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Évoquer la question des droits de l’homme en relation avec les territoires dépendants de certains États européens, c’est aborder, entre autres, l’application dans ces territoires, des conventions relatives aux droits de l’homme acceptées et ratifiées par lesdits États. Parmi ces territoires non indépendants ou non autonomes[1] dont la caractéristique commune est de ne pas disposer de la souveraineté, certains, diversement appelés colonies[2], territoires d’outre-mer, territoires ultramarins ou d’autres encore, se distinguent notamment, par leur éloignement géographique, leur degré de subordination et/ou d’autonomie vis-à-vis de leurs États de rattachement[3]. En tout état de cause, quel que soit leur degré d’autonomie, ces territoires sont englobés dans la personnalité internationale unique de l’État dont ils font partie ou auquel ils sont rattachés[4].

L’analyse de l’application à leur égard des conventions relatives aux droits de l’homme, et plus largement, des accords internationaux[5], renvoie en conséquence à la problématique du champ d’application territoriale de ces textes et interroge sur le point de savoir si ces territoires se trouvent dans une situation d’intériorité ou d’extériorité vis-à-vis de ces conventions. En effet, si de nombreuses conventions générales prévoient des clauses relatives à l’étendue géographique des engagements souscrits, cette question, examinée sous l’angle des conventions relatives aux droits de l’homme, quoique plus résiduelle et paradoxale, n’en demeure pas moins importante. Elle induit d’une part, une réflexion sur la place particulière de ces territoires ou la reconnaissance à leur égard d’un régime différent par rapport aux autres entités territoriales de l’État partie et, d’autre part, interpelle sur la singularité de telles clauses corrélativement à l’objet de ces conventions.

La question prend une dimension particulière à l’aune de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (ci-après la CEDH ou la Convention)[6] signée dans le cadre du Conseil de l’Europe le 4 novembre 1950, entrée en vigueur le 3 septembre 1953 et au sein de laquelle certains États contractants ont gardé des liens plus ou moins étroits avec des territoires ultramarins. En effet, la CEDH prévoit à l’article 63 de la version initiale, une clause, autrement dénommée clause territoriale, clause d’extension territoriale ou de manière plus controversée, clause coloniale[7], qui détermine les conditions dans lesquelles les parties contractantes peuvent mettre en oeuvre, dans leurs dépendances, les droits et garanties énoncés. Aucune disposition similaire ne semble exister dans les principales conventions des Nations Unies relatives aux droits de l’homme[8] ou dans les autres conventions régionales des droits de l’homme[9]. La révision de la CEDH par le Protocole n°11 du 1er octobre 1998[10], maintient à l’article 56 cette clause, sans pour autant que son opportunité ou son actualité ne soient remises en cause.

En tout état de cause, la détermination du champ d’application territoriale de la CEDH à l’égard des territoires ultramarins doit s’appréhender à la lumière d’un universalisme situé[11], dont les soubassements axiologiques trouvent leur origine dans la philosophie politique occidentale inscrite notamment dans les textes issus des révolutions britannique, française et américaine[12]. La Convention s’inscrit également dans un contexte géopolitique singulier, marqué par la colonisation ou la guerre froide[13], ce que révèlent les débats au moment des négociations et justifie l’introduction dans le texte, d’une lex specialis pour les territoires couverts par cette clause.

Au titre des territoires concernés, les territoires ultramarins de l’espace Caraïbe-Amériques, qui présentent une mosaïque de statuts et de degrés d’autonomie diversifiés et sont historiquement imprégnés d’une tradition particulière des droits de l’homme[14], constituent un cadre d’analyse intéressant. Leur liste a profondément évolué depuis 1950[15], et désormais sont formellement visées, les dépendances ultramarines :

  • Françaises, à savoir, la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique, Saint-Martin, Saint Barthélemy;

  • Britanniques à savoir, Anguilla, les Bermudes, les îles Caïmans, Montserrat, les îles Turks et Caicos, et les Îles Vierges britanniques;

  • Néerlandaises à savoir, Aruba, Curaçao, Sint Marteen, Bonaire, Saba, et Saint-Eustache.

En vertu de l’article 56, les États parties peuvent, par le truchement d’une déclaration expresse, y étendre les effets de la Convention de manière transitoire, temporaire ou définitive, plaçant ainsi les territoires ultramarins de l’espace Caraïbe-Amériques dans une situation juridique ambiguë, évoluant au gré des déclarations effectuées par leurs États de rattachement. De fait, l’application de la Convention à leur égard apparait comme étant à géométrie variable, créant tantôt une situation d’exclusion relative, tantôt en revanche, une situation plus ou moins modérée d’inclusion.

I. Une application différenciée de la CEDH dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques – une extériorité relative

L’article 56 pose un droit d’option en faveur des parties contractantes qui souhaitent appliquer la Convention à l’égard de certaines fractions de leurs territoires. C’est précisément le cas des territoires dont les États parties assument les relations internationales, et singulièrement leurs territoires ultramarins. L’option ainsi prévue met d’emblée lesdits territoires dans une situation de différenciation, l’application de la Convention y étant soumise à un formalisme exclusif (A). Dans l’espace Caraïbe-Amériques, cet impératif a donné lieu à des modalités de mise en oeuvre variées (B).

A. Le formalisme de l’article 56 de la CEDH : une extension territoriale conditionnée

L’article 56 pose les conditions de l’extension de la Convention dans les territoires ultramarins en général, y inclut les territoires ultramarins de l’espace Caraïbe-Amériques. Outre l’exigence de la déclaration expresse d’extension (1), il accentue la divergence en organisant des modalités spécifiques d’entrée en vigueur du texte dans ces territoires (2).

1. L’exigence préalable d’extension territoriale de la CEDH aux outre-mer

En vertu de l’alinéa 1 de l’article 56,

[les États peuvent] au moment de la ratification ou à tout autre moment par la suite, [notifier] au Secrétaire général du Conseil de l’Europe que la Convention s’appliquera […] à tous les territoires ou à l’un quelconque des territoires dont ils assurent les relations internationales[16].

Une telle disposition a pu engendrer de nombreuses discussions tant au sein de la doctrine qu’au moment de la rédaction de la Convention. En effet, lors des négociations, le Sous-comité des droits de l’homme fut le lieu d’intenses débats entre les différentes délégations, le rapport final de cet organe au Comité des ministres du Conseil de l’Europe laissant transparaitre l’impossibilité de parvenir à une formule de consensus à propos de la clause territoriale[17]. Ce dernier, sous l’influence notamment du représentant du Royaume-Uni arguant de difficultés juridiques et constitutionnelles vis-à-vis de ses territoires situés outre-mer[18], opta finalement pour une formule proche de la version finale de l’article 56 (ex-art. 63)[19].

Le passage du texte devant l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe fut également l’occasion de vifs débats, portant non seulement sur le caractère facultatif de ses dispositions[20], mais plus largement sur l’opportunité d’une telle clause dans un traité relatif aux droits de l’homme. Ainsi, le représentant de la France, M. Silvandre, lors d’une séance le 16 août 1950, invoqua en ces termes, l’opposition de la République française à un tel article :

Nous sommes d’autant plus à l’aise pour nous opposer à une telle disposition que la Constitution de la République française confère les mêmes droits et les mêmes libertés à tous les citoyens de l’Union française et les place sur un pied d’égalité profonde, mais, nous plaçant sur le plan plus élevé des principes, nous voulons signaler à cette Assemblée combien une telle disposition est anormale dans une pareille convention […].

Nous ne pouvons, pour notre part, accepter que l’idéal européen des Droits de l’homme ne soit pas universel. Cela nous paraît contraire à cet idéal même de l’Europe, aux traditions de l’humanisme européen. Si la Déclaration des Droits de 1789 a tant retenti dans le monde, je pense que c’est en raison de son caractère universel et parce qu’à une époque où régnaient encore l’esclavage et la servitude elle a su proclamer des principes immortels. Nous pensons donc que ceux qui sont chargés de construire l’Europe doivent proclamer des principes analogues et, comme l’a dit notre collègue, M. Édouard Bonnefous : « pour faire l’Europe, il faut défendre une certaine conception de l’homme »[21].

Plus radicale encore est la position de Léopold Sédar Senghor, lors de la présentation du texte devant l’Assemblée consultative, le 25 août 1950. En effet, le représentant de la France proposa un amendement visant à supprimer l’article 63 de la CEDH au motif qu’un tel article, outre le fait de constituer une « séquelle du pacte colonial »[22] et de constituer, au plan moral, « une offense à la dignité des peuples d’outre-mer »[23], établit des discriminations entre les territoires soumis aux juridictions des États, en violation des articles 1 et 14 de la Convention. À cet égard, il faut bien observer que l’article 14 de la CEDH, tout en s’inspirant de l’article 2 de la Déclaration des Nations Unies de 1948 (DUDH), s’en écarte précisément au regard de ladite clause territoriale[24].

Une telle observation est valable pour la Déclaration américaine des droits de l’homme[25] qui ne comporte pas de clause territoriale. Pour autant, si la position de M. Senghor fut adoptée à l’unanimité des membres de l’Assemblée[26], le texte de l’article 63 fut néanmoins réintroduit lors de la sixième session du Comité des ministres des 3 et 4 novembre 1950, avec une inversion des paragraphes 3 et 4. L’entrée en vigueur du Protocole n°11 entraina une renumérotation de celle-ci, ce qui explique que l’article 63 soit désormais l’article 56.

Le choix d’insérer une clause d’extension territoriale dans un instrument tel que la CEDH témoigne de la prégnance de l’histoire coloniale de l’Europe, et est la traduction juridique d’une vision philosophique et politique de l’homme, de ses droits et de leur nécessaire protection, vision forgée par l’histoire de la pensée et des combats politiques en Europe. Pour autant, elle renvoie également à des questionnements sur le sens et la portée de cette clause.

Ainsi, à titre d’illustration, les discussions autour de l’automaticité de la Convention dans les territoires concernés[27] ont entrainé de nombreuses controverses, au moment de la rédaction de celle-ci. Les avis étaient partagés entre ceux qui considéraient que la Convention devait s’appliquer automatiquement à tous les territoires, sauf situation particulière, et ceux qui estimaient qu’elle ne devrait s’appliquer qu’aux territoires métropolitains avec possibilité d’extension aux autres territoires, après déclaration expresse[28]. La doctrine de son côté, soulignant la tradition d’utilisation de ce type de clause au sein du Conseil de l’Europe[29], a pu estimer que l’article 63 ne s’appliquait qu’aux territoires autonomes, mais que la Convention devait être considérée comme s’appliquant automatiquement aux territoires non autonomes. Cependant, et comme l’observe l’auteur M. Wood, cette conception ne trouve aucune base ni dans le texte de l’article ni dans la jurisprudence des organes de la Convention et elle est contraire à la pratique engendrée par celle-ci[30]. En effet, et en réalité, que ces territoires soient autonomes ou non importe peu, l’article 63 fait simplement référence aux territoires dont l’État de rattachement assure les relations internationales[31]. Cette dernière expression a d’ailleurs conduit à considérer que la formule de l’article 63 excédait la traditionnelle « clause coloniale », dans la mesure où elle ne concernait pas seulement les territoires situés outre-mer, mais tous les territoires dépendants[32].

La portée de la clause territoriale a aussi donné lieu à des clarifications de la part des organes de contrôle de la Convention par ailleurs confrontés à des arguments justifiant l’extension territoriale nonobstant l’absence de déclaration telle qu’exigée par l’article 63. C’est d’abord la Commission qui, dans une affaire où les requérants soutenaient que la Convention et le Protocole n°1 s’appliquaient au Congo belge dans la mesure où ce dernier « faisait partie intégrante du territoire national », rejette l’argument en relevant qu’il allait à l’encontre de la conception officielle des autorités belges et du sens naturel et ordinaire de l’expression[33]. La Cour, de son côté, repousse tout argument tendant à considérer la clause d’extension accessoire à partir du moment où l’article 1 de la CEDH prévoit une application du texte à toute personne relevant de la juridiction des États contractants[34] et donc a fortiori aux habitants des territoires outre-mer[35]. Consciente du caractère suranné de la clause d’extension territoriale, elle n’a pu cependant que constater ses limites face à cette exigence estimant que si la « situation a considérablement changé depuis le moment où les Parties contractantes ont rédigé la Convention, y compris l’ancien article 63 […] »[36], elle ne peut pas réécrire les dispositions contenues dans la Convention. Si les États contractants souhaitent mettre un terme au système des déclarations, cela ne peut être possible que par un amendement à la Convention auquel ces États souscrivent et qui témoignent de leur accord par la signature et la ratification[37].

De la sorte, le système des déclarations demeure pertinent s’agissant des outre-mer, l’article 56 prévoyant par ailleurs des conditions spécifiques pour l’entrée en vigueur de la Convention.

2. La conditionnalité requise pour l’entrée en vigueur de la CEDH dans les Outre-mer

En vertu de l’article 56 paragraphe 2, la Convention entre en vigueur dans les territoires concernés par la clause territoriale, trente jours suivant réception par le Secrétaire général du Conseil de l’Europe de la notification d’application territoriale, ce qui les place dans une situation différente des parties contractantes pour lesquelles, la Convention entre en vigueur « dès le dépôt de l’instrument de ratification »[38].

Une telle disparité, y compris en tenant compte des conditions particulières des années cinquante, est difficilement justifiable[39]. Les travaux préparatoires n’apportent sur cette question aucun éclairage, les diverses versions présentées devant les instances du Conseil de l’Europe témoignant de l’existence de cette précision. Il est par ailleurs à signaler que cette spécificité, au demeurant discriminatoire, n’existe pas concernant les Protocoles n°1 et n°4 (relatifs à l’introduction de nouveaux droits dans la CEDH), les articles 4 et 5 relatifs à l’application territoriale, renvoyant simplement au paragraphe 1 de l’article 56 de la CEDH[40]. Pareille omission pourrait laisser supposer dès lors que ces protocoles s’appliquent dans lesdits territoires dès réception par le Secrétaire général de la notification d’extension territoriale. Cette observation est cependant minorée par la lecture des articles 5 et 6 des protocoles susmentionnés, relatifs aux « relations avec la CEDH » en vertu desquels les droits énoncés sont considérés comme additionnels à la CEDH, et que « toutes les dispositions de la Convention s’appliqueront en conséquence ». Cette précision permet dès lors de considérer que l’absence expresse de renvoi au paragraphe 2 de l’article 56 est comblée par cette disposition.

Une autre approche doit en revanche être réservée aux Protocoles n°6 concernant l’abolition de la peine de mort et n°7 (certains droits non encore garantis par la CEDH) à l’égard du délai d’entrée en vigueur. En effet, ces deux protocoles éliminent toute différence entre les parties contractantes et les territoires dont ils assurent les relations internationales, ce qui semble plus conforme à la perception que l’on pourrait avoir d’un instrument relatif aux droits de l’homme[41]. C’est également le parti pris des protocoles ultérieurs[42].

Selon le principe du parallélisme des formes, les dispositions relatives à la fin d’application de la Convention dans les territoires dépendants présentent également quelques éléments d’analyse intéressants. Deux hypothèses peuvent justifier une telle cessation : soit la Haute Partie contractante dénonce la déclaration d’extension territoriale, soit elle cesse d’assurer les relations internationales en lieu et place du ou des territoire(s) concerné(s). Les deux cas de figure ont pu être utilisés par les parties contractantes[43].

En tout état de cause, s’agissant des territoires de l’espace Caraïbe-Amériques, l’utilisation de la clause d’extension territoriale a donné lieu à des modalités de mise en oeuvre hétérogène.

B. La mise en oeuvre de la CEDH dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques : une application territoriale hétérogène

Comme les autres territoires dépendants des autres espaces, l’espace Caraïbe-Amériques fut le lieu de mise en oeuvre des dispositions de l’article 56, la pratique des États contractants montrant une utilisation progressive et irrégulière de la clause (2). Cette disparité s’explique notamment par la faculté laissée aux États de recueillir au préalable le consentement des autorités locales et d’invoquer la clause des « nécessités locales » (1).

1. Le consentement des autorités territoriales concernées et la clause des « nécessités locales »

L’un des buts des clauses d’application territoriale est de permettre aux États adhérant à un traité et, ayant en sus de leur territoire métropolitain des dépendances ou des territoires distincts, de tenir compte des voeux de ces derniers[44].

Cet objectif s’inscrit dans la philosophie de la « mission civilisatrice » destinée à respecter l’orientation de la politique coloniale des États responsables[45]. La règle de droit a ainsi formalisé une situation sociopolitique variable au sein des États européens disposant de territoires dépendants. En réalité, si le texte de l’article 56 ne mentionne pas expressément le recours à la consultation préalable des autorités territoriales, les travaux préparatoires reflètent en revanche clairement ces préoccupations. Précisément, l’avant-projet de convention en date du 15 février 1950 comportait un article 42 stipulant :

La présente Convention ne s’appliquera à tout territoire des Hautes Parties contractantes, disposant d’une compétence propre dans le domaine visé par la présente Convention, que lorsque le consentement des autorités qualifiées de ces territoires aura été obtenu. S’il y a lieu, les Hautes Parties contractantes responsables de ces territoires s’efforceront d’obtenir ce consentement[46].

Cette disposition sera progressivement affinée, voire amendée lors des discussions au Comité des ministres, notamment. L’argument du Royaume-Uni, invoquant l’impossibilité de ratifier la Convention sans avoir au préalable pris l’avis et obtenu l’accord des gouvernements des colonies, l’emporta, la formule de consensus retenue consistant à introduire in fine le paragraphe 3 de l’actuel article 56 relatif aux nécessités locales[47]. En effet, en vertu de cette disposition, les États contractants peuvent moduler l’application de la Convention, la référence aux nécessités locales permettant d’« adapter les normes de la Convention au niveau de civilisation différent qui, dans l’esprit des rédacteurs de la Convention, prévaut dans les territoires d’outre-mer »[48]. Bien plus, cette clause des « nécessités locales », qui permet à une partie contractante d’exclure partiellement ou totalement ses territoires dépendants des bénéfices ou des charges de la Convention, relève de la seule responsabilité des États concernés une fois admis les effets de cette dernière, et induit une analyse sur la nature d’une telle disposition. Cette étude prend une dimension particulière à l’aune de la situation par exemple de la France, qui mentionne systématiquement la condition des nécessités locales dans sa déclaration d’extension de la Convention.

La doctrine est assez nuancée vis-à-vis de ces clauses, les assimilant à des réserves (autorisées ou non)[49], ou à des déclarations interprétatives, ce qui de ce dernier point de vue apparait comme superfétatoire, la clause des nécessités locales étant consubstantielle à toute extension de la CEDH outre-mer[50] et ne nécessitant pas de déclaration expresse, comme c’est le cas de la décision d’extension de la Convention. Une telle approche est en revanche moins sure concernant les protocoles de la Convention[51]. En tout état de cause, les organes du Conseil de l’Europe, pour leur part, plus qu’une analyse de la nature juridique de la clause, en retiennent les motivations sous-jacentes, à savoir le bénéfice au profit des territoires dépendants. Ainsi, la Commission européenne, dans une affaire opposant la Chypre à la Turquie, a pu souligner que

le but de l’article 63 est non seulement l’extension territoriale de la Convention, mais aussi son adaptation au degré d’autonomie atteint par tels ou tels territoires non-métropolitains et aux différences socio-culturelles qu’ils présentent; l’article 63 (3) confirme cette interprétation[52].

De son côté, la Cour, dans les premières affaires où la clause des nécessités locales a été évoquée, a pu d’une part en faire une application stricte, et relever, d’autre part, que

le système instauré par l’article 63 tendait pour l’essentiel à répondre au fait qu’au moment où l’on a rédigé la Convention il était encore des territoires coloniaux dont le niveau de civilisation ne permettait pas, pensait-on, la pleine application de cet instrument[53].

En tout état de cause, l’examen de la portée des « nécessités locales » donne peu d’indices sur ce qu’elles recouvrent vraiment. Elles peuvent, comme l’a souligné la doctrine, refléter différentes réalités[54] : il peut s’agir de « nécessités politiques » [55], de particularités locales, voire de coutumes locales, le plus souvent avancées pour justifier l’exclusion de certains territoires de la Convention, ou des ingérences des autorités publiques dans les droits reconnus par celle-ci. L’incertitude qui entoure cette notion peut ainsi laisser place à l’arbitraire ou à la discrimination. Pour autant, et afin d’éviter une utilisation abusive des « nécessités locales », la Cour a été amenée à circonscrire l’expression, en rappelant d’abord dans une affaire impliquant le Royaume-Uni concernant la pratique de la fustigation dans l’île du Man, que pour que l’article (anciennement) 63 puisse s’appliquer, il faut « la preuve décisive et manifeste d’une nécessité »[56]. Dans sa jurisprudence, la Cour opère un véritable contrôle d’opportunité des situations devant être retenues comme des « nécessités locales ».

Plus largement, si la jurisprudence de la Cour est majoritairement relative à des territoires situés dans les océans Indien et Pacifique ou en Europe continentale[57], leur portée est tout de même enrichissante pour l’ensemble des outre-mer et singulièrement ceux de l’espace Caraïbe-Amériques. À titre d’exemple, la Cour a-t-elle pu préciser qu’une conjoncture politique délicate, mais qui pourrait également se rencontrer en métropole, « ne suffit pas pour interpréter la formule des “nécessités locales” comme justifiant une ingérence dans le droit [à la liberté d’expression] garanti par l’article 10 »[58]. Bien plus, les nécessités locales, lorsqu’elles renvoient au statut juridique particulier d’un territoire, doivent revêtir un caractère impérieux pour justifier l’application de l’article 56 de la Convention. En effet, dans une affaire relative à l’absence d’organisation d’élections au Parlement européen à Gibraltar en 1994, la Cour relève que

le Gouvernement ne soutient pas que le statut de Gibraltar soit tel, qu’il faille admettre l’existence de « nécessités locales » de nature à limiter l’application de la Convention, et [elle] ne décèle aucun élément faisant apparaître pareilles nécessités[59].

La rareté de la jurisprudence relative aux nécessités locales, n’enlève rien au fait que la clause des « nécessités locales » et plus largement la clause territoriale, dont la pertinence peut être posée actuellement, traduisent les tendances colonialistes de l’époque[60]. Elles reflètent le consensus qui présidait alors à l’époque et qui a permis l’adoption rapide de la Convention par les États du continent européen, soucieux de préserver leur « souveraineté outre-mer »[61]. C’est en ce sens qu’il faut comprendre la mise en oeuvre progressive de la clause d’extension territoriale par les États européens administrant des territoires dans l’espace Caraïbe-Amériques.

2. L’introduction progressive de la clause territoriale dans l’espace Caraïbe-Amériques

D’emblée, le caractère spécifique de la clause territoriale, voire son utilisation exceptionnelle, est mis en avant par les organes de Strasbourg en charge de recevoir les déclarations étatiques. Ainsi, le Secrétariat général du Conseil de l’Europe, dans une réponse au questionnaire de la Commission du droit international sur la question des réserves, souligne l’utilisation restrictive des déclarations territoriales, faites par les États en ces termes :

Dans la pratique des États membres du Conseil de l’Europe, les clauses territoriales ont toujours été utilisées d’une manière restrictive, en s’appliquant uniquement aux :

  • Territoires d’outre-mer (voir notamment la pratique du Royaume-Uni et des Pays-Bas) ;

  • Territoires qui, tout en faisant partie du territoire national, jouissent d’un statut particulier. Ces territoires peuvent se situer aussi en Europe (voir sur ce point l’affaire Gillow, arrêt du 24 novembre 1986, série A no 109, paragraphe 62). Leur exclusion du champ d’application d’un traité est souvent due au fait que les organes représentatifs n’avaient pas (encore) donné leur consentement à ce que les traités en question s’appliquent à leur territoire (iles Féroé et Groenland pour le Danemark ; Svalbard (Spitzbergen) et Jan Mayen pour la Norvège; Bailliages de Jersey et Guernesey et l’île de Man pour le Royaume-Uni).

  • Land de Berlin avant la réunification de 1989 pour la République Fédérale d’Allemagne[62].

Qu’en est-il des outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques?

Si l’alinéa 2 de l’article 56 prévoit les conditions de mise en oeuvre de la clause territoriale[63], le Royaume-Uni, les Pays-Bas et la France, États possédant dans l’espace Caraïbe-Amériques des territoires dont ils assurent les relations internationales, en firent un usage contrasté et différencié dont les fondements, difficilement saisissables, questionnent au regard de l’universalité des droits de l’homme[64].

De la sorte, si le Royaume-Uni et les Pays-Bas différèrent dans un premier temps l’application de la Convention à l’égard de leurs territoires situés outre-mer, la France adopta une démarche différente en invoquant la clause territoriale au moment de la ratification du texte.

Tout d’abord et concernant le Royaume-Uni, deux ans après la ratification de la Convention, mais seulement un mois après son entrée en vigueur[65], ce pays formula une déclaration en date du 23 octobre 1953, consignée dans une lettre du Représentant permanent, étendant l’application de la Convention en faveur des territoires caribéens suivants : Barbade, Bermudes, Guyane britannique, Honduras britannique, Jamaïque, Iles Bahamas, Trinité, Dominique, Grenade, Sainte-Lucie et Saint-Vincent-et-les-Grenadines[66]. L’accession à l’indépendance initiée à partir des années soixante[67], de même que les évolutions statutaires en cours dans la zone, amenèrent le Royaume-Uni à actualiser la liste des territoires dont il assure les relations internationales[68]. Désormais, et depuis une déclaration de 2010, les territoires concernés par l’application de l’article 56 ne sont plus que six[69]. La situation est en revanche plus nuancée pour les protocoles à la CEDH, le Royaume-Uni n’ayant pas étendu l’application de certains protocoles aux outre-mer à l’exemple du Protocole n°1 concernant les Bermudes, ou du Protocole n°13 concernant les Îles Vierges britanniques et les îles Caïman[70].

Les Pays-Bas, de leurs côtés, formulèrent le 31 août 1954, date de la ratification et de l’entrée en vigueur de la CEDH, une déclaration précisant que la Convention ne s’appliquerait que pour le Royaume en Europe. Il fallut attendre 1955 pour que le champ d’application de la Convention soit étendu au Suriname et à la fédération des Antilles néerlandaises (composée d’Aruba, Curaçao, Sint Maarten, Bonaire, Saint-Eustache et Saba)[71]. Les évolutions statutaires amenèrent également des modifications de la déclaration initiale, l’accession de Suriname à l’indépendance en 1975 entrainant automatiquement la fin des effets de la Convention pour ce territoire, sans qu’il ne fût par ailleurs nécessaire pour la Haute Partie contractante de procéder à une dénonciation telle que prévue par l’article 65 paragraphe 4 CEDH. Pour leur part, Aruba[72] et les Antilles néerlandaises[73], bien qu’ayant subi des modifications constitutionnelles, demeurèrent dans le champ d’application de la Convention. Une approche différente fut cependant réservée au Protocole n°4 introduisant de nouveaux droits à la CEDH; ainsi, les modifications constitutionnelles introduites à partir de 2010 eurent pour conséquence, l’extension territoriale du Protocole aux îles Bonaire, Saint-Eustache et Saba, tandis que les Pays-Bas formulèrent une déclaration reconnaissant Aruba, Curaçao, et Sint Marteen comme des territoires distincts pour l’application des articles 2 et 3 dudit Protocole[74].

Enfin, la France qui ratifia tardivement, le 3 mai 1974[75], la Convention ainsi que les Protocoles n°1 et n°4[76], déclara que chacun de ces textes s’appliquerait « à l’ensemble du territoire de la République, compte tenu en ce qui concerne les territoires d’outre-mer, des nécessités locales auxquelles l’article 63 fait référence »[77]. Le renvoi à « l’ensemble du territoire de la République », est en étroite congruence avec la Constitution française de 1958 considérant les territoires concernés[78] comme des collectivités territoriales de la République, indivisible, laïque, démocratique et sociale au même titre que celles situées dans l’hexagone, et dont elle assure les relations internationales. Si de manière générale, c’est cette formule qui est retenue lors de la ratification par cet État des protocoles à la Convention ou des autres conventions du Conseil de l’Europe, la précision relative aux nécessités locales laisse entrevoir la possibilité d’une application modulée de la Convention, plaçant les territoires concernés au même titre que les autres de l’espace Caraïbes-Amériques dans un régime partiellement inclusif.

II. Les conséquences de l’application différenciée de la CEDH dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques – une inclusion modérée

L’approche réservée à l’application de la CEDH dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques apparait largement contrastée lorsqu’il s’agit d’observer qu’au plan du droit matériel, le droit de la Convention peut être appliqué de manière parcellaire (A) et qu’au plan du droit processuel, la saisine par les personnes privées des organes de contrôle, est marquée par son caractère progressif (B).

A. L’aménagement des droits de l’homme dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques : une application possible du droit de la Convention

Les formalités prescrites par l’article 56 placent les territoires ultramarins dans une situation hybride, en vertu de laquelle ils se voient appliquer le droit commun de la Convention porteur d’un véritable standard européen des droits de l’homme (1), avec cependant la possibilité d’introduction de mesures d’adaptation, tenant compte de leurs situations particulières (2).

1. L’alignement de principe des outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques sur les principes structurants de la CEDH

Une fois admise l’application de la CEDH outre-mer, et plus précisément dans les Outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques, le droit de la CEDH s’y applique, du moins tant que ceux-ci font partie intégrante de l’État contractant[79]. En conséquence, bien que la Convention reconnaisse l’existence de populations dont les conditions de vie justifient des modulations, voire des dérogations, ces territoires se voient également assujettis aux principes qui la sous-tendent, en structurent la portée et donc, à l’application d’une construction théorique perfectionnée réalisée par la Cour européenne et visant à sauvegarder l’intégrité de la Convention[80]. À cet égard, les finalités de la Convention, et plus largement le système de garantie organisé consistent à assurer une cohérence dans la protection des droits reconnus, autrement dit, une garantie collective des droits de l’homme et des libertés fondamentales[81]. Ainsi,

la CEDH représente une sorte de contrat social fondateur de la coopération européenne, coopération qui s’inscrit désormais dans le cadre d’une communauté européenne de valeurs partagées comportant à charge des États des obligations de plus en plus contraignantes[82] [nos italiques].

De ce fait, le système de la Convention, quoique fondé sur le principe de subsidiarité, s’analyse comme étant au carrefour du droit conventionnel et constitutionnel[83], la Convention étant destinée à édifier « une norme commune en matière de droits de l’homme sans gommer les particularismes des droits internes »[84]. Ce système est en conséquence articulé autour de la préservation d’un ordre public commun et opposable à l’ensemble des États parties, ce qui justifie que la Cour considère la Convention comme un « instrument constitutionnel de l’ordre public européen » dans le domaine des droits de l’homme[85]. Cette finalité immanente s’accompagne de la reconnaissance d’une classification des droits protégés, entre ceux intangibles[86], dont les limites sont strictement encadrées, et ceux conditionnels, acceptant des dérogations ou des restrictions fixées par la loi dans un but social impérieux et donc exigées par l’intérêt général, l’ordre public, les intérêts d’autrui, la morale et la santé publique. Il est par ailleurs essentiel que cette limitation soit nécessaire et proportionnée au but ou à l’intérêt public ou général considéré. Mais ces limitations ne doivent jamais porter atteinte à la substance[87], c’est-à-dire au « noyau dur » de la liberté considérée.

Confrontée à l’application de la CEDH dans les outre-mer, cette approche retenue par la Cour, justifiée par l’impératif de sécurité juridique[88], implique une subtile conciliation entre les droits garantis et les singularités reconnues à ces territoires.

2. L’adaptation permise en raison des particularismes juridiques

L’existence de régimes juridiques différents, voire plus largement de singularités dans ces territoires outre-mer, est admise comme ne méconnaissant pas les dispositions de la Convention. C’est en ce sens qu’il faut analyser la clause des nécessités locales spécifiquement destinées à ces territoires, mais plus largement la mobilisation du principe de la marge nationale d’appréciation[89].

Si pour l’heure il ne semble pas avoir de jurisprudence dans laquelle la clause des nécessités locales est invoquée pour justifier une dérogation ou une modulation du droit de la CEDH dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques, la jurisprudence pertinente de la Cour relative à la marge nationale d’appréciation laisse en revanche apparaître d’une part, un alignement de ces territoires aux principes prétoriens communs développés par la Cour, et d’autre part, un subtil effort de conciliation entre les droits et obligations issus de la Convention avec les particularismes juridiques qui sont reconnus dans ces territoires.

L’exemple du régime cultuel en Guyane en témoigne. En effet, prédomine dans cette collectivité un régime dérogatoire à la loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État. C’est d’abord l’ordonnance royale du 27 août 1828 instituant la reconnaissance du seul culte catholique, puis les décrets Mendel des 16 janvier et 6 décembre 1939[90], accordant aux conseils d’administration des missions religieuses (y compris la mission catholique) la personnalité juridique, qui s’y appliquent. En vertu de ces derniers textes, les missions religieuses sont des personnes morales de droit privé qui peuvent recevoir des libéralités et disposent d’une capacité très étendue. Avec ce régime juridique particulier, subsiste en Guyane, un régime préférentiel en faveur de l’Église catholique, dont l’entretien est assuré par des subventions publiques et dont le traitement des prêtres incombe au département. La justification avancée alors consistait à reconnaitre que « la pauvreté du territoire » ne permettrait pas à la population d’assurer la charge de l’entretien de ce culte et que le « risque d’influences étrangères […] favoriseraient des missionnaires étrangers » si les desservants catholiques n’étaient plus rétribués[91]. La départementalisation en 1946, puis le passage en collectivité unique en 2011[92] n’ont pas modifié ce régime[93].

En confrontant ce régime aux articles 9 (liberté religieuse) et 14 (non-discrimination) de la CEDH, il ressort de la jurisprudence de la Cour une certaine indifférence au regard du cadre d’exercice de la liberté religieuse, la haute juridiction admettant l’existence d’une certaine marge d’appréciation en faveur des États[94] qui peuvent de la sorte instaurer un système d’église majoritaire constitutionnellement reconnue[95]. La Cour s’assure néanmoins que cette formule n’a pas pour conséquences l’exercice de contraintes à l’égard d’individus ou de groupements contraires à leur droit de pratiquer la religion de leur choix[96]. Pour autant, si un tel régime pouvait historiquement trouver une justification, force est de reconnaitre que la sacralisation d’un déséquilibre entre la religion catholique et les autres religions, en raison notamment d’un soutien matériel et financier de la collectivité, si elle doit être objective et raisonnable au sens de la jurisprudence de la Cour pour être compatible avec les articles 9 et 14 CEDH, n’apparait plus de nos jours, justifiée. C’est le sens de l’action introduite par la Collectivité territoriale de Guyane devant le tribunal administratif de Cayenne à l’encontre de la décision du 12 mars 2015 par laquelle le préfet de la Guyane a refusé de l’indemniser au titre des rétributions versées aux prêtres de l’Église catholique, en se fondant notamment sur l’incompatibilité de l’ordonnance royale de 1828 avec les articles 9 et 14 de la CEDH[97].

Par ailleurs, la Cour a pu souligner, en examinant la situation dérogatoire de la Guyane au regard de la législation relative aux conditions d’éloignement des étrangers, la nécessité pour l’État français de respecter les garanties procédurales dans la mise en oeuvre des mesures d’éloignement afin qu’elles soient conformes aux dispositions pertinentes de la CEDH[98]. Dans cette collectivité de l’article 73 de la Constitution, et contrairement au droit commun en matière d’éloignement des étrangers[99], le recours contre un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière devant le tribunal administratif dans un délai de quarante-huit heures n’a pas d’effet suspensif[100]. L’État justifie ce régime spécifique d’aménagement au principe de l’effet suspensif du recours, par l’existence, en Guyane de

contraintes particulières en matière d’immigration illégale. Celle-ci, tout comme les réseaux criminels qui la favorisent, est encouragée par la topographie particulière de la Guyane, qui rend les frontières perméables et impossibles à contrôler efficacement[101].

Si la Cour admet qu’un tel régime puisse relever « de la marge d’appréciation dont les États disposent pour honorer les obligations au regard de l’article 13 de la Convention »[102], elle précise que la situation particulière de la Guyane et la forte pression migratoire qu’elle subit ne constituent pas des motifs justifiant pour le requérant, l’impossibilité « de disposer en pratique des garanties procédurales minimales adéquates visant à le protéger contre une décision d’éloignement arbitraire »[103].

La différenciation juridique est également inscrite dans la Charte constitutionnelle du Royaume des Pays-Bas et caractérise notamment les relations entre la partie européenne et la partie caribéenne (composée des îles BES). En ce sens, le deuxième paragraphe de la section 1 de la Charte du Royaume des Pays-Bas contient une disposition stipulant que des mesures spécifiques peuvent être mises en oeuvre pour les îles caribéennes des Pays-Bas, compte tenu des circonstances économiques et sociales, de la grande distance vis-à-vis de la partie européenne des Pays-Bas, de leur insularité, de leur faible superficie et de leur population, des conditions géographiques, du climat... À cet égard, et à titre d’illustration, la question du droit des enfants présente des traits caractéristiques d’un écart entre la partie continentale du Royaume et la partie caribéenne. De même, de nombreuses conventions internationales, à l’exemple de la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et des violences domestiques, également connue sous le nom de Convention d’Istanbul[104], ou la Convention du Conseil de l’Europe sur la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels[105], ne s’appliquent pas aux entités caribéennes des Pays-Bas, au motif qu’une phase de rattrapage est encore nécessaire pour respecter les obligations conventionnelles[106]. En outre, l’absence de législation sur la situation des personnes handicapées constitue un particularisme de ces îles[107], alors même qu’une telle législation existe pour la partie continentale du Royaume. Pour autant, l’absence de jurisprudence pertinente sur ces thématiques ne permet pas d’apporter plus de précision sur la situation de ces territoires vis-à-vis du droit de la CEDH. L’on pourrait y appliquer par analogie, la jurisprudence de la Cour rendue le 16 octobre 2001 et concluant à la non-violation de l’article 14 de la CEDH vis-à-vis de l’instauration dans les Antilles néerlandaises d’un régime particulier de cassation contre les jugements rendus par défaut. Une telle distinction est justifiée par les considérations suivantes :

compte tenu de la grande distance qui sépare le siège de la Cour de cassation et les Antilles néerlandaises, il n’est pas recommandé de prévoir dans les Antilles la possibilité d’un pourvoi en cassation dans tous les cas où pareil recours est possible aux Pays-Bas[108].

Pris ensembles, les exemples français et néerlandais sont éclairants au regard de l’application de la Convention outre-mer. En effet, il est remarquable de relever que dans l’affaire De Souza Ribeiro, la France n’a pas explicitement mentionné l’article 56 de la Convention, mais s’est contentée d’invoquer les dispositions de l’article 73 de la Constitution de 1958 (existence de caractéristiques et contraintes particulières)[109]. De même, dans l’affaire Eliazer de 2001, les Pays-Bas n’ont pas non plus invoqué l’article 56, mais les motifs retenus par l’article 10 du Règlement de cassation pour les Antilles néerlandaises et Aruba et le but poursuivi par le système de justice antillais[110]. D’emblée, l’argument des caractéristiques et contraintes particulières mis en miroir avec celui de la marge nationale d’appréciation brouille quelque peu l’appréhension de l’expression « nécessités locales » prévue à l’article 56 paragraphe 3 de la Convention. On aurait pu imaginer que la référence aux nécessités locales demeure pertinente pour les collectivités disposant d’une autonomie large[111] et non pour celles relevant du régime de l’assimilation législative, cependant la jurisprudence pertinente de la Cour ne se prononce pas sur cette hypothèse[112]. Par ailleurs, et en tout état de cause, demeure immuable la règle en vertu de laquelle il appartient aux autorités nationales (le législateur en l’occurrence), de prévoir expressément, lorsque telle est leur volonté, une disposition de non-applicabilité, ou d’applicabilité différée, aux collectivités situées outre-mer[113]. La même règle prévaut concernant la saisine des instances de contrôle des droits garantis et singulièrement le droit de recours individuel en faveur des personnes privées des outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques.

B. La saisine des instances de contrôle de la CEDH dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques : une application contrastée de la procédure contentieuse

L’originalité de la Convention ne réside pas tant dans le fait qu’elle réaffirme, sur le plan européen, l’existence d’un certain nombre de droits fondamentaux au profit des individus, mais davantage dans le mécanisme judiciaire de garantie internationale des droits de l’homme qu’elle instaure. En effet, au départ composé d’une Commission et d’une Cour européenne des droits de l’homme, complétées par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe chargé de contrôler le respect par les parties contractantes des droits protégés par la Convention, le mécanisme s’est perfectionné faisant de la Cour l’organe principal de garantie. L’une des mesures phares de ce mécanisme réside dans la reconnaissance au profit des personnes privées de la possibilité de saisir directement la Cour européenne[114]. Cette capacité doit néanmoins être lue, concernant les territoires outre-mer, à la lumière des dispositions de l’article 56 paragraphe 4. En effet, il faut, de prime abord, observer que la déclaration d’extension territoriale de l’article 56 paragraphe 1 n’équivaut pas à la reconnaissance de la compétence d’abord de la Commission et de la Cour avant l’entrée en vigueur du Protocole n°11[115], puis de la compétence automatique de la seule Cour européenne depuis 1998. Historiquement donc l'accès aux organes de contrôle de la Convention a été épisodique (1).

L’article 56 paragraphe 4 (anciennement article 63 paragraphe 4 relatif au droit de requête individuelle auprès de la Commission) stipule que tout État peut à tout moment déclarer qu’il accepte la compétence de la Cour pour connaitre des requêtes de personnes physiques, d’ONG ou de groupes de particuliers, dans les conditions prévues par l’article 34 de la Convention[116], ce qui dénote de son caractère facultatif (2).

Cette disposition a donc engendré une mise en oeuvre échelonnée et discontinue dans les outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques instaurant ainsi un régime à double vitesse.

1. Un accès aux organes de contrôle de la CEDH initialement sporadique

Historiquement, les articles 25 et 46 de la CEDH relatifs respectivement à la saisine directe de la Commission (article 25 de la CEDH) et à la déclaration de clause facultative de juridiction obligatoire de la Cour (article 46 de la CEDH) ont connu au regard des territoires outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques une application variée. D’emblée, il faut bien observer qu’en

l’absence de la déclaration prévue à l’article 63§4, c’est pratiquement tout le contrôle européen de la protection des droits de l’homme dans les « colonies » qui fait défaut, la Convention ne jouant plus son rôle qu’en tant que partie du droit interne des colonies, dans le seul cas des États bien sûr qui ont intégré la Convention dans leur droit interne[117].

Par ailleurs, lorsqu’ils l’ont effectué, il n’est pas rare d’observer que dans leur pratique, les États contractants ont multiplié les déclarations temporaires de reconnaissance du droit de requête individuelle ou de juridiction obligatoire, avec ou non des phases de renouvellement. Enfin, les dispositions relatives à la garantie des droits prévus par la Convention, qu’elles soient issues du texte ou de la pratique, laissent apparaitre qu’il est possible de reconnaitre le droit de saisine de la Commission sans pour autant rendre effective la clause de juridiction obligatoire de la Cour ou vice-versa.

Quoi qu’il en soit, et concernant d’abord la Commission, la reconnaissance en faveur des habitants des territoires dépendants du droit de requête individuelle a fluctué en fonction des relations entretenues par la métropole avec ces derniers. Ainsi, par exemple, les Pays-Bas qui très vite ont reconnu cette compétence en faveur de Suriname[118] ont tout de même mis plus de dix-huit ans avant de l’étendre aux habitants des Antilles néerlandaises[119]. Le Royaume-Uni, pour sa part, a procédé de la même manière, mais systématiquement effectué une déclaration de reconnaissance simultanée des articles 25 et 46. Concernant précisément les dispositions de l’article 25, alors qu’il a fallu seulement trois ans après la déclaration d’extension territoriale pour ouvrir le droit de saisine individuelle en faveur des habitants des îles Caïmans et de Turks et Caicos, ce droit ne fut reconnu aux habitants des Bermudes et de Montserrat que le 12 septembre 1967 pour une période de deux ans, soit près de quatorze ans après[120]. À Anguilla, un tel droit de saisine n’a été accordé que le 14 janvier 1981, soit vingt-huit ans après[121].

La France présente, de son côté, une situation remarquable. La déclaration initiale de reconnaissance de la compétence de la Commission pour connaitre des requêtes individuelles, quoique tardive, ouvre simplement pour une période de cinq ans, cette possibilité à toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers, qui se prétend victime d’une violation[122], ce qui laisse supposer l’absence dès le départ, de distinction entre le territoire hexagonal et les territoires outre-mer.

À l’égard de la Cour, la situation était encore plus complexe, l’absence de précision de l’article 63 paragraphe 4 ayant conduit à l’utilisation de l’article 46 comme base pour exiger une déclaration expresse de reconnaissance de la juridiction obligatoire de cette juridiction à l’égard de ces territoires[123].

Les Pays-Bas ont ainsi formulé une déclaration de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour, le 21 août 1974, en faveur du Suriname et des Antilles néerlandaises pour une période de cinq ans[124].

La France, de son côté, a reconnu la compétence de la Cour en même temps qu’elle a ratifié la Convention, instaurant ainsi un système de garantie égalitaire[125]. Le Royaume-Uni, comme indiqué précédemment, a procédé de manière échelonnée à une telle reconnaissance en même temps que celle de la Commission[126]. Concernant toutefois la clause facultative de juridiction obligatoire, après de nombreux renouvellements de ses déclarations, le Royaume-Uni formula à partir des années deux-mille, une série de déclarations d’extension à titre permanent[127].

Il est évident que la variabilité de l’accès aux organes de contrôle a instauré une véritable discrimination entre les particuliers des territoires situés outre-mer et ceux du continent. L’introduction du Protocole n°11, réformant le système de contrôle[128] et instaurant la Cour comme organe unique de garantie des droits, a induit cependant des changements à l’égard des outre-mer, et par voie de conséquence, des outre-mer l’espace Caraïbe-Amériques.

2. Un accès à la Cour désormais ouvert, mais facultatif

Le système de garantie introduit par le Protocole n°11, instaurant un droit de requête individuelle désormais obligatoire (article 34)[129], propose un cadre dans lequel les droits et libertés prévus par la Convention sont garantis à « toute personne relevant de [la] juridiction »[130] des États parties, sans distinction aucune. Le saut qualitatif opéré pourrait laisser croire que les habitants des territoires dépendants sont placés sur le même pied d’égalité que ceux du continent. Cependant, le paragraphe 4 de l’article 56 réduit la portée de l’article 34 en vertu duquel le droit de recours individuel est ouvert à toute personne qui se prétend victime d’une violation des droits reconnus dans la Convention ou ses protocoles, par l’une des Hautes Parties contractantes. Il incombe en conséquence aux États de ne pas entraver l’exercice efficace de ce droit.

Pour les territoires situés outre-mer, en revanche, subsiste toujours, selon les termes de l’article 56 paragraphe 4, le système de déclaration facultative d’acceptation de la compétence de la Cour[131]. Cette analyse justifie la déclaration des Pays-Bas au moment de la ratification du Protocole n°11 le 21 janvier 1997 : ledit protocole s’applique au royaume en Europe, aux Antilles néerlandaises et à Aruba[132]. En conséquence, et si dans les faits les territoires outre-mer de l’espace Caraïbe-Amériques se retrouvent désormais soumis aux mêmes conditions de saisine de la Cour européenne des droits de l’homme, cette égalité est, au préalable, soumise à la réalisation des formalités requises par l’article 56 paragraphe 4. Cependant, il semblerait que la plupart des territoires couverts par les déclarations au titre de l’article 56 paragraphe 1 soient désormais couverts de la même manière par les déclarations au titre de l’article 56 paragraphe 4, le plus souvent faites de manière permanente.

L’analyse du champ d’application territoriale de la Convention au prisme des territoires dépendants de l’espace Caraïbe-Amériques laisse apparaitre tout le paradoxe de cet instrument, dont la Cour assure l’interprétation « à la lumière des conditions de vie actuelles »[133]. En effet, la dynamique développée par la Cour européenne dans le sens d’une interprétation large, au profit d’une approche holistique des droits de l’homme, semble s’arrêter à certains égards aux frontières des territoires situés outre-mer. Les efforts effectués pour limiter les tentatives de certains États d’échapper à leur responsabilité vis-à-vis de ces territoires au regard des droits et obligations découlant du texte, les précisions apportées aux termes de l’article 56[134] ne masquent pas les défis qui attendent la Cour[135] et l’ensemble des parties pour faire coïncider une vision commune et intégrale des droits de l’homme.