Corps de l’article

La Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[1] (ci-après, « CEDH » ou « la Convention ») repose sur le triptyque droit de l’homme, démocratie et État de droit, valeurs partagées par les membres du Conseil de l’Europe. Après avoir réaffirmé leur profond attachement à la démocratie dans le préambule de ce traité, les États membres se disent « résolus en tant que gouvernements d'États animés d'un même esprit et possédant un patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit […] ». La Convention fait ainsi écho à l’article 3 du Statut constitutif du Conseil de l’Europe[2] énonçant que ses membres reconnaissent « […] le principe de la prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute personne placée sous sa juridiction doit jouir des droits de l'homme et des libertés fondamentales ».

Développée au XIXe siècle en Europe, puis répandue à l’échelle mondiale selon des modèles institutionnels variés[3], la doctrine de l’État de droit se pose en « paradigme des relations internationales »[4]. L’État de droit entend limiter le pouvoir de l’État en préconisant l’existence de normes justes, égales pour tous et susceptibles de contrôle par des organes indépendants et impartiaux[5]. Cette doctrine est ainsi promue comme norme de référence pour évaluer la capacité d’un État de remplir ses obligations en matière des droits et libertés de la personne. Concept ancré en philosophie politique[6], l’État de droit est devenu un principe juridique. Celui-ci se manifeste par une double consécration du droit au juge dans des instruments régionaux comme l’article 6 de la CEDH et dans la jurisprudence d’organes de contrôle contribuant à la promotion de l’État de droit en droit international[7]. La diffusion de ce principe passe également par d’autres organes de coopération contribuant à en préciser le contenu[8]. L’État de droit met ainsi à la charge de l’État des normes d’administration de la justice, y compris la justice militaire.

Définir la justice militaire n’est pas une tâchée aisée. Elle peut s’entendre toutefois de l’existence d’un système d’administration de la justice pour les militaires ou dans un contexte militaire avec des cours martiales, mais couvre également d’autres formes d’institutions variant d’un État à l’autre[9]. Selon la Cour suprême du Canada, ce système vise à assurer « l’efficacité, la discipline et le moral des troupes »[10]. Pareille position rappelle que sous l’Empire romain d’Occident, la justice militaire a été pensée pour servir les fins de membres d’une « société particulière » qui justifierait l’existence d’un système de justice correspondant[11]. Toutefois, le développement du droit international des droits de la personne a eu pour conséquence la remise en cause de la justice militaire, notamment vers les années 1960, puis de manière plus poussée vers les années 1990[12].

Dès lors, l’enjeu principal que présentent les exigences de l’État de droit pour la justice militaire réside dans le fait que, chasse gardée des États au nom de la souveraineté, la justice militaire doit respecter l’exigence de protection des droits tant des militaires que des victimes, y compris en cas de violations du droit commises par les forces armées à l’étranger[13]. Au cours des 70 ans de la CEDH, des requêtes liées à la justice militaire ont offert l’occasion à la Cour de préciser l’étendue des droits et obligations des États relativement au droit à un procès équitable prévu à l’article 6 de la Convention.

Procédant à une certaine humanisation de la justice militaire dans l’intérêt de la personne estimant son droit au juge lésé, la jurisprudence de la Cour exige des États membres que, lorsqu’elle existe, leur justice militaire doit, d’une part, respecter les exigences d’une justice rendue par un juge compétent, indépendant et impartial pour la tenue de procès équitables au regard de la CEDH (I). D’autre part, si elle ne va pas jusqu’à en condamner l’existence, la Cour rejoint une tendance internationale impliquant divers acteurs et portée par des normes de différentes sources, visant à la civilisation de la justice militaire en limitant la compétence de celle-ci aux membres des forces armées et en cherchant à soumettre le système au respect des normes de justice (II).

I. L’humanisation de la justice militaire fondée sur le droit à un procès équitable dans la jurisprudence de la Cour

L’action de la Cour EDH dans l’encadrement de la justice militaire s’inscrit dans un tournant que constitue la prise en compte des droits et libertés dans l’administration de la justice. À cet égard, a été proposée la normalisation comme une alternative face à l’existence de deux positions extrêmes. Il s’agit, d’une part, d’une sacralisation « tendant à faire de la justice militaire une justice à part (…) en la plaçant au-dessus des principes fondamentaux de l’État de droit », et d’autre part, d’une diabolisation de la justice militaire « au nom des expériences historiques d’un passé encore trop récent sur bien des continents »[14]. Ainsi, bien qu’elle demeure un domaine sensible, la justice militaire est-elle désormais encadrée par les exigences de l’article 6 de la CEDH[15] dont l’application vise à assurer une meilleure protection des droits tant des militaires que des victimes, les premiers étant des « citoyens presque comme les autres »[16]. Le droit à la justice se voyant reconnaître le caractère d’une norme indélogeable en raison de son importance pour la protection des droits et libertés reconnus en droit international, y compris en temps de crise[17], une interprétation large des dispositions de l’article 6 a ainsi permis à la Cour de préciser les exigences institutionnelles relatives à la justice militaire.

A. Une interprétation dynamique du droit à un tribunal touchant la matière militaire

La Cour fait observer que la « Convention vaut en principe pour les membres des forces armées et non pas uniquement pour les civils », mais qu’« en interprétant et appliquant les normes de ce texte (…), la Cour doit cependant être attentive aux particularités de la condition militaire et à ses conséquences sur la situation des membres des forces armées »[18]. Ainsi, en interprétant l’article 6, la Cour cherche-t-elle à encadrer l’action de l’État dans l’administration de la justice militaire au regard du droit à un procès équitable, selon une certaine évolution allant de la discipline militaire à des affaires impliquant des droits de caractère civil dans le contexte militaire.

1. Une jurisprudence initiée avec le droit au juge en matière de disciplinaire militaire

La structure de l’article 6 ouvre la voie à l’encadrement de la justice militaire à trois niveaux. D’abord, comme nous le verrons, le paragraphe 1 permet à la Cour de rappeler que la Convention consacre le droit au juge avec des garanties d’équité, d’indépendance et d’impartialité, l’organe devant être établi par la loi. Ensuite, le paragraphe 2 consacre la présomption d’innocence de tout accusé en matière pénale. Enfin, le paragraphe 3 de l’article 6 énumère une série d’éléments nécessaires à l’égalité des armes aux mains de l’accusé en vue d’un procès juste et équitable, avec le principe du contradictoire garantissant les droits de la défense. Cette composante du procès équitable présente des préoccupations pour la justice militaire non examinées ici[19], tout comme ne le sont les obligations positives entourant la protection, dans le contexte militaire, d’autres droits et libertés prévus par la Convention[20] ni l’examen de la recevabilité de requêtes au chapitre de l’épuisement des voies de recours internes effectifs et disponibles [21].

S’agissant du droit au juge, la Cour, adoptant une démarche nuancée, a étendu à la justice militaire l’applicabilité des principes du droit à un procès équitable à la notion d’accusation en matière pénale. La Cour exclut ainsi du volet pénal de l’article 6 les arrêts de rigueur pendant deux jours, jugés d’une durée trop courte pour relever de la sphère du « droit pénal »[22]. Elle a également exclu la révocation d’un officier de l’armée turque pour actes d’indiscipline au motif que pareille sanction était liée à son comportement regardé comme non conforme aux exigences de conduite d’un membre des forces armées dans une société démocratique[23]. Il en est de même d’une procédure disciplinaire militaire tendant à une interdiction de promotion et à une baisse de traitement[24].

Cette position rappelle celle de l’ancienne Commission, exprimée dans l’affaire Saraiva De Carvalho c. Portugal de 1981 où elle était amenée à examiner si une mesure disciplinaire pouvait entrer dans l’une ou l’autre de la catégorie « accusation pénale ou une obligation de caractère civil ». En l’espèce, était en cause la compatibilité à l’article 6 d’une décision de mise en réserve obligatoire par des juridictions militaires du Portugal pour atteinte à l’honneur de l’armée et incompatibilité d’activités du requérant avec son statut de militaire. La Commission a appliqué les critères établis par la Cour dans l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas en 1976 concernant des sanctions disciplinaires infligées à des hommes de troupe et sous-officiers par leur supérieur : la nature pénale de l’infraction selon le droit interne de l’État, la nature même de l'infraction en distinguant le droit pénal du droit disciplinaire et le degré de sévérité de la sanction que risque de subir l'intéressé. La Commission décida que

[l]a procédure disciplinaire à l'issue de laquelle un officier est puni de la sanction de la « mise en réserve de l'armée, pour atteinte à l'honneur de l'armée et activités incompatibles avec sa situation militaire, ne porte ni sur le bien-fondé d'une accusation en matière pénale, ni sur des droits et obligations de caractère civil[25].

Désormais, sans abandonner la distinction entre droit pénal et droit disciplinaire, « la Cour s’est réservé le pouvoir de s’assurer que la frontière ainsi tracée ne porte pas atteinte à l’objet et au but de l’article 6 »[26]. Elle considère que sont incluses dans la notion d’accusation en matière pénale qu’elle interprète de manière autonome, des procédures disciplinaires décidées à l’encontre de militaires. Ainsi, les infractions à la discipline militaire, impliquant l’affectation à une unité disciplinaire pour une période de quelques mois, relèvent-elles du volet pénal au sens de l'article 6[27].

Comme il est souligné plus loin, développée au rythme de l’évolution de la société internationale[28], cette jurisprudence trouve un écho dans l’action d’autres organes du Conseil de l’Europe. Il en est ainsi du Comité des ministres qui a adopté en 2010 une recommandation visant à encadrer la discipline militaire, en préconisant la primauté du droit, avec une procédure écrite et le respect des exigences du procès équitable[29]. Ces normes de soft law ne sont certes pas contraignantes. Toutefois, elles ne sont pas non plus sans effet sur le comportement des États[30], car leur place dans la diplomatie des droits de la personne peut contribuer à influencer le comportement de l’État et renforcer ainsi leur autorité, d’autant que la recommandation mentionnée renvoie à la CEDH.

Les exigences du procès équitable en matière de discipline militaire touchent également la publicité des audiences depuis l’affaire Engel et autres c. Pays-Bas. La Cour exige ainsi que, contrairement à la pratique constante de la Haute Cour militaire du Royaume-Uni, les débats contradictoires ne doivent pas se dérouler à huis clos[31]. Toutefois, l’article 6 énumère les motifs sur le fondement desquels le principe de publicité de l’audience peut faire l’objet de limitations nécessaires dans une société démocratique. Dès lors, la Cour effectue un test de proportionnalité pour examiner la nécessité des restrictions au droit à un procès équitable face aux intérêts de sécurité publique à protéger dans le cadre de procès impliquant des militaires, l’applicabilité de la Convention appelant son autonomie interprétative.

2. L’extension du champ d’applicabilité de l’article 6 fondée sur l’autonomie interprétative

La doctrine a souligné que la notion de procès équitable couvre des ensembles et sous-ensembles de garanties dans des circonstances variées[32]. Il en est ainsi de l’applicabilité de l’article 6 dans le cadre de contestations relatives à des droits de caractère civil entre l’État et ses agents, ici les militaires. En cette matière, la jurisprudence de la Cour a évolué. Dans un premier temps, elle a dit que 

la Cour décide que sont seuls soustraits au champ d’application de l’article 6 § 1 de la Convention les litiges des agents publics dont l’emploi est caractéristique des activités spécifiques de l’administration publique (…) détentrice de la puissance publique (…). Un exemple manifeste de telles activités est constitué par les forces armées et la police[33].

Depuis l’arrêt de Grande Chambre Vilho Eskelinen et autres c. Finlande de 2007, la Cour a posé deux critères cumulatifs pour que l’État défendeur puisse opposer à un requérant fonctionnaire l’inapplicabilité de l’article 6 § 1. D’une part, « le requérant fonctionnaire doit être expressément privé du droit d’accéder à un tribunal d’après le droit national; d’autre part, l’exclusion des droits garantis à l’article 6 doit reposer sur des motifs objectifs liés à l’intérêt de l’État », jurisprudence confirmée dans l’arrêt de grande chambre Regner c. République Tchèque du 19 septembre 2017[34]. Par extension, dans un récent arrêt de Grande Chambre, la Cour étend le droit d’accès à un tribunal aux dommages causés à un civil par un autre civil avec du matériel militaire. Ainsi, à propos d’un accident de la route impliquant un civil et un camion militaire :

[l]a Cour rappelle que le droit à un procès équitable doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui requiert l’existence d’une voie judiciaire effective permettant à la personne concernée d’obtenir la sanction de ses droits de caractère civil. Chaque justiciable a droit à faire statuer par un tribunal sur toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil[35].

C’est toutefois une interprétation large du terme « tribunal », qui a permis à la Cour d’intégrer les tribunaux militaires dans le champ d’application de l’article 6. Celle-ci a en effet établi que « par "tribunal", l’article 6 § 1 n’entend pas nécessairement une juridiction de type classique, intégrée aux structures judiciaires ordinaires du pays »[36].

C’est dire que dans les circonstances de chaque affaire touchant la matière militaire, la Convention permet à la Cour d’assurer le respect du droit au juge en cherchant un équilibre entre, d’une part, la souveraineté de l’État et, d’autre part, la protection des droits des justiciables. D’une certaine manière – le contentieux de la discipline militaire évoquée précédemment le montre – il apparait que pour autant qu’une affaire permet à la Cour de promouvoir les droits et libertés dans une société démocratique, sa décision risque de balancer soit du côté du requérant, soit du côté de l’État. Mais encore faut-il que la justice militaire de l’État présente les garanties d’équité, d’indépendance et d’impartialité.

B. Une justice militaire soumise aux exigences d’indépendance et d’impartialité

La justice militaire doit satisfaire aux exigences d’indépendance et d’impartialité requises du tribunal, « droit absolu qui ne souffre aucune exception »[37]. Dans la même veine, le projet de Principes sur l’administration de la justice militaire (Principes Decaux) énonce qu’il convient d’inscrire les tribunaux militaires

[d]ans les principes de l’État de droit, à commencer par ceux de la séparation des pouvoirs et de la hiérarchie des normes, le principe de la séparation des pouvoirs [allant] de pair avec l’exigence de garanties statutaires prévues au plus haut niveau de la hiérarchie des normes (…) en évitant toute immixtion du pouvoir exécutif ou de l’autorité militaire dans le fonctionnement de la justice[38].

En même temps, l’indépendance et l’impartialité sont complexes, avec un double contenu objectif et subjectif au titre de la théorie des apparences : « justice should not only be done, but should be seen to be done »[39].

1. De nécessaires garanties fonctionnelles et personnelles

Au cours des deux dernières décennies se dégage un certain consensus sur l’idée que dans le cadre de la justice militaire, les garanties d’indépendance et d’impartialité concernent les garanties statutaires du juge militaire par rapport à la hiérarchie militaire. Elles comprennent la carrière, l’organisation et le fonctionnement des tribunaux militaires, avec un accent sur la nécessité d’une présence de juges civils en leur sein, l’absence de juges et procureurs sans visages, mais également la formation et l’expérience assurant la compétence technique des juges et procureurs militaires[40].

C’est ce fil conducteur qu’on retrouve dans la jurisprudence de la Cour qui opère un double contrôle in abstracto sur les dispositions de droit interne et in concreto sur la pratique des États membres[41]. Afin de circonscrire l’indépendance et l’impartialité du tribunal, « la Cour rappelle que, pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant » aux fins de l’article 6 § 1, il faut notamment prendre en compte le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l’existence d’une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s’il y a ou non apparence d’indépendance »[42]. Comme elle l’a dit dans l’affaire Kyprianou c. Chypre dans laquelle l’article 6 a été invoqué par le requérant condamné pour outrage au tribunal, l’analyse de la jurisprudence de la Cour montre deux situations dans lesquelles se pose la question d’un manque d’indépendance et d’impartialité du tribunal :

Le premier, d'ordre fonctionnel, regroupe les cas où la conduite personnelle du juge n'est absolument pas en cause, mais où, par exemple, l'exercice par la même personne de différentes fonctions dans le cadre du processus judiciaire (…) ou des liens hiérarchiques ou autres avec un autre acteur de la procédure (comme dans les affaires de cours martiales) suscitent des doutes objectivement justifiés quant à l'impartialité du tribunal, lequel ne répond donc pas aux normes de la Convention selon la démarche objective. Le second type de situations est d'ordre personnel et se rapporte à la conduite des juges dans une affaire donnée. (…) Pareille conduite peut suffire à fonder des craintes légitimes et objectivement justifiées, mais peut également poser problème dans le cadre de la démarche subjective (…) [43].

Ces principes orientent la jurisprudence de la Cour ayant condamné des États membres dont les tribunaux n’ont pas respecté les exigences de l’article 6 paragraphe 1 de la CEDH, exigeant ainsi des États des garanties institutionnelles de la justice militaire[44].

2. De nécessaires garanties institutionnelles encadrant l’exercice de la compétence

Les arrêts Findlay c. Royaume-Uni[45], Incal c. Turquie[46] et Grives c. Royaume-Uni ont permis à la Cour de fixer une ligne directrice

pour établir si un tribunal peut passer pour « indépendant », il faut prendre en compte, notamment, le mode de désignation et la durée du mandat de ses membres, l'existence d'une protection contre les pressions extérieures et le point de savoir s'il y a ou non apparence d'indépendance[47].

Tout en reconnaissant que la connaissance d’accusations pénales par les tribunaux militaires n’est pas en soi incompatible avec l’article 6[48], elle a reproché aux États défendeurs le fait de mettre en place un système de justice avec des juges militaires baignant dans un océan de liens de subordination avec la chaîne de commandement, ces juges étant également des officiers soumis à la hiérarchie militaire[49].

La Cour a également relevé que la présence d’un officier supérieur siégeant au sein du tribunal jette un doute sérieux sur son indépendance et son impartialité, dès lors que les membres de ce dernier peuvent recevoir des ordres dudit supérieur[50]. Dans l’affaire Sürek c. Turquie dans laquelle le requérant- un rédacteur en chef et propriétaire d’une revue ayant publié une lettre touchant les forces armées- alléguait le manque d’indépendance d’une Cour de sûreté de l’État comprenant un militaire et qui le jugea pour « propagande contre l’indivisibilité de l’État et d’incitation du peuple à l’hostilité et à la haine », la Cour a rappelé que 

(…) certaines caractéristiques du statut de ces juges rendaient leur indépendance et leur impartialité sujettes à caution […], comme le fait qu’il s’agisse de militaires continuant d’appartenir à l’armée, laquelle dépend à son tour du pouvoir exécutif, le fait qu’ils restent soumis à la discipline militaire et le fait que leurs désignation et nomination requièrent pour une large part l’intervention de l’administration et de l’armée[51].

Dans la même veine, la Cour notait que 

[the] military officer remained in the service of the army and was subject to military discipline. These officers were appointed as judges by their hierarchical superiors and did not enjoy the same constitutional safeguards provided to the other two military judges. The Court thus concludes that the Military Criminal Court which tried and convicted the applicant cannot be considered to have been independent and impartial[52].

Au titre des garanties devant être offertes, les États faisant siéger un membre civil dans les tribunaux militaires franchissent déjà un pas vers l’indépendance du tribunal. Toutefois

[l]a Cour considère […] que l’apparence d’indépendance de la juridiction concernée ne tient pas uniquement à celle de sa composition lorsqu’elle se prononce sur la condamnation de l’accusé. Pour se conformer aux exigences de l’article 6 en matière d’indépendance, la juridiction contestée doit paraître indépendante des pouvoirs exécutif ou législatif dans chacune des trois phases de la procédure, à savoir l’instruction, le procès et le verdict […][53].

De fait, le contentieux impliquant le jugement de civils par les tribunaux militaires reste un terrain fertile pour la Cour traçant des limites à la justice. En effet, elle n’admet qu’exceptionnellement la connaissance par les tribunaux miliaires d’accusations pénales contre des civils comme étant compatible avec les exigences du paragraphe 1 de l’article 6[54]. Elle tient compte du critère de l’apparence dans l’examen de l’indépendance et de l’impartialité et considère que le jugement de civils par des tribunaux militaires peut ne pas remplir les exigences de l’article 6[55], même lorsqu’un juge militaire n’a été associé dans une telle procédure qu’à l’adoption d’une décision avant dire droit, comme il a été jugé dans l’affaire Öcalan c. Turquie [56]. Dans l’affaire Ergin c. Turquie, la Cour a jugé qu’

un tribunal militaire exer[çant] sa juridiction relativement à un civil pour des actes dirigés contre les forces armées, suscit[e] des doutes raisonnables quant à l’impartialité objective d’un tel tribunal. [Ce] système peut facilement être perçu comme annihilant la distance nécessaire entre la juridiction et les parties à une procédure pénale […][57].

Ces exigences relatives à l’indépendance et l’impartialité du tribunal ont été réaffirmées dans l’arrêt Mustafa c. Bulgarie du 28 novembre 2019 sur laquelle nous reviendrons[58]. En l’espèce, un civil était jugé pour organisation et direction d’un groupe criminel dont faisait partie un membre des forces armées par un tribunal militaire composé d’un juge et de deux jurés, alors que la cour militaire d’appel s’est prononcée en formation de trois juges militaires. Le requérant a invoqué une violation de l’article 6 pour défaut d’indépendance et d’impartialité du tribunal. La Cour en a profité pour confirmer l’essentiel de sa jurisprudence sur les tribunaux militaires et les exigences relatives de la Convention. Elle condamne ainsi un

manque d’impartialité structurelle de tel ou tel tribunal globalement [comme] dans l’affaire Boyan Gospodinov c. Bulgarie, où le tribunal pénal devant lequel le requérant était passé en jugement était en même temps partie défenderesse dans un procès civil distinct en réparation intenté par le requérant[59].

À travers cette jurisprudence, la Convention a eu des incidences sur la politique de défense et, en son sein, la justice militaire des États membres. Des travaux ayant adopté une perspective comparée ont montré en 2007 que « [d]ans les pays qui appartiennent au Conseil de l'Europe […], ou bien le respect des règles du procès équitable est effectif, ou bien, sous l'impact des condamnations de la CEDH, se produit une évolution vers l'effectivité […] »[60].

En effet, des États membres du Conseil de l’Europe ont entrepris des réformes de la justice militaire dans le cadre de la réforme du secteur de la sécurité, incluant des réformes juridiques et institutionnelles, au niveau constitutionnel ou législatif. Certains ont éliminé la justice militaire en temps de paix. C’est le cas de : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Estonie, la France, la Norvège, les Pays-Bas, la Slovénie, la République Tchèque et la Suède[61]. D’autres ont encadré la justice militaire, en intégrant celle-ci dans la justice ordinaire ou en renforçant la justice militaire avec la présence de juges civils. Il en est ainsi du Portugal, de la Finlande, du Royaume-Uni et de la Hongrie, alors que la Grèce et l’Italie ont « prohibé la pratique des jugements de civils par les tribunaux militaires »[62].

Si la CEDH a contribué à cette tendance, ses incidences ne découlent pas du seul office de la Cour ni ne se limitent, dans une certaine mesure, au cercle fermé des États parties à la CEDH. En effet la coopération internationale et les références croisées d’organes chargés de la promotion et de la protection des droits humains peuvent contribuer à renforcer l’influence de la CEDH.

II. Une complexe quête de civilisation de la justice militaire inscrite dans une tendance internationale portée par une diversité d’acteurs

Comme le souligne Federico Andreu-Guzmán,

il est fort de constater l’émergence croissante d’une tendance à réduire le champ de compétence des juridictions militaires- tant rationae tempori et rationae personae comme rationae materiae-, à aligner les procédures pénales militaires sur celles de la juridiction ordinaire et […] à les intégrer dans la juridiction ordinaire (…)[63].

C’est là une influence du droit international des droits de la personne sur le système national de justice militaire, contribuant ainsi à l’émergence d’un droit global en ce qui concerne le droit à la justice[64]. La CEDH contribue à cette tendance illustrant une certaine volonté d’harmoniser la compétence des tribunaux militaires sur le fondement d’une normativité internationale. L’on serait même tenté d’avancer que se forme en catimini la voie vers la formation d’une norme de droit international coutumier visant l’encadrement de la justice militaire. En effet, une quête d’harmonisation peut être illustrée par l’existence d’une double dynamique. D’une part, dans une vision d’ensemble, au niveau du Conseil de l’Europe, des institutions contribuent à faire passer le message de la Convention et de la Cour à travers des formes variées, lesquelles peuvent conduire à des changements de politiques juridiques et de réformes institutionnelles touchant la justice militaire à l’échelle nationale. D’autre part, au-delà de l’espace juridique européen de la Convention, grâce à des méthodes d’interprétation et la pratique de références croisées des organes de protection des droits humains aux niveaux universel et régional, ainsi que de mécanismes de coopération internationale soumis toutefois aux aléas juridiques et diplomatiques, circule le message selon lequel la justice militaire doit être « civilisée ». Reste que dans le cadre des interventions militaires à l’étranger, la justice militaire constitue un défi complexe pour la primauté du droit, tant la volonté politique dans ce domaine sensible et la nécessaire protection des droits semblent rimer difficilement.

A. Une institutionnalisation servant la promotion de l’État de droit au sein du Conseil de l’Europe

Il convient de noter le rôle de la Commission des questions juridiques et des droits de l’homme de l’Assemblée parlementaire qui s’est penchée sur la question des droits des membres des forces armées[65]. Considérant le sens de la démocratie pour l’essence même de cet organe et l’accent mis sur les droits de la personne et l’État de droit dans son travail, y compris par le moyen de la diplomatie parlementaire, l’Assemblée parlementaire peut contribuer à faire la promotion d’une justice militaire conforme à la CEDH. Par ailleurs, trois autres organes du Conseil de l’Europe concourent à la promotion et la protection des exigences de l’État de droit.

D’abord, le Comité des ministres, composé des ministres des Affaires étrangères de tous les États membres ou de leurs représentants permanents auprès du Conseil de l’Europe, joue un rôle important dans l’exécution des arrêts de la Cour en vertu des dispositions de l’article 46 de la CEDH. Il le fait notamment à travers ses réunions concernant les droits humains et le recours en manquement pour non-exécution des arrêts qu'il peut exercer devant la Cour avec l’entrée en vigueur du Protocole 14[66]. Ses résolutions sur l’exécution des arrêts donnent un aperçu du travail de cet organe dans la réparation des dommages subis par les requérants, tout comme lorsque des décisions sous-tendent l’adoption de mesures générales, comme en Turquie[67]. À cheval sur le droit et la diplomatie, le rôle du Comité des ministres a toute sa place lorsqu’on tient compte de la dimension sensible du domaine des droits de la personne.

Ensuite, le Commissaire aux droits de l’homme, poste créé en 1999, joue un rôle majeur dans la promotion de l’État de droit[68]. Pouvant agir au titre de la tierce intervention devant la Cour, cet organe voit sa place établie dans le domaine de la diplomatie des droits de la personne. Le Commissaire aux droits de l’homme coopère en effet avec les institutions nationales des droits de l’homme des États membres du Conseil de l’Europe, organes créés par ceux-ci et dont la mission est de contribuer à la promotion et à la protection des droits de la personne et, partant, à l’État de droit[69]. La doctrine a montré l’intérêt d’une telle coopération avec de telles institutions, le Commissaire aux droits de l’homme contribuant à une « multi-stakeholder approach and multi-track Diplomacy for Human Rights Diplomacy » [70].

Enfin, la Commission pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) contribue à une importante conceptualisation de la justice militaire[71]. Créée en mai 1990 comme organe consultatif du Conseil de l’Europe, elle interagit avec la Direction générale - Droits de l’Homme et État de droit, fournit des conseils aux États et est impliquée dans la coopération pour le renforcement institutionnel et des réformes touchant à la justice militaire[72].

C’est dire que la jurisprudence de la Cour sur les exigences de l’article 6 trouve un certain prolongement dans le travail d’autres organes du Conseil de l’Europe concourant à la diffusion et au respect des normes de la Convention, relatives au droit à la justice. La volonté des États reste toujours essentielle pour donner des effets pratiques à cette dynamique, mais cette approche impliquant divers acteurs et méthodes ne saurait que contribuer à renforcer la coopération pour la formation d’une opinio juris favorable à l’encadrement de la justice militaire. C’est à cette quête que contribuent également d’autres acteurs internationaux.

B. Une coopération prometteuse à consolider pour promouvoir plus d’imputabilité

Comme il a été précédemment indiqué, l’encadrement de la justice militaire a été concomitant au développement du droit international des droits de la personne. Alors que la justice militaire était considérée comme relevant du domaine réservé des États, l’idée que l’État est limité par les droits de la personne a inspiré l’approche visant à protéger les civils contre une justice militaire parallèle, de sorte que la civilisation de celle-ci est regardée comme une bonne pratique à promouvoir. Cette contribution reste l’oeuvre d’une pluralité d’acteurs, montrant ainsi des virtualités de la coopération internationale, y compris le développement de la diplomatie de défense. Il y a toutefois encore du chemin à parcourir dans la répression et la réparation de crimes commis par des militaires à l’étranger.

1. Des normes internationales inspirant une méthode d’interprétation croisée

Sur le fondement d’une normativité évolutive, divers organes dans le cadre d’organisations internationales ont contribué à encadrer la justice militaire avec de la Soft Law trouvant un écho dans l’interprétation d’obligations conventionnelles, pratique renforcée par des références croisées qu’effectuent des juridictions et quasi-juridictions des droits de la personne. Au sein de l’ONU, l’ancienne Sous-Commission pour la promotion et la protection des droits de l’homme a été le fer de lance de cette dynamique. Des travaux précurseurs de rapporteurs sur la justice militaire dans le prolongement des Principes de l’Assemblée générale des Nations Unies sur l’indépendance des juges et des avocats[73], de Louis Joinet à Emmanuel Decaux, ont conduit aux Principes régissant l’administration de la justice par les tribunaux militaires adoptés par la Sous-Commission en 2006[74]. Ces travaux trouvent une continuité dans l’oeuvre du rapporteur spécial sur l’indépendance des juges et des avocats[75] au sein du Conseil des droits de l’homme qui s’est activité ces dernières années, avec la tenue d’une consultation d’experts avec l’aide du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme[76]. Mais aussi, des comités onusiens, dont le Comité des droits de l’homme, le Comité sur les disparitions forcées et le Comité contre la torture, ont été au coeur de cette dynamique, notamment avec des déclarations, observations générales[77] ou finales[78].

Comme le montrent certaines contributions, cette dynamique touchant la civilisation de la justice militaire trouve un prolongement au sein de systèmes régionaux, dont les systèmes interaméricain et africain des droits de la personne[79]. Dans le cadre du système européen, dans les arrêts Ergin c. Turquie[80] et Maszni c. Roumanie[81] rendus en 2006, l’année d’adoption des Principes Decaux, la Cour EDH s’est référée expressément aux principes de ce texte relatif à la création des juridictions militaires par la constitution ou la loi, au respect des normes de droit international, y compris le droit international humanitaire et à l’incompétence des juridictions militaires pour juger des civils[82]. Récemment, dans l’affaire Mustafa c. Bulgarie renvoyant aux Principes Decaux comme « droit pertinent », il a été jugé que :

[l]a Cour est confortée dans son approche par la tendance qui existe au niveau international à exclure de la juridiction des tribunaux militaires le domaine pénal lorsqu’il s’agit de juger des civils. Elle rappelle que la place particulière qu’occupe l’armée dans l’organisation constitutionnelle des États démocratiques doit être limitée au domaine de la sécurité nationale, le pouvoir judiciaire relevant pour sa part, en principe, du domaine de la société civile. (…) Le pouvoir de la justice pénale militaire ne devrait s’étendre aux civils que s’il existe des raisons impérieuses justifiant une telle situation, et ce, en s’appuyant sur une base légale claire et prévisible. L’existence de telles raisons doit être démontrée pour chaque cas, in concreto. L’attribution in abstracto par la législation nationale de certaines catégories de délits aux juridictions militaires ne saurait suffire[83].

Dès lors, deux remarques peuvent être formulées à propos de l’influence des Principes Decaux sur la justice militaire. D’une part, si ces Principes sont un instrument de soft law, ses effets sont perceptibles à travers l’oeuvre de juridictions et quasi-juridictions internationales de promotion et de protection des droits de la personne par l'entremise de l’interprétation de traités universels ou régionaux dont ces organes surveillent le respect par les États parties.

D’autre part, indirectement via l’influence de la CEDH, les Principes Decaux peuvent inspirer la démocratisation des forces de défense et de sécurité dans le cadre de la diplomatie de défense permettant de diffuser de « bonnes pratiques » touchant les forces armées à l’aide de moyens variés[84]. Il en est ainsi par exemple lorsque, en marge d’un colloque international tenu à l’Université d’Ottawa sur la justice militaire en 2016, le Juge-avocat général du Royaume-Uni, l’honorable Jeffrey Blackett, invite à une réforme du système de justice militaire canadien, en partageant l’expérience britannique dans ce domaine sous l’influence de la CEDH[85]. C’est dire que le message issu de la Convention peut contribuer à faire progresser l’opinion pour l’indépendance de la justice militaire, au-delà des frontières européennes, jusqu’aux portes du législateur un jour. Ainsi que le souligne l’expert Michel Drapeau, une telle voie apparait souhaitable en vue de consolider de récentes réformes touchant notamment les droits des victimes[86]. Elle l’est d’autant plus que dans le récent arrêt R c. Stillman où étaient en cause des infractions civiles incluant des agressions sexuelles commises par des membres des forces armées canadiennes, la Cour suprême a récemment jugé que la justice militaire est compatible avec l’exception au droit à un procès avec jury prévu par la Charte canadienne des droits et libertés, alors que la demande invoquait le bénéfice du droit commun au lieu de l’exception militaire fondant la compétente des tribunaux militaires[87].

Par ailleurs, alors que la coopération internationale touche la réforme du secteur de la sécurité dans le cadre de la promotion de l’État de droit, sans exagérer la portée des Principes Decaux, il va sans dire que dans la coopération avec l’État en démocratisation, des États du Nord global embrassant la civilisation de la justice militaire peuvent insuffler des réformes du secteur de la sécurité dans le cadre de la coopération bilatérale ou multilatérale touchant l’État en démocratisation, d’autant que des acteurs non étatiques soutiennent de telles réformes entreprises par les États[88].

Ainsi, depuis les années 1990, la CEDH contribue-t-elle à la circulation de normes et de bonnes pratiques à l’échelle internationale concernant la rationalisation de la justice militaire. Selon ces normes développées dans les arrêts de principe précités et d’autres arrêts plus récents incluant l’affaire Içen c. Turquie du 31 mai 2011[89], tout tribunal militaire doit être indépendant et impartial. Lorsqu’il est composé exclusivement de magistrats militaires, il ne peut juger de civils que dans des circonstances exceptionnelles. Dans l’arrêt Mustafa c. Bulgarie précité, la Cour a non seulement rappelé que le pouvoir de la justice militaire ne devait s’étendre aux civils que lorsqu’il existe des raisons impérieuses prévues par la loi, mais elle a également dit que l’étendue des compétences materiae et personae du tribunal militaire devait être strictement réservée à des militaires et non des civils, en excluant la compétence de tels tribunaux en cas de violations graves des droits de la personne.

De même, les garanties d’un procès équitable dans le respect de l’égalité des armes sont-elles au coeur des orientations voulues en matière de réformes du secteur de la sécurité. Ces garanties incluent l’idée que l’État doive mettre en place des voies de recours devant les plus hautes juridictions ordinaires contre les décisions de justice militaire; que la compétence fonctionnelle de celle-ci soit réservée au premier degré de juridiction; que la résolution des conflits de compétence soit réservée aux plus hautes juridictions ordinaires dans certains systèmes, de manière à ce que les tribunaux militaires qui ont connu de nombreuses critiques, « ne forment pas un système de justice parallèle, compétent(te) pour juger des militaires et assimilés», une sorte de « justice par les pairs, hors du contrôle du pouvoir judiciaire » [90].

C’est dire que des sources et moyens variés permettent une circulation de normes protectrices des droits et ont conduit à des réformes institutionnelles. Cette normativité peut circuler également par la voie du dialogue qu’entretiennent les organes de contrôle des droits de la personne[91]. Pour autant, il convient de noter que pareille évolution n’a pas encore conduit la Cour à adopter une interprétation de la Convention qui puisse permettre de juger toute violation des droits par les États membres du Conseil de l’Europe, notamment lorsque les faits sont commis par les forces armées d’États membres agissant à l’étranger.

2. Une contribution limitée dans le cadre d’actions impliquant les forces armées à l’étranger

On a pu certes observer depuis 2011 une certaine dynamique dans la jurisprudence de la Cour visant la protection des droits de la personne dans leurs liens avec le droit international humanitaire dans le cadre de conflits armés[92], grâce à une application extraterritoriale de la Convention, c’est-à-dire aux actes accomplis ou déployés par un État membre en dehors de son territoire[93]. Il en est ainsi dans les affaires Al-Saadoon et Mufdhi c. Royaume-Uni, Al-Jedda c. Royaume-Uni, Al-Skeini et autres ce Royaume-Uni, Hassan c. Royaume-Uni dans lesquelles étaient impliquées les forces armées britanniques dans le cadre de l’intervention armée en Irak au printemps 2003. Toutefois, cette applicabilité de la Convention tenant compte du critère du contrôle effectif demeure exceptionnelle, car la juridiction d’un État, au sens de l’article 1 de la Convention, est principalement territoriale[94].

Dès lors, l’imputabilité de la responsabilité aux divers acteurs impliqués dans les interventions armées internationales, de la responsabilité pénale individuelle à la responsabilité de l’État et des organisations internationales, n’est pas aisée à établir en raison de règles concurrentes soulevant des conflits de normes[95], alors que la question demeure politiquement sensible. C’est ce que montre la jurisprudence de la Cour, confirmant l’affaire Behrami de 2007[96]. En l’espèce, elle s’était déclarée incompétente alors qu’elle était invitée à trancher la question de savoir quel acteur, de l’ONU, de l’OTAN ou des États membres parties à la CEDH ayant exécuté une mission décidée par le Conseil de sécurité des Nations Unies, en l’espèce la résolution 1244 adoptée le 10 juin 1999, était responsable, au regard de la Convention, du décès et des blessures subies par deux enfants qui jouaient avec des bombes à dispersion non explosées larguées par l’OTAN dans le cadre de la crise du Kosovo. Accueillant le moyen soutenu par les États défendeurs ayant contesté l’argument avancé par les requérants invoquant l’existence d’un lien juridictionnel suffisant au sens de l'article 1 de la Convention, la Cour a conclu que les actions étant attribuables à l’ONU, elle n’était pas compétente rationae personae pour examiner une violation ou non de la Convention.

Cette affaire illustre ainsi les limites pratiques de la protection offerte par la CEDH dans le contexte d’interventions de forces armées d’États membres du Conseil de l’Europe à l’étranger. Or, depuis les années 1990, la gestion des conflits a donné lieu à l’intervention de membres de forces armées dans le cadre d’opérations impliquant une diversité d’acteurs. Il en est ainsi dans le cadre otanien ou onusien avec les opérations de paix, ou encore, dans le cadre de la Politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne, pratique bien assise depuis le début des années 2000. Dans ce dernier cas, la pluralité de normes sur le fondement desquelles opèrent les forces armées d’États européens peut constituer un obstacle à la protection de droits, la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Bosphorus rendant l’engagement de la responsabilité de l’État une entreprise titanesque pour les requérants[97]. C’est là le défi d’articulation de normes que pose la promotion de l’État de droit dans les relations internationales, entre des règles visant à protéger la souveraineté de l’État en matière de règlement des différends et celles visant à protéger les droits de la personne, y compris dans le cadre de la gestion des conflits[98].

Dans de tels contextes, il serait souhaitable qu’une interprétation tenant compte d’un éventuel déni de justice pour les victimes permette à la Cour d’aller plus loin dans l’encadrement de la justice militaire. En effet, le recours devant la Cour peut être le dernier rempart pour des victimes qui assistent, impuissants, à l’impunité de fait assurée pour des violations de leurs droits dans le contexte de cette diversité d’acteurs opérants selon des règles allant plus dans le sens de la protection de l’État et des organisations internationales en cause, souvent protégées par leurs immunités. Ce faisant la Cour pourrait contribuer à éviter un déni de justice entourant de crimes commis dans des opérations impliquant les forces armées dans des circonstances où le système de justice ne garantit pas un procès équitable permettant de réparer les dommages causés aux victimes à l’étranger. C’est notamment le cas de commissions militaires soulevant des soupçons d’indépendance et d’impartialité vis-à-vis de l’exécutif [99]. Dès lors, si l’élargissement des critères d’application de la juridiction extraterritoriale des États parties à la CEDH demeure un terrain glissant, il pourrait toutefois contribuer à la lutte contre l’impunité et présenter une vertu pédagogique susceptible de limiter les violations de droits dans le cadre d’opérations militaires à l’étranger, la recherche de la paix ne pouvant se faire sans une protection effective des droits humains[100].

Cette responsabilité de l’État mérite également d’être doublée d’une volonté plus poussée d’engager la responsabilité individuelle par la justice militaire des États d’envoi de troupes à l’étranger, en misant également sur la possibilité de contrôle par les autorités judiciaires, des enquêtes menées et des décisions adoptées. Dès lors, l’enjeu pour les acteurs internationaux est d’envoyer un message clair relatif à la protection des droits et la lutte contre l’impunité, avec des mécanismes appropriés dans le cadre de la justice militaire, pour ne pas nourrir des contradictions entre un discours progressif sur les droits et des règles classiques qui empêchent de réparer des violations de droit commises à l’étranger.

***

Ainsi examiné, c’est sur une double exigence que semble se fonder l’encadrement de la justice militaire au regard de l’État de droit. D’une part, garantir l’accès à la justice selon les règles du procès équitable pour les membres de forces armées tombant sous la compétence de la juridiction militaire semble devenir une norme de conduite pour les États. D’autre part, la CEDH permet au Conseil de l’Europe de s’inscrire dans une quête internationale visant à limiter la justice militaire qui se doit d’être indépendante et impartiale, sa compétence devant être limitée aux membres de forces armées. Reste que le droit international est tributaire de la volonté de l’État qui se montre pusillanime lorsqu’il s’agit de questions particulièrement sensibles comme la justice militaire. C’est sur ce dernier point qu’il importe de circonscrire la contribution de la CEDH à l’encadrement de la justice militaire.

En effet, la responsabilité internationale de l’État et de ses agents pour violations de droits de la personne dans le contexte d’opérations à l’étranger reste un défi pour la Cour. L’affaire Abdul Hanan c. Allemagne devant la Grande Chambre concernant une frappe aérienne létale en Afghanistan permettra de suivre l’orientation de la jurisprudence de la Cour, mais il serait souhaitable de voir une évolution des critères d’interprétation de la juridiction extraterritoriale de la Cour pour éviter des dénis de justice. De même, plus d’accent devrait être mis sur la civilisation de la justice militaire dans la coopération visant la réforme du secteur de la sécurité avec l’État en démocratisation. En effet, la justice militaire ne doit pas concurrencer la justice ordinaire, à une époque où des États peuvent être tentés de foncer le trait dans la gestion de crises. Au contraire, pour les États membres de l’Europe, les réformes de la justice militaire selon les exigences de l’État de droit conformément à la CEDH pourraient contribuer à l’efficacité opérationnelle de forces armées d’États européens. Par extension, des États partenaires non européens pourraient également être mieux sensibilisés sur les enjeux sous-jacents à la justice militaire dans la coopération internationale.