’en reste pas moins que certaines d’entre elles présentent un lien direct avec l’élargissement. Il en est ainsi de la structuration même du contentieux qui a profondément changé de physionomie au fil des ans. Au-delà, c’est également l’interprétation de certains des droits de la Convention qui a été singulièrement influencée par la typicité de certaines requêtes émises à l’encontre des États ayant adhéré à la Convention européenne des droits de l’homme à compter des années quatre-vingt-dix.

La structuration du contentieux soumis à la Cour européenne des droits de l’homme a connu des transformations remarquables au cours de ces deux dernières décennies. Ces transformations sont d’abord manifestes du point de vue du nombre des requêtes déposées devant la Cour et de leur répartition par État. Elles concernent également leur contenu même. Les thématiques soumises à la Cour par les requérants ne sont en effet pas exactement identiques à celles qui étaient majoritaires avant l’élargissement.

Le nombre de requêtes déposées chaque année devant la Cour européenne des droits de l’homme a logiquement connu une croissance exceptionnelle avec l’élargissement de l’organisation. Ce phénomène a eu des conséquences durables et significatives sur le système de contrôle de la Convention et a nécessité une réforme de la Cour qui a débuté dès le début des années 2000 avec le premier rapport des sages et qui s’est achevée récemment avec la clôture du processus d’Interlaken. Les chiffres sont évidemment connus et commentés chaque année lors de la rentrée de la Cour européenne et dans les rapports annuels de l’institution[46]. La culture du chiffre fait désormais partie intégrante de son fonctionnement, le nombre de requêtes déposées, de requêtes pendantes et le nombre d’arrêts rendus annuellement devenant un leitmotiv incessant. La préoccupation est éminemment compréhensible au regard des données et de la capacité de la Cour à absorber l’ensemble des requêtes qui lui sont soumises. Pour avoir quelques repères, on est ainsi passé de quelques 6104 requêtes enregistrées en 1991, à 1136 en 1995 pour dépasser les 30000 en 2000 (plus exactement 30069). Le seuil des 40 000 est atteint dès 2004 et celui des 50000 en 2006 et enfin celui des 60000 en 2010. Le pic a été atteint en 2013, avec quelques 65 800 requêtes enregistrées et depuis, hormis en 2017 où le chiffre des 60000 requêtes a de nouveau été atteint, le nombre de requêtes enregistrées décroit de manière relativement régulière. À compter des années 2000, l’élargissement a pesé de tout son poids dans le volume contentieux à traiter par la Cour européenne.

De ce point de vue, la répartition des requêtes pendantes par État est également très intéressante et démontre à quel point les États ayant adhéré à la Convention à partir des années 1990 ont gagné en importance dans le système. Les données recueillies par les services de la Cour sont là aussi plus qu’éloquentes. Ainsi, depuis les années 2000, les cinq mêmes États sont les plus gros pourvoyeurs de requêtes devant la Cour européenne. Il s’agit de la Russie, de l’Ukraine, de la Turquie, de la Roumanie et enfin de l’Italie. Et dans le classement suivent essentiellement des États issus de l’élargissement. La géographie qui se dessine depuis les années 2000 n’est pas du tout la même que celle qui existait dans les années 1990 et la proportion des requêtes pendantes issues des États d’Europe centrale et orientale n’a fait que croître ces dernières années. Pour 2019 par exemple, 66% des requêtes pendantes proviennent de la Russie (25%), de l’Ukraine (15%), de la Roumanie (13%), de l’Azerbaïdjan, de l’Arménie, de la Bosnie-Herzégovine, de la Serbie et de la Pologne[47]. Ces données sont riches d’enseignements. Elles révèlent souvent un problème structurel de respect de la Convention européenne et expliquent en partie pourquoi une attention a été portée ces dernières années aux questions d’exécution des arrêts de la Cour. Le calcul était simple. Plus les États se conformeront aux arrêts de la Cour et aux exigences de la Convention, moins ils seront pourvoyeurs de requêtes.

Cette nouvelle physionomie du contentieux devant la Cour européenne des droits de l’homme se traduit également de manière substantielle, par la nature même des affaires soumises. Si les affaires relatives aux droits processuels et notamment à l’article 6 qui consacre le droit à un procès équitable et ses corollaires sont toujours très nombreuses[48], celles relatives à certains autres droits ont gagné en importance et sont assez caractéristiques de la nouvelle géographie contentieuse qui vient d’être exposée. Ainsi en est-il des requêtes relatives aux conditions de détention et de celles concernant l’obligation d’enquêtes effectives sur les morts et les mauvais traitements causés par des agents des forces de l’ordre. Parce qu’elles représentent une part non négligeable du contentieux et des affaires répétitives devant la Cour[49], ces deux thématiques ont d’ailleurs donné lieu à des réunions spéciales organisées par le Service de l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme[50]. Plus généralement, on note une évolution dans l’objet même des arrêts de violation rendus par la Cour européenne. Auparavant, les affaires relatives à l’article 6 et notamment celles concernant les durées de procédures étaient nettement majoritaires[51] alors que désormais, un équilibre apparaît entre ces dernières et les arrêts en violation relevant des articles 2 et 3 de la Convention[52]. De même, les violations relatives à l’article 5, sur le droit à la liberté et à la sûreté, et à l’article 1 du Protocole n°1, consacrant le droit au respect de ses biens ont progressivement augmenté au début des années 2000. Si cette tendance s’est accentuée pour l’article 5, elle s’est au contraire quelque peu résorbée pour le droit au respect de ses biens[53]. Les violations constatées par la Cour en matière de droit à un recours effectif, prévu par l’article 13 de la Convention, ont également gagné en importance. Cette évolution est très certainement liée à la fameuse jurisprudence Kudla c Pologne qui est venue autonomiser ce droit[54].

Certes, l’ensemble de ces inflexions n’est pas exclusivement le fait des nouveaux États et de la typicité des problématiques de conventionnalité qu’ils présentent, mais elles sont tout de même en lien. En témoignent les données relatives aux violations constatées par article et par État qui sont systématiquement présentes dans les rapports annuels de la Cour européenne des droits de l’homme depuis 2003. On y constate en effet que des États tels que la Russie, l’Ukraine ou encore la Roumanie, et on pourrait en citer d’autres, concentrent en effet les condamnations sur un certain nombre de terrains, notamment sur ceux des articles 2, 3 et 5 de la Convention.

L’impact de l’élargissement sur le contentieux de la Convention européenne des droits de l’homme ne s’est pas seulement traduit par une transformation de sa structuration, il a également influencé l’interprétation de la Convention et donc son droit substantiel. Deux mouvements ont été perceptibles de ce point de vue. D’abord les États admis au sein du Conseil de l’Europe dans les années quatre-vingt-dix ont amené avec eux des problématiques inédites, souvent propres à leur politique, humaine et idéologique singulière. Devant la Cour ont ainsi été déposées des requêtes qui concernaient des faits originaux au regard du contentieux habituel et qui ont contribué à enrichir considérablement l’interprétation de certains des droits prévus par la Convention. Quelques-uns de ces thèmes sont connus : droits des minorités nationales[55], problématiques liées aux dissolutions d’États[56], questions de la restitution de biens confisqués pendant la période communiste[57] font incontestablement partie de ceux-ci. Au moment de son élargissement, le Conseil de l’Europe avait d’ailleurs encouragé l’adoption de conventions afin de sensibiliser les États concernés et de prévenir de tels contentieux[58]. Il n’en reste pas moins que ce contentieux a été marquant et a particulièrement contribué à une interprétation évolutive et novatrice de certains des droits de la Convention. D’autres thématiques et faits soumis à la Cour étaient plus inédits encore et ont fait naître un contentieux particulièrement intéressant. Ces affaires, dignes des romans et séries policières les plus glaçants, ont mis en lumière les liens de certains des États parties avec les services secrets américains. Ces États servaient en effet de lieux de détention secrets à la CIA pour des personnes soupçonnées de crimes terroristes. La Cour a traité ces affaires avec la plus grande attention. Elles ont non seulement abouti à des condamnations sévères, mais ont également révélé des données géopolitiques et sécuritaires de grand intérêt[59].

Ensuite et enfin, soulignons que certains droits consacrés par la Convention ont été révélés par des contentieux liés plus ou moins directement à l’élargissement et à son impact. Le premier de ces droits, déjà évoqué, est le droit à un recours effectif prévu par l’article 13 de la Convention. Celui-ci a été interprété de manière autonome depuis l’arrêt Kudla[60] et il a pris depuis une importance singulière dans le contentieux de la Cour européenne des droits de l’homme[61]. Cette valorisation n’est pas neutre. Elle va de pair avec la promotion du principe de subsidiarité, cher aux tenants de la réforme de la Cour et contribue à faire en sorte les États parties se dotent, dans leur droit interne, de voies de recours effectives pour redresser les violations de la Convention. Un autre exemple d’article particulièrement valorisé ces dernières années notamment dans le cadre d’affaires concernant les États issus de l’élargissement est celui de l’article 18 de la Convention relatif à la limitation de l’usage des restrictions aux droits. Au terme de cette disposition, les États ne peuvent restreindre les droits conventionnels de manière illégitime ou contournée. Cet article a été l’objet d’arrêts remarqués dans la période récente notamment dans le cas où certains gouvernements entendaient écarter des opposants politiques[62]. Si la jurisprudence de la Cour et les critères retenus par cette dernière pour établir la violation de cet article ne font pas l’unanimité[63], il n’en demeure pas moins qu’ils ont servi de base à la condamnation d’États qui avaient clairement et ouvertement joué de dispositions pénales afin de neutraliser des opposants gênants. Signe « des multiples récessions démocratiques qui saisissent […] le continent européen »[64], cette activation récente de l’article 18 à l’égard n’est cependant pas de bon augure.

***

Achever sur une note aussi pessimiste contraste avec l’enthousiasme qui avait accompagné, il y a quelques années, l’admission des États d’Europe centrale et orientale au sein du Conseil de l’Europe et plus spécifiquement au sein du système de la Convention européenne des droits de l’homme. Le propos ne visait nullement à ternir ce souvenir et à dresser un bilan critique et faussé d’un élargissement qui ne peut être considéré d’un bloc. Il ne comptait pas non plus stigmatiser les États issus de l’élargissement et promouvoir les autres. Une telle vision serait biaisée et en dehors de la réalité qui est évidemment beaucoup plus complexe et nuancée. Il s’agissait davantage de tenter de montrer qu’en vingt ans, le système s’est profondément enrichi, transformé, complexifié et que les défis de demain sont bien aussi grands que ceux d’hier. Gageons que nous puissions les relever…