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La Convention européenne des droits de l’homme (plus précisément Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales[1] (ci-après, « la Convention ») a été signée au Palais Barberini à Rome le 4 novembre 1950. Elle fête donc ses soixante-dix ans le 4 novembre 2020. Le texte qui va suivre est ma contribution au numéro spécial que la Revue québécoise de droit international consacre à cet anniversaire, et je l’en remercie. Mes remerciements et mes compliments vont aussi aux initiateurs de ce projet.

La pierre angulaire de la Convention est la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après, « la Cour »), que la Convention a instituée. L’affirmer ne diminue pas les mérites de la Commission européenne des droits de l’homme (ci-après, « la Commission »), elle aussi instituée par la Convention (article 19, a). De 1954 à 1999, la Commission, composée de membres souvent éminents, a déployé en pleine indépendance une activité remarquable et jeté les bases de l’interprétation de la Convention, notamment pour les questions de compétence et de recevabilité des saisines étatiques et surtout des requêtes individuelles. Sa suppression en vertu du Protocole n° 11 à la Convention, voulue par les États parties, n’a été en rien un désaveu de cet organe, qui a fonctionné quarante-cinq ans, en parallèle avec la Cour elle-même. Celle-ci est un peu plus jeune que la Convention : dans les faits elle a commencé à exister en 1959, et a rendu son premier arrêt à la fin de 1960, il y a soixante ans.

Pour la Cour, il m’a semblé inutile de reprendre sa description (sa composition, son organisation, son fonctionnement ou encore sa procédure). Les lecteurs de cette Revue les connaissent suffisamment.

Plus intéressante est une approche reposant sur les relations, en quelque sorte dialectiques, en tout cas réciproques, entre la Convention et « sa » Cour, puisque si la Convention existe et pourrait vivre sans la Cour, l’existence de cette juridiction et sa production juridique donnent à la Convention une effectivité et une influence très supérieures. La Cour, gardienne de la Convention, pourrait-on dire.

Vont être examinées la place de la Cour dans la Convention, puis celle de la Convention dans la jurisprudence de la Cour.

I. La place de la Cour dans la Convention

Dès le texte originel, la Cour est mentionnée comme un rouage essentiel du mécanisme de protection des droits mis en place par la Convention. Elle est instituée par celle-ci à l’article 19 b) et de nombreux autres articles décrivent la Cour et définissent son rôle, sa compétence et ses pouvoirs. Il faut se rappeler que la création de la Cour, organe pleinement juridictionnel et juridiquement contraignant, a été obtenue de haute lutte lors de l’élaboration de la Convention en 1949-1950, au sein du tout jeune Conseil de l’Europe[2]. De fortes réticences s’étaient exprimées à son égard, notamment britanniques.

Dans le texte actuel[3], la Cour apparait à nouveau à l’article 19, qui fixe son but : « assurer le respect résultant pour les Hautes Parties contractantes de la présente Convention et de ses protocoles », et précise qu’« elle fonctionne de façon permanente »[4]. Une trentaine d’autres articles de la Convention (plus de la moitié du total) concernent la Cour. L’un d’eux me parait particulièrement important, c’est l’article 32 :

1. La compétence de la Cour s’étend à toutes les questions concernant l’interprétation et l’application de la Convention et de ses Protocoles qui lui sont soumises […].

2. En cas de contestation sur le point de savoir si la Cour est compétente, la Cour décide[5].

C’est donc évidemment la Convention qui fonde non seulement l’existence de la Cour et donc sa légitimité, mais aussi sa compétence et sa souveraineté. Loin de borner l’autorité et la force juridique de la Convention, la Cour les amplifie. En vertu de son article premier, les Hautes Parties contractantes[6] reconnaissent en effet à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis dans la Convention et dans ses Protocoles. Sans la Cour, les États parties seraient certes tenus par leurs obligations conventionnelles. Du reste, les juges nationaux appliquent la Convention et en sont au premier chef les responsables. Mais du fait de l’existence de la Cour, le manquement à ses obligations de la part d’un État peut en outre être contrôlé et sanctionné par cette juridiction, en dernier recours, à condition que les voies de recours internes aient été épuisées (article 35 de la Convention, qui traduit le principe de subsidiarité).

C’est en réalité la Cour, par sa jurisprudence, qui a donné et donne à la Convention toute son importance, et qui en a fait le principal instrument international obligatoire, pour la protection des droits de l’homme[7].

II. La place de la Convention dans la jurisprudence de la Cour

On pourrait dire, à propos de cette jurisprudence, « toute la Convention, mais non pas rien que la Convention ».

A. La Cour applique et interprète la Convention et ses Protocoles

C’est la mission centrale de la Cour, gardienne de la Convention. Mais la marge d’interprétation du texte conventionnel, que lui ouvre l’article 32 mentionné ci-dessus, est très grande, et elle en a beaucoup usé, à la manière d’un juge constitutionnel national qui applique et interprète le texte de la constitution de son pays. Les stipulations de la Convention, les notions qu’elle emploie, sont dans leur ensemble générales, mais aussi imprécises, parfois floues, ce qui appelle des précisions interprétatives de nature à harmoniser la compréhension du texte et à rendre sa portée effective. L’autorité de la chose jugée impose l’interprétation opérée par la Cour, y compris aux juridictions et législateurs nationaux.

Quelques exemples, nombreux, mais non exhaustifs, montrent la liberté d’interprétation que la Commission d’abord, la Cour ensuite, se sont toujours reconnue.

Les concepts autonomes : la Cour ne s’estime pas liée par le sens des notions de la Convention tel que les différents droits nationaux le leur donnent. Elle entend ces notions de façon autonome, selon une interprétation téléologique (en fonction du but recherché) et aussi globalisante (la Convention est entendue comme un tout). Par exemple, c’est la Cour qui précise ce que sont les droits et obligations de caractère civil ou les accusations en matière pénale[8], ou encore ce qu’il faut entendre par un tribunal[9]. C’est encore vrai pour la notion de domicile au sens de l’article 8, qui selon la jurisprudence peut englober des locaux professionnels[10].

La théorie de l’instrument vivant : aux yeux de la Cour, la Convention est un instrument vivant[11], à lire à la lumière des conditions de vie actuelles, ce qui permet d’adapter le sens du texte originel aux changements dans les techniques ou dans les moeurs, ou dans la perception de la communauté internationale. C’est une interprétation éminemment évolutive, et non fixiste (pour reprendre des adjectifs utilisés depuis longtemps s’agissant des juges de la Cour suprême des États-Unis et de l’interprétation de la Constitution américaine).

L’interprétation de la Convention et des Protocoles doit être telle que les droits garantis le soient de façon réelle et effective, non théorique et illusoire[12].

Dans la Convention, la liberté est le principe et les limitations admises au principe sont des exceptions. Il faut donc interpréter largement le principe et de façon stricte les exceptions[13]. C’est là une interprétation pro libertate.

Dans le même sens, la charge de la preuve, qui normalement dans un litige incombe au demandeur à l’action, donc devant la Cour au requérant et non à l’État défendeur, doit être assouplie pour ne pas rendre ce fardeau trop lourd, voire impossible. Ainsi, si une personne entre en bon état dans un commissariat et si elle en ressort en moins bon état, c’est à la police de prouver qu’elle n’a pas subi des traitements contraires à la Convention[14].

De la même manière, la Cour entend l’article 35 de la Convention comme exigeant du requérant d’établir qu’il a épuisé les voies de recours internes, mais pour autant qu’elles soient accessibles, adéquates et suffisantes pour remédier à la violation alléguée[15]. Et s’il soutient que tel n’est pas le cas, c’est au gouvernement de prouver le contraire. Elle chasse le formalisme au profit de l’effectivité.

La Convention est rédigée en des termes qui font peser sur les États des obligations négatives : ils doivent s’abstenir de commettre des ingérences qui violeraient les droits conventionnels du justiciable. Mais, au-delà, l’État est tenu selon la Cour à des obligations positives, de nature à protéger le droit en cause ou à le rendre effectif[16].

Parfois, l’interprétation de la Cour est même créatrice de droits substantiels. Elle dégage un droit non prévu par les auteurs de la Convention, ce qui n’était pas surprenant, dans le contexte de 1950, d’un droit conventionnel. Ainsi le droit au respect de la vie privée et familiale (article 8) inclut, selon la Cour, le droit de vivre dans un environnement sain[17]. Ou bien, comme il n’y pas, selon elle, de cloison étanche entre les droits civils et politiques, privilégiés par la Convention, et les droits économiques et sociaux, l’obligation de l’État – dans certains cas – de faire bénéficier un justiciable de l’aide judiciaire peut se fonder sur la situation économique et sociale de cette personne[18].

La Cour a développé de façon prétorienne, d’ailleurs dans un sens quelque peu auto-limitatif que certains lui ont reproché, la notion de marge nationale d’appréciation des États[19]. Ceux-ci ont un certain choix dans les moyens pour atteindre les buts de la Convention, et même peuvent avoir le choix de se livrer ou non à des ingérences. Toutefois, elle a toujours indiqué que cette marge variait suivant la matière et la nature des droits en jeu, et surtout elle précise que cette marge doit se concilier avec un contrôle européen[20].

Pour synthétiser, la jurisprudence de la Cour a cherché depuis les origines à étendre le champ et la portée de la Convention. Cette démarche est quelquefois critiquée comme étant trop audacieuse. Mais il ne faut pas oublier que le préambule de la Convention, au paragraphe 4, indique que l’un des moyens pour atteindre le but du Conseil de l’Europe (une union plus étroite entre ses membres) est la sauvegarde et le développement (souligné par moi) des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Ce développement peut se faire par des protocoles additionnels (mais c’est là une voie dont l’expérience a montré la difficulté), mais aussi par l’activité juridictionnelle de la Cour et donc par une jurisprudence constructive, d’ailleurs dans l’ensemble tacitement approuvée par les États parties. Je pense qu’il y a même un effet « cliquet » : il est implicitement admis que les droits doivent se développer, non se restreindre.

B. Au-delà de la Convention, la Cour sert celle-ci en appliquant le droit international ou en s’en inspirant

La Cour affirme depuis longtemps que, quelle que soit l’importance de son texte fondateur, la Convention, elle ne statue pas dans un vide juridique, et que le droit de la Convention s’insère dans le droit international, qu’il soit de source conventionnelle ou de source coutumière. Le droit international public se subdivise, on le sait, en droit international général, en droit international pénal et en droit international humanitaire[21].

La jurisprudence n’applique pas directement les traités internationaux ou la coutume internationale, mais elle s’en inspire, et lit la Convention ou ses Protocoles à la lumière de ces instruments.

Dans son interprétation de l’un ou l‘autre article de la Convention, elle applique souvent un principe tiré d’un traité, comme la notion d’« intérêt supérieur de l’enfant », qui se trouve dans la Convention de New York relative aux droits de l’enfant de 1989[22].

À titre d’illustration, on peut citer quelques traités souvent cités dans la jurisprudence de Strasbourg :

  • Les quatre Conventions de Genève de 1949[23];

  • La Convention relative au statut des réfugiés de Genève en 1951[24];

  • La Convention de Vienne sur le droit des traités[25] de 1969, qui est un guide interprétatif très important;

  • Les Pactes internationaux relatifs aux droits civils et politiques, et aux droits économiques, sociaux et culturels[26] de 1966;

  • La Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants[27] des Nations Unies en 1984;

  • La Charte sociale européenne de 1951 et la Charte sociale européenne révisée[28] de 1996, instruments du Conseil de l’Europe complémentaires de la Convention;

  • La Convention relative aux droits de l'enfant de New York en 1989[29];

  • La Convention sur les aspects civils de l’enlèvement international des enfants de La Haye en 1980[30];

  • La Convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine[31];

  • La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne[32], etc.

Par ailleurs, la Cour puise largement dans la soft law qui résulte, par exemple, pour le Conseil de l’Europe, des résolutions de l’Assemblée consultative et des recommandations du Comité des ministres.

Elle ne manque pas de citer les décisions juridictionnelles des autres juridictions régionales compétentes en matière de droits de l’homme, soit la Cour interaméricaine des droits de l’homme, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples, et la Cour de justice de l’Union européenne bien entendu; mais aussi des constatations des quasi-juridictions que sont les comités onusiens, à commencer par le Comité des droits de l’homme. Elle observe avec attention et cite souvent la jurisprudence de certaines juridictions supérieures nationales…

Pour synthétiser à nouveau, la Cour ne s’en tient pas à sa « Bible », la Convention, mais elle enrichit celle-ci par la lecture qu’elle en fait dans le contexte d’autres instruments normatifs internationaux ou de l’expression de l’opinion de la communauté internationale. Elle recherche souvent pour ses décisions l’existence ou l’émergence d’un consensus international, ou au moins européen. Cela lui permet de légitimer son intention de faire évoluer sa jurisprudence dans le sens de ce consensus[33].

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Pour avoir eu l’honneur de siéger treize années à la Cour européenne des droits de l’homme[34], et de l’avoir présidée presque cinq ans, je peux témoigner que les juges de la Cour et les membres du Greffe qui les assistent de façon précieuse ont pleinement conscience de l’importance de leur tâche au service de la liberté. Ils savent le respect dû à la Convention, le texte fondateur, un respect qui s’étend aux auteurs de ce grand texte, mais qui ne va pas jusqu’à le sacraliser. La Convention a vieilli[35] (même si en 2020 une dame de soixante-dix ans n’est pas une vieille dame!). Il faut sans cesse la revisiter, l’adapter aux circonstances changeantes, rester fidèle à son esprit plus qu’à sa lettre.

Puisque cela va être son anniversaire, il faut lui souhaiter un très heureux anniversaire – et espérer qu’elle guidera pendant encore de très longues années les juges et les juristes nationaux et internationaux. Longue vie à la Convention – et à sa servante dévouée et talentueuse, la Cour.