Corps de l’article

Introduction

Cet article a pour thème la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE) qui revêt une importance manifeste tant sur le plan académique que dans le monde des affaires.

Sur un plan institutionnel, en mars 2000, le Conseil européen de Lisbonne a fait spécialement appel au sens de la responsabilité des entreprises dans le domaine social. Cet appel s’est concrétisé par le livre vert établi par la Commission européenne en 2001. Selon ce document, « être socialement responsable signifie non seulement satisfaire pleinement aux obligations juridiques applicables, mais aussi aller au-delà et investir “davantage” dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes[1] ». Cette définition, qui a été amendée par la Commission européenne en 2012, se propose de redéfinir la RSE comme « la responsabilité des entreprises pour leurs impacts sur la société » et où, « pour assumer cette responsabilité, il faut au préalable que les entreprises respectent la législation en vigueur et les conventions collectives conclues entre partenaires sociaux[2] ». Capron (2006) constatait dans la première définition que la Commission européenne, d’une part, rejetait le principe d’une intervention réglementaire et, d’autre part, déniait la compétence de toute une série d’acteurs. Cette définition volontariste qui a été amendée et complétée par une approche plus ferme fait que, désormais, entreprises et partenaires sociaux sont amenés à interagir en fonction d’un ensemble de règles RSE qui font consensus. Ces acteurs réhabilités et socialement compétents (Giddens, 1987) seraient susceptibles de donner lieu à de nouvelles configurations de pratique de la RSE. En effet, la RSE ne doit pas être considérée comme un concept abouti, elle est un processus en cours et le gage perpétuel du jeu des acteurs qui dépend de leur capacité à instrumenter cette démarche (Bodet et Lamarche, 2007).

Sur un plan académique, cette étude, qui a eu lieu dans le contexte tunisien post-révolution, se situe dans « l’approche française » de la RSE (Postel et Sobel, 2013). Elle se rapporte principalement aux relations entre le monde du capital et du travail à l’instar des expressions « partenaires sociaux » ou « dialogue social[3] » (ibid.). Cette recherche se situe dans l’approche régulationniste (Postel et coll., 2006 ; Bodet et Lamarche, 2007 ; Capron et Petit, 2011) qui, au lieu d’insister sur le caractère novateur de la RSE et d’en rester à une évaluation normative, s’interroge sur la capacité de la RSE à redéfinir les formes institutionnelles et à « recomposer » le rapport salarial (Postel et coll., 2006), voire à fonder un « nouveau paradigme » (Bardelli, 2006).

Dans les expressions « partenaires sociaux » ou « dialogue social », selon Landier (2015), il s’agit de chercher à s’approprier la connotation éminemment positive dont l’expression est porteuse, en condamnant l’autoritarisme, l’arbitraire, les solutions imposées et en manifestant son ouverture d’esprit et en proclamant sa volonté de laisser toute sa place au pluralisme des points de vue, pour des solutions de compromis, en lesquelles les acteurs peuvent se reconnaître.

C’est dans ce sens que nous nous intéressons aux organismes représentatifs du personnel (syndicat, comité d’entreprise), même si la relation entre ces deux organes de revendications est réputée instable et fragile (Le Crom, 2005). Il n’en demeure pas moins qu’ils sont susceptibles de prendre part au déploiement de la RSE en entreprise. Certains auteurs évoquent le syndicat comme une partie prenante primordiale en matière de RSE (Descolonges et Saincy, 2004 ; Morin, 2012 ; Penalva Icher, 2008 ; Preuss, 2008 ; Tassi et coll., 2009). Même si les syndicats de salariés ont été plus lents et plus hésitants à prendre part au mouvement de la RSE, celle-ci constitue, pour eux, une occasion de redynamisation du dialogue social qui fait partie intégrante de la RSE (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2015).

Zhao et ses collègues (2014) font le constat, dans le contexte des pays en transition sociale comme en Tunisie, d’une nouvelle configuration de RSE en référence à la dynamique de type ascendant, liée à la diversification des acteurs sociaux (organisations non gouvernementales, syndicats de travailleurs). Cette configuration se combine à des prescriptions de type descendant émanant de nouvelles lois et de meilleurs dispositifs d’application, en l’occurrence la définition récente de la RSE de la Commission européenne. Ce processus est appelé par les auteurs sophistication institutionnelle. D’autre part, en faisant émerger de nouveaux acteurs ou de nouvelles revendications, il y a la voie à des pratiques de RSE innovantes susceptibles de s’institutionnaliser au terme d’un processus d’apprentissage (Capron et Petit, 2011).

Différentes études ont montré que les entreprises sont nombreuses à pratiquer une forme de RSE qu’on pourrait qualifier d’intuitive et d’implicite, consistant à offrir un moyen supplétif dans un contexte économique et social difficile (Koleva et coll., 2010 ; Jamali et Neville, 2011) tel que le contexte tunisien post-révolution. Dans certains cas, des stratégies plus explicites peuvent également être observées, comme l’adoption d’une démarche de dialogue social plus structurée (Segal et coll., 2003).

La RSE « explicite » et « implicite » fait référence à la typologie RSE de Matten et Moon (2008). La première (explicite) consiste en programmes et pratiques d’entreprise formalisés, volontaires et perçus comme faisant partie de la stratégie d’entreprise. La RSE implicite renvoie quant à elle aux règles, normes et valeurs qui constituent des exigences (obligatoires et habituelles) pour les entreprises et définissent les obligations propres des acteurs de l’entreprise en termes collectifs plutôt qu’individuels (Matten et Moon, 2008).

C’est dans ce sens que ces instances de représentations des salariés rejoignent la RSE grâce à cette capacité à faire émerger de nouveaux modèles de RSE ou à en réguler les processus.

D’autant plus qu’il a été constaté qu’en Tunisie la composante sociale interne de la RSE (celle qui est tournée vers les salariés de l’entreprise) a une histoire ancienne et un effet de sentier important sur les organismes formels de cette dernière (Koleva et Gherib, 2012). Cela évoque la notion de dialogue social en entreprise, en particulier entre les cadres dirigeants et les organismes représentatifs du personnel quant aux enjeux de la RSE.

La RSE, en conséquence, revêt une dimension stratégique au sein des entreprises dans leur globalité (salariés, comité d’entreprise, syndicat), moyennant, en partie, le dialogue social inhérent à son déploiement. En effet, la norme ISO26000 adoptée en 2010 décrit sept axes centraux, dont le troisième fait référence au dialogue social[4].

Le dialogue social est assuré, en général, par ces organismes représentatifs du personnel (syndicat, comité d’entreprise), présentés comme des avancées, des conquêtes, des acquis résultant de luttes ouvrières (Le Crom, 2005).

La proposition de départ de cet article est que le dialogue social et ses protagonistes ne se cantonnent plus, uniquement, aux relations du travail et au champ des relations professionnelles. Ils constituent, potentiellement, une dimension stratégique du déploiement de la RSE en entreprise. Cette proposition de recherche est corroborée par les données du contexte que nous présentons ci-après. À la suite de cette section relative au contexte de l’étude, nous évoquerons, dans un second temps, notre cadre théorique régulationniste. La section 4 sera consacrée à notre approche méthodologique ; suivront l’analyse et la discussion des résultats, ainsi que les propositions théoriques et l’apport de l’étude et enfin la conclusion.

Contexte

Le 14 janvier 2011 a eu lieu la révolution dite « de la dignité » caractérisée par une société civile plus revendicative et un « pouvoir syndical » (Adam, 1983 ; Ben Hammida, 1990) manifeste. Six nouveaux syndicats salariés sont arrivés sur la scène syndicale depuis 2011.

Parmi les acteurs de cette révolution figure l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT), la centrale syndicale ouvrière historique, qui comptait plus de 750 000 membres en 2011 (Yousfi, 2016). L’UGTT, depuis sa fondation en 1946, ne s’est pas uniquement limitée à une fonction sociale, revendicative, mais elle s’est engagée dans l’action politique pour l’indépendance de la Tunisie (Malek et Hellal, 2005 ; Yousfi, 2015, 2016). Son action a été à la fois sociale et politique (Malek et Hellal, 2005). Cette organisation syndicale n’a pas été l’acteur moteur des mouvements de protestation qui ont été spontanés et sans leadership. L’UGTT a par contre « accueilli et protégé le mouvement » et les syndicalistes ont « encadré » ce dernier (Yousfi, 2015 : 65).

Par l’entremise de ses 600 syndicats, 24 unions régionales et 50 fédérations et syndicats de secteur, l’UGTT représente la principale confédération syndicale de travailleurs qui fut, par ailleurs, contrôlée par le gouvernement avant la révolution. Les pouvoirs publics ont restreint l’action des autres syndicats de base par des lois strictes qui stipulent, par exemple, que les grèves doivent être autorisées par l’UGTT. Certains syndicats, comme la Confédération générale tunisienne du travail (CGTT), n’ont pu être légalement reconnus qu’en février 2011 (Ben Kacem, 2014). L’UGTT est l’une des composantes du quartet du dialogue national qui a obtenu le prix Nobel de la paix 2015, pour leur succès dans la mission qui a abouti à la tenue des élections présidentielles et législatives ainsi qu’à la ratification de la nouvelle Constitution en 2014.

Les révolutions sont, au sens le plus fort du terme, de véritables changements de régime. Parce qu’elles ne se limitent pas à de fugaces remodelages institutionnels, mais engagent de profondes et durables mutations sociales et culturelles (Ben Rhouma et Koleva, 2020). Elles se vivent souvent dans des états collectifs d’hypertrophie de conscience historique, c’est-à-dire de développement très important de la conscience de son passé et de son identité, dont l’issue conditionne, en partie, la nature des sociétés recomposées (Furet, 1978).

Dans ce contexte post-révolution, Choukri et Laurent (2016) insistent sur la conflictualité de ce champ révolutionnaire (au sens de Bourdieu) et sur l’enjeu que la constitution d’espaces d’affrontements élargis représente pour l’ajustement des perceptions autour d’une réalité sociale commune. C’est dans ce sens que ces forces syndicales ont reconfiguré la réalité et le paysage sociopolitique en Tunisie et sont susceptibles de donner lieu à de nouveaux modèles de RSE en entreprise, dans la lignée des RSE contextuelles que l’on retrouve dans plusieurs travaux (Habisch et coll., 2005 ; Witt et Redding, 2012 ; Kim et coll., 2013 ; Jamali et coll., 2017 ; François et coll., 2019, Ben Rhouma et coll., 2018 ; Ben Rhouma et Koleva, 2020). L’émergence de nouveaux acteurs dans le champ de la RSE pourrait annoncer un renouvellement de ce mouvement (Séhier, 2014).

En effet, concernant l’action syndicale en entreprise, cette révolution tunisienne a contribué à la genèse d’une solidarité interne au sein des entreprises. Elle a réactivé l’outil syndical grâce à ce qu’elle a apporté comme liberté d’expression, esprit revendicatif et nouvelles façons de protester plus ouvertes et plus larges (Ben Kacem, 2014). Ce renouveau syndical (Ben Kacem, 2014) se cristalliserait dans un nouveau comportement de l’acteur syndical qui prendrait part à l’action collective de l’entreprise, en l’occurrence autour de la RSE, en réactivant les mécanismes de l’action syndicale qui étaient très contenus à l’époque de l’ancien régime. Le syndicalisme en entreprise se renforce, désormais, en accédant à de nouvelles sources de pouvoir et d’enjeux de négociation qui fait qu’il peut jouer un rôle déterminant dans le déploiement de la RSE en entreprise. C’est en nous basant sur ces éléments du contexte que nous estimons que les organismes représentatifs du personnel (syndicat, comité d’entreprise) ont un rôle à jouer dans le processus de RSE. D’autant plus que, selon Morin (2012), une partie des discours académiques sur la RSE tend à négliger, voire à méconnaître les difficultés pratiques et le caractère potentiellement conflictuel des oppositions économiques et sociales sur les questions de RSE. Cette position aboutit plus ou moins implicitement à exclure le syndicat du processus de RSE. En effet, les syndicats sont ainsi exclus du champ académique, car l’approche « dominante » en RSE est celle de la théorie des parties prenantes (Capron et Quairel-Lanoizelée, 2007 ; Cazal, 2011 ; Pesqueux, 2017) dont l’enracinement contractualiste ainsi que le cadre a-historique, a-contextuel, a-conflictuel et consensualiste (Cazal, 2008) ignorent l’action collective et la partie prenante singulière qu’est le syndicat (Séhier, 2014).

En conséquence de ces constats, la question de recherche est de savoir comment agissent les organismes représentatifs du personnel dans le déploiement de la RSE en entreprise ? L’objectif est de comprendre les logiques d’action de ces acteurs et leurs éventuelles interférences dans le processus RSE.

Dans ce qui suit, nous présentons l’ancrage théorique qui permettra de répondre à cette question.

La RSE comme un processus de régulation

Nous avons souligné, en introduction, que la RSE était, en définitive, l’ensemble des règles que les entreprises mettent volontairement en oeuvre, en congruence à ce qui est obligatoire et en référence à la loi. Ainsi, la RSE doit être considérée comme un processus de régulation au même titre que la négociation collective (Klarsfeld et Delpuech, 2008) et il nous semble que la théorie de la régulation sociale (TRS) de Reynaud (1997, 1999) est un ancrage théorique pertinent pour rendre compte des actions des organismes représentatifs du personnel dans le développement et la légitimation des pratiques de RSE en rapport avec les motifs d’engagements et les types de déploiements de la RSE des entreprises. D’autant plus que le monde des affaires a, au cours de l’histoire, toujours créé ses propres régulations pour en faciliter l’exercice du contrôle social (Lazega, 2009).

Pour augmenter son pouvoir explicatif, le recours à la TRS va être combiné au regard d’une littérature, concernant les configurations de RSE. Nous allons, dans un premier temps, justifier et développer l’approche régulationniste qui permettra de décoder les comportements des acteurs. Dans un second temps, nous présenterons les motifs d’engagement et les types de déploiements de la RSE des entreprises selon la littérature. Ces éléments que nous croiserons avec la TRS nous permettront de formuler des propositions théoriques, suite à l’analyse, sur les configurations de déploiement de la RSE qui faciliteraient plus ou moins la régulation conjointe et la participation des représentants des salariés.

La TRS est qualifiée de post-fordiste, même si Boyer (2004), auteur fondateur du courant régulationniste, stipule qu’elle ne se réduit pas à cela. En outre, la RSE est définie comme une conséquence du nouveau rapport post-fordien (Bodet et Lamarche, 2007). Ce qui fait qu’ontologiquement traiter la RSE avec la TRS semble cohérent au sens de Wacheux (1996). La RSE étant une « innovation institutionnelle » du capitalisme moderne légitimant le nouveau rapport post-fordien (Bodet et Lamarche, 2007), les organismes inhérents à la RSE s’appuieraient alors sur une logique de production normative particulière reposant sur l’interaction entre les règles légales produites par l’État, les engagements privés des entreprises et un activisme civil de ces instances de représentations du personnel.

En ce sens, nous rejoignons Reynaud dans sa reconnaissance de l’autonomie de ces acteurs socialement compétents et réhabilités par le contexte post-révolution, qui fait qu’ils peuvent produire le système social par leur interaction et leur régulation. En effet, cette théorie a pour objet l’activité de création, de mise en oeuvre, de maintien et de disparition des règles sociales (Reynaud, 1997). Pour cet auteur, le syndicat n’est pas extérieur, mais bien au coeur de l’entreprise dans laquelle il contribue de manière endogène à la production normative : la négociation ne vise pas à déstabiliser l’entreprise, mais à faire de l’opposition entre employeurs et syndicats une occasion pour qu’ils définissent ensemble des règles communes et légitimes, sans intervention extérieure. Les règles en question ici seraient relatives à la RSE et notamment à sa pratique.

La notion de régulation est au coeur de la vie sociale pour rendre compte de la variété des échanges sociaux qui s’emboîtent, des différents niveaux de décision qu’il faut articuler, des relations entre des éléments hétérogènes qu’il faut coordonner et des ajustements entre de multiples actions qu’il faut faire (Thoenig, 1998).

Cette théorie représente une autre voie de pensée qui se détache radicalement tant de la « vision objectiviste » d’un univers pré-ordonné ou planifié que de la « vision subjectiviste » qui privilégie les décisions individuelles, la contingence et l’indétermination de l’action (Terssac, 2012). Elle représenterait, par son pouvoir explicatif des trois cas que nous étudions, ce qui permet de décrire les enjeux des acteurs engagés dans le processus de RSE (direction, salariés, CE, syndicat) et des éventuels équilibres auxquels ils aboutissent.

Selon Reynaud (1997) et Livian (2012), les concepts clés de cette théorie sont les suivants : système social, acteurs, règles, régulation autonome, régulation de contrôle, régulation conjointe.

Dans cette étude, nous considérons l’entreprise comme un système social composé d’un ensemble de règles produites par les acteurs en interaction. Ce système fonctionne grâce à la coexistence de cohérences différentes susceptibles de façonner la configuration de la RSE de l’entreprise.

Pour ce qui est des acteurs, ils sont réellement autonomes et leur rationalité n’est pas uniquement calculatrice, stable et intemporelle. Il y a aussi dans cette rationalité la création d’un échange, qui soutient et modifie à la fois les intérêts des acteurs. Cette rationalité résulte d’une action collective orientée vers le processus RSE et a pour but de modifier l’état du système social et de donner lieu à de nouveaux modèles de RSE. Cet acteur n’est rationnel que par rapport au système d’action qu’il considère comme légitime et sa stratégie ne peut se définir que par rapport au groupe.

Concernant les règles, elles représentent une sorte « d’outillage institutionnel et de capital cognitif dont disposeraient les acteurs, outillage et capital dont la valeur repose pour l’essentiel sur le fait qu’elles sont acceptées par les acteurs de part et d’autre comme devant régler leurs actions » (Reynaud, 2007, p. 379). D’autant plus que la RSE se développe dans un cadre faiblement juridicisé avec une faiblesse juridique et jurisprudentielle et les règles de RSE autoproduites par les entreprises s’intègrent dans ce qu’on appelle le droit souple (soft law), en référence au caractère non obligatoire et non contraignant de ces règles (Bodet et Lamarche, 2007). Ces règles participent à la structuration d’un système a priori non contraignant pour les entreprises, car il est sans obligation légale ou normative (ibid.). En Tunisie, l’institutionnalisation de la RSE comme un ensemble de normes de comportements adoptées collectivement, sur un plan social et environnemental, n’a pas atteint un stade de maturité (Koleva et Gherib, 2012). Dans cette veine, la RSE accrédite la capacité des firmes à façonner leur règle. Il y a une dimension performative dans le régime de production volontaire qu’est la RSE (Bodet et Lamarche, 2007).

Dans le fonctionnement quotidien de l’entreprise s’opposent plusieurs logiques dont chacune cherche à maîtriser des contraintes. Reynaud (1997) distingue alors trois types de régulations.

Tout d’abord, la régulation autonome qui émane du groupe lui-même, en l’occurrence le syndicat ou le comité d’entreprise. Cela ne veut pas dire qu’il y a une volonté d’indépendance ou de refus absolu de l’autorité, notamment celle de la direction générale de l’entreprise. Il y a dans cette régulation une recherche d’efficacité, mais fondée sur les ressorts du propre groupe (salariés).

Il peut y avoir également une régulation de contrôle qui est produite de l’extérieur du groupe (organes de direction et hiérarchie) et qui cherche à orienter et à prescrire les comportements, à contrôler les zones d’autonomie des salariés dans le cadre de ce processus de RSE.

Finalement, il y a la régulation conjointe où ces deux logiques (autonome et de contrôle) coexistent ou s’opposent et où le fonctionnement quotidien de l’entreprise repose sur les compromis que les acteurs trouvent entre elles. De ces deux régulations opposées peut émerger la régulation conjointe, issue de la négociation entre les acteurs à partir des points de rencontre de règles mutuellement admises. Il y a ainsi « un partage du terrain plutôt qu’une régulation commune » (Reynaud, 2003, p.111). Ce qu’il faut souligner, c’est que cette régulation conjointe peut prendre une configuration formelle qui correspond à la négociation collective institutionnalisée ou une configuration informelle (Reynaud, 2003). La régulation conjointe plus informelle met en scène des acteurs porteurs de logiques différentes (de contrôle et autonome) parvenant à un consensus sur la manière d’agir collectivement.

Dans leurs travaux inhérents aux juges du tribunal de Paris, Lazega et Mounier (2012) mettent en évidence une régulation conjointe discrète comme capture institutionnelle entre les juges du Tribunal de commerce de Paris. Ils permettent de montrer à travers cette capture institutionnelle[5] les efforts des acteurs à concevoir ou à remodeler les organismes, à influencer la prise de décision dans l’application des règles et à garantir des gains collectifs aux groupes d’intérêt de ces organismes. Ces facteurs étendent la capacité des acteurs collectifs à récolter des avantages invisibles. Selon ces auteurs, le terme « conjointe » signifie une combinaison d’autorégulation et de régulation exogène et, dans cette combinaison, les coûts de contrôle sont partagés par les parties. Nous pouvons, en conséquence, supposer l’éventuel rôle de ces instances de représentations des salariés à redéfinir les règles pour préserver leurs intérêts tout en garantissant des gains collectifs concernant l’ensemble des parties prenantes à la RSE dans le cadre d’une régulation conjointe discrète illustrant cette capture institutionnelle.

La théorie de la régulation sociale conduit donc à considérer les relations de pouvoir dans toute leur diversité, à analyser séparément les structures de jeu qui permettent de les comprendre, à poser comme des problèmes empiriques les facteurs qui peuvent expliquer différentes transformations et l’influence que chaque système peut avoir sur un autre, voire des tendances générales de transformation des systèmes sociaux (Reynaud, 2003). C’est ce que nous tenterons de montrer dans la partie analyse, mais, au préalable, nous exposons les configurations de la RSE à travers les motifs d’engagement de RSE des entreprises afin de les combiner aux différents types de régulations émanant de l’analyse.

Commenne (2006) a mis en évidence trois types de motifs d’engagement de RSE pour les entreprises.

Le premier est la réponse aux pressions des acheteurs ou donneurs d’ordre. Il s’agit alors de stratégies d’accès au marché. Les stratégies de construction des marchés constituent une composante des formes de concurrence.

Le second est d’ordre défensif ou réactif : il s’agit de mettre en oeuvre une stratégie de communication pour « redorer l’image » de l’entreprise ou restaurer la confiance perdue.

Le troisième est d’ordre proactif : c’est une tentative de la part des entreprises de faire la preuve de leur capacité à produire elles-mêmes les règles encadrant leurs actions. Cette stratégie vise à limiter l’intervention publique en réaffirmant le caractère volontaire et unilatéral des politiques de RSE des entreprises.

Carroll et Shabana (2010) ont mis en évidence d’autres motifs d’engagements, mais non contradictoires : la réduction des coûts et des risques, l’obtention d’un avantage concurrentiel, le développement de la réputation et la légitimité de l’entreprise et la création d’une situation gagnant-gagnant en matière de respect des parties prenantes grâce à la construction de valeurs synergiques.

Asif et ses collègues (2013), en plus de dresser la liste des motifs d’engagements, mettent en évidence les différentes configurations organisationnelles de pratique de la RSE.

Concernant les motifs d’engagement, il y a l’engagement RSE qui vise essentiellement à dégager de ce processus des avantages compétitifs et à renforcer la légitimité et la réputation de l’entreprise, celui qui vise à créer un avantage compétitif et finalement l’engagement qui vise à réduire les coûts et les risques (Asif et coll., 2013).

Quant aux configurations organisationnelles, selon ces auteurs, elles sont au nombre de trois.

L’approche descendante (top-down) qui commence au niveau stratégique pour intégrer les objectifs de RSE dans le management existant de l’entreprise ; l’approche balancée (balanced approach) qui consiste à intégrer la RSE dans le management traditionnel de l’entreprise et l’approche ascendante (bottom-up) centrée sur l’engagement de l’entreprise avec l’ensemble des parties prenantes et sur sa participation à l’élaboration d’initiatives communautaires (Asif et coll., 2013).

Ces typologies croisées aux types de régulations nous permettront, à la lumière de l’analyse, de dégager des propositions théoriques quant à notre problématique. Au préalable, dans ce qui suit, nous présentons notre approche méthodologique.

Approche méthodologique

Sur le plan épistémologique, cette recherche qui s’insère dans la sociologie compréhensive se situe par rapport au paradigme interprétativiste. Il s’agit d’une position qui vise à expliquer le sens de l’activité sociale des individus, des groupes ou de la collectivité par la réalisation des intentions conscientes ou inconscientes des acteurs (De Bruyne et coll., 1974). « Le sens que les personnes donnent à leurs actes constitue le véritable objet de recherche » (Wacheux, 1996 : 40).

La méthodologie est qualitative moyennant l’étude de trois cas d’entreprises dont l’échantillon est présenté dans le tableau 1 suivant. Les études de cas constituent une voie privilégiée d’investigation dans le champ du management stratégique, car elles appréhendent des phénomènes réputés complexes, avec une multiplicité d’acteurs et des niveaux d’actions enchâssés (De La Ville, 2000). Chacune de ces trois entreprises dispose d’un syndicat relevant de l’UGTT et d’un comité d’entreprise (CE).

Pour ce qui est de la collecte de données, le mode de leur recueil s’est basé sur l’observation pour « connaître le fonctionnement ordinaire de ce milieu social sans préjuger de la nature de ce qui peut se produire » (Peretz, 1998 : 26). Nous avons eu recours, également, à l’entretien semi-directif centré, défini comme « un mode d’entretien, dans lequel le chercheur amène le répondant à communiquer des informations nombreuses, détaillées et de qualité, sur les sujets liés à la recherche en influençant très peu, et donc avec de garanties d’absence de biais qui vont dans le sens d’une bonne scientificité » (Romelaer, 2006 : 102).

Tableau 1

Caractéristiques de l’échantillon des entreprises

Caractéristiques de l’échantillon des entreprises

Note : Ce classement est basé sur nos propres perceptions sur le terrain ainsi que sur le rapport RSE de l’entreprise, qui a fait l’objet d’une étude documentaire. Il est à noter qu’à l’époque de l’étude l’entreprise 3 ne disposait pas de rapport RSE et que ses actions et pratiques RSE n’étaient pas répertoriées, contrairement aux entreprises 1 et 2.

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Nous avons recoupé, lors de l’analyse de contenu, ces données avec le rapport RSE de l’entreprise 1 et 2 (l’entreprise 3 n’avait pas de rapport RSE à son actif au moment de l’enquête). Cette triangulation a mis en évidence l’envergure des points recueillis, faisant ainsi ressortir de nouvelles facettes du problème étudié (Pourtois et Desmet, 1988).

Nous avons réalisé au total, et compte tenu de la saturation théorique, 7 entretiens pour l’entreprise 1, 15 entretiens pour l’entreprise 2 et 21 pour l’entreprise 3[6]. Les caractéristiques de l’échantillon se présentent comme suit dans le tableau 2 :

Tableau 2

Caractéristiques de l’échantillon des salariés interviewés

Caractéristiques de l’échantillon des salariés interviewés

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L’analyse de contenu a eu lieu sans recours à un logiciel ; elle a été effectuée manuellement pour éviter la perte de données. Les choix des unités et le découpage du matériel ont été réalisés au moyen d’une analyse sémantique préservant les « noyaux de sens » (Bardin, 1977) et ont été suivis d’une classification et d’une agrégation selon un codage « ouvert ». Ce codage « ouvert » (Andreani et Conchon, 2005), nommé aussi codage par « tas » (Bardin, 1977), est basé sur une lecture ligne par ligne du matériel et sur la recherche d’ensembles similaires. Cela a permis un premier classement en fonction des « sous-thèmes », puis un second classement des « sous-thèmes » sous « un thème » général, qui lui-même appartient à une « catégorie thématique » qui fait référence aux concepts de notre ancrage théorique.

Analyse et discussion

Le rôle des instances de représentation de salariés dans les entreprises tunisiennes étudiées

Le syndicat : il est dépendant de la centrale syndicale historique UGTT et se conforme à ses directives qui entrent dans le cadre de sa politique sur les scènes nationale et internationale.

Les principes et fondements de cette action syndicale sont : l’amélioration des conditions de vie et de travail des travailleurs est indissociable du progrès de l’ensemble de la société ; la force de pression et de persuasion des syndicats dépend de leur unité : L’union fait la force, telle est la devise de l’UGTT depuis sa création ; la liberté et justice sociale sont les leviers du progrès social.

Quant aux objectifs que l’UGTT a assignés à son action, du fait de son histoire, des rôles qu’elle a assumés, ils se situent à plusieurs niveaux : peser sur les orientations et les choix du gouvernement en matière de développement économique et social ; représenter et défendre les intérêts des travailleurs ; améliorer les conditions de travail et le niveau de vie des travailleurs ; participer à la promotion des libertés, de la démocratie et des droits de l’homme ; sauvegarder son unité, sa représentativité et son indépendance[7].

L’UGTT a été le premier signataire du pacte mondial, pacte onusien promouvant les principes de RSE. C’est en fonction de ces principes, fondements et objectifs que se comporte le syndicat en entreprise en essayant de construire des règles qui épousent ces orientations dans le cadre de la vie organisationnelle.

La commission consultative d’entreprise : cette instance de représentation du personnel est obligatoire pour les entreprises de plus de 40 salariés, ce qui est le cas des entreprises étudiées. Son rôle, dont la moitié de ses membres sont élus par le personnel et l’autre moitié désignés par l’employeur, est de favoriser la concertation sociale en vue de l’amélioration des conditions de travail et de la productivité au sein de l’entreprise[8]. La CCE intervient dans les sujets à caractère économique de l’entreprise pour les projets de réorganisation ou de restructuration. Elle est également consultée dans le domaine de la formation professionnelle des employés, sur les questions de mobilité, de détachement, de licenciement économique ou encore pour l’appréciation des risques pour la santé et la sécurité des travailleurs. Elle dispose d’un pouvoir consultatif et travaille en collaboration avec la direction générale. Elle intervient dans l’exécution du plan d’action de l’entreprise et lors des étapes de négociation collective. Elle est consultée pour l’examen annuel des comptes et a accès au rapport annuel des commissaires aux comptes. Elle agit selon les situations et les configurations organisationnelles, soit comme un organe de la direction générale appliquant ses directives, soit comme un allié du syndicat dans la construction de règles, vu qu’ils ont en commun quelques prérogatives, comme celle de veiller au bien-être des travailleurs.

Cas 1 :

Configuration de la RSE dans l’entreprise 1 : RSE explicite et stratégie descendante (Top down)

Les résultats de l’analyse montrent une configuration de RSE explicite qui consiste en des programmes et des pratiques d’entreprise formalisés, volontaires et perçus comme faisant partie de la stratégie d’entreprise (Matten et Moon, 2008). La stratégie de RSE est décidée par la haute direction et formalisée clairement au sein de l’entreprise, selon une approche descendante qui commence au niveau stratégique pour intégrer les objectifs de RSE dans le management existant de l’entreprise (Asif et coll., 2013). En effet, les processus de mise en oeuvre et de redéfinition des décisions sont élaborés par les cadres dirigeants (DRH/Direction des relations extérieures) et transmis aux niveaux les moins élevés de l’organisation (Nonaka, 1988).

Les motifs d’engagements de RSE consistent en des stratégies de construction des marchés dans le cadre d’une forme de concurrence en plus d’un motif d’ordre défensif ou réactif où il s’agit de mettre en oeuvre une stratégie de communication pour « redorer l’image » de l’entreprise (Commenne, 2006). Aussi, cet engagement vise l’obtention d’un avantage concurrentiel et le développement de la réputation et la légitimité de l’entreprise (Carroll et Shabana, 2010 ; Asif et coll., 2013).

La RSE dans cette entreprise est perçue par la majorité des salariés interrogés (syndiqués et non syndiqués) comme faisant référence à des termes tels que « politique », « stratégie » et « communication ». La RSE est perçue comme une politique imposée par le siège social.

 La RSE pour moi est un concept imposé par la direction qui voudrait que l’on adhère à cet effet de mode. La RSE est un effet de mode au même titre que la qualité, pour moi. Elle est source d’amélioration de l’image de l’entreprise, qui fait de la RSE parce que nos concurrents en font. La RSE nous a été imposée par la maison mère via une stratégie. Faire de la RSE est une politique d’entreprise pour assurer ses arrières en termes d’image et de réputation .

responsable, HT, syndiqué, n’appartenant pas au comité d’entreprise

Nous avons retrouvé ce propos chez beaucoup de salariés (syndiqués et non syndiqués). Dans cette entreprise, le pilotage de la RSE se fait dans deux départements : la RSE technique relative à la normalisation qui relève du département sécurité et travail, et la RSE relative aux actions externes qui dépend de la Direction des relations extérieures (DRE). Dans cette multinationale, la départementalisation de la RSE fait l’objet d’une stratégie qui est imposée par le siège social. L’engagement des salariés n’est pas spontané, mais plutôt régi par une obligation tacite : un compromis, tel que l’a évoqué un salarié, mais un compromis teinté d’obligation.

Tous nos projets RSE se font à travers des actions externes à travers la DRE, bien que je me sens frustré parce que, en tant que salarié, je ne m’identifie pas trop à cette RSE, j’y participe parce que, si je ne le fais pas, cela serait mal perçu surtout quand on nous envoie des mails, je me dois d’être présent .

ingénieur, A.Z., non syndiqué

L’engagement citoyen dans cette entreprise est contraint. La RSE en interne (RSE envers les salariés) est moins importante que la RSE en externe. Par ailleurs, certains salariés, qu’ils soient syndiqués ou non, le ressentent comme un manque de « justice organisationnelle » (Aguilera et coll., 2007 ; De Roeck et Swaen, 2009). La justice sociale considérée comme un levier du progrès social est l’un des fondements de la pensée de ces salariés syndicalistes guidés par leur centrale syndicale.

Je ne suis pas intéressé par cette RSE. Je ne m’y identifie pas du tout ; cela reste pour moi un concept qui relève de la DRE comme ma fiche de paie relève de la DRH. Néanmoins je me vois malgré moi impliqué parfois dans des actions par effet de groupe, alors je fais semblant pour me fondre dans la masse .

A.T., non syndiqué, n’appartenant pas au comité d’entreprise

Cette entreprise est dans un secteur concurrentiel de type oligopolistique. Ce champ organisationnel (Di Maggio et Powell, 1983), formé par trois géants des télécommunications avec une forte pression concurrentielle, gêne énormément l’entreprise 1, qui est la dernière venue sur le marché. C’est en ce sens que, outre sa politique commerciale, elle s’est armée d’une stratégie de communication et d’une normalisation accrue dans sa démarche de RSE. Ainsi, en imitant d’abord ses concurrents, puis en se différenciant par la notion de normalisation qui est moins prononcée chez ses deux autres concurrents. Cette coercition est fortement ressentie par les salariés. En effet, une majorité de nos interviewés étaient réticents à s’exprimer sur la RSE, la politique interne de leur entreprise étant en contradiction avec ce qu’elle affiche en externe. Barmeyer et Davoine (2004 : 2) soulignent que « de fortes dissonances peuvent exister entre les valeurs proclamées par les dirigeants et la culture vécue de l’entreprise ».

Consciente de cet état de fait, la DRH maintient un équilibre instable, en essayant de renouer avec le syndicat, qui est devenu plus revendicatif après la révolution.

Le syndicat n’est pas dans une logique RSE, il est en perpétuelle négociation avec nous, sa relation avec le comité d’entreprise est conflictuelle. Le comité d’entreprise est, lui, plus dans une logique RSE.

DRH

Cette vision de la RSE dans l’entreprise 1 semble occulter le rôle potentiel de régulateur du syndicat. Certains auteurs soutiennent que « derrière l’expression “responsabilité sociale” se profile une tendance inquiétante : celle de l’affaiblissement du dialogue social où l’entreprise se détourne des syndicats pour s’adresser à des parties prenantes diffuses » (Caron et Gendron, 2012, p. 6). Dans cette entreprise, le syndicat qui relève de l’UGTT résiste et revendique. Pendant que nous étions sur le terrain, la DRH avait des rapports très tendus avec le syndicat, des négociations étaient prévues et les deux parties connaissaient une situation de blocage.

Règle de pilotage de la RSE : régulation autonome versus régulation de contrôle 

Les salariés syndiqués reprochent à la Direction des relations extérieures (DRE), soutenue par la DRH et alliée au comité d’entreprise, de déployer des moyens conséquents pour des projets de grande envergure (aide à des villages démunis, construction d’un puits dans un village où il y a pénurie en eau, plantation d’arbres contre la désertification, aide à des écoliers nécessiteux, accompagnement de projet en entrepreneuriat social pour soutenir des porteurs de projets) au lieu de penser à une révision des salaires et autres primes. Ces projets sont très médiatisés dans la presse nationale, l’entreprise possédant un large réseau dans les médias. Il s’agit dans ce cas d’exploiter « la réputation médiatique » comme « une ressource stratégique » (Deephouse, 2000 : 1108), un management « expert » de la RSE, dont l’instrumentalisation dévoile le pouvoir particulier des dirigeants de l’entreprise (Chanteau, 2011). Le syndicat reste lucide par rapport à cet état de fait.

Le concept RSE en lui-même ne nous dérange pas, c’est la manière dont en fait usage… Ce qui nous dérange, c’est qu’on ne nous fasse pas participer au processus, tout vient d’en haut. Nous ne sommes pas impliqués lors des décisions. Ce qu’on souhaite, c’est débattre avec les responsables de thèmes importants tels que : les formations, l’épargne salariale, les mobilités des agents et les rémunérations… Nous avons le sentiment que nos intérêts ne sont pas pris en compte.

responsable syndical, A.M.

La RSE pourrait jouer un rôle dans l’amélioration de notre situation, s’il y a une réelle volonté de la part de la direction, surtout que nous sommes une filiale d’un groupe européen. Je m’attendais à ce que l’on s’aligne sur les conditions du groupe en termes d’avantages .

technicien, I.G., syndiqué

Ces propos trouvent encore plus leur pertinence quand nous les recoupons avec ceux des salariés non syndiqués. Il semblerait que, dans cette entreprise, les salariés, en particulier ceux qui sont syndiqués, puisent leur résistance dans une régulation autonome (Reynaud, 1997) qui émane du groupe lui-même, en l’occurrence le syndicat. Cela ne veut pas dire qu’il y a une volonté d’indépendance ou de refus absolu de l’autorité, notamment celle de la direction générale de l’entreprise. Il y a dans cette régulation une recherche d’efficacité fondée sur les ressorts du propre groupe (salariés). La règle que veut imposer le syndicat est une règle en rapport avec la manière dont est pratiquée la RSE. C’est une règle d’efficacité dans tout le sens du terme, inhérente à un modèle de RSE qui stipule que le pilotage de la RSE doit faire l’objet d’un management participatif qui permet de mettre à contribution le syndicat au même titre que le comité d’entreprise pour protéger les intérêts des salariés. En d’autres termes, le syndicat conteste cette règle fondée sur une RSE explicite planifiée et imposée. Il résiste à la régulation de contrôle produite par la DRH et la DRE, qui cherchent à orienter et à prescrire les comportements des salariés à l’égard de la RSE en contrôlant leurs zones d’autonomie. Cette règle fondée sur une RSE explicite est déconnectée de la réalité de l’entreprise pour régler les actions de RSE de l’entreprise d’une façon unilatérale. Le syndicat revendique une pratique de la RSE fondée sur une RSE implicite où la RSE est conçue en termes de collectif plutôt qu’individuel. En effet, les règles doivent également rester connectées aux usages existants, sous peine d’être constamment invalidées par les acteurs (Séhier, 2014).

L’acteur syndical de cette entreprise a évalué la situation. En effet, il existe un écart entre la RSE, telle qu’elle devrait être (en tenant compte de toutes les parties prenantes), et la RSE telle qu’elle est dictée par le siège social, pratiquée et centralisée au sein de l’entreprise. En effet, le caractère « exogène » de la RSE au contexte de cette entreprise explique en grande partie la déconnexion des dispositifs avec les pratiques qu’ils entendent réguler et cette approche conduit à délaisser toute forme de dialogue avec les acteurs (Séhier, 2014).

Dans ce cas de figure, le syndicat fait appel à une rationalité stratégique (Favereau et Postel, 2013), il adhère au principe de la RSE, mais pas à la manière dont elle est évaluée (Bensedrine et Demil, 1998), donc adaptée par la filiale en suivant le modèle du siège social pour verdir l’image de l’entreprise (greenwashing). Le syndicat voudrait plutôt que le pilotage de la RSE rende compte d’une réelle justice organisationnelle envers les salariés. Cette dernière serait assurée en équilibrant les actions de RSE en interne et celles en externe. Les intérêts des salariés constituent une priorité dans la définition de la RSE pour les syndicats (Penalva Icher, 2008). Le syndicat conteste cette RSE explicite dictée par le siège social et souhaite une RSE plus implicite qui définit les obligations propres des acteurs de l’entreprise en termes collectifs plutôt qu’individuels (Matten et Moon, 2008).

Le syndicat résiste ainsi à la règle imposée par cette régulation de contrôle (Reynaud, 1997) de la part de la direction de l’entreprise, car il estime que cette RSE explicite, donc cette règle, est peu légitime (Eymard-Duvernay et coll., 2006). Il résiste d’autant plus que le CE avec qui il est censé avoir des liens organiques (Le Crom, 2005) est très allié à la DRH avec laquelle il a pris parti. Le syndicat revendique un dialogue social au sein de l’entreprise et considère cette régulation de contrôle (Reynaud, 1997) autour de la RSE, telle qu’elle est pratiquée par la direction de l’entreprise A, comme une forme de coercition implicite. Le syndicat face à cette règle rencontre des problèmes de coordination avec la DRH. Il se considère comme marginalisé et menacé par rapport à ses intérêts. La coercition s’est manifestée par une menace du gel des augmentations et des mobilités internes ; en riposte, le syndicat menaçait de faire la grève.

Au sein de cette entreprise, au moment où nous avons mené nos entretiens, les relations entre le syndicat et la DRH étaient très tendues, faisant ainsi l’objet d’un conflit intra-entreprise. Le syndicat et la DRH ne hiérarchisent pas de la même façon les éléments de la RSE, mais étaient d’accord sur le fait que la RSE en elle-même est une cause légitime. Le syndicat résiste à cette régulation de contrôle et souhaite participer à un « jeu de négociation » susceptible de transformer les régulations autonomes et de contrôle en une régulation conjointe (Reynaud, 1997). Ce jeu de négociation va débloquer ce conflit en le faisant évoluer vers une solution qui stabilisera les règles grâce à une règle conjointe porteuse de justice et d’équité (Tressac, 2012). Le jeu de négociation a consisté à débattre du choix d’une forme de RSE en confrontant les points de vue du syndicat et de la DRH/DRE.

Plus tard, nous apprendrons que, désormais, deux représentants du syndicat participent à l’élaboration de la stratégie de l’entreprise. Cette décision a émané de la DRH, consciente du pouvoir syndical qui pèse sur elle. Elle a dû faire un compromis qui a donné lieu à une régulation conjointe (Reynaud, 1997) relative au pilotage de la RSE dans cette entreprise où il y a ainsi « un partage du terrain plutôt qu’une régulation commune » (Reynaud, 2003, p. 111). Cette régulation conjointe, nous l’apprendrons par la suite, a pris une configuration formelle qui correspond à la négociation collective institutionnalisée (Reynaud, 2003).

La négociation n’est possible que lorsque l’une des parties abandonne son propre intérêt pour se plier au choix de l’autre et ainsi recourir à une « accommodation mutuelle » (Schelling, 1960). Cette partie est celle qui a compris que c’est dans l’intérêt de l’ensemble de résoudre cette situation de blocage. Dans ce jeu de négociation, la DRH soutenue par la DRE a fait des concessions envers le syndicat, sachant pertinemment son influence sur les salariés (menace de grève) et son pouvoir mobilisateur par rapport au pilotage des projets de RSE.

Nous avons pu voir dans ce cas que la règle est relative à la façon dont est pilotée la RSE dans l’entreprise 1 et comment ces acteurs (syndicats, DRH) construisent librement le système de règles qui leur permet d’agir collectivement autour de la RSE. Le syndicat ne part pas de rien, il s’appuie sur un système de règles antérieures relatives au déploiement de la RSE qu’il conteste. Moyennant le dialogue social, le syndicat et la DRH transforment, dans l’ordre, régulation autonome et régulation de contrôle en une régulation conjointe (Reynaud, 1997), résultat d’un compromis négocié et qui prend une configuration formelle correspondant à une négociation collective institutionnalisée (Reynaud, 2003).

Cas 2 :

Configuration de la RSE dans l’entreprise 2 : RSE implicite ancrée dans le contexte et stratégie descendante (Top down)

Les résultats de l’analyse montrent une configuration de RSE implicite qui renvoie aux règles, normes et valeurs qui constituent des exigences (obligatoires et habituelles) pour les entreprises et définissent les obligations propres des acteurs de l’entreprise en termes collectifs plutôt qu’individuels (Matten et Moon, 2008). La stratégie RSE est décidée par la haute direction et formalisée clairement au sein de l’entreprise, selon une approche descendante qui commence au niveau stratégique pour intégrer les objectifs de RSE dans le management existant de l’entreprise (Asif et coll., 2013).

Les motifs d’engagements de RSE sont d’ordre proactif : c’est une tentative de la part de l’entreprise de faire preuve de capacité à produire elle-même les règles encadrant ses actions (Commenne, 2006). Aussi, cet engagement vise à créer une situation gagnant-gagnant en matière de respect des parties prenantes grâce à la construction de valeurs synergiques et à réduire les coûts et surtout les risques dans ce cas (Asif et coll., 2013).

En effet, cette entreprise s’est engagée dans une démarche de responsabilité sociétale conforme au référentiel ISO26000 en 2011, dans le cadre du projet ISO26000. Elle a mis en place, dès lors, sa stratégie de RSE à travers un système de management intégré : qualité, santé et sécurité au travail et environnement. Elle applique cette stratégie depuis 2012 selon un plan d’action évolutif, qu’elle opérationnalise sur le terrain.

La particularité de cette entreprise, dans sa pratique de la RSE, réside dans ses actions d’ordre social et environnemental au sein de l’usine et dans la vie de la communauté environnante et sa capacité à pratiquer la RSE tout en faisant participer toutes les parties prenantes de l’entreprise (salariés, syndicat et comité d’entreprise, fournisseurs, communauté environnante). Cette particularité que constitue l’encastrement de la RSE dans le contexte local vise la minimisation des risques de protestation de la communauté environnante, notamment compte tenu de son activité polluante. Cet encastrement dans le contexte se traduit dans toutes les étapes de son processus RSE. Le DG l’affirme noir sur blanc dans la feuille de route stratégique. L’entreprise vise une réelle intégration environnementale et sociétale citoyenne avec une attention particulière aux rapports qu’elle entretient avec les populations locales et les autorités avec lesquelles elle coopère. Ce que le chargé de RSE, F.A. traduit plus concrètement dans les propos suivants :

Participer au développement local et assurer la qualité de vie du voisinage et veiller à préserver l’environnement externe et l’environnement de travail des employés sont les principes qui nous guident. Le secteur du ciment est un secteur particulier à l’activité polluante, où certes la performance est importante, mais l’humain et sa dignité sont aussi importants. Nous mettons un point d’honneur au respect de la dignité des employés de l’entreprise et de ceux des entreprises externes avec lesquelles nous travaillons. Ce sont aussi des principes et des valeurs auxquels nous sommes très attachés. Nous avons compris qu’il fallait anticiper en étant dans une culture du dialogue social. 

Nous constatons, en effet, que ce soit au niveau de la stratégie et politique de l’entreprise que ce processus RSE est encastré dans le contexte local, tel que nous l’avons déjà souligné et que cette volonté stratégique est d’ordre proactif avec une tentative de la part de l’entreprise de faire preuve de capacité à produire elle-même les règles encadrant ses actions RSE. En effet, dans le contexte post-révolution que vit la Tunisie, où le pays est passé par une phase de reconfigurations des pouvoirs et des enjeux socioéconomiques (Hibou et coll., 2011) la société civile est devenue plus revendicative et les entreprises prennent de plus en plus les devants, comme dans ce cas où la RSE accrédite la capacité des firmes à façonner ses règles (Bodet et Lamarche, 2007), d’autant plus que l’activité de cette entreprise (cimenterie) est particulièrement polluante. La haute direction ne peut donc se permettre d’ignorer cette partie prenante primordiale que constitue la population locale.

Plusieurs travaux sur la RSE ont souligné, ces dernières années, l’importance du contexte dans l’élaboration des expressions de RSE (Jamali et Karam, 2016). La RSE est liée au système d’affaires national (National Business System : NBS) de chaque contexte, elle s’opère en collaboration avec les parties prenantes internes et externes de l’entreprise (communautés locales) (ibid.).

Dans cette entreprise, la RSE est implicite (Matten et Moon, 2008), mais aussi intuitive, consistant à offrir un moyen supplétif dans un contexte économique et social difficile (Koleva et coll., 2010 ; Jamali et Neville, 2011). En effet, l’entreprise a un contrat social qui est tout aussi implicite avec les collectivités locales et a décidé en 2012 de le traduire par l’application des dix principes du pacte mondial (droits de l’homme et du travail, environnement et lutte contre la corruption). Ces principes conjugués aux normes ISO, qui y sont aussi compatibles[9], ont été pris comme référence pour établir, dans cette entreprise, un diagnostic et un plan d’action de RSE. La direction de cette entreprise matérialise cet engagement (avec son environnement immédiat) par l’intégration des dix principes du pacte mondial dans sa feuille de route stratégique. Cela va permettre de concrétiser leurs engagements de RSE envers toutes les parties prenantes et notamment les collectivités locales.

Le chargé de RSE F.A. nous livre les propos suivants :

L’implication du DG [directeur général] a été déterminante dans la mise en place de notre processus RSE et cela dès le lancement. Cela a été considéré comme une nécessité dont l’entreprise ne pouvait se passer, une sorte de prise de conscience qu’il a communiquée à toute l’équipe. D’ailleurs nous avons signé, depuis 2007, la charte de développement durable du secteur cimentier tunisien, ce qui constitue, en partie, le facteur déclencheur de notre processus RSE.

Le dialogue social comme outil RSE : régulation conjointe discrète à travers une stratégie syndicale proactive

Plusieurs outils de RSE sont disponibles dans cette entreprise. Nous pouvons compter la charte anticorruption (établie avec les fournisseurs) et le code éthique, le dialogue social, le pacte social, les normes (ISO 9001, API Spécification Q1, ISO 14001, OHSAS 1800, ISO26000), l’enquête de satisfaction du personnel et la boîte de suggestions. Le syndicat et le CCE adhèrent à ces outils dont une partie a été conçue avec leur concours (ex. : pacte social, charte anticorruption).

Le chargé de RSE F.A. commente comme suit :

Le CCE [comité central d’entreprise] et le syndicat ont un pouvoir mobilisateur, nous en tenons compte pour mobiliser les salariés et communiquer avec eux autour des principes RSE. Mais ce qui est plus important, c’est que le dialogue social que nous avons instauré fait avancer les choses concrètement à travers des décisions qui répondent aux préoccupations des salariés et celles de la communauté locale. Nous sommes dans un processus RSE qui évolue au quotidien au gré de ce dialogue social. Le dialogue social mène à des résultats tangibles, tels que la convention collective et le pacte social que nous avons élaborés collectivement avec le CCE et le syndicat. Ces deux organes participent à la codétermination de la politique RSE de l’entreprise, comme par exemple le déploiement des ressources humaines autour de la feuille de route RSE que nous avons co-établie ou encore la politique de recrutement des salariés qui tient compte de la communauté environnante grâce au syndicat qui est en contact avec le représentant de la communauté.

Même si la stratégie RSE émane de la direction, cette dernière, contrairement au cas 1, laisse la voie à la négociation, la coopération et la gestion participative dans ce processus de RSE moyennant la capacité mobilisatrice du syndicat et du CCE. La capacité mobilisatrice du syndicat ou du comité d’entreprise est un fait immuable auquel une large littérature est consacrée[10]. Ce qui nous interpelle, aussi, dans le propos du chargé de RSE, c’est le rôle de ces initiateurs de l’action collective dans la reconfiguration de la RSE, grâce au dialogue social.

Nous considérons le dialogue social comme un outil de RSE car il est le fruit de l’interaction du syndicat et des salariés, du CCE et des salariés, du syndicat et du CCE. Il agit donc comme un régulateur de ce processus RSE. Nous avons souligné la particularité de cette entreprise qui accorde une attention particulière au contexte local dans le cadre d’une RSE implicite intuitive et participative. Cette politique à l’égard du syndicat et du CCE répond aussi à la conjoncture nationale de pouvoir syndical (Adam, 1983), où le syndicat adopte une stratégie proactive (Sobczak et Havard, 2013), en tissant des liens organiques avec le CCE (Le Crom, 2005). Cette stratégie proactive est liée à la RSE compte tenu de la position nationale du syndicat en matière de RSE. La centrale syndicale UGTT a été le premier signataire du pacte mondial (institution onusienne promouvant la RSE) en Tunisie en 2005 et la RSE est un principe déterminant pour l’UGTT qui permet au syndicat de prendre part à la RSE en entreprise en tant que partie prenante primordiale, ce qui constitue une manière de plus d’affirmer sa position et sa stratégie syndicale. Grâce à ce dialogue social mobilisé dans cette entreprise, nous assistons à une retranscription des aspirations des salariés et de la communauté locale, où CCE et syndicat les rationalisent et les concrétisent en les rapportant, lors de réunions, à la direction qui les prend en considération dans sa politique et stratégie de RSE.

Cette symbiose où se conjuguent stratégie d’entreprise et aspirations de la communauté locale (les salariés sont majoritairement issus de la localité de l’entreprise) se traduit dans les actions de RSE de l’entreprise. Des aides matérielles ont été prodiguées : scolaires, sociales, médicales, sportives et culturelles, en particulier dans la localité de l’entreprise à Jebel Jelloud. Une route a été aménagée (revêtement en béton de ciment issu de l’entreprise) dans la localité de Jebel Jelloud ainsi que la zone du lac Sud. Les carrières d’El Kharrouba et de Ben Arous ont été réaménagées en utilisant les déchets de construction qui étaient jetés au bord des routes, et cela avec la collaboration de la mairie. Une charte anticorruption a été signée avec les fournisseurs et les clients (avec rupture des contrats en cas de non-respect de la charte).

Dans la politique de recrutement, même temporaire, les personnes qui habitent dans les quartiers proches de l’entreprise ont été privilégiées. Aussi, une révision des contrats avec les sociétés qui ne respectent pas la loi en ce qui concerne le droit du travail, a eu lieu.

La stratégie de cette entreprise, qui consiste à agir selon un système de management intégré ancré dans le contexte social et environnemental de l’entreprise, se traduit concrètement dans les actions responsables de l’entreprise. Cependant, ce qu’il faut souligner, c’est que ces actions ne sont pas le fruit d’un processus linéaire, assuré et constant. Au contraire, cette régulation conjointe (Reynaud, 1997) n’a pu avoir lieu que grâce à la stratégie proactive de la direction générale qui a compris les enjeux du contexte local et qui a fait participer le syndicat et le CCE à l’établissement de la règle autour de la pratique de la RSE.

En effet, l’engagement de RSE de la direction générale vise la création d’une situation gagnant-gagnant en réduisant les risques. Les parties prenantes sont gagnantes et les risques de blocage par le syndicat, comme ç’a été le cas de l’entreprise 1, et le risque de révolte de la communauté locale sont réduits. Pour ce faire, l’entreprise a adopté une pratique de RSE implicite, intuitive, participative, collective et connectée au contexte où toutes les parties sont gagnantes, en adhérant à cette règle et en la diffusant en entreprise et dans la communauté locale, dans le cadre d’une régulation conjointe. Reynaud (1992) souligne également la nécessité d’organismes intermédiaires pour permettre une réinterprétation des règles par les acteurs.

Cette régulation conjointe où l’adhésion collective à certaines règles crée une collectivité ou une communauté de règles (Reynaud, 1999) fait qu’il y a ainsi « un partage du terrain plutôt qu’une régulation commune » (Reynaud, 2003, p. 111). La configuration de régulation conjointe est informelle et met en scène des acteurs porteurs de logiques différentes parvenant à un consensus sur la manière d’agir collectivement. En effet, à la base, cette régulation conjointe s’articule essentiellement autour de relations d’intéressements où chaque partie satisfait ses intérêts.

Le responsable syndical A.B. évoque ces relations :

Le CCE et le syndicat sont à l’écoute des salariés lors de sessions de formation aux engagements environnementaux et aux dangers de la corruption. Ces sessions de formation constituent un lieu de débats et d’échanges surtout avec les ouvriers que nous prenons le temps d’écouter. Nous travaillons en collaboration avec le CCE et la direction de l’entreprise. Une réunion est organisée annuellement entre nous et le CCE [comité central d’entreprise] ainsi qu’avec le comité de direction où sont présentés les résultats RSE de l’entreprise et où est discutée l’évolution du processus RSE et du dialogue social. Franchement, je pense que ça fonctionne bien, on n’a pas eu de grèves depuis très longtemps et les gens qui habitent la localité ne contestent plus

La direction semble obnubilée par le maintien d’une paix sociale en soutenant, résolument, le CCE et le syndicat dans le dialogue social. Le syndicat tire parti de ce processus de RSE pour défendre les intérêts des salariés et les lignes directrices de la centrale syndicale UGTT et le CCE joue l’effet tampon entre les deux. Ces trois parties prenantes essayent de contrôler leurs zones d’incertitudes (Crozier et Friedberg, 1977) dans ce processus de RSE qui représente l’archétype d’une régulation conjointe (Reynaud, 1997). C’est cet équilibre entre les intérêts des différentes parties qui fait que la RSE est ancrée dans la structure cognitive des acteurs, car elle résulte d’un échange négocié et d’une démarche convaincue.

Lazega et Mounier (2012) mettent en évidence une régulation conjointe discrète comme capture institutionnelle qu’ils définissent comme les efforts des acteurs à concevoir ou à remodeler les institutions, influencer la prise de décision dans l’application des règles et garantir des gains collectifs aux groupes d’intérêt de ces institutions. Ces gains collectifs se traduisent dans la configuration gagnant-gagnant de l’entreprise 2. On peut parler dans ce cas d’une « capture organisationnelle » où direction générale, syndicat et CCE modèlent la configuration de RSE de l’entreprise en garantissant des gains collectifs grâce à une régulation conjointe informelle et discrète. Cette régulation conjointe (Reynaud, 1997) discrète (Lazega et Mounier, 2012) autour de la stratégie de RSE de l’entreprise et de son opérationnalisation dans des actions responsables, outre les intérêts des uns et des autres, est aussi le fruit d’une volonté où, comme le souligne Reynaud (1999), ce qui s’affronte aussi ce sont des volontés de régulation. Ces volontés de régulation se matérialisent par le dialogue social qui s’avère être un puissant outil qui régule le processus de RSE de l’entreprise et qui le configure en mettant en commun plusieurs légitimités (Reynaud, 1997).

Cas 3 :

Configuration de la RSE dans l’entreprise 2 : RSE implicite ancrée et pilotage de la RSE « milieu-haut-bas » (middle-up-down)

Cette entreprise a été l’une des premières entreprises en Tunisie à pratiquer de la RSE sans que son engagement soit formel. Elle l’a pratiquée pendant des années sans institutionnaliser son engagement. Les résultats de l’analyse montrent une configuration de la RSE implicite qui renvoie aux règles, normes et valeurs qui constituent des exigences (obligatoires et habituelles) pour les entreprises et définissent les obligations propres des acteurs de l’entreprise en termes collectifs plutôt qu’individuels (Matten et Moon, 2008). Son motif d’engagement est d’ordre proactif avec une capacité de l’entreprise à produire elle-même les règles encadrant ses actions RSE (Commenne, 2006).

La configuration organisationnelle de pratique de la RSE est selon une approche équilibrée qui consiste à intégrer la RSE dans le management traditionnel de l’entreprise (Asif et coll., 2013). C’est « une politique de RSE transversale (non cantonnée dans l’un ou l’autre département de l’entreprise), longitudinale (construite sur la durée) et apportant une plus-value pour l’organisation et ses parties prenantes » (Delhaye et coll., 2006 :109). Elle se traduit par une logique « milieu-haut-bas » (middle-up-down), transversale et participative, qui implique un management symbiotique de la RSE. Le fondement de ce style de management ne se base pas sur les dirigeants, mais sur les gestionnaires intermédiaires. Ces derniers travaillent, dans une certaine limite, comme des « traducteurs » chargés de l’unification des visions individuelles (Nonaka, 1988).

Les salariés de cette entreprise ont majoritairement évolué avec cette entreprise. En décembre 2002, lorsqu’elle s’installe en Tunisie, la moyenne d’âge des nouvelles recrues était de 25 ans. Elle est de 43 ans aujourd’hui. L’identité de cette entreprise s’est construite par et avec ses salariés.

La force de mon entreprise est qu’elle a misé sur la jeunesse, elle a cru en elle avec tout ce que cela induit comme notions : ouverture d’esprit, capacité d’apprentissage, […] le jeune n’est pas formaté, il se construit en symbiose avec l’entreprise, il vit ses échecs, ses victoires. Personnellement je suis (être) mon entreprise, elle a fait de moi le cadre que je suis, je l’ai intégrée à l’âge de 26 ans et j’ai grandi avec elle .

ingénieur, chargé du service Nouvelles Opportunités, syndiqué et fils de syndicalistes

Ce propos met en exergue la notion d’identification (à l’organisation), qui est « le processus par lequel l’individu substitue les objectifs de l’organisation à ses propres buts et, par là même, change les critères qui déterminent ses décisions dans l’organisation » (Simon, 1983 : 195). Ainsi, « le membre de l’organisation en vient à acquérir une personnalité organisationnelle » (Chevallier, 1994 : 241). Les salariés, qu’ils soient syndiqués ou non, sont fiers d’avoir relevé le défi d’être le premier opérateur privé en Tunisie. Ils revendiquent une culture, des valeurs. Ils s’approprient la RSE comme étant une valeur parmi les multiples valeurs de l’entreprise. Pour eux, si leur entreprise est citoyenne, ils se doivent de l’être. La perception de la RSE est également significative. « L’employé développe un sentiment d’unité et d’appartenance avec son employeur se traduisant par l’appropriation des valeurs et objectifs de son organisation » (De Roeck et Swaen, 2009 : 3).

Ces actions de responsabilité sociale envers les autres représentent le lien qui me lie à mon employeur. À l’entreprise 3 [il cite son entreprise], tu apprends que ce n’est pas une question de salaire, c’est un état d’esprit, je sais de quoi je parle, car auparavant j’ai travaillé dans d’autres entreprises. Nous sommes responsables et engagés. D’ailleurs même dans mon quotidien j’ai développé des réflexes de responsabilité .

Cadre, Z.K., responsable de zone Grand Tunis, syndiqué

Un autre point qui a renforcé ce sentiment, c’est l’équilibre entre les actions RSE faites en interne (envers le salarié) et celles qui sont faites en externe (envers le reste des parties prenantes). Cet équilibre n’est autre que la notion de justice organisationnelle (Aguilera et coll., 2007) qui est reliée à l’identification organisationnelle.

La culture d’entreprise est un autre thème fort de cette analyse. Nous avons constaté, à la suite de notre enquête, une culture d’entreprise solide, fondée sur ses valeurs, ses codes et qui s’avère être une ressource dans ce processus de RSE.

Ce qui caractérise notre entreprise, c’est la culture d’entreprise qui est une matière organique ancrée dans le terrain, les salariés ont grandi avec, ont appris, fait leur expérience. Au-delà d’une stratégie de communication, ce qui fait cette réalité-là, c’est que toutes les personnes ont cru en l’entreprise 3 [elle cite le nom de son entreprise] à ses débuts, malgré une connotation populiste qui a désacralisé le téléphone portable autrefois réservé à certaines catégories sociales. L’objectif de départ était la démocratisation du téléphone. Nos valeurs sont OPTI : O : orientation client, P : professionnalisme, T : transparence, I : innovation. Il n’y a que les jeunes qui incarnent ces valeurs .

A.M., chef du Département développement RH

Dans le cas de l’entreprise 3, nous sommes face à un cas particulier, où la culture d’entreprise se conjugue avec les verbes être et avoir. Au verbe être, tel que le défendent les symbolistes, cette organisation « est » une culture dans la mesure où elle est le résultat d’un processus collectif, de génération de codes, de rites, de croyances, et d’un mythe. Au verbe avoir aussi, tel que le soutiennent les fonctionnalistes, dans le sens où les dirigeants de cette organisation sont conscients du pouvoir de cette culture, certes spontanée, mais qu’ils ont mise au service de l’entreprise. La culture n’est pas le fruit de « designers culturels » (Aktouf, 2000 : 559), mais le consensus de l’ensemble de l’organisation autour de valeurs communes, notamment la RSE.

Le pilotage de la RSE, tel qu’il se pratique dans cette entreprise, se fait dans « une approche culturaliste ». La RSE est le produit d’une culture (Gond et Igalens, 2008) et le fruit d’« un processus de construction par assimilation » (Pesqueux, 2004 :5).

Tous ces éléments constituent les « traits culturels » (Vanderlinden, 2009) de cette entreprise qui ont contribué à une appropriation de la RSE au fil du temps, sur une longue période où la RSE a fait l’objet d’un apprentissage et d’un ordre négocié non figé dans le temps ou dans la structure et résultant d’une dynamique temporelle et interactionnelle complexe (Strauss, 2002). Cet ordre négocié s’illustre à travers les comportements des salariés (syndiqués et non syndiqués) et des organismes représentant le personnel.

Le dialogue social comme outil de RSE : régulation conjointe discrète à travers une démarche RSE co-construite

Dans l’entreprise 3, nous avons constaté que le couple syndicat-CE met à la disposition de la RSE son pouvoir fédérateur, dans le cadre d’une régulation conjointe (Reynaud, 1997) discrète (Lazega et Mounier, 2012) au service de la RSE.

Il y a 6 personnes dans le bureau exécutif et 600 adhérents dont des relais volontaires (ceinture syndicale) qui nous soutiennent sur le plan juridique, notamment dans l’écriture de la convention collective avec la direction. Après la révolution, il y a eu une fusion syndicat/CE, ce qui est très intéressant pour nous, parce que cela nous a renforcés en termes de négociations. La RSE épouse nos engagements, notamment la RSE vis-à-vis du salarié, nous sommes conscients de notre pouvoir de rassembler les salariés autour de ces actions. Nous sommes une sorte de courroie, quand il y a une action nous coopérons, parce que nous sommes convaincus que la RSE aide au dialogue social et que le dialogue social permet de prendre les justes décisions en matière de RSE.

O.M., responsable du syndicat

Nous sommes face à une attitude gagnant-gagnant entre le couple CE-syndicat et la direction de l’entreprise où il y a un consensus sur la règle de pratique de cette RSE implicite en termes collectifs plutôt qu’individuels (Matten et Moon, 2008). La RSE fédère ces parties prenantes et ces dernières donnent un nouvel élan à la RSE, dans le cadre d’une régulation conjointe (Reynaud, 1997) discrète (Lazega et Mounier, 2012) et spontanée où l’acteur syndical associé au CE a évalué la situation et pris conscience de son pouvoir fédérateur. On peut parler également, dans le cas de cette entreprise, d’une « capture organisationnelle » au sens de Lazega et Mounier (2012) où DRH, syndicat et CE modèlent la configuration de RSE de l’entreprise en garantissant des gains collectifs par une régulation conjointe informelle et discrète.

L’alliance du syndicat et du CE a eu des retombées positives quant au pouvoir de négociation de ce couple avec la DRH et a permis grâce à un dialogue social effectif, mais non formalisé, que les règles autour de la pratique de la RSE coïncident pour donner lieu à une régulation conjointeinformelle qui a généré une action collective autour de la RSE. Cette régulation conjointe a été permise, car le couple syndicat-CE participe à la configuration de la RSE et à son pilotage. Il soutient la politique de RSE de l’entreprise dans le maintien de l’équilibre entre RSE interne et RSE externe. La participation de cette partie prenante importante a fait qu’une justice organisationnelle est ressentie au sein de l’entreprise, qui a fait de la RSE et de sa pratique une règle légitime à laquelle tous les salariés adhèrent. Le couple syndicat-CE participe activement à la légitimation et la stabilisation de cette règle. Ce couple qui fédère les salariés autour de la RSE ne s’engage pas sans intérêt dans ce processus RSE. Dans un contexte de « pouvoir syndical » (Adam, 1983), il a adopté « une stratégie proactive » (Sobczak et Havard, 2013) à l’égard de la RSE. Son engagement envers la RSE suppose une réponse de la direction, voire une flexibilité quant à leurs revendications dans une RSE en interne (envers les salariés). La direction quant à elle joue le jeu et adhère à cette régulation conjointe, pour maintenir un équilibre garant du succès du processus de RSE. « Au-delà du fait qu’un bon climat de dialogue social est lui-même un critère de la démarche de RSE, il semble donc que le rôle des managers pour favoriser ce dialogue social soit également un enjeu stratégique pour le succès de long terme de cette démarche » (Sobczak et Havard, 2009 : 9). En définitive, nous pouvons conclure que dans cette entreprise aussi bien la DRH que le couple syndicat-CE sont dans une logique de dialogue social, dont l’effet positif sur le pilotage de la RSE est apparent. Le fait que cette entreprise soit le premier opérateur privé sur le marché lui a accordé du temps pour construire dans la durée aussi bien sa culture d’entreprise que son identité organisationnelle et cet ordre négocié, qui ont permis un climat favorable à la mise en place d’un processus de RSE dont l’un des outils les plus importants est le dialogue social garant de cette régulation conjointe informelle, mais effective et de la réussite de l’ancrage d’une culture de RSE dans l’entreprise.

Propositions théoriques et apport de la recherche

Avec ces trois cas, nous avons pu voir comment syndicat, comité d’entreprise et direction interagissent autour des règles de déploiement et de pratique de la RSE qui conditionnent le type de régulation (autonome, de contrôle ou conjointe). Cela a permis de dégager des formes de régulations qui diffèrent selon que la RSE est explicite ou implicite et selon le motif d’engagement de RSE. Le type de RSE et le motif d’engagement représentent des facteurs déterminants du type de régulation. Le stade de la pratique RSE n’en est pas un, car, pour les cas 2 et 3, la régulation est la même alors que le stade de pratique de la RSE est différent. Dans ce qui suit, nous présentons les propositions théoriques issues de la recherche en croisant les types de régulations avec les types de RSE et motifs d’engagement de RSE.

  • P1 : La RSE explicite combinée à un motif d’engagement de RSE du type stratégies de construction des marchés (concurrence) et d’ordre défensif ou réactif où il s’agit de mettre en oeuvre une stratégie de communication et d’obtenir un avantage concurrentiel pour le développement de la réputation et la légitimité de l’entreprise, conduit à une situation de blocage entre le syndicat, le comité d’entreprise et la direction où régulation autonome et régulation de contrôle autour de la RSE s’affrontent avec absence de dialogue social.

  • P2 : La mutation de régulation autonome et de régulation de contrôle vers une régulation conjointe a lieu à travers le dialogue social qui permet de négocier autour de la règle inhérente à la pratique de la RSE et de passer d’une RSE explicite à une RSE implicite.

  • P3 : Le dialogue social permet de reconfigurer la règle de pratique de la RSE et d’en réguler le processus.

  • P4 : La RSE implicite, combinée à un motif d’engagement de RSE d’ordre proactif où l’entreprise fait preuve de sa capacité à produire elle-même les règles encadrant ses actions de RSE avec un engagement qui vise la création d’une situation gagnant-gagnant en matière de respect des parties prenantes, permet une capture organisationnelle où direction générale, syndicat et CCE modèlent la configuration de RSE de l’entreprise en garantissant des gains collectifs à travers une régulation conjointe informelle et discrète.

  • P5 : La capture organisationnelle et la régulation conjointe informelle et discrète résultent du dialogue social.

  • P6 : La régulation conjointe, à travers le dialogue social, déplace le centre de gravité de la négociation collective en passant du centre, qui était le syndicat, à l’entreprise dans sa globalité à travers une action finalisée autour de la RSE qui satisfait toutes les parties prenantes.

Ces propositions théoriques constituent l’apport de la recherche à l’étude de la régulation dans le cadre d’un processus RSE, et s’inscrivent dans le courant régulationniste de la RSE à l’instar des travaux de Postel et ses collègues (2006), Bodet et Lamarche (2007), Capron et Petit (2011) et Séhier (2014). Elles ont également une portée managériale et pratique, dans le sens où elles permettent aux responsables de RSE de planifier le déploiement de la RSE pour éviter des situations de blocage, comme ça été le cas pour l’entreprise 1. Cet apport empirique permet de comprendre le positionnement du syndicat par rapport à la RSE en fonction de la configuration de RSE (type de RSE et motifs d’engagement RSE) suivie par l’entreprise. Le tableau 3 illustre ces propositions.

Tableau 3

Types de régulations en entreprise entre syndicat, comité d’entreprise et direction en fonction du type de RSE et des motifs d’engagements de RSE

Types de régulations en entreprise entre syndicat, comité d’entreprise et direction en fonction du type de RSE et des motifs d’engagements de RSE

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Conclusion

L’objectif de cette étude, qui a eu lieu dans le contexte tunisien, était de comprendre le rôle que peut jouer le syndicat et le comité d’entreprise dans le processus RSE. Ces organismes représentatifs du personnel interviennent essentiellement dans le déploiement de la stratégie et de la politique de RSE de l’entreprise. Elles constituent une partie prenante primordiale en matière de RSE, en particulier le syndicat, grâce à son pouvoir et sa capacité mobilisatrice. Le dialogue social en ressort comme un puissant levier pour légitimer et accélérer le processus de RSE. Il agit comme un outil de RSE à la fois robuste et pragmatique qui le régule et qui réifie les aspirations des salariés, partie prenante parfois laissée pour compte dans les politiques de RSE de certaines entreprises dont l’engagement en RSE est, essentiellement, motivé par le renforcement de l’image et de la réputation.

Nous avons pu voir comment ces cas représentent les règles relatives au déploiement de la RSE. Ces règles sont inhérentes à la stratégie et à la politique de déploiement de la RSE, elles mettent en jeu les intérêts des acteurs (direction, syndicat, CE) mais aussi leur volonté d’arriver à un compromis. Les logiques d’action de ces acteurs se cristallisent dans les mécanismes de la régulation à maîtriser les contraintes des différentes parties prenantes du processus de RSE. Elles opposent la régulation autonome à la régulation de contrôle dans le cas 1. Dans les cas 2 et 3, ces logiques font l’objet d’une régulation conjointe informelle (Reynaud, 1997, 2003) discrète (Lazega et Mounier, 2012), reposant sur le compromis que les acteurs trouvent entre leurs logiques. Cette négociation entre les acteurs autour du déploiement de la RSE moyennant le dialogue social est le gage de la réussite du pilotage de la RSE en entreprise qui constitue à la fois le projet et la règle. Ils font de ce système social une entreprise responsable, produit de stratégies rationnelles contingentes aux aspirations de toutes les parties prenantes et d’une action collective conséquente.

Nous avons pu voir également que l’émergence de ces régulations autour de la RSE dépend du type de RSE établi par Matten et Moon (2008) (explicite/implicite) et du motif d’engagement de l’entreprise (Commenne, 2006 ; Carroll et Shabana, 2010 ; Asif et coll., 2013) et nous les avons corrélés et c’est ce qui représente l’apport théorique de l’étude.

À l’ère du renouveau syndical (Ben Kacem, 2014) en Tunisie, nous assistons à travers le management par la RSE à une revitalisation du syndicalisme et de la négociation collective dans des comportements et des modes d’agir nouveaux de ces organismes représentatifs du personnel. En prenant part à l’action collective autour de la RSE, ces organismes font du dialogue social un outil régulateur de son processus menant à ce que Zhao et ses collègues (2014) appellent une sophistication institutionnelle où dans le contexte des pays en transition sociale, comme en Tunisie, de nouvelles configurations de RSE en référence à la dynamique de type ascendant, liée à la diversification des acteurs sociaux (ONG, syndicats de travailleurs), se combinent à des prescriptions de type descendant.

Cette recherche, qui a eu lieu dans un pays du Sud, accuse cependant certaines limites au niveau de la transférabilité des enseignements issus de l’étude, compte tenu de son caractère idiographique. Il serait intéressant de voir, dans des recherches futures, si dans les contextes du pays du Nord ces instances de représentations des salariés sont aussi capables de modifier la configuration de RSE de l’entreprise.