Corps de l’article

Dialoguer, encore et toujours. Maintenir le fil de la coopération interjuridictionnelle entre la Cour européenne et les juges nationaux, telle est l’ambition du Protocole n° 16[1]. Le défi est majeur, alors que le système de garantie est à un tournant critique de son histoire, à l’heure où ses soixante-dix ans sont célébrés[2]. La doctrine ne s’y est pas trompée. Les études fleurissent pour le décrire, tantôt de façon laudative[3], tantôt de manière plus critique[4]. Bien que la procédure recouvre officiellement les habits de la « consultation » judiciaire[5] – elle ne ressemble en rien aux procédures consultatives classiques existantes devant les autres juridictions internationales. Le Protocole n° 16 met en effet en orbite une figure procédurale singulière, foncièrement hybride. Tenter de déterminer la nature réelle de cette procédure consultative s’avère nécessaire avant de s’immerger dans l’analyse des sept libertés concédées à divers acteurs du dialogue.

S’il est question d’émettre des « demandes d’avis » avec le Protocole n° 16, celles-ci n’ont que peu de liens avec les procédures consultatives existantes à l’échelle juridictionnelle internationale : ces dernières sont en effet prévues pour être activées hors toute procédure contentieuse en cours[6]. Il y va même de leur identité procédurale, i.e. la consultation n’a pas pour objet d’inviter la juridiction internationale à se prononcer sur un différend. En effet, dans le cadre du contentieux international, les demandes d’avis consultatifs le sont par des organes expressément habilités à cet effet par les textes constitutifs de l’organisation internationale qui accueille la juridiction en cause. Ainsi, dans le cadre judiciaire universel, l’article 96 de la Charte des Nations Unies est très clair. Les titulaires de la saisine consultative habilités par la Charte sont, d’un côté, l’Assemblée générale et le Conseil de sécurité lesquels, selon le paragraphe 1 de l’article 96, peuvent consulter la Cour internationale de justice sur « toute question juridique »[7], tandis que le paragraphe 2 du même article permet à tout autre « organe ou institution spécialisée » de recourir au mécanisme consultatif à la condition d’avoir obtenu au préalable l’agrément de l’Assemblée générale et de circonscrire la demande d’avis à l’objet de leur activité, conformément au principe de spécialité[8]. La philosophie est la même dans le champ de la garantie des droits de l’homme. La procédure d’avis consultatif du système interaméricain des droits de l’homme mentionnée à l’article 64 de la Convention américaine désigne les titulaires de la saisine (il s’agit des États membres de l’Organisation des États américains (OÉA) comme des organes mentionnés au Chapitre X de la Charte de l’OÉA)[9] et circonscrit leur demande. Elles peuvent concerner des questions relatives à la Convention américaine ou « tout autre traité concernant la protection des droits de l’homme »[10], comme celles relatives à la compatibilité d’une loi nationale avec la Convention. La pratique consultative a démontré que la Cour interaméricaine fut inflexible devant les éventuelles instrumentalisations du processus par les États et refuse de répondre à des questions qui sont reliées, d’une manière ou d’une autre, à une affaire en cours devant les organes interaméricains[11]. Le système africain des droits de l’homme et des peuples est encore plus clair, puisque c’est directement l’article 4 du Protocole de Ouagadougou – portant création de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples – qui exclut, expressis verbis, que « l’objet de l’avis consultatif ne se rapporte à une requête pendante devant la Commission »[12]. Dans la même veine, le système européen de garantie connaît le même genre de procédure consultative : l’article 47 permet uniquement au Comité des Ministres du Conseil de l’Europe de saisir la Cour, tandis que les questions ne peuvent concerner des recours présentés devant elle (47.2 in fine)[13].

À l’issue de ce succinct tour d’horizon, il est clair – à l’instar de la procédure consultative devant la Cour internationale de justice – que le droit commun du mécanisme consultatif dans le cadre des systèmes régionaux de protection des droits de l’homme est activé par des organes politiques (États et organes de l’organisation internationale de rattachement) en dehors de tout procès (soit interne, soit international). Partant, si le Protocole n° 16 joue la concordance nominaliste, il ne s’agit que d’un trompe-l’oeil. On cherche alors un autre « référent » procédural afin d’arriver à mieux cerner sa nature. Le mécanisme préjudiciel surgit immédiatement à l’esprit; celui qui est réglementé dans l’univers du droit de l’Union européenne à l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE)[14]. Très vite cependant, on découvre que le Protocole n° 16 met en place une « vraie-fausse question préjudicielle ». Prima facie, la procédure mise en place par le Protocole n° 16 ressemble en effet à une procédure de renvoi préjudiciel, et ce, à plusieurs égards : non seulement l’avis doit être formulé par le juge national dans le cadre d’un litige pendant devant lui; non seulement il doit motiver sa demande et présenter « les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l’affaire pendante »[15], mais encore il doit attendre la réponse de la Cour européenne afin de trancher le litige au fond. Autant d’éléments qui, sous l’angle procédural et nominaliste, rappellent à s'y méprendre les éléments classiques du renvoi préjudiciel tel qu’il existe au sein du droit de l’Union. Toutefois, les similitudes s’arrêtent là. En effet, non seulement la Grande chambre ne va pas automatiquement examiner la demande, puisqu’un collège de cinq juges est autorisé à filtrer sa pertinence, mais encore la réponse de la Cour n’est pas obligatoire.

Si les avis consultatifs étaient formulés en dehors de toute procédure contentieuse par des autorités politiques de saisine – en s’inscrivant en cela dans le droit commun processuel international – le fait qu’ils ne soient pas obligatoires serait moins perturbant. On aurait à faire à la technique classique de l’avis simple qui, contrairement à l’avis conforme, ne lie pas. La perplexité vient du fait que l’avis du Protocole n° 16 est sollicité dans le cadre d’un procès interne (article 1, 2e phrase)[16]; a priori, sa philosophie induirait que la réponse fournie à l’interrogation suscitée par le juge national sert à quelque chose : elle devrait par conséquent être obligatoire pour le juge qui l’a sollicitée. La prise en compte du « standard » européen serait ainsi effective et généralisée. Or, ce n’est pas le cas; l’article 5 intrigue et agace : « Les avis consultatifs ne sont pas contraignants »[17].

S’il ne s’agit pas d’un avis consultatif classique (au sens de la procédure judiciaire internationale) et s’il ne s’agit pas non plus d’un mécanisme préjudiciel absolument identique à celui existant au sein de l’Union européenne, la procédure imaginée est, ce faisant, un mécanisme hybride. En réalité, une telle formule « métissée » existe déjà dans l’univers des juridictions internationales; contre toute attente, elle s’est déployée dans l’univers économique et non pas humaniste. Il s’agit de la opinión consultiva du droit du Mercosur[18]. Elle permet en effet aux juges nationaux des États parties du Mercosur de surseoir à statuer, de poser une question préjudicielle d’interprétation ou d’appréciation de validité du droit du Mercosur et d’attendre la réponse du Tribunal permanent de révision[19], avant de trancher le litige au fond. À l’instar du mécanisme du Protocole n° 16, la réponse fournie à l’avis n’est pas obligatoire... Cette absence de force contraignante non seulement a nourri de nombreuses études doctrinales en Amérique latine[20], mais a également été à l’origine du fiasco de la procédure (dans un contexte juridique et sociologique très particulier, il est vrai). En plus de leur nombre réduit (trois à ce jour)[21], ces avis n’ont pas été pris au sérieux par les juridictions internes[22].

La nature de la procédure consultative instituée par le Protocole n° 16 est assurément préjudicielle. Toutefois, elle est singulière au regard de l’absence de force obligatoire des avis délivrés par la Cour européenne. Ce caractère hybride aura-t-il des conséquences spécifiques dans l’univers conventionnel européen? Le scénario latino-américain est-il susceptible de s’implanter sur le continent européen? Afin de tenter de répondre au mieux à ces interrogations, c’est à un voyage entre les particularismes théoriques de la procédure et les premières manifestations de la praxis auquel le lecteur est invité dans les lignes qui suivent : théories et réalités constitueront les deux rives opposées des développements à venir. L’analyse exégétique des dispositions phares du Protocole n° 16 permettra de dévoiler les aspects tout à la fois positifs et négatifs du texte et ce qu’il est susceptible d’engendrer (I). L’analyse des premières mises en oeuvre permettra ensuite de prendre la juste mesure des réalités juridictionnelles et d’évaluer la tournure que prend, aujourd’hui, le dialogue conventionnel sur le continent européen (II).

I. Les théories

Les 7 libertés du Protocole n° 16

Le Protocole n° 16 ouvert à la signature le 2 octobre 2013 – vulgarisé comme le « protocole du dialogue » – part d’une idée positive et constructive : il s’agit d’assurer, mieux, de renforcer les interactions[23] avec les juges nationaux afin d’améliorer leur fonction de juges « conventionnels » de droit commun. En ce sens, il a été pensé et négocié pour être le meilleur levier de la subsidiarité. En filigrane se dessine l’ambition d’éviter l’engorgement du prétoire de la Cour européenne dont on sait qu’il est assailli par des milliers de requêtes chaque année[24].

La lecture du texte permet de dévoiler sept libertés qui sont autant de marges de manoeuvre octroyées aux exécutifs des États, aux juges nationaux et à la Cour européenne. Égrenons-les : 1) Liberté de ratifier le protocole (article 6)[25]; 2) Liberté de désigner les « plus hautes juridictions » (articles 1.1 et 10)[26]; 3) Liberté de demander l’avis (article 1.1)[27]; 4) Liberté de modifier la liste des plus « hautes juridictions » (article 10 in fine)[28]; 5) Liberté d’accepter ou non la demande d’avis (article 2.1)[29]; 6) Liberté d’émettre une opinion séparée (article 4.2)[30]; 7) Liberté de prendre en compte ou non la réponse de la Grande chambre (article 5)[31].

La première liberté – celle qui permet de ratifier ou non le protocole – s’adresse aux États. Elle est susceptible de générer une Europe du dialogue à la carte entre ceux qui acceptent de nouer des liens juridictionnels (entre les juridictions suprêmes et la Cour européenne) et ceux qui ne le désirent point – pour une multiplicité de raisons de fond et/ou de circonstances. Si on opère une comparaison avec le dernier des protocoles additionnels – le Protocole n°12[32] – on se plait à penser que le Protocole n° 16 prendra du temps avant d’insuffler rapidement un processus dialogique générateur de responsabilisation des juridictions nationales. En effet, le Protocole n°12 signé le 11 novembre 2000, entra en vigueur cinq ans plus tard, le 1er mai 2005, après l’obtention des dix ratifications nécessaires. Quinze ans après sa ratification, seuls vingt États ont franchi le Rubicon[33]. Si comparaison n’est pas raison, il n’empêche… le caractère facultatif du Protocole n° 16 n’est pas, prima facie, de bon aloi.

La seconde liberté concerne les juges nationaux, et semble bienvenue : la demande d’avis est facultative; elle peut, en outre, être retirée à tout moment si la « haute juridiction » l’estime nécessaire[34]. L’obligation de formuler un avis aurait été vue, à coup sûr, comme une contrainte excessive, voire insupportable, pour des juges suprêmes toujours sourcilleux de leur office dans le champ national. Trop de mauvais souvenirs sont liés à l’obligation de renvoi dans le cadre de l’article 267.3 TFUE[35], dont on sait qu’il a engendré pendant de nombreuses années des résistances ayant conduit à la théorie de « l’acte clair ». Elle finit par être accueillie par la Cour de justice de l’Union en 1982, dans son célèbre arrêt Cilfit[36]. Un « traité de paix » juridictionnelle était enfin signé avec les juridictions suprêmes[37]. Cette saga – qui alimenta les chroniques doctrinales, mais qui, surtout, envenima le dialogue entre les juges nationaux et la Cour de justice – voulut à coup sûr être évité dans le champ conventionnel.

Les troisième et quatrième libertés sont l’apanage des « hautes parties contractantes ». Cela laisse supposer la prégnance des exécutifs dans ce processus de désignation (comme de retrait) des « plus hautes juridictions » nationales habilitées à saisir la Cour européenne d’une demande d’avis consultatif. Le rapport explicatif mentionne qu’il s’agit, par cette manifestation de « flexibilité », de tenir « compte des particularités des systèmes judiciaires nationaux »[38]. Soit, mais sur la base de quels critères les exécutifs décideront-ils de désigner les juridictions « élues », les fameuses « plus hautes juridictions », i.e. celles qui auront le « privilège » de s’adresser à la Cour de Strasbourg? Seront-elles désignées par un dialogue engagé avec les ordres judiciaires de chaque État ou la décision se prendra-t-elle dans le cadre des cénacles ministériels où les juridictions concernées seront écartées du choix? La décision de modifier la désignation des « plus hautes juridictions » se prendra-t-elle, là encore, en accord avec les acteurs judiciaires ou sera-t-elle la manifestation de la discrétion du gouvernement? Surtout, on est en droit de s’interroger sur la limitation du renvoi aux « plus hautes juridictions ». Le rapport explicatif affirme que la cohérence est au rendez-vous avec le principe de subsidiarité[39]. C’est assez discutable, car, si on prend au sérieux le « référent » préjudiciel dans le cadre de l’Union, on sait que les hautes juridictions ont eu du mal à activer le renvoi préjudiciel, alors que les juridictions inférieures n’ont, quant à elles, jamais eu les préventions, pour ne pas dire les défiances, des juridictions suprêmes[40]. Il est vrai toutefois que la configuration actuelle des rapports entre les cours suprêmes et constitutionnelles laisse présager une autre attitude. L’ère est au dialogue constructif où la parité des interlocuteurs l’a emporté sur le sentiment de hiérarchie[41]. Gageons que cet esprit collaboratif, signe extérieur d’un pluralisme de bon aloi, l’emporte sur le nationalisme judiciaire.

La cinquième liberté accorde à la Grande chambre, à travers le collège de cinq juges, le pouvoir de refuser de répondre à un avis formulé par une « haute juridiction » d’un État membre. Un tel pouvoir pourra, in se, créer des crispations avec les juridictions nationales. On sait à quel point la doctrine dite de l’irrecevabilité préjudicielle a causé beaucoup de dégâts dans la confiance entre les juges nationaux et la Cour de Luxembourg quand celle-ci ne donnait pas suite aux renvois préjudiciels des juges nationaux. En effet, quand le cadre factuel était mal cerné ou quand le litige était fictif, quand la question était artificielle ou quand elle avait déjà donné lieu à une réponse de la Cour de justice, celle-ci ne prenait aucune forme pour refuser de répondre aux juges nationaux. Dans ce contexte, la tâche du collège de cinq juges sera stratégique et délicate. Stratégique, car il faudra évidemment éviter une avalanche de demandes d’avis et le collège fera office de filtre (à l’instar de son rôle dans le cadre des demandes de renvoi). Délicate, car il faudra évidemment trouver les « formes » pour expliquer aux juges nationaux que leur demande d’avis ne soulève aucune « question de principe » eu égard à l’interprétation et l’application de la Convention. L’exigence de motivation inscrite à l’article 2.1[42] est là pour atténuer la dureté, pour ne pas dire l’humiliation, d’un refus de délivrer une réponse... Ceci étant dit, on peut imaginer toutefois que l’existence de nombreux réseaux judiciaires, tant formels qu’informels, entre juges nationaux d’une part, et entre eux et la Cour européenne d’autre part – permettront d’éviter que de tels scénarios ne se manifestent.

La sixième liberté – celle de pouvoir émettre une opinion séparée par un ou plusieurs juges de la Grande chambre – semble, dans le contexte contentieux tel que dessiné par le Protocole n° 16, extravagante, à tout le moins bizarre. Là encore, si le mécanisme imaginé avait été en totale conformité avec les mécanismes classiques existants à l’échelle internationale en matière consultative, l’émission d’une opinion séparée (concordante comme dissidente) en dehors de tout litige au fond aurait été compréhensible[43]. Le problème vient du fait que le caractère hybride du mécanisme rend cette faculté problématique, même si on peut parfaitement comprendre qu’il était difficile de ne pas l’envisager afin d’assurer l’équivalence des formes avec les compétences contentieuses de la Cour européenne. Alors que le rapport explicatif est prolixe sur tous les articles du protocole, il ne souffle mot sur ce point. Dans ce contexte, il a été imaginé un petit scénario procédural qui recouvre l’allure d’un scénario « catastrophe ». Gageons qu’il ne se réalise guère, car c’est toute la philosophie du « protocole du dialogue » qui serait détournée. Il était une fois… une demande d’avis formulée par une juridiction suprême à qui la Cour européenne répond dans un sens qui n’emporte pas de point de vue unanime. Il est parfaitement possible, dans un tel cas de figure, d’imaginer que le point de vue de la majorité ne sera pas suivi par le juge interne (l’avis n’étant pas obligatoire)[44], mais que l’opinion séparée (qui pourra être une dissidence), soit, quant à elle, prise au sérieux… Continuons d’imaginer un instant, dans le cadre de ce scénario « catastrophe », que la dissidence soit prise en considération par la juridiction suprême et, comble du scénario, qu’elle exprime un point de vue « conservateur » (sur le niveau de protection des droits, sur la place à accorder à la souveraineté de l’État dans la gestion des flux migratoires, sur les critères de la mise en balance entre plusieurs droits garantis etc.) en octroyant, qui plus est aux États, une large marge d’appréciation. C’est ce point de vue qui sera in fine disséminé dans la jurisprudence interne de l’État membre concerné contre l’avis de la majorité de la Cour européenne. En un mot, la dissidence consultative pourrait être instrumentalisée à des fins de résistance nationale. On est parfaitement conscients qu’une telle attitude serait la marque d’une défiance judiciaire nationale inouïe à l’égard de la Cour européenne et du système européen de garantie dans son ensemble. On est également parfaitement conscients qu’une telle attitude est à l’opposé de celle que veut induire le protocole du dialogue. Dans le même temps, on sait à quel point rien n’est acquis dans le monde complexe des relations juridictionnelles, et qu’à tout moment, il suffit d’un changement de composition d’une Haute Cour, d’un arrêt de constatation de violation mal perçu et donc mal accepté, pour générer un changement d’attitude à l’endroit du droit conventionnel européen. Gageons que le dialogue sera responsable et loyal et que ce scénario catastrophe (un parmi d’autres), n'est le fruit que d’une élucubration in abstracto qui sera rapidement reléguée aux magasins des mauvais souvenirs.

La septième liberté est, on l’a déjà souligné, la plus « problématique ». Rendre « non contraignant » l’avis est particulièrement paradoxal. Si cette portée juridique « nulle » de l’avis traduit une volonté manifeste de ne pas « contraindre » les juges nationaux (afin notamment de leur donner le sentiment d’un dialogue d’égal à égal), elle est a priori complètement contreproductive : à quoi bon demander un avis dans le cadre d’une affaire contentieuse en cours, si cela n’a pas pour objet d’aider de façon « concrète et effective » la haute juridiction nationale à résoudre le litige en ayant égard au standard posé par l’avis? Ce point est discutable, car il va à l’encontre de deux objectifs : l’intégration du standard européen dans le cadre du raisonnement du juge national, tout d’abord; l’application du droit national à la lumière de la jurisprudence européenne afin d’éviter in fine qu’une requête devant la Cour ne soit présentée, ensuite. Car c’est bien de cela qu'il s’agit, diminuer l’afflux des requêtes à Strasbourg en déplaçant le centre de gravité du contrôle. Or, quand on scrute à nouveau les explications fournies sous l’article 5 par le rapport explicatif, le paradoxe éclate au grand jour. On y lit ceci : « Le fait que la Cour ait rendu un avis consultatif sur une question soulevée dans le contexte d’une affaire pendante devant une juridiction d’une Haute Partie contractante n’empêche pas une partie à cette affaire d’exercer, par la suite, son droit de recours individuel en vertu de l’article 34 de la Convention. »[45] On pourrait alors s’écrier : « Tout cela pour ça? (Much ado about nothing?) » La suite de la lecture des explications dissipe quelque peu les craintes; il est précisé que dans l’hypothèse d’une requête présentée devant la Cour de Strasbourg, « il est escompté que les éléments de la requête ayant trait aux questions traitées dans l’avis consultatif soient déclarés irrecevables ou rayés du rôle » ...

Ce petit exercice d’exégèse démontre que l’éventail des « possibles » est presque sans fin. Les inconnues sont nombreuses; les potentialités positives, mais également négatives, le sont également. Il est temps désormais de s’immerger dans les réalités de la mise en oeuvre du Protocole n° 16 et d’évaluer ce qu’elles révèlent.

II. Les réalités

La concrétisation de 6 libertés sur 7

Six des sept libertés instituées par le Protocole n° 16 ont été mobilisées par tous les acteurs à la procédure : certains États ont ratifié le texte (1) et ont désigné les « hautes juridictions » habilitées à saisir la Cour (2). Deux d’entre elles ont effectivement posé des questions à la Cour (3), qu’elle décida d’accepter (4), au point même qu’un des juges délivra une opinion séparée sous l’avis n° 2 (5). Enfin, si une des « hautes juridictions » prit au sérieux l’avis et le mit en oeuvre promptement, on peut à ce stade se poser des questions sur ses effets généraux (6).

1. La liberté de ratifier… ou pas

Saint-Marin ouvrit le bal des ratifications, le 16 février 2015, près de dix-sept mois après la signature du Protocole. Il était suivi par la Slovénie (26 mars 2015), la Géorgie (6 juillet 2015), l’Albanie (22 juillet 2015), la Lituanie (2 septembre 2015), la Finlande (7 décembre 2015), l’Arménie (31 janvier 2017), l’Estonie (31 août 2017) et l’Ukraine (22 mars 2018). C’est la France – dixième pays à le ratifier – qui, en vertu de l’article 8.1 du Protocole n° 16, permit son entrée en vigueur cinq ans après sa signature. La Garde des Sceaux, Nicole Belloubet, déposait en effet le dixième instrument de ratification le 12 avril 2018[46], ce qui permit au texte d’être en vigueur cinq mois plus tard, le 1er août. Le dépôt par la France eut lieu alors que la Conférence de Copenhague battait son plein. Il s’est agi d’un symbole diplomatique de premier ordre, car la présidence danoise du Conseil de l’Europe avait lancé des propositions de réforme du fonctionnement de la Cour qui avaient suscité l’inquiétude et la critique de nombreux observateurs et acteurs du système[47]. Dans ce contexte, le fait que la France ait été le premier des dix États fondateurs du Conseil de l’Europe à apporter un soutien ferme au Protocole ne passa guère inaperçu. Si on ajoute à l’intérêt conjoncturel du soutien français, sa pertinence plus générale dans un contexte où le Strasbourg-bashing était devenu un sport politique dans de nombreux États membres – qu’il s’agisse de vieux États[48] ou de jeunes démocraties sombrant dans un populisme fossoyeur des standards démocratiques[49] – la ratification française fut bienvenue.

Le soutien de la diplomatie du Quai d’Orsay à ce texte incarnant une nouvelle ère dialogique s’était manifesté lors de la venue du président de la République française, le 31 octobre 2017, au sein du Palais des droits de l’homme à Strasbourg. Le moment fut historique à plusieurs égards. Tout d’abord, parce qu’il s’agissait de la première visite d’un chef d’État français. Si plusieurs Gardes des Sceaux s’étaient déplacés afin de participer à la traditionnelle cérémonie d’ouverture de l’année judiciaire à la fin du mois de janvier à Strasbourg[50], aucun président depuis le lancement de la Ve République n’avait eu l’idée, l’envie, ou plus prosaïquement, n’avait considéré comme stratégique au regard de la politique juridique extérieure de la France, de s’adresser aux juges de la Cour européenne des droits de l’homme, seule juridiction internationale se trouvant sur le territoire de l’Hexagone. Quelle étrange absence, quand on pense que ce sont de grands esprits français qui ont tout d’abord participé à l’élaboration et à l’adoption de la Convention (Pierre-Henri Teitgen étant une des grandes figures à cet égard); qui ont ensuite poussé la France à ratifier le texte en 1974 (René Cassin, fut celui qui sortit de sa réserve, voire de son devoir de réserve, en s’adressant solennellement aux autorités françaises); qui ont, enfin, fait en sorte que la France joue intégralement la « carte » du système conventionnel en souscrivant au droit de recours individuel (les convictions de Robert Badinter furent essentielles en 1981). La décision du Président de la République mit fin donc à cette étrange absence. Non pas pour critiquer vertement la Cour européenne et ses décisions comme le fit, en 2012, David Cameron, alors que le Royaume-Uni présidait le Conseil de l’Europe et entendait, sous la pression des conservateurs, participer à la diminution de l’autorité de la Cour. Le président Macron mit fin à cette bizarrerie essentiellement pour rappeler le soutien de la France au mécanisme européen de garantie; pour rappeler son attachement aux valeurs cardinales de la protection des droits.

Il y a ici la manifestation de l’autre aspect « historique » du discours présidentiel prononcé sur les terres strasbourgeoises. Venant résolument au soutien du « projet des libertés » sous-tendu par la Convention, son intervention arriva à point nommé à deux égards. Pour des raisons de politique interne tout d’abord, notamment après une année électorale laquelle, en plus d’avoir été riche en rebondissements, laissa poindre de multiples inquiétudes à Strasbourg au regard du programme d’un candidat à l’élection (F. Fillon) qui s’était directement attaqué, dans le sillage des conservateurs britanniques, à la Cour européenne et, au-delà, à la Convention. Ainsi, le président de la République martela, comme pour mieux identifier les défis de la présidence française du Conseil de l’Europe en 2019, « l’importance pour la France de l’obligation d’exécution inconditionnelle des arrêts de la Cour »[51]; exhorta le pays à être « exemplaire parce que c’est ainsi que l’on donne force et efficacité à une institution internationale comme la Cour européenne des droits de l’homme »[52]; plaida pour une « justice européenne, conçue comme un espace de dialogue et de complémentarité »[53] entre tous les juges en Europe et éleva la ratification du Protocole n° 16 au rang d’objectif stratégique. Un discours engagé, assurément, pour mieux contrer les contempteurs du système européen lesquels mettent en avant l’éternelle critique de la « perte de souveraineté ». Et de leur adresser directement un message : « Nous n’avons pas remis entre les mains de la Cour notre souveraineté juridique! Nous avons donné aux Européens une garantie supplémentaire que les Droits de l’Homme soient préservés. »[54]

Cette intervention était également importante pour des raisons de politique européenne. Il lança aux États européens qui sont sur la voie de la dégradation vertigineuse de leurs systèmes démocratiques un message dépourvu d’ambiguïtés. Il rappela que « la Cour européenne des droits de l’homme est plus que jamais une digue essentielle pour protéger les ressortissants des 47 États adhérents des dérives, des tentations totalitaires et des dangers que portent [sic] le monde à venir »[55]. Les « tentations illibérales »[56] ne fleurissent-elles pas en Hongrie et en Pologne et n’ont-elles pas dépassé la simple tentation pour entrer dans une phase dangereuse de réalisation[57]? Plutôt que de rester dans le flou, il osa identifier expressément les pays qui « ne respectent pas de manière évidente, presque revendiquée, les termes même de la Convention »[58]; et de pointer la Turquie et la Russie dont on sait qu’ils disposent de records désastreux en matière de violations[59]. Une fois expressément nommés, c’est une politique de « main tendue » vers ces pays qu’il déploya afin que le fil du dialogue ne soit pas rompu. Point d’ostracisme à l’horizon; équilibre encore et toujours. Ne pas mentionner la part de tactique diplomatique du discours du 31 octobre 2017 serait évidemment passer à côté de toutes ses facettes. Cette approche fut dûment assumée : après le soutien indéfectible à l’endroit du « projet des libertés »[60], « visionnaire »[61], « le seul qui vaille, le seul qui soit accordé aux fins spirituelles de l’homme si l’on croit à sa dignité intrinsèque »[62], le Président se lança dans une défense en règle de la politique juridique de la France dans l’appréhension de trois défis majeurs : la lutte contre le terrorisme, l’accueil des migrants et l’état des prisons[63].

Au final, le discours du 31 octobre 2017 prononcé au Palais des Droits de l’Homme eut pour ambition, tout en assumant une part de tactique diplomatique, de réaffirmer haut et fort l’engagement de la France en faveur du système européen de garantie, dernier rempart contre les dérives totalitaires. Cet engagement ne fut pas uniquement rhétorique. Il se matérialisa par la ratification du Protocole n° 16 par la République française. Cette dixième ratification fut suivie par celle des Pays-Bas (12 février 2019), de la Grèce (5 mai 2019), de l’Andorre (16 mai 2019), de la République slovaque (17 décembre 2019), et du Luxembourg (14 mai 2020). Aujourd’hui, ce sont quinze États sur quarante-sept qui ont ratifié le « protocole du dialogue »[64]. Toutefois, mis à part la France et la Finlande, aucun grand État ne s’engagea sur la voie d’une acceptation totale de la nouvelle approche dialogique. Une interrogation surgit alors : comment se fait-il que des pays d’Europe occidentale aussi importants que l’Allemagne, l’Autriche, le Danemark, l’Espagne, le Royaume-Uni, la Suède ou encore la Suisse n’ont même pas signé le Protocole n° 16[65]? Quant à ceux situés à l’est du continent – et à l’opposé de l’échiquier politique libéral, comme la Hongrie, la Pologne, ou encore la Russie – le constat est identique. Est-ce à dire que leurs juridictions suprêmes voient le Protocole n° 16 comme un facteur de hiérarchisation et non point comme un facteur d’influence et de dialogue? Est-ce à dire que ces exécutifs n’entendent pas aider à résorber le contentieux en attribuant qui plus est à la Cour, une fonction d’envergure constitutionnelle? La question reste entière. Ce qui est sûr à ce stade est la prégnance de la géométrie variable du mécanisme dialogique. Ici, la praxis rejoint les craintes décelées in abstracto dans l’analyse de la théorie.

2. La liberté de désigner

Un des points les plus intrigants du Protocole est qu’il assigne aux exécutifs des États parties, non seulement le soin de désigner les « plus hautes juridictions », mais également d’en modifier la liste (article 10)[66]. Nous n’en sommes pas là : aucun État n’a, pour l’heure, modifié la liste transmise au Conseil de l’Europe. Les quinze États ayant procédé à la ratification du texte ont utilisé la voie de la déclaration pour procéder à la désignation de ces quelques happy few qui ont le loisir, pour ne pas dire le privilège, de « dialoguer » avec la Cour. Examinons les choix opérés par les exécutifs.

Saint-Marin désigna la Cour de la République; la Slovénie, la Géorgie et l’Albanie, la Cour suprême et la Cour constitutionnelle; la Lituanie, la Cour constitutionnelle, la Cour suprême et la Cour administrative suprême; la Finlande, la Cour suprême, la Cour administrative suprême et la Cour des assurances; l’Arménie, la Cour constitutionnelle et la Cour de cassation; l’Estonie, la Cour suprême; la France, le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation. Si l’Andorre s’inséra dans le classicisme judiciaire européen (en désignant tout à la fois la Cour suprême du pays et le Tribunal constitutionnel), les choix des exécutifs grecs et néerlandais furent plus singuliers. Ils désignèrent, respectivement, la Cour suprême spéciale, la Cour suprême civile, la Cour suprême pénale, le Conseil d’État et la Cour d’Audit d’un côté et la Cour suprême, la Division du contentieux du Conseil d’État et le Conseil central de recours administratif, de l’autre. La République slovaque fut tout à la fois classique (en désignant la Cour suprême et la Cour constitutionnelle) et singulière, quand elle précisa que « la Cour Suprême de la République slovaque possède les pouvoirs découlant de ce Protocole uniquement lorsqu'elle agit en qualité de cour de cassation ou de cour d'appel sur des questions de droit »[67]. Quant au Luxembourg, ce furent quatre « hautes juridictions » qui furent identifiées : la Cour constitutionnelle, la Cour administrative, la Cour de cassation et la Cour d’appel. Cette présentation ne peut faire l’impasse de l’approche roumaine. Bien que la Roumanie n’ait pas ratifié le texte, elle en profita néanmoins de sa signature, le 14 octobre 2014, pour désigner les « hautes juridictions » susceptibles de saisir la Cour d’une demande d’avis le moment venu[68]. La nomenclature donne le tournis : aux côtés de la « Haute Cour de Cassation et de Justice » et de la Cour constitutionnelle, quinze cours d’appel[69] furent mentionnées.

À ce stade, deux constats s’imposent. Le premier concerne le choix de la « flexibilité » tel que formulé par le rapport explicatif du Protocole n° 16 (pt. 8 du rapport)[70]. La Roumanie a en effet désigné une somme étonnante (préoccupante?) de « hautes juridictions » habilitées à saisir la Cour. Quelles sont les particularités du système roumain qui expliquent que quinze cours d’appel aient été intégrées dans ce qui devrait constituer un dialogue constructif avec la Cour européenne? Sont-elles « “les plus hautes” juridictions pour une certaine catégorie d’affaires »[71]? Quoi qu’il en soit, il sera intéressant de voir si un jour une de ces cours d’appel formule une demande d’avis et quelle en sera la teneur.

La deuxième observation concerne le choix massif d’intégrer les cours constitutionnelles, aux côtés des juridictions suprêmes, dans le lien dialogique avec la Cour. Excepté trois États – la Finlande, dont le contrôle de constitutionnalité est exercé par le Comité de droit constitutionnel du Parlement (Constitutional Law Committee)[72]; Saint-Marin, dont le Collegio garante della Costituzionalità delle norme n’a pas été pour l’heure intégré aux côtés de la Cour de la République, et l’Ukraine où la Cour constitutionnelle fait également défaut – toutes les Hautes parties contractantes ont considéré les gardiens de la Constitution comme faisant partie des « hautes juridictions » nationales[73]. On se plait donc à penser que, dans un tel contexte européen, il aurait été impensable, voire outrageant, pour le Conseil constitutionnel français, de ne pas faire partie du club (très fermé) des « hautes juridictions » habilitées à saisir la Cour européenne, en dépit du fait que la Constitution le situe en dehors du système judiciaire stricto sensu. Cet angle de vue permet de savourer la lecture du communiqué de presse publié le 20 décembre 2017 sur son site[74]. L’ensemble donne l’impression que tout est allé de soi. Que nenni. Les particularités du contrôle de constitutionnalité en France sont telles que l’on imagine aisément les débats en coulisses, pour ne pas dire les tractations, afin que le Conseil constitutionnel puisse faire partie, aux côtés des juridictions suprêmes de l’ordre administratif et judiciaire, des juridictions habilitées à dialoguer avec la Cour européenne. N’y a-t-il pas un seul domaine où le Conseil est en mesure d’évaluer le respect des stipulations de la Convention européenne, celui du contentieux électoral? Le contrôle a priori des lois (où la saisine par des autorités politiques est clé, art. 61 de la Constitution[75]), n’empêche-t-il pas de poser une question qui doit apparaître dans le cadre d’une « affaire »? Le contrôle dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) n’est-il pas enserré dans des contraintes temporelles impropres à la saisine de la Cour (article 61-1 de la Constitution)[76]? En tout état de cause, dans ces deux derniers cas de figure, le Conseil n’est-il pas juge de la seule constitutionnalité des lois? En réalité, le Conseil confirme succinctement tous ces éléments dans son communiqué de presse, tout en étant prompt à préciser que :

Cette situation n’est pas remise en cause par la possibilité qu’il aura de saisir pour avis la Cour de Strasbourg sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne. En revanche, cette faculté de saisine illustre l’intérêt des échanges entre les plus hautes juridictions à l’échelle internationale, et en particulier à l’échelle européenne. Le contrôle de constitutionnalité dont le Conseil constitutionnel a la charge pouvant soulever des questions parfois proches de celles du contrôle de conventionnalité, l’avis à caractère facultatif que le Conseil constitutionnel fera le choix de demander, le cas échéant, à la Cour de Strasbourg pourra constituer un élément de contexte utile au jugement de certaines de ces questions.[77]

Cette dernière phrase confirme officiellement – s’il en était encore besoin – que tout est fait pour s’assurer de la cohérence de la jurisprudence constitutionnelle avec le standard européen dans le cadre du contrôle de constitutionnalité[78]. Cette affirmation du Conseil est donc particulièrement intéressante en soi. La question qui se pose est de savoir si du « dialogue sans paroles », le Conseil se tournera promptement vers un « dialogue en actes ». S’il en était ainsi, à terme, la métamorphose du contrôle de constitutionnalité s’accentuerait puisque la porosité avec le contrôle de conventionnalité s’en trouverait renforcée; le pré carré conventionnel du Conseil d’État et de la Cour de cassation s’en trouverait quant à lui toujours plus affecté. Il n’en reste pas moins qu’il faudrait une dose d’inventivité juridique afin que le Conseil remplisse les conditions procédurales de saisine de la Cour européenne, surtout s’il intervenait dans le cadre de l’article 61 de la Constitution. Il faudrait en effet appréhender de façon particulièrement compréhensive l’expression sise à l’article 2.1 du Protocole selon laquelle une juridiction ne peut saisir la Cour d’une demande d’avis uniquement « dans le cadre d’une affaire pendante devant elle » ("only in the context of a case pending before it", selon la version anglaise qui fait foi également)[79]. On peut raisonnablement penser que les auteurs du protocole ont assurément entendu cette expression au sens classique du terme – une affaire (case) indiquant l’existence d’un litige qui donne matière à un procès. Partant, si la procédure de la QPC ne pose pas de problème en soi (mise à part la question des délais qu’une coopération pragmatique entre les membres du Conseil et les juges de la Cour européenne pourrait régler), seule en revanche une interprétation ultra-extensive (borderline?) permettrait de considérer qu’une saisine du Conseil constitutionnel dans le cadre du contrôle a priori des lois puisse constituer une « affaire » pendante devant le Conseil. Il faudrait se départir du sens technique du mot affaire (case) pour lui affubler un sens courant. Tout porte donc à croire que si un jour le Conseil décidait de jouer le jeu du Protocole n° 16, cela se déroulerait dans le cadre de ses fonctions de juge électoral et, dans le champ du contrôle de constitutionnalité, uniquement dans le cadre de la QPC. En même temps, tout n’est-il pas envisageable, si on a égard au processus d’autonomisation des notions conventionnelles? La « loi » n’est-elle pas devenue la « loi au sens matériel », incluant du même coup la jurisprudence[80]? Une « affaire pendante » pourrait alors devenir une « contestation pendante » incluant les procédures de contrôle abstrait de constitutionnalité[81]. Mais arrêtons là ces élucubrations de procédure fiction. Que convient-il de retenir? L’honneur de l’institution sise à l’aile du Palais Montpensier est sauf. Érigée au rang de « plus haute juridiction », la voilà affublée d’un statut que même la Constitution ne lui reconnaît pas. Quand le droit conventionnel européen sert indirectement la majesté de l’institution du gardien français de la Constitution, cela est particulièrement piquant. En tout état de cause, la réalité de la désignation par les Exécutifs des « hautes juridictions » nationales porte au grand jour la mosaïque judiciaire européenne et la nécessité, pour chaque État, de composer avec les particularismes techniques de leur ordre juridique.

3. La liberté de saisir… ou pas

Une fois les « plus hautes juridictions » désignées par les exécutifs nationaux, encore faut-il qu’elles aient tout à la fois la velléité et l’occasion de saisir la Cour. Pour l’heure, deux saisines ont d’ores et déjà auréolé la pratique du Protocole n° 16 (a). Si elles sont intéressantes à étudier, les refus de saisine le sont tout autant. On s’attachera dans les lignes qui suivent à décrypter les réalités françaises en la matière (b).

a) Les saisines

Les deux saisines sont différentes à de nombreux égards : l’une provient d’une Cour suprême (Cour de cassation française)[82], l’autre d’une Cour constitutionnelle (arménienne)[83]. L’une concerne une question de société (la gestation pour autrui, GPA), l’autre une question technique aux ramifications politiques (la portée du principe non bis in idem). L’une obtint une réponse de la Cour européenne en sept mois[84], l’autre en neuf mois[85]. Ces éléments hétérogènes n’ont pas empêché la Cour, toutefois, de poser certains principes d’ordre procédural qui permettent de bâtir les contours de son office dans le cadre consultatif.

La Cour de cassation française restera, dans l’histoire de la mise en oeuvre du Protocole n° 16, comme celle qui eut tout autant l’audace que l’opportunité, de procéder à la saisine de la Cour[86]. Alors que les conjectures allaient bon train dans le monde judiciaire et doctrinal hexagonal pour savoir quelle serait la « plus haute juridiction » qui déclencherait le nouveau mécanisme consultatif, la réponse tomba le 5 octobre 2018. La Cour de cassation fut prompte à franchir la première la ligne d’arrivée de cette compétition juridictionnelle : elle saisissait la Cour européenne de la très épineuse « question de principe » relative aux modalités de la filiation entre une « mère d’intention » et un enfant né à la suite de la conclusion d’un contrat de GPA – question qui s’insérait toutefois dans le cadre d’une procédure d’exécution de deux arrêts de la Cour européenne. En effet, alors que la responsabilité internationale de la France avait été engagée dans les affaires Labassée et Mennesson[87] – pour ne pas avoir procédé à la transcription d’actes d’état civil établis légalement à l’étranger et malmenant ce faisant le droit à la vie privée des enfants – le législateur créa une procédure de réexamen dans le domaine civil suite à l’« amendement Mennesson ». La loi du 18 novembre 2016 ajouta les articles L. 452-1 à L. 452-6 au Code de l'organisation judiciaire[88] pour instituer une procédure de réexamen; elle créa pour ce faire une « Cour de réexamen » qui n’existait, jusqu’alors, que dans le domaine pénal. Si la Cour de cassation avait fait évoluer sa jurisprudence à l’égard des « pères d’intention » quand ils étaient les pères biologiques[89], la question de la maternité d’intention restait entière. Ce faisant, la Cour de cassation – dans le cadre de la procédure interne visant au réexamen du pourvoi en cassation des requérants dans l’affaire Mennesson – en profita pour interroger le juge européen sur les modalités d’établissement de la filiation à l’endroit des mères sans lien biologique avec les enfants issus des contrats de GPA.

La saisine de la Cour constitutionnelle arménienne s’inséra, quant à elle, dans un contexte politique et procédural des plus singuliers. S’agissant du premier élément, il est important de rappeler qu’une « révolution de velours » avait saisi, au printemps 2018, la petite République du Caucase. En effet, sans qu’une seule goutte de sang ne soit versée, la douce révolution permit d’obtenir en simplement neuf mois la démission du président Serge Sarkissian, de remporter « l’élection à la mairie d’Erevan et [d’obtenir] la dissolution du Parlement »[90]. De l’avis de Gaïdz Minassian, c’est le système oligarchique incarné par trois présidents successifs (Levon Ter Petrossian, Robert Kotcharian et Sergie Sarkissian) et porté par le Parti républicain au pouvoir depuis 1995 (affilié au Parti populaire européen, le PPE) qui fut désavoué et démantelé : « régime autoritaire, corruption endémique, inégalités socio-économiques et émigration galopante, tels étaient les maux contre lesquels les Arméniens [s’étaient] levés, surtout la jeunesse, véritable fer de lance de la ‘révolution’ »[91]. Cette sortie du post-soviétisme avait été guidée par Nikol Pachinyan, un ancien journaliste, qui endossa le leadership de la révolte. Parmi les trois enjeux que l’Arménie dut affronter – « stabiliser les institutions, rétablir la paix et ménager la Russie » – la demande d’avis consultatif présentée par la Cour constitutionnelle arménienne s’insérait assurément parmi le premier de ces défis. Comment instaurer un véritable système multipartisan et combattre la corruption endémique, tout en respectant les fondamentaux de l’État de droit? Cette interrogation quasi-existentielle est la toile de fond dans laquelle s’insère la demande d’avis. L’année 2018 vit la mise en accusation d’un des trois anciens dirigeants du pays, Robert Kocharian, dans le cadre d’une procédure activée sur la base de l’article 300.1.1du Code pénal pour « renversement de l’ordre constitutionnel par consentement préalable avec des tiers »[92]. Étaient en cause les « événements » s’étant déroulés en Arménie le 1er mars 2008 : faisant face à des manifestations qui contestaient les résultats de l’élection présidentielle, l’ancien président déclencha l’état d’urgence qui se solda par la mort de dix personnes (huit manifestants et deux policiers)[93]. Ce sont ces événements qui sont au coeur du déclenchement de la procédure pénale à son encontre. Dans un contexte politique tendu où l’ancien dirigeant accusait le chef du gouvernement de vouloir l’empêcher de se présenter aux prochaines élections[94], la Cour constitutionnelle décidait « d’externaliser » en partie l’affaire en activant la possibilité offerte par le Protocole n° 16 et en interrogeant la Cour sur quatre points : 1) Les liens entre la notion de « droit » au sens de l’article 7 et celle de « loi » qui figure dans d’autres articles de la Convention[95]; 2) L’existence ou non permettant de les différencier[96]; 3) Les critères de définition d’une infraction[97]; 4) La question de l’application dans le temps du principe de non-rétroactivité de la loi pénale[98]. On prend la mesure des enjeux quand on sait que l’incrimination de l’article 300.1.1 du Code pénal[99] ne fut créée qu’en 2009, un an après les événements reprochés à l’ancien président.

Ce faisant, la Cour constitutionnelle jouait habilement la carte dialogique sous l’angle judiciaire et la caution internationale sous l’angle diplomatique, ce qui était stratégiquement bienvenu. En effet, les tensions entre le gouvernement et les membres de la Cour constitutionnelle allaient en crescendo au moment de la saisine : le premier désirait obtenir la démission des juges constitutionnels au 31 octobre 2019, estimant qu’ils représentaient l’ordre ancien révolu (en lançant pour ce faire un projet de loi les incitant financièrement à abandonner leurs fonctions), tandis que les seconds faisaient bloc en jugeant particulièrement « déplacé » un tel marchandage, quand il provenait d’un gouvernement qui avait fait de la lutte contre la corruption son fer de lance politique[100]. À ce stade, il n’est pas inintéressant de souligner que l’ancienne juge arménienne à la Cour européenne entre 2003 et 2014, Mme Alvina Gyulumyan, faisait partie des neufs membres de la Cour constitutionnelle. Sa connaissance du système européen de garantie a dû assurément peser dans la décision consistant à déclencher la procédure d’avis consultatif.

Le contexte procédural dans lequel la demande d’avis fut formulée était tout aussi singulier, et ce à deux titres. Tout d’abord, la demande s’inséra dans une chaîne préjudicielle. En effet, à l’occasion du procès pénal intenté contre l’ancien Président de la République, le juge du fond avait suspendu l’affaire afin de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle. Cette dernière, qui était donc saisie dans le cadre d’une procédure concrète de contrôle de constitutionnalité d’une disposition du Code pénal arménien (article 300.1.1)[101], décida à son tour de surseoir à statuer et de saisir la Cour européenne pour avis consultatif. On prend ici la mesure de l’enchevêtrement des procédures et du rallongement subséquent des délais afin de traiter une affaire, où le requérant faisait toujours l’objet d’une détention au moment de la saisine. On sait qu’il arrivera certainement un jour où le mécanisme préjudiciel de l’article 267.3 du TFUE[102] entrera en lice et participera à rendre extrêmement complexes et délicats les rapports juridictionnels entre les deux cours européennes et les juges nationaux[103]. La seconde spécificité procédurale découle de la stratégie de la Cour constitutionnelle qui n’hésita pas, de façon concomitante (i.e., le 2 août 2019), à solliciter un avis à la Commission de Venise. Bien que proches, les questions posées n’étaient pas entièrement identiques[104]. Un élément qui démontre, s’il en était encore besoin, le contexte politique particulièrement délicat de l’affaire.

b) Les refus de saisine

Si les demandes d’avis sur la base du Protocole n° 16 sont fascinantes à étudier, les refus le sont tout autant. À ce stade – en ne centrant l’analyse que sur l’ordre juridique français et sans pouvoir rentrer dans une analyse approfondie – il est toutefois intéressant de mentionner les refus du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel de saisir la Cour européenne[105]. Le mot « refus » est sans doute inapproprié dans la mesure où il implique une action manifeste et explicite de s’opposer. Or, la tradition française du minimalisme argumentaire ne permet pas de saisir immédiatement tout à la fois l’opposition, mais également les raisons de celle-ci. Du coup, ce sont les spécialistes, au contact des parties à la procédure et/ou au fait des subtilités procédurales et jurisprudentielles propres à chaque juridiction, qui sont les passeurs incontournables du savoir. Ce renvoi aux lumières doctrinales est-il toutefois suffisant? Le propre d’une motivation n’est-il pas d’être accessible et compréhensible pour tous, immédiatement? Quand la France n’en finit pas de jouer l’exceptionnalisme judiciaire…

Il fallait, assurément, avoir eu accès au dossier pour savoir que, par quatre ordonnances rendues comme juge des référés le 23 avril 2019, le Conseil d’État déclinait, notamment, la demande qui lui avait été faite de saisir la Cour européenne pour avis[106]. Serge Slama, qui suivit de près la procédure et qui fut en mesure d’échanger avec les avocats parties prenantes, fut celui qui mit en perspective ces quatre décisions[107]. Les affaires concernaient les demandes de rapatriement de ressortissantes françaises et leurs enfants détenus dans les camps de Roj et d’Al-Hol en Syrie. Déjà rejetées par le tribunal administratif de Paris, elles obtinrent une fin définitive de non-recevoir à l’échelle du Conseil d’État. Le passage déterminant se situe à la fin du troisième considérant :

Les mesures ainsi demandées en vue d'un rapatriement, qui ne peut être rendu possible par la seule délivrance d'un titre leur permettant de franchir les frontières françaises, ainsi que cela a été demandé à l'audience, nécessiteraient l'engagement de négociations avec des autorités étrangères ou une intervention sur un territoire étranger. Elles ne sont pas détachables de la conduite des relations internationales de la France. En conséquence, une juridiction n'est pas compétente pour en connaître.[108]

Mobilisant la théorie des actes de gouvernement et en usant d’une formule non usuelle à cet égard – i.e., « une juridiction n’est pas compétente pour en connaître »[109] –la haute juridiction administrative entendait « à mots couverts » répondre par la négative à la demande de saisine de la Cour européenne pour avis, formulée par deux des quatre requérantes et portant sur la conformité de la théorie des actes de gouvernement aux articles 6.1 et 13 de la Convention de sauvegarde[110]. Rien, strictement rien dans l’ordonnance rendue en urgence sur la base de l’article 521-2 du code de justice administrative[111], ne pouvait laisser croire, à tout justiciable désireux de se tenir informé, que le Conseil d’État entendait décliner, par une telle incise, la demande faite sur la base de l’article 1.1 du Protocole 16[112].

Ce refus ne fut pas le premier. S’il fut « invisible » dans cette ordonnance délivrée en urgence, l’assemblée du contentieux se montra plus diserte dans l’arrêt du 12 octobre 2018 SARL Super Coiffeur[113] où elle déclina une demande de saisine afin d’éprouver la pertinence de la réserve française adjointe à la ratification du Protocole n°7. Une telle démarche de la société requérante était loin d’être absurde dans la mesure où la Cour européenne s’est reconnue compétente le 29 avril 1988 dans l’arrêt Belilos c. Suisse[114] afin d’examiner la conventionnalité des réserves émises par les États parties. On sait qu’elle activa ultérieurement à plusieurs reprises cette compétence à l’endroit des réserves autrichienne[115] et italienne[116] formulées précisément s’agissant de l’article 4 du Protocole n°7[117]. Toutefois, cette stratégie contentieuse se heurta à la volonté du Conseil d’État de ne pas se reconnaître compétent pour examiner la validité d’une réserve à un traité international conclu par la France[118]. Si le refus fut plus « visible », sans toutefois être plus explicite, c’est grâce à la prise de connaissance des visas de l’arrêt qui laissait voir au public la troisième demande de la société requérante consistant à demander « subsidiairement, de saisir la Cour européenne des droits de l'homme, sur le fondement de l'article 1er du Protocole n° 16 à la convention […] d'une demande d'avis portant sur les conditions d'application de l'article 4 du Protocole n°7 à cette convention et sur le caractère opposable de la réserve d'interprétation formulée par la République française à propos de cette stipulation »[119].

C’est dans le cadre prévisible de la question prioritaire de constitutionnalité que le refus du Conseil constitutionnel est intervenu[120]. Les requérants et les intervenants considéraient que plusieurs dispositions du Code général des impôts (articles 1728 et 1741[121]) méconnaissaient les principes de nécessité et de proportionnalité des délits et des peines en ce qu’elles rendaient possible le fait qu’une omission déclarative puisse faire l’objet, à la fois, de poursuites administratives et pénales. Le Conseil opta pour une déclaration de conformité en formulant toutefois deux réserves d’interprétation confirmant sa jurisprudence traditionnelle en matière d’omission déclarative frauduleuse et de proportionnalité. Dans ce contexte, la volonté de M. Alain B., partie intervenante, ne prospéra point. Il désirait la saisine de la Cour européenne en invoquant plusieurs questions relatives à l’interprétation de l’article 4 du Protocole n°7[122] que l’on découvre de façon précise uniquement en prenant connaissance du commentaire officiel de la décision[123]. Il questionnait, notamment, la validité de la réserve française émise lors de la ratification en 1986 dudit protocole qui se lit ainsi : « seules les infractions relevant en droit français de la compétence des tribunaux statuant en matière pénale doivent être regardées comme des infractions au sens des articles 2 à 4 du présent Protocole »[124]. Il entendait également savoir si le législateur devait préciser les actes et omissions susceptibles de faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions, ainsi que sur la conformité des dispositions contestées à l’article 4 du Protocole n°7[125]. En acceptant d’examiner « dans les conclusions des justiciables »[126], le commentaire officiel laisse clairement entendre que le Conseil a, « ce faisant, implicitement jugé que les justiciables sont recevables à (le) saisir de conclusions […] dans le cadre d’une QPC »[127]. Il ne faisait guère de doute que la QPC était la voie de droit où les demandes de saisine de la Cour étaient les plus opportunes et les plus à même d’aboutir. Apparemment, il fallait toutefois rassurer les justiciables par une mention explicite et non sujette à discussions dans le commentaire officiel. En tout état de cause, et conformément à un laconisme typiquement hexagonal, la demande fut balayée d’un revers de plume au paragraphe 5 de la décision. À la différence du Conseil d’État toutefois, il est porté à la connaissance du lecteur l’objet de l’intervention de M. Alain B., grâce à un paragraphe ad hoc intitulé : Sur les conclusions aux fins de saisine de la CEDH[128]. Si l’information de la demande de saisine est bien visible aux yeux du justiciable, l’explication du refus, elle, n’est pas présente. Le Conseil avança, lapidaire, qu’« aucun motif ne justifie une telle saisine en l’espèce »[129]. Pour ceux désireux de comprendre les tenants et aboutissants d’un tel refus, la doctrine viendra à leur secours[130].

4. La liberté de répondre

Deux saisines, deux réponses. Pour l’heure, la Cour européenne à travers le collège des cinq juges – qui a la lourde tâche d’examiner la pertinence des demandes d’avis – n’a pas osé adresser une fin de non-recevoir à une de ces deux hautes juridictions. Examinons les réponses fournies afin de voir, toutefois, si l’acceptation par le collège contraint, automatiquement, les pouvoirs de la Cour dans l’examen des demandes.

Il lui aura fallu six mois pour délivrer l’avis n°1, soit l' Avis consultatif relatif à la reconnaissance en droit interne d’un lien de filiation entre un enfant né d’une gestation pour autrui pratiquée à l’étranger et la mère d’intention, le 19 avril 2019, relatif aux effets des contrats de mères porteuses (GPA) dans les pays qui les prohibent[131]. Sa réponse, particulièrement laconique, ne manqua pas de susciter l’intérêt de la doctrine française[132] et étrangère[133]. Ce laconisme fut vertement accueilli par certains (L. Lavrysen) – pour lesquels les formules floues utilisées ne participeraient point à éclairer utilement le juge national – tandis qu’il fut mieux compris par d’autres (A. Buyse; T. Larrouturou) qui y virent, notamment, une tactique de type politique (H. Fulchiron). Treize pages suffirent en effet à la Cour pour délivrer sa réponse. Parmi celles-ci, cinq pages et demie furent consacrées à présenter l’état du droit international sur la question de l’exploitation des enfants (tant la GPA est potentiellement source de dangers), et à détailler les éléments d’une étude de droit comparé menée dans quarante-quatre États membres du Conseil de l’Europe autres que la France. Y est confirmée l’extrême hétérogénéité de la situation au sein des États – autrement dit, l’absence de tout consensus européen en la matière – et plus particulièrement, l’interdiction catégorique de la GPA, à l’instar de ce qui existe en France, en Allemagne, Espagne, Finlande, Luxembourg, Norvège, Slovénie et Suède (paragraphe 23)[134]. S’agissant des autres éléments ayant servi la Cour à bâtir sa réponse – les observations écrites reçues par des gouvernements comme des ONG – le lecteur ne les trouvera même pas synthétisées, à peine furent elles « mentionnées ». Si un insider travaillant au sein de la Cour justifia une telle approche (T. Larrouturou); d’autres, en revanche, fustigèrent durement cette concision (L. Lavryssen). D’un côté, il est vrai que l’auditoire peut être frustré en ne connaissant pas les grandes lignes argumentaires des informations transmises; or, une plus grande transparence participerait sans nul doute à renforcer le dialogue judiciaire avec toutes les parties prenantes; de l’autre côté, on relèvera que l’objet de l’avis n’est pas de résoudre une affaire, mais d’éclairer la juridiction saisissante, qui plus est dans des délais les plus resserrés possibles puisqu’au niveau interne, l’affaire est suspendue. Quoi qu’il en soit, la Cour fit le choix de la concision, signe d’un pragmatisme assumé où l’économie procédurale se veut le modèle argumentaire du champ consultatif.

Sur le fond, l’habile orientation des interrogations par la Cour de cassation permit de faire valider sa jurisprudence telle qu’elle l’avait fait évoluer après les arrêts Mennesson et Labassée[135] : exit toute obligation de transcription d’un côté et accord sur l’adoption comme mode de reconnaissance du lien de parenté d’intention, de l’autre. De son côté, la Cour européenne – tout en rappelant le mantra de la marge nationale d’appréciation – n’en établit pas moins l’obligation de reconnaître in concreto et avec célérité, le lien de filiation dès lors qu’il s’est « concrétisé » afin d’éviter toute incertitude juridique néfaste à l’intérêt supérieur de l’enfant. Ce faisant, elle jouait une partition non négligeable dans le dialogue en imposant, à sa manière, plusieurs règles pratiques. En effet, après avoir très précisément circonscrit le cadre de la demande d’avis (paragraphes 27-30)[136] – tout en le dépassant immédiatement (paragraphe 47)[137], dérogeant à la logique du raisonnement annoncé – la Cour s’attela, avec une prudence évidente, à présenter « ses orientations » (paragraphe 26)[138] sur les questions complexes qui lui étaient soumises. Si, d’un côté, elle posa la nécessité d’établir un lien de filiation entre l’enfant et la mère d’intention, elle n’imposa aucun mode spécifique pour ce faire. Subtil équilibre, gage d’une adhésion des juridictions des États parties à la Convention. La Grande chambre considéra tout d’abord que le droit à la vie privée d’un enfant né à l’étranger d’une GPA implique l’établissement d’un lien de filiation entre cet enfant et la mère d’intention (à partir du moment où elle est désignée comme la « mère légale » sur l’acte de naissance légalement établi à l’étranger, paragraphe 46)[139], cette solution valant mutatis mutandis quand la mère a fourni ses gamètes (paragraphe 47)[140]. Elle affirma, ensuite, que les États n’étaient point tenus d’opter pour le système de la transcription des actes de naissance légalement établis à l’étranger (paragraphe 50)[141]. Et de leur laisser le choix des moyens, notamment celui de l’adoption par la mère d’intention (paragraphe 55)[142], qui peut être l’adoption simple ou l’adoption plénière (paragraphe 56)[143]. À ce stade, ce qui compte pour la Cour – une fois le lien avec l’enfant « concrétisé » (paragraphe 52)[144] – c’est tout à la fois l’effectivité et la célérité de la procédure d’adoption « afin d’éviter que l’enfant soit maintenu dans l’incertitude juridique » quant au lien de filiation (paragraphe 54)[145].

Il est remarquable de noter que l’avis ménage, au nom de l’absence de consensus européen et donc de l’existence d’une ample marge d’appréciation, les susceptibilités étatiques en leur laissant le choix du mode d’établissement de la filiation entre l’enfant né d’une GPA et la mère d’intention. Ici, la Cour continue en quelque sorte d’accorder du poids au lien biologique, comme sa jurisprudence antérieure le démontrait. Toutefois, de façon concomitante, elle n’hésite pas à imposer à la charge des autorités nationales d’importantes obligations, arguant cette fois-ci d’une très faible marge d’appréciation, dès que l’intérêt supérieur de l’enfant est en jeu. Ainsi, il reviendra aux acteurs nationaux, non seulement de procéder à l’établissement du lien de filiation, mais aussi et surtout d’évaluer « à la lumière des circonstances particulières de l’espèce, si et quand ce lien s’est concrétisé » (paragraphe 52)[146]. Le rôle du juge national s’avérera crucial dans ces processus en ce qu’il sera le mieux à même d’évaluer l’intérêt supérieur de l’enfant (paragraphe 54)[147]. La Cour s’est bien gardée dans son premier avis d’aborder la question de la conclusion de contrats de GPA par des couples de même sexe et leurs conséquences sur les modes d’établissement de la filiation, alors que la Cour de cassation – saisie de cette problématique – avait sursis à statuer dans deux arrêts du 20 mars 2019 dans l’attente de la réponse de la Cour…[148]

L’avis n°2, soit l'Avis consultatif relatif à la technique de la « législation par référence » pour la définition d’une infraction et aux critères à appliquer pour comparer la loi pénale telle qu’elle était en vigueur au moment de la commission de l’infraction de la loi pénale telle que modifiée, aura mis neuf mois avant d’être rendu public, le 29 mai 2020, en pleine pandémie de la COVID-19. Nettement plus long que le premier, il fait 39 pages, dont 24 consacrées stricto sensu aux réponses formulées à l’attention de la Cour constitutionnelle arménienne. Si le contexte politique transparaît clairement dans la partie qui présente le « contexte et la procédure interne » (paragraphes 13-22)[149], l’avis arbore une technicité de premier ordre et ne laisse rien transparaître des enjeux constitutionnels et, au-delà, démocratiques de l’affaire; mieux, la Cour tente au maximum de ne pas s’immiscer démesurément dans l’office du juge du fond et de la Cour constitutionnelle[150]. En tout état de cause, la Cour s’emploie à être irréprochable sous l’angle de l’analyse du droit comparé en « contextualisant » les questions sous l’angle technique. Si, dans le cadre de son premier avis, ce furent quarante-quatre pays dont les législations et pratiques furent passées au crible de l’analyse, l’examen comparé porta cette fois-ci sur quarante-et-un États, excepté l’Arménie. Souvent critiquée du fait de l’utilisation aléatoire des données comparatives (notamment dans l’identification ou non d’un consensus européen), la Cour européenne entendit éviter l’antienne de la « manipulation », en choisissant un éventail le plus large, et donc le plus représentatif possible, des États membres du Conseil de l’Europe. L’effort comparatif démontra tout d’abord que la technique de « législation par référence » – consistant à définir les éléments constitutifs des infractions par renvoi à des dispositions juridiques ne relevant pas du droit pénal – est mise en oeuvre dans trente-neuf États sur quarante-et-un; seuls Malte et les Pays-Bas étant à part (paragraphe 32)[151]. Elle précisa d’ailleurs que vingt et un d’entre eux y ont recours également dans le cadre des infractions contre l’ordre constitutionnel de leur pays, soit en ayant recours à des notions ou principes généraux de droit constitutionnel, soit en se référant des règles spécifiques du droit constitutionnel, soit en renvoyant à des dispositions ne relevant pas du droit constitutionnel (paragraphes 32-33)[152]. Et la Cour d’égrener, par la suite, les nuances des législations étatiques relatives aux exigences d’accessibilité, clarté, sécurité et prévisibilité (paragraphe 34)[153], ainsi qu’à d’autres types d’obligations (paragraphe 35)[154]. Le deuxième axe de l’entreprise comparative consista à évaluer la place, dans les législations nationales, des principes de non-rétroactivité de la loi pénale moins favorable et de l’application rétroactive de la loi pénale plus favorable. Et la Cour de constater que les quarante-et-un États reconnaissent ces deux éléments, tout en relevant certaines spécificités. La Cour mentionna notamment que les « ordres juridiques étudiés » utilisaient en général deux critères pour « apprécier si, aux fins du principe de la (non) rétroactivité de la loi pénale – une loi adoptée après qu’une infraction ait été commise, était plus ou moins favorable à l’accusé que la loi qui était en vigueur au moment de la commission de l’infraction » (paragraphe 37)[155]. Cette problématique étant celle qui était au coeur de la saisine de la Cour constitutionnelle, il était capital que le juge européen puisse montrer à l’auditoire un panorama relativement précis des principes de droit pénal applicables dans de telles circonstances. Il fut démontré que les principes de « concrétisation » d’un côté (consistant à déterminer in concreto quelle loi est plus favorable à l’accusé) et « d’interdiction de combiner plusieurs lois pénales potentiellement applicables »[156] de l’autre, irriguent moult textes nationaux (paragraphes 37-39)[157]. Partant, contrairement à l’avis sur la GPA, le panorama de droit comparé dévoila d’imposantes lignes de forces communes dans la manière d’aborder les questions de droit pénal dans le temps.

Ces jalons posés, la Cour fut en mesure de délivrer son avis. Elle s’empressa de débuter par deux importantes « considérations préliminaires » qui lui permirent, in fine, de se dérober d’un côté et d’être minimaliste de l’autre. Sur le premier point, elle décida de ne point répondre à deux des quatre questions posées par le juge constitutionnel arménien. Ce faisant, la Cour continuait de forger subrepticement les contours de son office consultatif. Au regard du caractère vague, tout d’abord, de certaines des demandes formulées elle martela : 1) qu’elle pouvait « reformuler des questions posées » mais également les « joindre », « en tenant compte des circonstances factuelles et juridiques particulières de l’affaire pendante au niveau interne » (paragraphe 45)[158]; 2) qu’elle était en mesure de s’arroger le pouvoir de ne pas répondre à certaines questions, alors même que le collège de cinq juges avait accepté la demande d’avis sur la base de l’article 2.1 du Protocole[159]. Autrement dit, si le collège acceptait une demande d’avis in globo, elle pouvait, quant à elle, ne pas y répondre in extenso. Il était important qu’elle justifie une telle démarche afin d’éviter (d’inutiles) tensions au sein de la Cour, le collège n’étant in fine qu’une émanation de celle-ci… Elle mobilisa une analyse temporelle. Elle affirma en effet que le Collège, quand il décida, n’avait « pas encore bénéficié des observations écrites et orales des parties » [Nos italiques][160]. Habile procédé afin de ne pas lui asséner un camouflet, tout en s’assurant une imposante marge de manoeuvre, dont elle affirma qu’elle découlait des articles 19 (Institution de la Cour), 32 (Compétence de la Cour) et 48 de la Convention (Compétence consultative de la Cour)[161]. Le paragraphe 47 de l’avis est, à cet égard, important. Véritable vadémécum, il déclina l’étendue des pouvoirs de la Cour afin de reformuler, joindre mais surtout décliner toute réponse à des questions qui ne cadreraient point aux exigences posées aux trois paragraphes de l’article 1 du Protocole n° 16[162]. Le collège est averti; les « hautes juridictions » également. Les uns et les autres devront accepter de tels pouvoirs, mettant de côté leur (éventuel?) égo judiciaire. In casu, elle opta pour une approche très stricte, pour ne pas dire restrictive, en ne décelant « aucun lien direct entre les deux premières questions et la procédure interne en cours »[163] (paragraphe 53); en ne voyant, qui plus est, aucun moyen qui lui permettrait de les « reformuler »[164] (paragraphe 55). Elle fit de l’existence d’un « lien direct »[165] des questions posées, avec « le litige en instance au plan interne »[166], l’alpha et l’oméga de sa compétence consultative. Exit les questions d’ordre général, trop abstraites. Or, une certaine perplexité peut saisir le lecteur. Le Protocole n° 16 n’a-t-il pas été mis en place afin que la Cour puisse délivrer des avis sur « des questions de principe »[167] relatives notamment à « l’interprétation des droits et libertés définis par la Convention et ses protocoles »[168]? L’intérêt n’est-il pas justement d’éclairer au maximum, à l’occasion d’une affaire pendante, les juges nationaux (les saisissants mais également les autres juridictions) du standard européen? Faire en sorte qu’il soit connu, intégré et appliqué, n’est-il pas le but de cette procédure dialogique? À ce stade, on se demande si le référent de l’article 267.3 TFUE[169] n’a pas été trop puissant, encourageant la Cour européenne à marcher dans les pas de sa consoeur de Luxembourg craignant, à moyen et long terme, un encombrement de son prétoire consultatif… À sa décharge, il est vrai – comme elle s’est plu à le souligner – que les deux premières questions pouvaient « être examinées à suffisance » dans le cadre de la réponse donnée à la troisième question concernant l’article 7 (paragraphe 55 in fine)[170]. Partant, là où en théorie on pouvait penser que le noeud gordien de la relation dialogique se déroulerait entre le collège de cinq juges et les juges nationaux, l’avis n°2 révéla que la situation était plus complexe avec l’intégration de la Grande chambre en tant que tel...

Sur le second point, la singularité de la procédure à la base de la demande d’avis encouragea la Cour à ne point s’immiscer démesurément dans l’office des deux juges nationaux. Tout d’abord, elle mit des mots précis sur la procédure du Protocole n° 16 en soulignant qu’elle était « par nature préjudicielle » (paragraphe 48)[171], confirmant ainsi clairement que sa dénomination officielle ne correspondait pas à la réalité, sans souffler mot cependant de l’absence de force contraignante de l’avis; ensuite, elle rappela que c’est également dans le cadre d’une procédure préjudicielle interne qu’elle fut saisie. Et d’affirmer :

Si ce double renvoi ne fait pas obstacle à l’examen de la présente demande d’avis consultatif, il n’en délimite pas moins le cadre de l’approche à adopter par la Cour dans son avis, d’autant que la procédure principale est encore à un stade très précoce et que les faits pertinents n’ont pas encore fait l’objet d’une appréciation judiciaire (§ 49).[172]

Cette spécificité relevée, elle fut mise en miroir par rapport à l’avis n°1, qui s’inscrivait dans un tout autre contexte technique. En effet, la demande de la Cour de cassation française, Cour suprême, intervenait au bout de la chaîne judiciaire, permettant ce faisant à la Cour de disposer de l’intégralité des éléments du litige. Tout autre était la situation dans le cadre de l’avis n°2. La Cour européenne martela que ce n’était pas elle qui devait délivrer une interprétation de l’article du code pénal, mais bien la Cour constitutionnelle :

Il appartiendra donc à la Cour constitutionnelle, et non à la Grande chambre, d’interpréter l’article 300.1 du code pénal de 2009 et l’article 300 §1 de l’ancien code pénal pour apprécier la constitutionnalité de la procédure en cours (§ 50 in fine[173]).

Ainsi, non seulement elle se fit un point d’honneur à marteler qu’elle n’était qu’un « guide » afin d’interpréter les dispositions nationales, mais encore qu’elle n’était pas obligée de répondre « à chacun des moyens et arguments qui lui [avaient] été soumis, ni de développer en détail sa réponse »[174]. Son rôle dans le champ de la procédure préjudicielle du Protocole n° 16 n’est pas de « statuer contradictoirement sur des requêtes par un arrêt ayant force obligatoire, mais dans un délai aussi rapide que possible, de fournir à la juridiction dont émane la demande une orientation lui permettant de garantir le respect des droits de la Convention » (paragraphe 51 in fine)[175]. Le caractère non obligatoire des avis plane sur cette formule : arrêt versus orientation, telle est la différence majeure entre les champs contentieux et consultatif.

Les principes de son office consultatif posés, elle put répondre aux deuxième et troisième questions posées par la Cour constitutionnelle arménienne. Pour chacune d’elles, le modus operandi fut grosso modo le même : un rappel de sa jurisprudence – sur l’article 7 d’un côté et sur le « principe de concrétisation » de l’autre – complété par une valorisation des éléments de droit comparé en la matière (paragraphes 71 et 79)[176]. À partir de la contextualisation de sa jurisprudence et des données comparatives glanées parmi les ordres juridiques nationaux, elle put, d’un côté, déclarer la conventionnalité de principe de la « législation par référence » (paragraphe 70)[177] et, de l’autre, la nécessité de mobiliser une approche concrète afin d’évaluer l’application du principe de non-rétroactivité dans le cadre de l’édiction de nouvelles infractions pénales (paragraphes 83, 86, 91)[178]. Sur le premier point, il était aisé de rappeler l’importance de la « qualité de la loi » dans le cadre de l’édiction de « législations par référence ». Les principes de clarté et de prévisibilité de la loi dans le champ pénal sont en effet établis grâce à sa jurisprudence consolidée en la matière (arrêt Del Rio Prada[179]). Elle en profita même, en passant, pour donner une indication de taille aux législateurs nationaux en affirmant que « la manière la plus efficace de garantir la clarté et la prévisibilité d’une incrimination conçue sur ce modèle est de faire en sorte que la référence soit explicite et que la norme référente définisse les éléments constitutifs de l’infraction »[180] (paragraphe 73). S’agissant de l’analyse du principe de non-rétroactivité, la Cour fut confrontée à une légère difficulté. En mobilisant l’arrêt Maktouf et Damjanović c. Bosnie-Herzégovine[181] comme référent analytique, elle était consciente qu’il s’agissait d’une affaire où étaient en cause des peines et non des infractions (paragraphe 89)[182]. Elle considéra toutefois rapidement qu’un raisonnement par analogie était pertinent : « Même si le principe de concrétisation a été élaboré dans des affaires qui concernaient des modifications apportées aux peines encourues, la Cour […] estime que ce même principe s’applique également aux affaires qui nécessitent de comparer la définition de l’infraction telle qu’elle existait au moment de sa commission et sa définition résultant d’une modification de la loi » (paragraphe 90)[183]. On voit ici l’intérêt de la procédure préjudicielle conventionnelle : la Cour prit la responsabilité d’adopter (et donc de valider) un raisonnement par analogie. Un juge national – sans directives précises – aurait (peut-être) hésité à le faire. Pis, au regard de la mosaïque juridictionnelle européenne, différentes approches auraient pu être adoptées par les juridictions nationales, empêchant toute harmonie interprétative. La volonté de la Cour, affirmée dans ses « considérations préliminaires », de rester au plus près du cas d’espèce, ne l’empêcha donc point de délivrer des considérations d’ordre général. En tout état de cause, le cadre analytique posé à l’égard des deux dernières questions fut à chaque fois synthétisé (paragraphe 74 pour la troisième question et paragraphe 92 pour la quatrième[184]), ce qui sera d’une aide non négligeable quand le juge national devra appliquer les principes dégagés par la Cour européenne. Si une chose est claire avec cet avis n° 2, c’est bien sa volonté affichée de ne pas se substituer aux juges nationaux; elle martela qu’il : « appart[enait] à la juridiction nationale appliquant, à la fois la norme référente et la norme référée, d’apprécier si l’engagement d’une responsabilité pénale était prévisible dans les circonstances de l’espèce »[185] (paragraphe 73, troisième question); qu’« il appartiendra aux juridictions nationales compétentes […] de comparer les effets juridiques qu’aurait l’application de l’article 300.1 du code pénal de 2009 par rapport à ceux qu’engendrerait l’application de l’article 300 du code pénal qui était en vigueur au moment des faits » (paragraphe 91, quatrième question)[186].

Érigée en « Guide », ne délivrant que des « orientations », la Grande chambre démontra avec ce deuxième avis, que son crédo était la liberté. La sienne tout d’abord, à l’égard de l’acceptation délivrée in globo par le collège des cinq juges; celle des juges nationaux ensuite, qui sont les maîtres du jeu procédural dans le cadre de la mise en oeuvre des principes qu’elle aura dégagés.

5. La liberté d’émettre une opinion séparée

La liberté d’émettre une opinion séparée entend jouer le parallélisme avec la fonction contentieuse et/ou avec les autres types classiques de procédures consultatives existants à l’échelle du droit processuel international. Elle apparaît toutefois problématique si on a égard à la logique préjudicielle du Protocole n° 16. Cette dernière est censée favoriser la coopération juridictionnelle; dégager des standards propices à éviter des contentieux ultérieurs; répondre à d’éventuelles déficiences systémiques. Dans ce cadre, il n’est pas absurde de considérer qu’une dissidence minerait ces objectifs, tandis qu’une opinion concordante serait surabondante. Alors qu’aucune opinion n’avait agrémenté l’avis n°1, il en alla différemment avec l’avis n°2. L’opinion du juge arménien ad hoc cache à peine le fruit de la discorde; sans remettre en cause le fond des analyses de la Cour – en ce sens elle se veut officiellement « concordante » – l’opinion critique néanmoins, en bonne et due forme, certains des « silences » de la Grande chambre[187]. Le juge Sarvarian déplora, tout d’abord, le fait que le collège de cinq juges soit resté muet sur les critères l’amenant à accepter une demande d’avis. Il se lança dans une analyse de droit procédural comparé en valorisant la praxis des autres juridictions internationales dans le cadre de leur compétence consultative « classique » : de la Cour interaméricaine en passant par la Cour africaine et la Cour de Justice de l’Union européenne pour arriver à la Cour internationale de justice, le constat est clair : « Comparisons of the advisory procedures of International Court and tribunals shows it to be the invariable practice to give reasons for acceptance of advisory opinion requests » (paragraphe 5)[188]. Ainsi, le juge n’hésita pas à manifester, diplomatiquement mais clairement, son désaccord : il souligna qu’il « aurait préféré » que la Grande chambre imposa au Collège de fournir les raisons l’ayant poussé à accepter la demande d’avis. Il proposa un système (par l’édiction d’un rapport interne dont le résumé serait intégré dans l’avis) et des critères pour ce faire (paragraphe 8)[189], tandis qu’il présenta les raisons d’une telle approche, axées essentiellement sur l’amélioration du dialogue judiciaire (paragraphe 7). Et d’en profiter également pour appeler à la publication, sur le site HUDOC, de la demande d’avis formulée par la Cour constitutionnelle. Cette requête n’a en effet rien d’extraordinaire et faciliterait grandement la compréhension globale de l’avis, tant pour les juges nationaux que pour le reste de l’auditoire en général (avocats, ONG, chercheurs, citoyens éclairés…). La transparence, nécessaire à l’administration sereine de la « justice consultative », serait au rendez-vous, l’intelligibilité aussi. Le deuxième « silence » déploré par le juge ad hoc concerne la réponse de la Cour à la quatrième question. Insistant sur le fait de procurer « the most valuable guidance possible » (paragraphe 13)[190], il aurait souhaité que la Cour examine plus en détails les différentes options qui se présenteront à la Cour constitutionnelle quand elle devra appliquer concrètement les principes dégagés par la Cour. Cette première manifestation de désaccords procéduraux et techniques laissera-t-elle des traces? Sera-t-elle entendue par le Collège et la Grande chambre dans le traitement d’autres avis à venir? Nul ne le sait à ce stade. Ce qui est sûr, c’est qu’au fil des saisines préjudicielles, la Cour ne manquera pas d’interpréter, à sa convenance, les silences du propre Protocole n° 16

6. La liberté de prendre en considération l’avis

Sur les deux avis délivrés, les informations disponibles démontrent que la Cour de cassation prit très au sérieux la réponse de la Cour, mettant fin à une saga judiciaire particulièrement longue et éprouvante sur la question de la GPA en France. S’agissant de l’avis n°2, il est encore trop tôt pour savoir dans quel sens la Cour constitutionnelle arménienne décidera d’appliquer les « orientations » de la Cour. En tout état de cause, il s’avéra crucial qu’une juridiction suprême respectée et issue d’un pays qui apporta un soutien actif au Protocole n° 16 – permettant son entrée en vigueur – ait formulé la première demande d’avis. Qu’une Cour constitutionnelle lui ait également rapidement emboité le pas fut tout aussi fondamental. Le contexte politique délicat de la deuxième saisine incitera également les juges constitutionnels arméniens à prendre au sérieux l’avis du 29 mai 2020. Ces deux saisines n'ont pas manqué d'être scrutées par tous les juges des États parties au protocole – comme par ceux qui ne l’ont pas encore ratifié – et on peut dès lors imaginer qu'un cercle vertueux se mette en place. Gageons qu’au-delà des seules Cours française et arménienne, toutes les Hautes juridictions des États parties arrivent, avec un brin de sagesse responsable, à prendre immédiatement au sérieux et sans discussion les « orientations » délivrées par la Grande chambre. À terme, toutes les hautes juridictions des États pourraient, ignorer le caractère non contraignant des avis : le caractère erga omnes des « orientations » pourrait in fine réussir à s’imposer. Ce scénario idéal n’est toutefois pas à l’ordre du jour.

En tout état de cause, il n’est pas absurde de considérer que le standard posé dans le cadre du mécanisme du Protocole n° 16 puisse, un jour, être importé dans le cadre de la fonction contentieuse de la Cour, dépassant à moyen et long terme, les deux limites majeures à l’efficacité du mécanisme : l’absence de force contraignante des avis et le caractère facultatif du Protocole[191]. Il faudra du temps avant de voir si le pari dialogique impactera positivement l’application du standard européen. Après le temps de la force contraignante du droit, les juges nationaux sont-ils prêts à prendre au sérieux le temps de la force persuasive de celui-ci ?

Les réalités à venir dans le cadre de la mise en oeuvre du Protocole n° 16 ne manqueront pas de donner l’occasion à la Cour d’être inventive, au point, comme toujours, de dépasser certains des scénarii imaginés in abstracto.