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Par ces temps troubles, où le monde en général – et l’Europe en particulier – font face à de nombreux défis, les leçons du passé s’avèrent particulièrement précieuses et instructives. L’adoption et l’entrée en vigueur de la Convention européenne des droits de l’homme[1] (ci-après, la Convention) constituent indéniablement l’un des moments les plus novateurs dans l’histoire tourmentée de l’unification européenne, en ce qu’elles placent les droits de l’Homme au centre d’un projet plus vaste visant une union économique et politique.

En effet, l’idée d’unité et de coopération se trouve au coeur tant du Statut du Conseil de l’Europe que du Préambule de la Convention : « Considérant que le but du Conseil de l’Europe est de réaliser une union plus étroite entre ses membres et que l’un des moyens d’atteindre ce but est la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[2].

La Commission européenne des droits de l’homme (ci-après, la Commission) l’avait davantage explicité dans une des premières affaires interétatiques, l’affaire Autriche c Italie :

[E]n concluant la Convention, les États contractants n’ont pas voulu se concéder des droits et obligations réciproques utiles à la poursuite de leurs intérêts nationaux respectifs, mais réaliser les objectifs et idéaux du Conseil de l’Europe tels que les énonce le Statut, et instaurer un ordre public communautaire des libres démocraties d’Europe, afin de sauvegarder leur patrimoine commun de traditions politiques, d’idéaux, de liberté et de prééminence du droit[3].

Le 70e anniversaire de la Convention nous offre une belle occasion de saluer l’ampleur des changements qu’elle a apportés dans les relations internationales en Europe. Le mécanisme qu’elle a mis en place a mené à un ordre juridique nouveau en consacrant un droit de vigilance extérieur sur l’attitude de l’État envers ses propres ressortissants. Il n’est pas exagéré d’affirmer que la Convention a profondément modifié les approches de la diplomatie traditionnelle basées sur les rapports interétatiques, la protection diplomatique et la réciprocité.

Certes, le contexte était particulier et se prêtait probablement à des avancées spectaculaires. Marquée par la barbarie totalitaire et la guerre, la communauté internationale prenait en effet conscience du lien très fort entre le développement des relations interétatiques harmonieuses et le respect des droits de l’homme, au point que « ce respect était non plus une simple conséquence de la détente, mais l’une des conditions essentielles »[4] de la paix et de la prospérité du continent. De cette conviction est né un engagement impressionnant d’États souverains sur la base de textes juridiques tissant un réseau de plus en plus serré d’obligations internes et externes, d’une importance et d’une rigueur sans précédent, s’inscrivant dans un projet solidaire axé sur le respect de la personne humaine.

Si ce projet est déjà consacré dans le Statut du Conseil de l’Europe, c’est bien à la Convention que revient le mérite de l’avoir concrétisé, en apportant à l’Europe, encore en débris, un objectif – et déjà un devoir commun sans précédent – de réaliser un ordre public commun sur la base du respect des droits fondamentaux de l’homme. L’attractivité actuelle de l’Europe sur tous les plans, y compris économique, social et culturel, est d’ailleurs le résultat direct de ce nouvel ordre juridique commun établi il y a 70 ans qui est à juste titre considéré aujourd’hui comme corollaire de l’identité juridique et judiciaire européenne[5].

Le succès qu’a connu le système européen de protection des droits de l’homme[6] repose autant sur cet engagement des États membres du Conseil de l’Europe que sur un équilibre institutionnel savant qui a évolué au cours de ses 70 ans d’existence. C’est la préservation et l’adaptation de cet équilibre qui garantit l’efficacité à long terme de l’ensemble du mécanisme.

I. Le modèle institutionnel d’origine : une gestion réussie des susceptibilités

Le système complexe de la Convention faisait coexister à son origine diverses institutions qui gèrent d’une manière nuancée les relations entre les organes de la Convention et les Hautes Parties contractantes. Si le caractère juridictionnel du système a toujours été perçu comme son élément essentiel, le système dans son ensemble repose néanmoins sur un équilibre entre tous ses acteurs, dont la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, la Cour) et jadis la Commission, les États contractants, le Comité des ministres, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, sans oublier les juridictions nationales et les individus porteurs de requêtes. Cet équilibre garantit l’efficacité et la longévité de l’ensemble.

À l’origine, l’équilibre s’était opéré par la mise en place d’un mécanisme ménageant les susceptibilités nationales face aux objectifs ambitieux affichés par le projet européen : le caractère facultatif de la juridiction obligatoire de la Cour et du droit du recours individuel, l’absence de pouvoir décisionnel de la Commission et, au contraire, la compétence décisionnelle du Comité des ministres composé des représentants du pouvoir exécutif des États membres.

La Commission, considérée à l’époque comme « l’élément pivot sur lequel est fondé tout le système de garantie institué par la Convention », était perçue comme la « pièce centrale qui commandait l’action des autres organes, et qui conférait à l’architecture d’ensemble toute son originalité en même temps que son efficacité »[7].

Ainsi, si à première vue, la requête ne se révélait pas dépourvue de tout fondement, la Commission avait pour mission de l’instruire de façon plus approfondie, en procédant le cas échéant à un examen contradictoire entre les parties. Une fois l’instruction achevée, elle jouait le rôle de conciliateur, s’efforçant d’obtenir un règlement amiable de l’affaire. La Commission s’en servit activement dans les affaires les plus complexes ou délicates, y compris dans les affaires interétatiques[8]. Entre 1992 et 1997, 242 règlements amiables furent conclus grâce à l’entremise de celle-ci.

Même s’il se concluait par un échec, le dialogue initié par la Commission en vue d’une tentative officielle de conciliation pouvait, dans certains cas, conduire à une solution non contentieuse de l’affaire lorsque celle-ci était pendante devant la Cour ou devant le Comité des ministres. Ainsi, dans l’affaire Becker c Belgique[9], une conciliation de fait fut intervenue alors que l’affaire était déjà pendante devant la Cour. Celle-ci accepta de rayer l’affaire du rôle à la suite de l’accord des parties moyennant une modification législative nécessaire[10]. De même, dans l’affaire Pataki et Dunshrin c Autriche, un règlement amiable de fait est intervenu : les négociations entreprises dans le cadre de la procédure de règlement amiable auraient précipité une modification de la législation autrichienne avant que le Comité des ministres n’eût statué sur le rapport de la Commission[11]. Le règlement amiable consacré par le Comité des ministres dans la première affaire Sargin et Yagci c Turquie dont la Cour n’avait pas pu être saisie, constitue un autre exemple remarquable en ce qu’il est fondé sur une série de réformes réalisées par le Gouvernement turc sur la base des faits établis par la Commission[12].

L’importance accordée à cette époque par les organes de la Convention à la phase de règlement amiable ne doit guère surprendre puisque celui-ci « amène un résultat conventionnel consensuel impliquant mesures individuelles et parfois générales de manière non triomphaliste »[13]. Cette procédure apparaît en effet, respectueuse tant de la Convention que du principe de subsidiarité qui la sous-tendent en ce qu’elle permet à l’État de proposer lui-même une solution conventionnelle au litige qui l’oppose au requérant sur la base des conclusions préliminaires des organes de la Convention.

En matière de protection des droits de l’homme, le règlement amiable est un mode de solution plus adapté et plus efficace que la sentence judiciaire. La persuasion sera plus bénéfique que la contrainte, à laquelle l’État pourra toujours en définitive se dérober. Il est alors bon qu’un organe ayant une fonction de conciliation occupe une place importante dans le système de la garantie[14].

La fonction de conciliateur n’est pas la seule soupape de sécurité de l’équilibre institutionnel de la Convention dont la Commission avait la charge. Son rapport sur l’existence ou non d’une violation d’un droit garanti par la Convention de la part de l’État mis en cause apparaissait comme une sorte d’avertissement solennel adressé à l’État intéressé, rappelant ses obligations et l’incitant à en tirer des enseignements pour se conformer à la Convention. Par ailleurs, sa décision de saisir la Cour plutôt que le Comité des ministres en donnait un autre signal à l’État défendeur, alors que son rapport fixait aussi le cadre du débat juridique sur la base duquel les parties au litige devant la Cour devraient se positionner. L’État défendeur pouvait gérer ainsi en amont les conséquences d’une éventuelle condamnation et préparer le terrain juridique et politique à toute décision de la Cour, ce qui facilitait aussi l’adoption des mesures nécessaires pour se conformer à ses arrêts. La gestion en amont par les États d’éventuelles condamnations était un autre élément important de l’équilibre du système, une sorte d’expectation management, nécessaire, voire indispensable, pour des relations internationales harmonieuses.

Le bilan de cette période permet de constater que le système était construit de manière à inciter l’État défendeur à régler le problème détecté au cours de la procédure sans passer systématiquement par une condamnation judiciaire[15] ou en tout cas avant celle-ci. Comme le montrent de nombreuses résolutions adoptées par le Comité des ministres en vertu de l’ancien article 54, le travail préparatoire accompli par la Commission faisait souvent en sorte que les problèmes structurels à l’origine des violations étaient réglés ou en passe de l’être au moment où la Cour rendait son arrêt.

Cette gestion réussie des susceptibilités des États parties renforça l’adhésion de ceux-ci au système : à partir du 22 janvier 1990[16], tous les États avaient systématiquement reconnu tant le droit de recours individuel que la juridiction obligatoire de la Cour, ce qui fit logiquement et naturellement naître la volonté d’évoluer vers un système véritablement juridictionnel. Le Protocole n° 11 a instauré une Cour unique fonctionnant à plein temps avec une compétence obligatoire à l’égard de tous les États membres et a consacré le droit de recours individuel obligatoire. Le Comité des ministres s’est vu retirer sa fonction quasi-juridictionnelle tout en gardant sa compétence de surveillance de l’exécution des arrêts. La Commission a été supprimée, quand bien même ses fonctions d’établissement des faits et de négociation de règlement amiable ont été transférées à la nouvelle Cour unique[17].

Le remarquable consensus politique et juridique à la base de cette réforme a non seulement consolidé les acquis du système, mais aussi renforcé davantage la confiance dans le mécanisme de la Convention et la garantie collective que celui-ci représente pour la sauvegarde des droits de l’homme et la paix en Europe.

II. La juridictionnalisation continue du système et son impact sur l’équilibre institutionnel

La réforme portée par le Protocole n° 11 a coïncidé avec l’élargissement du Conseil de l’Europe. La chute du mur de Berlin a en effet profondément transformé l’organisation, appelée à accueillir les États de l’Europe centrale et orientale. Les États-membres du Conseil de l’Europe ont plus que doublé depuis 1990, faisant de cette institution une organisation véritablement paneuropéenne.

La nature des défis auxquels le système réformé a dû faire face a évolué elle aussi. Le nombre de requérants potentiels a également doublé pour dépasser 800 millions. L’adhésion de nouveaux États avec des systèmes politiques et juridiques en transition et des systèmes judiciaires en chantier a fait exploser le contentieux devant la Cour. L’ampleur des problèmes structurels, aggravés par l’instabilité du droit national et l’absence de recours effectifs internes dans certains États-membres, a amené la Cour à se substituer de plus en plus au juge national et à statuer souvent en tant que juge de première instance, sans avoir le bénéfice de l’avis préalable de celui-ci.

Il est difficile de dire dans quelle mesure ces défis avaient été anticipés au moment des discussions de la réforme portée par le Protocole n° 11. Il est cependant clair que ses auteurs étaient bien soucieux de l’impératif de préserver l’équilibre au sein du système de la Convention et ont pris soin de munir la nouvelle Cour des compétences essentielles de la Commission en matière de filtrage, de missions d’enquête visant l’établissement des faits, y compris sur le terrain[18], et de négociation de règlements amiables entre requérants et États défendeurs[19]. La Cour unique en a d’ailleurs fait un usage régulier dans les premières années de son fonctionnement[20].

Parallèlement, le Conseil de l’Europe s’est doté d’une multitude d’instruments, conventionnels ou non, capables d’identifier, dans les domaines de leurs compétences respectives et selon des procédures définies et agréées, des dysfonctionnements et des insuffisances structurels par rapport à ce qu’on appelle désormais « les standards du Conseil de l’Europe » et qui sont en grande partie façonnés par la jurisprudence de la Cour. On peut mentionner à cet égard, sans être exhaustif, le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines et traitements inhumains ou dégradants (CPT) qui a vu le jour déjà en 1989; la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance (ECRI); la Commission européenne pour la démocratie par le droit, plus connue sous le nom de la Commission de Venise; le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales; la Commission européenne pour l’efficacité de la justice (CEPEJ); les conseils consultatifs des juges et des procureurs européens (CCJE et CCPE); les organes de suivi des obligations des États-membres en matière de lutte contre la traite des êtres humains (GRETA) ou contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique (GREVIO); enfin – et surtout – la mise en place du Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe en 1999. Toutes ces institutions et d’autres encore dans le domaine de la lutte contre le crime économique et la corruption, témoignent du souci de l’Organisation de compléter les garanties établies par Convention, mais aussi, et surtout, de fournir aux États contractants et à la Cour elle-même un périmètre de sécurité où la situation sur le terrain est examinée en amont, le risque de violations des droits de l’homme signalé et les mesures adéquates recommandées aux États et discutées avec leurs autorités, évitant ainsi que des violations ne soient commises et que des affaires ne parviennent à la Cour.

Cette panoplie d’institutions consultatives et de suivi a été, au fil du temps, complétée par des programmes d’assistance ciblée aux États qui en ressentent le besoin ainsi que par des procédures de suivi politique, tant au niveau du Comité des ministres qu’au niveau de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe.

Pourtant, tous ces instruments, instances et programmes susceptibles de régler en amont certains problèmes structurels à l’origine des violations des droits de l’homme n’ont pas pu empêcher l’explosion du contentieux devant la Cour. Subissant la pression de l’arriéré des requêtes et de l’inquiétude qui en résultait quant à l’efficacité du système, la nouvelle Cour a dû recourir à l’économie de procédure afin de dégager les ressources nécessaires à la hausse de sa productivité. Les efforts initiaux méritoires de la Cour dans la recherche active de solutions acceptables et durables aux problèmes structurels ont laissé progressivement place à un échange écrit et accéléré des mémoires entre les parties. La Cour ne disposait plus des ressources, du savoir-faire et de la disponibilité nécessaires pour enquêter sur le terrain[21] ou pour engager un véritable dialogue avec les parties. Ainsi, ses moyens de procéder à un diagnostic pluridimensionnel des sources des problèmes structurels afin de déclencher une interaction constructive entre la Cour elle-même, l’État-défendeur et les autres institutions du Conseil de l’Europe visant à l’élimination de tels problèmes se sont trouvés progressivement limités. L’explosion des litiges résultant de l’effet combiné de la juridictionnalisation du système et de l’élargissement spectaculaire du domaine géographique de la Convention[22], a laissé peu de place à une issue non contentieuse des différends.

De son côté, le Comité des ministres, dans sa mission de surveillance de l’exécution des arrêts de la Cour, a toujours exigé de l’État défendeur non seulement des mesures à caractère individuel pour effacer les conséquences de la violation pour la victime, mais également – et ce, de manière systématique – des mesures générales nécessaires pour éviter que des violations semblables aient lieu à l’avenir. Néanmoins, l’intervention du Comité des ministres n’a lieu que postérieurement au prononcé de l’arrêt et ne repose, en principe, que sur ce dernier. Certes, le Secrétariat général du Conseil de l’Europe, y compris son service de l’exécution des arrêts de la Cour, a, à maintes reprises, déployé des efforts pour engager un dialogue constructif avec l’État défendeur afin d’identifier, sous le contrôle du Comité des ministres, des solutions durables aux problèmes à l’origine des requêtes répétitives[23]. Cependant, ses moyens pour négocier avec les autorités directement responsables dont dépend la solution des problèmes structurels sur le terrain étant limités, le Comité a été souvent réduit à se prononcer sur la base d’une vision plutôt réduite du problème à l’origine de la violation.

En effet, les circonstances factuelles de l’arrêt dont il supervise l’exécution ne lui permettent souvent de voir ni l’étendue réelle du problème, ni ses causes profondes, ni sa portée actuelle, ni, surtout, les clefs de la solution ou les moyens d’y parvenir. Cette difficulté pour le Comité des ministres de s’engager dans un véritable processus d’accompagnement des autorités nationales de l’État défendeur à la recherche d’une solution définitive capable d’arrêter le flux de nouvelles requêtes fait qu’une telle solution ne peut venir, le plus souvent, que de l’État défendeur lui-même, et ce en fonction de sa volonté de s’attaquer au problème ou encore des moyens dont il dispose pour y parvenir. L’insistance du Comité sur « l’obligation de résultat » ou sa recherche de mesures à imposer en cas de retards dans l’exécution des arrêts de la Cour[24], sont certainement justifiées dans la logique de ses prérogatives, mais elles signalent en même temps les limites de celles-ci. Ce n’est pas par la surenchère des sanctions qu’on va amener un État à adhérer à une communauté des valeurs[25].

Conscients de ces difficultés, les organes de la Convention ont entrepris dès 2004 une tentative de rééquilibrage en accentuant notamment la compétence de la Cour d’identifier les arrêts qui révèlent des problèmes structurels sous-jacents. La Résolution adoptée au niveau ministériel le 12 mai 2004[26] a fait partie d’un nouveau paquet réformateur qui comprenait, hormis le Protocole n° 14 limité aux aspects procéduraux internes, une série de recommandations pour promouvoir des actions essentielles à l’efficacité à long terme du système de la Convention, notamment l’amélioration des recours internes, la vérification de la compatibilité des lois et des pratiques internes à la Convention, ainsi que la formation professionnelle[27].

Quelques mois à peine après la Résolution du Comité des ministres sur les problèmes structurels sous-jacents, la Cour mettait en place une audacieuse procédure d’« arrêt pilote », démontrant une fois de plus la capacité de la juridiction européenne à faire preuve d’imagination et à construire des voies lui permettant de relever de nombreux défis[28]. Les premiers succès de cette procédure ont été la preuve, s’il en fallait une, que l’équilibre du système repose sur la capacité des organes de la Convention et du Conseil de l’Europe, dans son ensemble, à agir de concert en s’appuyant à la fois sur la nature juridiquement contraignante de l’arrêt, sur l’établissement d’un bon diagnostic et la recherche subséquente de solution appropriée avec les autorités de l’Etat défendeur et sur l’assistance que le Conseil de l’Europe peut mettre, au besoin, à la disposition de ce dernier pour leur mise en application. Les arrêts pilotes, tels que Broniowski c Pologne[29] et Bourdov c Russie (no2)[30] sont des réussites remarquables grâce à une négociation et une préparation minutieuse des autorités nationales à leur réception. Ainsi, sous l’impulsion du greffe de la Cour et du service de l’exécution des arrêts, les autorités ont bien saisi la portée de l’arrêt, ont eu le temps de coordonner leur action, ont su mettre en place des recours internes effectifs, adapter les indemnités à verser aux victimes des violations aux exigences de la jurisprudence, et déclencher une réforme susceptible de régler le problème systémique à sa source[31].

Mais l’efficacité de la procédure pilote s’est très vite trouvée compromise par d’autres exemples, notamment par l’affaire Yuriy Nikolayevich Ivanov c Ukraine[32], preuve évidente de l’insuffisance du caractère contraignant d’un arrêt pour assurer, à lui seul et en l’absence d’une préparation adéquate, son exécution[33].

Même si le système n’a été confronté à aucun refus formel d’exécution d’un arrêt, le processus s’est progressivement heurté à des lenteurs et à des divergences d’interprétation mettant à l’épreuve son efficacité. Certains auteurs parlent ainsi de « nombreux blocages » en citant notamment les affaires exigeant la réouverture des enquêtes ou des procédures pénales ou enfin celles soulevant des problèmes structurels[34]. Or, au lieu de rechercher de véritables causes à ces « blocages », les solutions préconisées ont souvent été le lancement d’alertes et la prise des « sanctions plus sévères contre les États qui refusent de se conformer aux arrêts de la Cour »[35].

L’utilisation récente du recours en manquement, prévu au paragraphe 4 de l’article 46 de la Convention, dans un cas qui appelait des mesures individuelles urgentes, a permis d’obtenir le résultat exigé par l’arrêt[36] mais a aussi suscité des interrogations quant au potentiel de cet outil en matière d’exécution en cas de problèmes structurels. On a parfois estimé qu’un rôle plus actif de la Cour dans l’exécution de ses arrêts[37], voire même dans le développement de son pouvoir d’injonction au titre de l’article 46[38], était la solution. Il ne fait aucun doute qu’une attitude plus positive de la Cour quant aux mesures qu’elle-même juge nécessaires pour l’exécution d’un arrêt faciliterait la tâche de l’Etat défendeur et du Comité des ministres. Or, ni les injonctions de la Cour ni les sanctions sévères ne sont de nature à révéler les problèmes structurels à l’origine de la violation. Elles ne sont pas non plus suffisantes à elles seules pour convaincre l’État défendeur du besoin de s’y pencher et de trouver des solutions à la fois acceptables, durables et conformes à la Convention.

En revanche, du point de vue de la productivité et de la gestion du contentieux, la Cour a su pleinement profiter des opportunités supplémentaires offertes par le Protocole n° 14 dont l’entrée en vigueur (le 1er juin 2010) coïncidait de près de quelques mois avec d’autres initiatives importantes lancées à Interlaken (le 19 février 2010)[39]. Certes, on ne saurait limiter l’incidence et les conséquences de ces avancées aux seules données statistiques, qui sont par ailleurs impressionnantes. Même si l’impact sur la gestion des nouvelles affaires qui ne sont ni manifestement irrecevables ni répétitives reste modeste, la Cour a pu, grâce à ses nouvelles méthodes de travail, gérer son rôle et se prononcer plus rapidement sur un important stock d’affaires.

Néanmoins, les nouvelles approches en matière de gestion simplifiée et accélérée du contentieux n’ont pas facilité pour autant ni à la Cour ni au Comité des ministres ni aux États parties la recherche des solutions aux problèmes qui sont à l’origine des requêtes, et l’arrêt Burmych et autres c. Ukraine[40] en fournit une remarquable illustration. Par cet arrêt, la Cour s’est vue contrainte de rayer de son rôle plusieurs milliers de requêtes individuelles répétitives concernant l’inexécution des décisions des juridictions nationales après avoir réalisé que la multiplication des constats de violation, assortis de l’octroi systématique d’indemnisations pécuniaires[41], ne faisait qu’augmenter l’avalanche de ce type de requêtes sans aucune solution en vue. La Cour a donc préféré de rappeler qu’elle avait déjà dit tout ce qu’elle avait à dire sur ces affaires et que leur solution ne dépendait désormais que de l’État défendeur et du Comité des ministres. Elle a estimé qu’il n’était pas de son ressort de chercher à régler le problème à sa source. Cet arrêt qui a beaucoup surpris, voire déçu, la communauté juridique, n’en semble pas moins justifié par la façon dont les différentes tâches des organes de la Convention se sont cristallisées au cours des vingt années qui ont suivi la mise en place de la Cour unique en 1999.

En effet, la recherche de solutions durables présuppose une interaction qui par sa nature va au-delà de la procédure contentieuse devant la Cour et il semble qu’aujourd’hui les instruments nécessaires à cette interaction semblent être absents ou insuffisamment exploités. Dans les deux cas, ce défaut d’interaction conduit à des incompréhensions et à des critiques, autant juridiques que politiques. Ainsi, certaines discussions sont allées jusqu’à prendre à partie la Cour et ses arrêts pour dénoncer l’insuffisance d’équilibres et de contrepoids démocratiques dans le système[42], contester sa légitimité, voire réfléchir à un droit de « désaccord de principe » avec un arrêt de la Cour (principled non-compliance)[43]. La Cour s’est efforcée de son côté d’atténuer, souvent par des interventions ponctuelles de la Grande Chambre, les tensions résultant de certains arrêts qui se sont heurtés à des protestations majeures de l’opinion publique et des autorités défenderesses[44]. Néanmoins, ce genre d’incidents liés aux rapports de force entre la Cour et les États qui se soumettent à son contrôle continuent à fragiliser le système et font naître des interrogations sur la sécurité dans laquelle opère le mécanisme.

III. Le processus d’Interlaken : une réponse pragmatique et solide

La décennie, affectée par le processus d’Interlaken a été marquée par des tentatives d’équilibrage du système en vue d’atténuer les tensions croissantes. De l’affirmation sans équivoque de la volonté politique de préserver l’efficacité du système et du recours individuel, à Interlaken, le processus est passé à un rappel des principes de subsidiarité et de la marge d’appréciation, consignés désormais dans le Protocole n°15 à la Convention à la suite de la conférence de Brighton. Les appels à un meilleur dialogue entre la Cour et les juges nationaux ont amené à l’adoption d’un nouveau « protocole de dialogue », le Protocole n° 16 sur la procédure d’avis consultatifs. La conférence de Bruxelles, en 2015, a rappelé la responsabilité partagée des États en soulignant l’importance de l’exécution rapide et entière des arrêts de la Cour et de l’obligation d’appliquer la Convention en droit interne. Enfin, la Conférence de Copenhague a cherché à favoriser des équilibres et des contrepoids dans le système de la Convention à travers un dialogue plus attentif entre la Cour et les États parties.

Ces mesures visent surtout à donner corps au principe de subsidiarité en intensifiant le dialogue entre la Cour et les juridictions nationales ainsi qu’en renforçant leur capacité à traduire les standards conventionnels dans leur propre jurisprudence, bien avant qu’une affaire contentieuse ne soit portée devant la Cour[45]. Cette nouvelle approche de la subsidiarité a été explicitée dans une remarquable intervention du Juge Robert Spano, actuel Président de la Cour, lors de la Conférence de Kokkedal, qui a précédé la Conférence des Ministres de la Justice des Etats membres du Conseil de l’Europe à Copenhague[46].

Ces développements sont à la fois indispensables et opportuns, puisqu’ils renforcent le rôle des juges nationaux et favorisent ainsi la subsidiarité. Il convient toutefois de se demander s’ils sont suffisants pour rétablir l’équilibre au sein du mécanisme de la Convention. L’analyse de grands groupes d’affaires pendantes devant la Cour montre en effet que l’examen de ces requêtes s’accompagne souvent d’un constat d’absence de recours à épuiser au niveau national et donc d’absence de véritable intervention du pouvoir judiciaire. Certes, cette question ne passera pas inaperçue au moment de la surveillance de l’exécution de ces arrêts et le Comité des Ministres exigera la mise en place de tels recours avant de clore son examen de l’affaire. Or, cela prend souvent plusieurs années et la Cour reste, pendant ce temps, privée de toute possibilité de dialogue avec l’ordre judiciaire national et statue sur des centaines ou milliers d’affaires répétitives comme tribunal de première instance[47].

Faut-il en conclure, comme le font certains auteurs, que le système de la Convention est voué à un dysfonctionnement chronique et que les mesures prises pour améliorer sa performance ont manqué leur cible? Ou que le processus d’Interlaken fut une occasion manquée[48]?

Souscrire à de telles interrogations reviendrait à occulter les résultats d’une décennie de travaux intenses et de la réflexion sur le présent et l’avenir du système de la Convention. Bien au contraire, c’est le moment, une fois de plus, de rendre hommage à la Cour pour toutes les mesures rapides, innovantes et efficaces qu’elle a prises dans sa gestion du contentieux, répondant ainsi aux attentes et inquiétudes de la communauté juridique et politique européenne quant à l’encombrement de son rôle. Arrivée à plus de 160 000 affaires inscrites à son rôle au début de cette décennie, la Cour a pleinement profité de nouveaux moyens juridiques et outils informatiques extraordinaires pour réduire de presque deux tiers le nombre de requêtes pendantes[49]. La décennie d’Interlaken a notamment vu des progrès spectaculaires dans le traitement par la Cour des affaires manifestement irrecevables ainsi que des affaires fondées répétitives, notamment la mise en place du procédé one in-one out au niveau de la recevabilité et le traitement quasi-automatisé des affaires décidées conformément à une « jurisprudence bien établie »[50], désormais désignées comme « affaires WECL »[51] .

Cette action de la Cour, ainsi que les efforts du Comité des ministres dans le cadre de sa surveillance de l’exécution des arrêts, ont été soutenus et accompagnés, sans faille, par tous les États-membres à travers les conférences ministérielles précitées ainsi que par le Comité directeur pour les droits de l’homme du Conseil de l’Europe (CDDH), dont les réunions régulières rappelaient, à bien des égards, celles d’un comité des Hautes Parties contractantes.

Au-delà de ces résultats que d’aucuns traiteront de simples progrès statistiques, le processus d’Interlaken a surtout posé deux jalons pour des solutions à des problèmes plus profonds, à travers une approche efficace et pragmatique du principe de subsidiarité par la Cour et un renforcement du dialogue entre les juges de Strasbourg reflétés respectivement dans les Protocoles no 15 et no 16 à la Convention. Le développement des deux réseaux nécessaires à la promotion de la subsidiarité à travers une coopération paneuropéenne renforcée complète utilement le bilan de la décennie. Le Programme HELP (Human Rights Education for Legal Professionals)[52] du Conseil de l’Europe unissant toutes les écoles de magistrature et les barreaux européens et le Réseau des cours supérieurs[53] animé par la Cour élargissent désormais le cadre indispensable et fructueux de dialogue pluridimensionnel entre les acteurs de la Convention visant à bien l’intégrer dans le paysage du contentieux judiciaire européen relatif aux droits de l’homme et libertés fondamentales[54].

IV. En quête continue d’équilibre : une nouvelle dimension de la subsidiarité?

L’expérience des 70 ans du fonctionnement du système de la Convention montre que les solutions, suffisantes dans l’immédiat, risquent bien de se révéler insuffisantes dans un avenir qui n’est pas si lointain. À l’issue du processus d’Interlaken et de la mise vigueur des Protocoles no14, no15 et no16, la question qui restera toujours d’actualité sera de savoir si l’augmentation des capacités de traitement des affaires et le dialogue entre juges, si essentiels pour l’efficacité du système aujourd’hui, seront toujours suffisants à l’avenir. D’aucuns ont souligné à cet égard que

l’accroissement vertigineux, de même que la complexité du contentieux, concernant non plus une trentaine mais quarante-sept États, dont certains doivent faire face à des problèmes géopolitiques d’envergure, amènent à s’interroger sur l’adéquation à une réalité nouvelle et changeante d’une architecture institutionnelle qui demande à être, sinon changée de fond en comble, du moins sérieusement modifiée[55].

Pour répondre à cette question, il faut rappeler d’emblée que, dans ce système, « imposer » veut avant tout dire « convaincre » tous les acteurs clés dans les États parties et les engager dans un processus complexe de résolution de nombreux problèmes à l’origine des violations de la Convention constatées à Strasbourg. Il s’agit donc d’un processus dont l’enclenchement ne découle pas automatiquement du seul fait que l’arrêt est juridiquement contraignant en vertu de l’article 46 de la Convention. On ne saurait insister assez sur cet élément fondamental et unique du système, mais on ne saurait pas non plus considérer qu’il suffit à lui seul pour que le système réalise sa pleine performance. Un ordre juridique

[…] a toujours besoin, pour prétendre à la juridicité, pour affirmer son obligatoriété et accéder à l’effectivité non pas tant de la force contraignante ou coercitive qui traiterait les destinataires en force d’inertie ou de résistance, mais bien davantage de leur adhésion psychologique, intellectuelle, morale, affective[56].

Dans un système qui s’appuie essentiellement sur le caractère juridictionnel du mécanisme et sur le recours individuel, comment pouvons-nous dépasser le cadre limité d’un cas d’espèce pour amener l’État, dans le cadre strict de l’exécution d’un arrêt qui ne statue que sur ce cas particulier, à changer sa politique pénale[57] ou les règles applicables à sa planification budgétaire[58]? Par quel biais pouvons-nous placer dans le cadre de la résolution d’un litige particulier des considérations et des exigences liées à l’intérêt général de la Convention, objet principal de la « garantie collective », qui est à l’origine de la conception de la protection internationale et européenne des droits de l’homme ? Certes, la bonne volonté de l’État et notamment de ses juridictions nationales permet d’obtenir un meilleur respect de la Convention et de la jurisprudence de la Cour; mais dès qu’elle fait défaut apparaissent vites les limites du système.

La prise de conscience progressive de ces limites favorise l’idée qu’une solution à long terme ne peut être trouvée qu’en assurant des synergies capables de briser l’isolement institutionnel de la Cour, du Comité des Ministres et des États parties, en commençant par une nouvelle vision du principe de subsidiarité en redéfinissant sa portée – ou en revenant à son rôle originel – démarche qui va au-delà de son introduction dans le Préambule, aussi importante soit-elle. Contrairement à une vision répandue, le principe de subsidiarité ne peut être réduit à un simple conflit entre, d’une part, la marge d’appréciation des États et la compétence prioritaire des juridictions nationales dans l’application de la Convention et, d’autre part, l’harmonisation dynamique et évolutive de la protection des droits de l’homme et l’interprétation prétendument expansive, souvent critiquée, de la Convention en tant qu’« instrument vivant »[59].

Longtemps perçue comme un frein à l’harmonisation dynamique des droits de l’homme puisqu’associée à la doctrine d’autolimitation de la Cour[60], la subsidiarité doit au contraire être perçue comme un véhicule par lequel les normes de la Convention pénètrent dans les ordres juridiques nationaux en obtenant l’adhésion des acteurs nationaux qui se les approprient, car l’harmonisation sur le terrain de la Convention ne saurait être forcée ou subie. La subsidiarité doit être un outil au service de l’objectif à l’origine du projet du Conseil de l’Europe et de la Convention, à savoir celui de réaliser une union plus étroite entre ses membres par « la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ». Au lieu d’être un frein à l’harmonisation visée par cet ordre juridique, la subsidiarité est ainsi le moyen de légitimation des objectifs poursuivis.

Pendant longtemps nous avons pensé que la subsidiarité se manifestait par le seul biais de l’épuisement des voies de recours internes et du choix des moyens pour se conformer à l’obligation d’exécuter les arrêts de la Cour. Cette vision est certes vraie, mais elle paraît aussi incomplète et réductrice, dans la mesure où elle implique qu’entre le moment de l’épuisement des voies de recours internes et l’arrêt définitif de la Cour, l’État se trouve complètement dépossédé du litige, comme si la faute originelle qui l’avait empêché de constater la violation quand il en avait encore la possibilité en vertu de l’article 35 de la Convention, devait l’empêcher de la corriger pendant la procédure devant la Cour.

Pourtant, on l’a vu, le système de la Convention repose sur la volonté et la capacité de ceux qui en partagent la responsabilité d’agir de concert pour effacer les conséquences des violations et éviter qu’elles ne se répètent. Il n’est donc point indispensable d’avoir des condamnations pour ce faire. Tout au contraire, l’économie du système mis en place par la Convention, notamment la possibilité de règlements amiables, montre bien que cet objectif peut et doit être servi à tout moment, avant, pendant et après le litige[61]. Rien n’empêche de privilégier le « remède » de droit interne, même après la saisine de la Cour, et à tous les stades de sa procédure[62]; rien n’empêche non plus que des démarches soient engagées, avant même la saisine de la Cour, sur la base des conclusions des organes de suivi ou des organes consultatifs du Conseil de l’Europe, y compris par le biais de projets de coopération technique ciblée; rien n’empêche enfin que ces moyens soient déployés au moment de l’exécution de l’arrêt et que le Comité des ministres, dans ses fonctions de surveillance de l’exécution, en tienne compte.

Dans cette logique de subsidiarité omniprésente à tous les stades de la procédure que prévoit la Convention, le système de celle-ci ne saurait se résumer à sa seule composante contentieuse. Un basculement immédiat dans la procédure judiciaire ne fait que cristalliser le conflit, car il est de l’essence de cette procédure d’être « centrée sur les torts et les fautes »[63], de durcir les différences au lieu de les dénouer en explorant les issues possibles et conformes à la Convention. Vues sous cet angle, les améliorations apportées par Interlaken, notamment le dialogue renforcé entre la Cour et les juridictions nationales, ne suffisent pas pour développer les synergies et interactions, puisque ces synergies ne font pas partie de la procédure contentieuse devant la Cour. Or, jusqu’à présent, le processus d’Interlaken s’est concentré sur les aspects contentieux du mécanisme. Le périmètre non contentieux du système est mal défini et les instances qui s’y trouvent fonctionnent souvent sans « feuille de route », voire sans prendre entièrement conscience de leur rôle. Il apparait alors clairement que ce qu’il convient de développer est, d’une part, un mécanisme de dialogue et de règlement non contentieux intégré à la procédure devant la Cour; et d’autre part, un réseau actif de concertation et de coopération qui se positionnera avant et après le litige, et donc en dehors de la phase contentieuse.

Ces deux axes d’équilibrage du système ont d’autant plus d’attrait qu’ils ne nécessiteraient aucune modification de la Convention. Leur mise en place pourrait s’opérer par des décisions politiques ou même administratives.

Michel de Salvia, fort de sa longue expérience à la Commission, a récemment rappelé qu’

une protection réaliste des droits de l’homme […] doit s’appuyer à la fois sur le socle judiciaire de la Cour, mais également sur un organe qui puisse essayer de trouver des solutions acceptables par les parties en cause (règlements amiables et déclarations unilatérales). En fait, pareil organe, placé sous le contrôle de la Cour et qui pourrait aider à l’établissement des faits dans des affaires particulièrement délicates et complexes, devrait s’inspirer des techniques de l’ancienne Commission[64].

L’utilité d’une telle suggestion peut s’avérer encore plus grande lorsqu’il s’agit de requêtes interétatiques ou d’affaires individuelles tout aussi délicates et complexes, liées notamment à des situations de « conflits gelés ».

La question de savoir quelle institution ou quel corps assumerait ces tâches délicates apparait donc comme centrale, mais assez complexe, même pour les nostalgiques de l’ancienne Commission[65]. Dans ce contexte, certains se sont interrogés sur la pertinence de confier ce rôle à la Cour, compte tenu de son rôle qu’est de « dire le droit » et non de s’impliquer dans des procédures de conciliation. À l’appui de ces hésitations viendrait la constatation que la Cour semble hésiter à s’engager dans des procédures de négociation de règlements amiables qui contiendraient des engagements autres que financiers[66]. Sans entrer dans les détails, on ne peut que relever que le système de la Convention enregistre ici un retard important par rapport aux ordres juridiques internes qui offrent plusieurs modèles d’interaction entre les fonctions judiciaires et les modes alternatifs de règlement des litiges, qu’il s’agisse d’un juge conciliateur qui ne participe pas à la phase contentieuse ou d’un recours à des médiateurs extérieurs agissant sur instructions et sous le contrôle du juge[67].

Quel que soit le modèle choisi, l’entité qui se chargerait de cette procédure devrait associer le greffe de la Cour et les services compétents du Secrétariat général du Conseil de l’Europe du fait de leur expérience plus étendue de la négociation avec les autorités des États membres au sujet des mesures à prendre pour assurer la compatibilité du droit national avec la Convention.

***

À première vue, et en l’absence d’un changement dans l’architecture institutionnelle de la Convention mettant en place un nouvel organe ou attribuant des tâches de conciliation à une institution existante, une telle entité ne pourrait être placée que sous l’autorité du/de la Secrétaire général.e. En fait, le/la Secrétaire général.e est non seulement responsable des programmes d’assistance ciblée aux États membres du Conseil de l’Europe, mais assume des responsabilités propres au titre de la Convention[68]. De plus, il/elle est également responsable du fonctionnement de toutes les autres institutions consultatives ou de suivi qui pourraient, de manière coordonnée et conformément à leurs compétences propres, initier le dialogue avec les parties au moment de l’introduction de la requête, dès la communication de celle-ci. Ce sont ces mêmes institutions qui, au stade de l’exécution de l’arrêt, pourraient, dans le cadre de leur interaction avec l’État concerné, proposer ou recommander des mesures susceptibles de toucher les sources des litiges et d’obtenir une mise en conformité systémique avec la Convention. La Cour, elle-même, a vu dans le fonctionnement de ces organes consultatifs et de suivi un allié de qualité et reconnu le formidable potentiel d’un concept de mécanisme de la Convention qui dépasserait le cadre institutionnel de la Cour et du Comité des ministres et associerait ces autres instances dans un système intégré, plus cohérent, plus dynamique et plus performant. Les échanges réguliers entre les juges et ces instances initiés depuis 2018, sous l’impulsion du Président Linos-Alexandre Sicilianos, constituent un pas résolu dans cette direction.

Ainsi, la phase non contentieuse[69], combinée avec un rôle actif des instances et programmes dont le fonctionnement et la coordination sont assurés par le/la Secrétaire général.e, pourraient mobiliser « les forces vives » des États parties concernés et les engager ainsi à se pencher plus vite et de manière plus approfondie sur le problème afin de tirer un plus grand bénéfice de l’expertise et des activités du Conseil de l’Europe. Serait-il exagéré de penser, d’ailleurs, qu’un tel élargissement du périmètre de sécurité autour du contentieux permettrait à l’Union européenne d’adhérer à la Convention sans se sentir obligée de prendre de nombreuses précautions techniques pour assurer l’autonomie du droit de l’Union?

En tous cas, un chantier d’une telle envergure exigerait l’engagement continu et sans faille de tous les acteurs du Conseil de l’Europe et de tous ses États membres. Et il ne pourrait en être autrement parce que le bon fonctionnement du système unique que constitue la Convention repose non seulement « sur la qualité, la rigueur et la cohérence des arrêts de la Cour » mais aussi sur « l’acceptation qui s’ensuit par tous les acteurs du système, y compris les gouvernements, les parlements, les juridictions nationales, les requérants et le grand public[70] », et qu’un équilibre durable au sein du système est dans l’intérêt de tous.