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Présenté comme « une ethnographie située », je pensais pouvoir situer le livre de Larose-Hébert dans la foulée de ceux de deux anthropologues américaines qui, tout comme l’auteure, ont cherché à pénétrer l’univers des personnes ayant des problèmes de santé mentale : Sue Estroff (Making It Crazy: An Ethnographic Study of Clients in an American Community, 1985) et Emily Martin (Bipolar expeditions, 2007). Cela m’est impossible puisque la dimension socioculturelle des troubles mentaux est à toute fin pratique évacuée par l’auteure. En effet, sa démonstration vise essentiellement à mettre en lumière le dispositif disciplinaire encadrant et construisant la vie quotidienne des personnes psychiatrisées au Québec.

S’inspirant des travaux de Foucault, Larose-Hébert a

postulé que l’expérience, et par là même l’identité profonde du sujet, se verra modulée à travers sa « carrière d’usagers de services de santé mentale » par l’interaction directe avec les divers éléments qui constituent l’offre de services en santé mentale : les contraintes qu’elle contient, les pratiques qui y sont privilégiées, les méthodes d’intervention, les règles de fonctionnement, etc. Également, la formation du soi sera largement influencée par des forces agissant hors de la conscience de l’usager et qui sont situées dans un contexte plus global : idéologie biomédicale, médicalisation de la déviance, législation, etc. Ce même « soi » sera donc « assujetti » par une forme particulière du pouvoir, le biopouvoir, qui investit la vie de l’usager, dans un effort de normalisation.

p. 60

Les questions ayant guidé sa recherche sont celles-ci :

  1. de quelle manière l’expérience subjective des personnes psychiatrisées est-elle influencée par l’organisation de l’offre de services en santé mentale;

  2. comment les usagers des services en santé mentale font-ils sens de leur expérience à travers l’offre de services en santé mentale;

  3. quels sont les déterminants externes à l’offre de services en santé mentale qui organisent l’expérience de ces usagers? (p. 44)

Sa démonstration s’appuie sur un impressionnant travail empirique et constitue véritablement la force de son ouvrage : 95 personnes ont participé à son étude dont 18 ont été interviewées par l’auteure. Cinquante-sept de ces personnes reçoivent des prestations du programme de solidarité sociale, c’est-à-dire qu’elles sont considérées comme inaptes au travail. La collectivisation de leurs épreuves est analysée en fonction de moments modulateurs qui ont émergé de l’analyse des données.

Le fait de faire l’expérience de ces moments modulateurs, de se buter aux contraintes qui les rendent possibles, offre à un dispositif disciplinaire, matérialisé en réseau de services, la possibilité de reconstruire l’individu qui y séjourne afin qu’il corresponde à ses besoins de fonctionnalité. Cette identité permet le maintien des relations de pouvoir en place.

p. 109

Il en découle pour l’auteure que

l’intervention en santé mentale, voire plus spécifiquement l’approche axée sur le rétablissement, cible certains aspects de l’existence – employabilité, autonomie, santé – et place sur l’individu la responsabilité de se redéfinir et d’orienter son développement de soi en fonction de cibles visant la réinsertion sociale, et donc la normalisation.

p. 111

Ce phénomène de transformation identitaire contemporain est comparé à celui de Goffman (Goffman, 1968); ce n’est plus seulement l’hôpital psychiatrique qui est une institution totalitaire, mais bien l’ensemble du dispositif de soins et services sociaux. De même, la justice et la sécurité du revenu font partie du « filet de relations de pouvoir tentaculaires » qui oppriment les personnes psychiatrisées.

Il s’agit donc d’un tableau très sombre du quotidien des personnes psychiatrisées au Québec que Larose-Hébert présente au lecteur. Ayant oeuvré près de 25 ans dans le mouvement de défense des droits en santé mentale au Québec, je reconnais la pertinence de la description du quotidien de ces personnes tout en ne partageant pas son analyse et les affirmations qui en découlent quant à une société programmée.

Par exemple, sa présentation du rétablissement comme système unidirectionnel ne correspond pas à la réalité puisque des tensions épistémologiques s’observent quant à la définition du concept de rétablissement. Un premier courant est empreint d’une posture postpositiviste-pragmatiste alors qu’une autre posture interprétativiste est davantage axée sur la transformation focalisant sur l’expérience subjective vécue par les personnes psychiatrisées. Ainsi, sur les bases d’un consensus de plus de 150 experts internationaux, l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) a publié, en novembre 2019, le Guide de pratique QualityRights, axé sur l’actualisation des droits fondamentaux et sur le soutien au processus de rétablissement personnel. Cette initiative de l’OMS s’appuie sur le fait qu’il y a véritablement eu construction d’un savoir émancipateur au cours des trente dernières années de la part des personnes psychiatrisées. Il ne s’agit pas ici de nier l’écueil de l’instrumentalisation inhérent au différentiel de pouvoir (Storgaard Bonfils et Askheim, 2014). De ce fait, la distinction introduite par Nancy Fraser entre « publics faibles » et « publics forts » nous semble toujours pertinente. Les publics faibles sont des publics dont « les pratiques de délibération consistent exclusivement en la formation d’une opinion et forts, les publics dont le discours comprend à la fois la formulation de l’opinion et la prise de décision. » (Fischbach, 2015, p. 204)

Pour l’auteure, pour qui l’écriture de ce livre a fait partie intégrante de son propre rétablissement,

seules les personnes opprimées, dans ce cas les personnes psychiatrisées ou l’ayant été, ont le pouvoir d’enclencher un processus de libération. Ainsi, le rôle de l’intervenant consiste à activer leur prise de conscience à cet effet et donc de soutenir leur réflexivité.

p. 249

Cette lutte du pot de terre contre celle du pot de fer, selon moi, n’a pourtant progressé que par des alliances après la période de la prise de parole des années 70 et 80 par les personnes psychiatrisées. Par exemple, je pense ici à l’intégration de Judi Chamberlain, figure historique du mouvement des personnes psychiatrisées aux États-Unis (On our own, 1976) dans l’équipe de Bill Anthony au Boston University Psychiatric Rehabiliatation Center. Je pense également au financement par le ministère de la Santé et des Services Sociaux de la production d’un Guide pour une réflexion et un dialogue sur l’appropriation du pouvoir individuel et collectif des personnes utilisatrices des services de santé mentale (2004) entièrement rédigé par des personnes usagères. J’ai plutôt l’impression que la radicalité du message de Larose-Hébert nous éloigne de telles stratégies, mais ceci est conséquent avec son analyse foucaldienne. Je mise plutôt sur cette idée-force : « La pensée qui m’occupe le plus, c’est en quoi consiste notre communion d’idées, quels sont les points sur lesquels nous pourrons nous rencontrer tous, de n’importe quelle tendance… » (Dostoïevski dans Camus, 2008, p. 1268)