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∞ Préambule 1

Vertimus[1]. Nous devenons, nous tournons. En quoi ? En qui ? Il est trop tôt pour le dire et trop tôt pour le demander. La première personne du pluriel du latin vertere (« changer, devenir, tourner, faire une révolution, échanger, faire un déplacement, altérer, renverser ») est pour moi la base, comme un tourne-disque permettant d’écouter les disques vinyle d’autrefois. Lorsque vous ou moi nous devenons, lorsque lui, ou elle, ou cela devient, nous devenons. Derrière verto, vertis et vertit se cache vertimus. Personne ne devient lui-, ou elle-, ou cela-même dans l’isolement, en se prenant en main à la manière du baron de Münchhausen. Je deviens moi, je deviens moi-même en devenant-nous, ce qui, bien sûr, n’est pas propre à l’humain. Chaque version (par-dessus tout, de moi, de moi-même) est une conversion, et pas seulement de plusieurs types d’énergie. La con-version de chaque version est ce tournement-avec, ce devenir-avec à chaque étape du développement, à chaque tournant de la trame existentielle. Si l’existence est un être-avec (Dasein = Mitdasein), alors le devenir se développe encore plus en commun, en partage, en participatif. Et le devenir-plante, à travers toutes ces conversions, qu’elles relèvent ou non de l’énergie, est la manifestation la plus sincère de l’avec.

∞ Préambule 2

Je prépare encore le terrain pour ce qui va suivre avec ces brèves remarques introductives. (Que deviendront-elles ?) Préparer le terrain, travailler avec la terre, avec le sol — tout ceci est compris dans le verbe vertere. La toute première phrase du livre I des Géorgiques de Virgile (1806) commence par le début absolu de l’agriculture, terram vertere, « retourner la terre », ou, simplement, labourer le champ dans un certain type d’engagement humain avec les plantes destiné à encourager leur devenir. Cela veut dire que pour devenir, ou tourner (en, disons, une plante foisonnante), il est nécessaire de perturber, de retourner, de renverser le sol ou l’état présent des choses. Guider les plantes vers leur devenir le plus optimal, prendre soin de la terre et de ce qui y croît n’exige rien de moins que le retournement du statu quo, qu’il s’agisse du sol en état de repos ou de la graine, qui doit renverser sa forme condensée, sortir de son enveloppe et se transformer en plantule. La tournure du devenir : tourner en quelque chose ou quelqu’un nous oblige à sortir de nous-mêmes pour devenir un autre. Il n’existe pas de devenir sans une révolution à proprement parler, sans renversement par le retournement, dans lequel nous tournons (vertimus) ensemble avec les êtres emportés dans le tourbillon de ce mouvement. Déhiscence : le rideau est tiré ou tombe, peut-être avant le début de l’acte 1 ?

∞ Préambule 3

Le retournement du renversement du devenir paraît insatiable. En plus de nier tout état réel de l’être, il réduit l’être lui-même à néant. Sauf que la néantisation de l’être n’est que la moitié du phénomène du devenir, ainsi que le conçoit Hegel dans les deux Logiques. Dans l’Encyclopédie des sciences philosophiques[2], « le principe du devenir » est « que l’être — non point passe — mais est passé en néant et le néant en être [das Sein das Übergehen in Nichts, und das Nichts das Übergehen ins Seins ist] » (Hegel 2010a : 143). Dans la Science de la logique[3], la disparition de la proposition « l’être pur et le néant pur sont la même chose » donne naissance au mouvement du devenir (id. 2010b : 67). Nuancer la négation d’un état d’être, autant que de l’être lui-même, est la négation du néant dans lequel s’est dissout ce qui a été nié. À la lumière de cette symétrie, à quoi ressemble un retournement du renversement — une révolution — dans le néant ? Après que la graine, en tant que graine, a disparu, elle réapparaît dans le germe et, en fait, dans la préface de la Phénoménologie de l’esprit, Hegel (2006 [1806] : 58) peint l’histoire de la philosophie en recourant à toute une palette de métamorphoses des plantes — le bouton, la fleur, le fruit… Le néant travaille en coulisses, sans jamais apparaître au grand jour, dans l’ouverture limitée de l’existence à laquelle il contribue. Nous ne pouvons qu’inférer le travail du néant par l’altérisation du même, sa dé- ou refiguration. Quant aux « transitions » du devenir, mutuellement opposées quoique complémentaires, qui commémorent une identité « disparue » de l’être et du néant, elles cultivent l’ontologie à partir du monde végétal. Si le devenir est à la fois un venir-à-l’être et un mourir, devenir et dé-devenir, venir et partir, venir et devenir, alors il est à la fois croissance et décomposition, la métamorphose, ou changement de forme, advenant entre ces transitions concrètes. Ce qui m’amène à la première thèse : tout devenir est un devenir-plante.

∞ Thèse 1

Tout devenir est un devenir-plante. Lorsque nous devenons quelque chose ou quelqu’un, nous devenons des plantes ; nous devenons elles et avec elles. Cela ne signifie pas forcément que nous fleurissons ou développons des racines, littéralement ou métaphoriquement. La définition du devenir en tant que devenir-végétal est parallèle à la synecdoque de la nature plante et de la nature en tant que telle, que j’ai abondamment commentée ailleurs[4]. Pour Goethe (2010), l’essence des plantes est la métamorphose. Le changement de forme ne recouvre pas un noyau immuable qui en fait ce qu’elles sont. La métamorphose, c’est les plantes ; leur forme vivante est l’altération de la forme. Devenant-plante, devenant-végétal, nous tournons (vertimus) en une métamorphose, devenons le devenir. Nous nous livrons nous-mêmes à un devenir fini, qui est en même temps infini, dont on ne peut voir la fin. Un double ajournement est à l’oeuvre ici, qui repousse le néant autant que l’être, entendu comme ce qui est devenu, ce qui est issu du devenir, le résultat final, un aboutissement. Le devenir, après tout, est un voyage sans destination précise et même si quelque chose est censé sortir du devenir végétal (fruits et graines en étant les marques principales), ce « quelque chose » manque de finalité ultime parce que, à son tour (le tour de vertere), il amorce une nouvelle croissance et une nouvelle décomposition. La fermeture circulaire coïncide avec une ouverture absolue. Habituellement associées à l’immobilité et à la stagnation, les plantes sont mutables, polyvalentes et assez souples pour donner corps à ceux qui n’appartiennent pas formellement à leur règne biologique — par exemple, nous, nous-mêmes. En se métamorphosant, elles sont ce qui est en voie d’être ou de ne pas être, les transitions vertes entre l’être et le néant. Passant d’un état à un autre, nous devenons aussi des plantes.

∞ Thèse 2

Devenir-plante est devenir-nous. Pour le dire négativement, le devenir-plante est un phénomène de désindividuation. Dans un coma profond, on dit d’une personne qu’elle devient un légume, sa vie étant réduite aux fonctions physiologiques les plus communes et les plus essentielles. Au contraire, devenir un humain relève d’une individuation radicale, qui nous fait entrer en collision avec les plantes. Mais que se passe-t-il si la désindividuation végétale nous conduit sur la voie d’une singularité plurielle encore plus vibrante que celle que l’individualité ne pourrait jamais assumer à elle seule ? Le grain de vérité dans la qualification intuitive d’un patient comateux de « végétal » est que, pour assouplir les barrières entre le je et le nous, je dois prendre part au devenir-plante. La constitution collective de la vie végétale — y compris un unique spécimen fait d’une multiplicité de pousses, sa relation à son environnement et à son « parent » qui n’est pas entièrement différenciée de son « soi » — nous ramène à l’idée qu’il y a un nous derrière chaque je. Ainsi, devenant-plante, nous devenons nous, et nous tournons ou retournons (vertimus) vers le nous que je suis.

∞ Thèse 3

Les plantes nous rappellent le mode sériel du devenir. Bien qu’elles soient quasiment génériques dans leur croissance-et-décomposition particulière (voir thèse 1), les plantes fournissent des preuves irréfutables de la nature sérielle et déterminée du devenir. Ceci, en effet, est ce qui le distingue du changement, sans parler du flux amorphe avec lequel il a parfois été confondu. Les tours et détours du changement (les altérations de vertere) indiquent la direction d’une transformation tout à fait indirecte, alors que le devenir dirige cette indirection, la « structure », si on veut. Le devenir, contrairement au changement aléatoire, a une certaine allure, un rythme, et par conséquent un motif. Il présente un arrangement en série, ce qui le rend sinon idéal, du moins minimalement idéalisable, répétable. Ce motif est sensuel (visuel, auditif, etc.) et temporel, son tempo dictant le temps du devenir de l’entité. Outre l’altération du changement, le devenir implique l’alternance, en particulier dans l’hétérotemporalité saisonnière des plantes que j’ai soulignée dans Plant-Thinking (2013). Parmi les formes alternatives du devenir végétal, nous trouvons un bourgeon, une fleur, un fruit, eux-mêmes expressions phénoménales (ou encore cadres fixes) de mouvements temporels, cadencés, rythmés. Notre devenir-plante ne peut pas, comme mentionné, être équivalent à une imitation littérale ou métaphorique de ces structures végétales et d’autres ; nous devons plutôt nous mettre au diapason des rythmes, des tempos et donc des temps des plantes et, dans la mesure du possible, y participer. Entre l’être et le néant, la métamorphose n’a pas le monopole de la transition ontologique. L’ingrédient manquant est le métabolisme (metabolé), qui révèle le côté temporel du devenir, tandis que la métamorphose renvoie à son aspect spatial.

∞ Thèse 4

Devenir-plante, c’est notre métamorphose en une métamorphose continuelle, ainsi que notre être métabolisé dans la relation métabolique. Laissez-moi tenter de définir aussi nettement que possible la différence entre deux mots grecs désignant le changement. La metamorphosis est un changement de forme, la trans-formation, l’altération structurelle ; la metabolé est un changement de tendance, une trans-jection, une altérisation fonctionnelle. Devenir, c’est naviguer entre l’espace de la metamorphosis et le temps de la metabolé (tous deux coincés entre l’être et le néant), diriger leur indirection spatiotemporelle, leurs tours et détours, leurs courbures. Un changement de forme n’a pas à être partagé avec un autre être. C’est un évènement, une transformation propre à un sujet individuel du devenir, même si, en règle générale, il répond à un « stimulus » de l’environnement extérieur. La metabolé, cependant, est associative, sinon sociale : une projection d’ici à là, une interrelation du digérant et du digéré (où le digérant est aussi métabolisé), un co-devenir, une valse du changeant et du changé qui tournent l’un autour de l’autre jusqu’à ce que l’on ne voie plus clairement lequel est l’initiateur actif et lequel subit l’action. En parlant de « devenir-plante », dans l’une des variations du devenir-non humain, c’est rarement la metabolé que nous avons en tête. Nous nous représentons au contraire une forme végétale greffée sur le corps humain, la partie phénoménale du devenir. Comment pouvons-nous non seulement nous métamorphoser, mais aussi nous métaboliser en plantes au sens temporel de vertimus, tourner dans le temps ? Le métabolisme digestif est probablement l’illustration la plus usuelle et la plus concrète du tournant métabolique, en général : il faut du temps pour que le mangé devienne le mangeur et, inversement, pour que le second soit métabolisé dans le premier. Chaque fois que vous vous nourrissez d’une carotte ou d’une pêche, de haricots rouges ou de pommes, vous les devenez, du moins sur le plan moléculaire — d’où le vieil adage recyclé par Nietzsche (1995) dans sa psychophysiologie : « On est ce que l’on mange. » (Le tournant métabolique de vertimus est un tournement de l’estomac et de l’intestin.) Les théories du devenir-plante ne peuvent écarter ce processus sous prétexte qu’il serait trivial, pas plus qu’elles ne peuvent dissiper l’impression que, une fois les vannes ouvertes, tout notre être est digéré en être-plante, ce que, au fond, nous sommes déjà. Ce à quoi nous sommes confrontés, alors, est à la fois une réflexion du miroir et une inversion de la vision de saint Augustin, selon qui les croyants sont digérés en Dieu, retenus et mémorisés par l’intériorité divine (sorte d’estomac invisible) pour toujours dans un acte métabolique qui met un terme au métabolisme : « Je suis la nourriture des forts ; croîs et tu me mangeras. Tu ne m’assimileras pas à toi, comme la nourriture de ta chair, c’est toi qui t’assimileras à moi [Cibus sum grandium : cresce et manducabis me. Nec tu me in te mutabis sicut cibum carnis tuae, sed tu mutaberis in me] » (saint Augustin 1969, livre 7, X-16 : 162). Être digéré et devenir végétal, au contraire, c’est se couler dans un devenir interminable et non dans les eaux stagnantes de ce qui est toujours le même et ne change pas. Une telle digestion dépasse les limites de la nourriture, elle-même composante essentielle de l’âme de la plante aristotélicienne ; cela se produit lorsque notre vécu, notre pensée et notre « conscience du temps » (ou, mieux, notre « inconscience du temps ») se rapprochent des rythmes, des cadences, des tempos végétaux, comme dans certaines pratiques méditatives.

∞ Thèse 5

La part mimétique du devenir (surtout prise isolément de la relation métabolique) risque de coloniser le monde autre qu’humain. Dans l’univers philosophique d’Aristote, la mimesis est la marque de l’humanisation : « la mimésis distingue les humains des autres animaux, et l’humain est le plus mimétique de tous » (1995 : 1448b, 5-10). Signe du privilège humain, elle n’a rien de figé ; l’humanisation n’est pas l’accession à une essence prédéterminée, mais la capacité de devenir toute chose ou qui que ce soit autre qu’humain. Nous tournons (vertimus) en humain lorsque nous avons le potentiel de nous tourner en l’autre — plante, animal, pierre, pluie, volcan, le soleil et la lune… Toute chose et toute personne tournent ensemble dans le mouvement tournant de ce centre mimétique, anthropos, soustrait à la circonférence du reste du monde et, du fait de son absence, prêt à remplacer toute existence. Dans cette optique, le royaume autre qu’humain est la queue de la comète de l’humanité, le substrat sur lequel s’impriment nos pouvoirs inégalés (inimitables) d’imitation. Et, en effet, le devenir mimétique anthropocentrique est une question de pouvoir et de plaisir : la mimésis, affirme Aristote, « crée du plaisir [poiéseo tèn hedonèn] » chez celui qui connaît l’original imité et peut le comparer et le comprendre dans la copie imitée (ibid. : 1448b, 17). Au-delà de la comparaison, le plaisir que produit la mimésis émane du pouvoir de recréer l’original en le devenant, et en prenant ainsi le contrôle total de ce qui est imité. (La même logique sous-tend les circonstances dans lesquelles, au lieu d’opter pour une réaction de lutte ou de fuite, un animal fige sur place face à un danger mortel. Sa quasi-immobilité n’est pas une forme de paralysie, mais la mimésis de la mort dans une tentative ultime de contrôler sa disparition imminente.) Et si, loin de renoncer aux rênes du pouvoir, notre devenir-arbre, si présent dans la littérature contemporaine (il suffit de penser à La végétarienne de Han Kang [2016], à « Under Glass » de Margaret Atwood [1972] ou à Comment je suis devenue un arbre de Sumana Roy [2020[5]]), étendait ce pouvoir au-delà des limites du règne animal ? Et si c’était la raison pour laquelle le destinataire de prédilection de la mimésis végétale est ce que l’on appelle « la plante supérieure » — en l’occurrence un arbre ou une fleur — dont la forme ressemble déjà étrangement à celle de l’humain ?

∞ Thèse 6

L’élément salvateur de la mimésis est sa végétalité. En tenant compte des caractéristiques végétales de la mimésis, nous devrions pouvoir atténuer sa poussée colonisatrice. Tout d’abord, devenir une plante ne consiste pas seulement à imiter sa forme au moyen de la métamorphose, mais aussi sa physiologie sur le plan du métabolisme, au sens large. Pour devenir un arbre, nous devons nous en remettre à la croissance et à la décomposition qui gouvernent aussi subrepticement nos vies psychiques et corporelles dans leur incarnation humaine également ; en croissant et en nous décomposant, nous devenons en direction de la différence, et non de la domestication de ce qui est étranger. (Entre parenthèses, je note que, sous la pression de la crise environnementale actuelle, il est plus urgent de redécouvrir comment se décomposer que comment croître, c’est-à-dire de savoir comment croître sans étouffer les possibilités et l’avenir d’autres croissances.) La libération des chaînes de la vitalité végétale en nous est en contradiction avec l’intention de contrôler l’autre qu’humain que nous sommes ou que nous devenons. Laisser croître, c’est lâcher les rênes du pouvoir mimétique. Deuxièmement, la mimésis, dit Aristote, « s’accomplit par le moyen du rythme [tèn mimesin en ruthmõ] » (1858, chap. 1 : 3). Nous pouvons, certes, tirer un plaisir mimétique de la reproduction de rythmes, de tempos ou de temporalités du végétal, mais de toute façon ce plaisir serait amputé du pouvoir qu’il était censé signifier. La mimésis des rythmes des plantes nous mène à l’altération et l’alternance des saisons, des rotations de la planète, avec laquelle et sur laquelle nous tournons (vertimus). Que ressentirions-nous si nous avions le contrôle d’un être qui s’épanouit jusqu’à perdre le contrôle de lui-même, jusqu’à être non pas autonome, mais hétéronome, qui bouge (croît, se métamorphose, dépérit) au rythme du temps de l’autre : les saisons, une rotation annuelle ou de nombreux cycles pérennes, les alternances diurnes et nocturnes ? Troisièmement, Aristote a mis le doigt sur les racines végétales de la mimésis, « implantées [sumphuton] dans les humains depuis l’enfance » (1995 : 1448b, 5). Sumphuton, le mot rendu par « implanté » [« implanted »] dans la traduction anglaise de la Loeb Classical Library[6], signifie « de nature partagée » ou « croître-avec », et, incidemment, Platon l’a employé pour décrire la collaboration (sumphutō dunamei) entre le conducteur de char et les chevaux dans la figure complexe de l’âme qu’il introduit dans Phèdre (1994 : 246). Traduire ainsi ce terme nous donne une perspective différente de la mimésis qui a crû avec les humains, avec les plantes mimétiques que nous sommes, depuis notre enfance. La qualité anthropocentrique déterminante, celle qui nous permet de nous mettre dans la peau d’autres êtres, n’est absolument pas nôtre : elle appartient au monde végétal. Et cela se comprend, à la lumière des singularités génériques que sont les plantes.

∞ Thèse 7

Le devenir-plante est abstraction métamorphique et concrétion métabolique. Puisque la forme de la plante n’existe pas, en dépit du rêve de Goethe (2010) de die Urpflanze (la plante archétypale), notre métamorphose en la plante ne peut qu’atterrir sur le terrain aride de l’abstraction. Lorsque la forme est saillante, devenir un concombre, devenir un lys, devenir une épine ont en commun le devenir, et non un amarrage à la catégorie biologique « plante ». Mais lorsque la forme échappe à la perspective théorique et pratique, le mouvement du devenir apparaît au premier plan : croissance et décomposition, alimentation et reproduction. Le devenir-plante n’est tangible que dans la mesure où il dénote la composante métabolique du devenir — une tendance existentielle ou un groupe ayant de telles inclinations constituant un mode d’être. Peut-être devrions-nous dire devenir-végétal si nous voulons attirer l’attention sur le tournement lui-même, par opposition aux contours de ce qui ou de celui qui tourne.

∞ Thèse 8

Il y a deux approches possibles du devenir-plante : une différence indifférente et une indifférence différente. Sur la voie du devenir-plante, nous tournons (vertimus) en tournement. Mais la question est : comment cela tourne-t-il ? Et comment tournons-nous avec, nous tournons-nous en, et comme lui ? Devenir peut effacer la différence ou l’affirmer, selon que, dans les termes hégéliens (das Übergehen), cela souligne la transition de l’être au néant et du néant à l’être ou l’unité (die Einheit) des deux moments (Hegel 2010b : 140). Dans la mimésis, comme nous l’avons vu, la différence est effacée et, du même coup, affirmée grâce à un ensemble d’interventions végétales ; les tournements de la mimésis sont analogues au vertere stilum, la pratique des scribes de retourner le stylet du côté non taillé afin de corriger, en l’effaçant, ce qui avait déjà été écrit avant de revenir au côté pointu de l’instrument d’écriture. L’effacement mimétique correspond à une « différence indifférente », non concernée par le contenu particulier et la configuration/forme de ce que chacun pourrait devenir. En exerçant leur impressionnante capacité de mimésis, les humains peuvent devenir virtuellement tout ce qu’ils veulent, alors pourquoi pas une plante ? Ici, les destinations provisoires du voyage de ce qui devient sont interchangeables : aujourd’hui, une plante ; demain, un microbe ; après-demain, une pierre… Nous regardons avec une totale indifférence la différence qui apparaît momentanément, uniquement pour céder la place à une autre. La possibilité abstraite régule toute chose, sans désir de s’en tenir à un mode d’être en particulier. Comme des toupies, nous tournons (vertimus) de façon monotone, prenant et délaissant des identités qui n’affectent en rien la machine mimétique que nous sommes ou sommes devenus. Le devenir-plante se dissout dans le mélange désordonné du devenir-X (remplir le blanc). Pourtant, d’une certaine manière, la plante est précisément cette case vide dans toute sa concrétude, et elle croît à la source de la mimésis avec l’enfant humain qui grandit. Le « tourner en » se retourne ; la différence indifférente bascule dans l’indifférence différente du végétal, son accueil inconditionnel de l’autre dans la réalité, à portée de main des possibilités abstraites et irréalisables, où chaque incarnation unique n’est qu’eau coulant sous les ponts. Le devenir-plante sous l’étoile de l’indifférence différente est un devenir générique de façon déterminée, une condition que Hegel pouvait concevoir comme étant à la limite avec sa « négation déterminée ». Tant la métamorphose que la metabolé jouent avec les tours et les retournements inhérents aux deux modes du devenir : la métamorphose opère avec tant de formes (morphés) qu’elle est au-delà (meta-) de la forme ; la metabolé jongle avec tant de trajectoires ou de projections (bolés) du devenir qu’elle est au-delà (meta-) de la projection ou de la -jection. Mais l’au-delà d’une forme apparente est-il enchâssé dans cette forme ou se trouve-t-il hors d’elle ? L’au-delà de la projection est-il prévu par ce qui est projeté ou est-il préservé, immobile, du côté citérieur de toutes les trajectoires possibles ? L’au-delà du devenir est-il interne ou externe à ce qui devient ? Enfin, l’au-delà de la métaphysique réside-t-il, caché, dans la phusis (dans une allusion à l’amour qu’a la nature pour sa propre dissimulation) ou survit-il dans quelque sphère surnaturelle ? Tandis que l’approche de l’indifférence différente privilégie la première option, la différence indifférente choisit la seconde. Le devenir des plantes se produit au-delà du dedans. Notre devenir-plante ajoute une autre circonvolution au tournant végétal : nous pouvons devenir des plantes comme les plantes deviennent des non-plantes ou nous pouvons devenir des plantes en ignorant complètement leurs détours singuliers de l’être au néant et du néant à l’être, les détours de la croissance et de la décomposition qui sont, en dépit de leur singularité, les points tournants du devenir en tant que tel.

∞ Thèse 9

Devenant-plante, nous nous retournons et devenons (vertimus) ce que nous sommes déjà. Dans l’avenir du devenir-plante, nous découvrons notre passé le plus profond et le plus complètement refoulé : l’attachement à la singularité de l’endroit où nous vivons et croissons, une façon de penser enracinée dans le corps nourri et sexualisé, une exposition vitale à l’extérieur non encore séparé de l’intériorité psychophysique. Lorsque nous nous tournons (vertimus) en plante, en nous appropriant ses tendances et ses trajectoires du devenir, le temps lui-même tourne, fait demi-tour, revient sans régresser. Le temps n’est donc pas la flèche directe du progrès, laissant le temps derrière et se précipitant à travers le présent vers un avenir entièrement nouveau. Pivotant, il avance et recule, tout comme une plante qui croît suit le cours du mouvement nutationnel ou circumnutationnel. En révolution autour de son axe, la plante se met elle-même en orbite comme autre qu’elle-même, en bouclant la boucle de son devenir et de tout devenir. Il n’y a, à mon avis, pas de meilleure image spatiale du temps. En devenant-plante, nous pivotons, de ce que nous sommes à ce que nous avons été et que nous avons perdu de vue, à ce qui nous attend dans un avenir qui n’a jamais été présent. Nos souhaits de devenir un chêne ou une rose sont les symptômes individuels et culturels du désir de chacun et chacune de surmonter sa séparation stratosphérique (en jargon philosophique, notre aliénation) de soi et de nous, du devenir-nous. En dépit de l’énorme distance qui nous coupe et nous découpe en morceaux individuels, nous réalisons vaguement que ce qui nous échappe est la tendance végétale de l’existence, présente en nous de façon immémoriale et qui nous recompose. Nous nous tournons vers (et en ; vertimus, des deux façons) des formes de plantes en témoignant de notre reconnaissance inconsciente de cet héritage perdu.

∞ Thèse 10

Vertimus, ergo virēmus. Nous tournons, nous devenons, par conséquent nous sommes verdoyants et vigoureux : nous fleurissons.