Corps de l’article

Introduction

Padka est une femme nomade[1] qui a passé sa vie dans certaines prairies de l’est du plateau tibétain. Lorsqu’elle y est née, il y a quatre décennies, sous une tente noire, durant les mois froids de l’année tibétaine du cheval, sa mère l’a emmaillotée dans plusieurs épaisseurs de feutre et de fourrure de jeune yack pour la garder au chaud. Padka a grandi avec les jeunes bovidés qui mugissaient sous la tente pendant la nuit et, lorsqu’elle a été assez vieille pour marcher sans trébucher, elle a aidé ses soeurs aînées à veiller sur les yacks : guider les animaux pour qu’ils aillent paître dans différentes pâtures et les ramener pour traire les femelles, une fois en hiver, deux fois en été. Elle a commencé à tisser des wordo[2], frondes en poil de yack de différents modèles utilisées pour rassembler les troupeaux. Des pierres placées sur le coussinet de feutre se trouvant entre deux longues lanières en poil de yack étaient lancées avec une grande précision sur la croupe des animaux se mouvant lentement, ou bien le wordo pouvait être employé afin de fouetter l’air dans un bruit assourdissant qui incite les bêtes à forcer l’allure. Pendant son enfance, Padka passait la plupart de son temps avec les animaux dans les pâturages d’été, jetant des pierres au-dessus des petits cours d’eau et ramassant de nombreuses plantes, soit pour les manger, soit pour jouer avec. Qui lui a enseigné cette connaissance des plantes ? Son oncle paternel, un médecin tibétain local, venait parfois séjourner avec eux dans les pâturages d’été. C’est lui qui lui a appris à identifier les myriades de fleurs, de laîches ou carex, d’arbrisseaux et de tubercules employés dans la vie nomade tibétaine à des fins alimentaires ou médicinales. Le plus important était d’identifier la feuille, et connaître le nom des plantes aidait à se rappeler le type de maladies qu’elles pouvaient traiter — par exemple, tsum (Rheum sp.), la rhubarbe, était utilisée comme purgatif. Mais ce sont les femmes de sa parenté qui lui ont montré comment tresser des couronnes avec zhaser metog (Stellera chamaejasme). Elle adorait ajouter une nouvelle fleur à chaque double croisement de la tige, chose qu’elle allait enseigner à ses propres enfants. Enfant, elle portait ces fruits de son travail sur la tête pendant quelques jours, jusqu’à ce que les fleurs commencent à faner. Son oncle lui avait dit qu’autrefois les racines de cette plante servaient à fabriquer du papier, alors elle s’imaginait être, grâce à ce travail avec les fleurs, un peu comme les moines du temps jadis.

Fig. 1

Garçon nomade portant une couronne de fleurs faite de Stellera chamaejasme

Garçon nomade portant une couronne de fleurs faite de Stellera chamaejasme
Source : Gillian G. Tan (2013)

-> Voir la liste des figures

J’ai appris ces détails sur la vie quotidienne passée et présente de Padka en vivant avec sa famille et elle durant de longues périodes de travail de terrain au cours des treize dernières années. Dans cette région de l’est du plateau tibétain, située dans la préfecture autonome tibétaine de Garzê, dans l’ouest de la province du Sichuan, les femmes nomades tibétaines interagissent avec les animaux et les plantes d’une façon qui entre fortement en résonance avec le vécu de Padka. Ce que je souhaite exprimer, en commençant par cette anecdote et tout au long de cet article, c’est le sentiment que la vie nomade tibétaine ne se limite pas à un « monde d’éleveurs » — sa caractérisation habituelle. Cette caractérisation met l’accent sur les pratiques d’élevage, qui est entendu en général comme un mode de subsistance. Les travaux sur l’élevage ont eu tendance à souligner les aspects utilitaires de la vie de ces populations non urbaines. Dans leur étude dorénavant classique sur le monde des éleveurs nomades, Rada Dyson-Hudson et Neville Dyson-Hudson (1980) ont souligné de quelle façon, malgré les idéaux romantiques faisant des nomades des esprits libres échappant au contrôle centralisé, les études sur les nomades ont mis l’accent sur la viabilité économique, l’exploitation des pâturages saisonniers et le mouvement afin de maximiser la capacité de résilience des troupeaux et les divisions genrées du travail. À la suite de l’étude influente d’Edward Evan Evans-Pritchard sur les Nuer (1940), les relations entre mouvement pastoral et organisation sociale ont également dominé ce champ d’études. Mais bien qu’elles soient sans nul doute inestimables pour la compréhension de la façon dont différents groupes culturels pratiquent l’élevage et de la façon dont les relations avec les animaux façonnent les décisions et actions essentielles permettant un certain mode de vie, ces comparaisons se font inévitablement au détriment d’autres aspects de la vie quotidienne. Les complexités peu mises en avant, mais riches — par exemple la façon dont les plantes font intégralement partie du monde où vivent les gens qui s’occupent des animaux — sont tout aussi importantes si nous voulons apprécier à leur juste valeur toutes les dimensions de la condition de nomade.

Cet article se concentre sur les interactions entre les nomades et les plantes parce que l’ensemble des travaux portant sur les éleveurs a eu tendance à négliger les plantes. Lorsqu’elles sont prises en considération, c’est en général dans le cadre technique des types d’herbes et des catégories de pâtures pour la gestion des terres, du savoir écologique autochtone pour une plus grande durabilité et de l’importance de la diversité bioculturelle (Fernandez-Gimenez 2000 ; UNCCD 2007 ; Oba 2012 ; Seele et al. 2019). Que pourrait révéler une attention particulière accordée aux aspects les moins rigoureusement utilitaires des relations que les nomades entretiennent avec les plantes ? Comme l’a relevé Florence Brunois-Pasina (2018), cet oubli de la vie végétale — malgré certaines approches classiques en ethnobotanique et en ethnoclassification — a récemment été corrigé par une prolifération de travaux en anthropologie et autres disciplines, dans ce que l’on appelle le « tournant des plantes » ou « tournant végétal » (plant turn). L’un des nombreux aspects positifs de cet élargissement du regard intellectuel et de ses approches a été de multiplier les nombreuses façons d’être humain, ce qui est la tâche de l’anthropologie. De la littérature sur les ontologies multiples à la prolifération des descriptions de mondes « plus qu’humains », cette rectification se base sur un renversement des paradigmes auparavant dominants (et, selon Michael Marder [2011], déformants), qui existaient au détriment d’un autre « réduit au silence » ou à l’inexistence et d’autres façons pourtant tout aussi légitimes de vivre et d’être au monde. Auparavant, l’autre était « l’autre primitif » au même titre que l’animal selon la biopolitique foucaldienne (Nealon 2017). Cependant, il y eut d’autres façons de réduire l’autre au silence. Le silence des plantes est, comme l’observe Marder (2011), à la fois une condition de la vie végétale et une invitation à nous ouvrir au « penser-plante », qui est un moyen d’approcher l’intentionnalité non consciente et la non-identité (id. 2013). Si nous élargissons notre champ d’action pour considérer « l’humain » — et non pas seulement la personne qui domine ou instrumentalise — comme l’identité dominante, alors les plantes sont le terrain idéal pour se mettre au diapason du non-humain et de la non-identité qui est, néanmoins, essentielle à la compréhension de l’humain dans toute sa complexité.

Attention et usage

L’accent mis sur les modes non utilitaristes d’entrée en relation avec la vie végétale a inclus des aspects supplémentaires et autrefois négligés des relations humains-plantes. Il est important de noter que cette attention contribue de manière importante à notre compréhension des relations entre les plantes et les êtres humains, et cette façon de procéder, plutôt que de concrétiser une dichotomie entre la pure utilité des plantes d’un côté et le pur amour des êtres-plantes de l’autre, complique au contraire une simple dichotomie du relationnel. Ainsi, lorsque Kregg Hetherington (2014) analyse les effets des cadres de réglementation sur l’industrie des germes de soja au Paraguay, sa conclusion n’est pas simplement que le soja est une plante extrêmement utile, mais aussi que les germes de soja eux-mêmes témoignent d’une multiplicité d’enlacements qui les rend excessifs, plutôt qu’objectivés et réduits. C’est le caractère excessif des enchevêtrements qui démontre comment une focalisation instrumentale sur l’utilité n’exclut pas immédiatement les aspects affectifs des relations humains-plantes tels que les soins (Hartigan 2017) ou l’amour (Archambault 2016).

Pour les nomades tibétains également, les interactions avec les plantes dépassent la seule préoccupation utilitaire. Chaque jour, lorsque Wangmo — la soeur de Padka — va faire paître les animaux de la maisonnée, elle parcourt invariablement des kilomètres à pied dans les prairies de haute altitude, choisissant un itinéraire différent chaque fois en fonction des rotations des pâtures, qui changent selon les saisons et les déplacements des maisonnées voisines. Puisque sa soeur reste sous la tente noire pour s’occuper du lait de la maisonnée, après la traite matinale, Wangmo peut passer plus de temps loin de la tente que si elle était la seule femme de la maisonnée. Ses itinéraires changent non seulement en fonction des pâturages où les yacks vont paître, mais aussi en fonction de l’endroit où elle choisit de marcher et de ce qu’elle pourrait avoir à faire en chemin. Un jour elle pourrait faire appel à la maisonnée d’une parente pour lui demander un peu de ferment pour yaourt parce qu’il n’y en a plus chez elle, et mènera alors son troupeau de bétail par un chemin particulier de la prairie. Un autre jour, elle pourrait décider de rendre visite à des parents âgés afin de leur porter quelques remèdes et un peu de beurre. Ce faisant, elle traversera une autre partie des prairies et, en chemin, ramassera du karyang (Rheum sp.), une variété de rhubarbe de haute altitude dont Wangmo dit qu’elle a le goût des « pommes du Tibet ». Les filles de la région ont un aphorisme à propos de cette plante : Au sommet, elle ressemble à un coeur ; au centre, elle ressemble à une corne, car elle est vigoureuse et pointue ; et à la base, elle ressemble à un lama tibétain à cause de ses feuilles rouges sur sa tige jaune. Lorsqu’elles me l’ont rapportée, cette formule était accompagnée d’assez de fous rires pour que je puisse en déduire avec suffisamment de certitude qu’elle évoque les hommes.

Fig. 2

Femme nomade assise au milieu de plantes karyang (Rheum sp.)

Femme nomade assise au milieu de plantes karyang (Rheum sp.)
Source : Gillian G. Tan (2013)

-> Voir la liste des figures

Un autre jour, et selon la saison, Wangmo pourrait n’avoir aucune visite à rendre et, au lieu de cela, elle prendra le temps de flâner le long d’un versant ou d’un ruisseau qu’elle aime particulièrement afin d’y chercher certains arbrisseaux ou certaines fleurs. Durant les deux dernières décennies, les nomades tibétains ont intensifié leur activité de cueillette des plantes médicinales en raison d’une demande locale et nationale croissante pour leurs remèdes traditionnels. Les plantes sont cueillies et, selon leur type, vendues à des acheteurs locaux ou à des intermédiaires. L’attention que portent les nomades tibétains aux plantes en fonction de leur valeur marchande s’est récemment accrue, autant en échelle qu’en intensité, de la même manière que « l’économie de l’attention » pour la sowa rigpa ou médecine bouddhiste a proliféré en Sibérie (Chudakova 2017). Les nomades tibétains accordent la plus grande attention au champignon chenille (Ophiocordyceps sinensis) en raison du prix extrêmement élevé qu’il atteint sur le marché essentiellement chinois. À son apogée, vers 2013, le prix au kilo était de 31 000 dollars américains, soit plus que le prix de l’or. Un papillon de nuit lépidoptère que l’on ne trouve que dans les prairies de haute altitude du plateau tibétain a vu le champignon chenille provoquer l’augmentation fulgurante de la prospérité de certaines populations nomades (Tan 2018a). D’autres plantes médicinales n’ont pas connu de transformation si radicale de leur valeur marchande, mais elles n’en restent pas moins populaires et très prisées. La plante que l’on appelle bimu (Fritillaria cirrhosa) est également employée dans la médecine traditionnelle de la Chine et du Tibet, et le tubercule de celle que l’on appelle droma (Potentilla anserina) est un aliment nutritif très recherché par les élites tibétaines. Bouilli et servi avec du beurre et du sucre, il est souvent consommé lors d’occasions festives telles que le Nouvel An tibétain et durant d’importantes cérémonies monastiques.

Un complément alimentaire apprécié par Wangmo et sa famille est le gogpa (Allium sp.), qui fleurit durant les septième et huitième mois de l’année tibétaine, soit à la fin de l’été et au début de l’automne. La plante à fleurs blanches appelée chigog (Allium fasciculatum) est particulièrement prisée pour la saveur pas trop âcre de ses fleurs blanches, que Wangmo aime manger avec de la tsampa (farine d’orge grillée) assaisonnée avec le sel qu’elle conserve dans une pochette pendant à sa ceinture. Le sel que contient cet étui sert surtout à attirer les femelles yacks sous la tente le soir : Wangmo y plonge ses doigts et les femelles yacks — qui aiment le sel — lui lèchent les doigts et les mains tandis qu’elle les amène près d’un poteau court planté dans le sol et les y attache pour la traite du soir. Une autre plante de l’espèce Allium se trouve dans ces prairies, une plante à fleurs bleues appelée ragog (Allium sikkimense), plus amère, que l’on mange aussi bien qu’elle soit moins appréciée. Ces deux types de gogpa ont une valeur d’usage chez les nomades tibétains non seulement pour la consommation alimentaire personnelle, mais aussi parce qu’ils peuvent être vendus aux religieuses d’un couvent à proximité qui produit des remèdes tibétains traditionnels. De pair avec le bimu, le honglen (Lagetis yunnanensis) et autres plantes médicinales qui entrent dans la pharmacopée tibétaine, les plantes gogpa sont également utilisées dans un ensemble de pratiques de régénération que l’on appelle tsudlen (T. bcud len). Le tsudlen est, dans la médecine traditionnelle tibétaine, le principe voulant que « les essences vitales [puissent] être extraites de différentes substances, soit par la pharmacologie, soit par la méditation, afin de favoriser la longévité » (Gerke 2012 : 330). Ici, il est important de mentionner que la médecine traditionnelle tibétaine et son texte médical clé, Les quatre tantras, qui est lui-même un « trésor révélé[3] », traite la pensée, l’âme et le corps de façon holiste et n’établit pas a priori de distinction entre les états mentaux, spirituels et corporels. L’idée de la régénération — et, en fait, de la guérison en général — englobe l’intégralité de la personne et l’environnement au sens d’une écologie sociale de l’esprit et du soi (Bateson 1972 ; Craig 2012) et élargit les perspectives de la guérison par les plantes en tant qu’autre dimension des relations entre les êtres humains et les plantes (Langwick 2018). Dans Les quatre tantras, le gogpa est considéré comme « l’extrait d’essence suprême », car « on dit qu’il s’agit du sang des Asuras ou demi-dieux » (Gerke 2012 : 344). Parmi les autres plantes utilisées dans le tsudlen se trouvent l’armoise, l’éphédra, le rhododendron et la renoncule, et toutes sont également considérées particulièrement riches en essence (ou tsud).

En examinant à nouveau la pratique, ce qui apparaît clairement dans l’attention que les nomades portent aux plantes et les usages qu’ils en font, c’est le caractère non systématique de cette relation, qui fluctue de façon inattendue, presque désordonnée, entre une attention portée aux plantes dans une visée utilitaire et une interaction spontanée au gré de la chance et de l’imagination. En cela, l’attention des nomades tibétains envers les plantes diffère de celle des fermiers tibétains, en particulier lorsqu’il s’agit des récoltes. Ces derniers doivent observer le rythme des saisons et la croissance de leurs cultures d’orge d’altitude de façon systématique en fonction de la croissance de la plante, qui structure leur travail. À l’inverse, les nomades ont une relation non systématique avec les plantes, en ce qu’ils leur portent attention de façon généralement spontanée. On peut passer un jour devant quelques petits saules sans y prêter attention, puis un autre jour, pour les préparatifs de la fabrication du fromage ou pour réparer un panier servant à recueillir les bouses séchées des yacks, on ira couper les branches de ces saules, ou langma, en particulier. Et même si la récolte du champignon chenille et celle d’autres plantes médicinales saisonnières fait glisser le caractère de cette relation vers la prise de conscience que des moments particuliers réclament davantage d’attention, ces plantes ne sont pas récoltées de façon systématique. De fait, le travail intensif et de longue durée qu’exigent de telles récoltes est justement dû au fait que ces plantes ne sont pas cultivées. Ce dernier fait souligne fortement la difficulté d’établir une dichotomie nette entre les aspects utilitaires ou expressifs de telles relations.

Qu’est-ce qu’une « plante » en tibétain ?

Le mot français plante se dit tsishing en tibétain ; cependant, ce mot lui-même est né des efforts lexicographiques pour créer un dictionnaire de mots tibétains modernes plutôt que d’un usage général. En lui-même, le terme tsishing est relativement inconnu et peu utilisé par les populations tibétaines traditionnelles de Chine. Au lieu de cela, la majorité de cette population — constituée de rongpa, ou fermiers, et de drogpa, ou éleveurs nomades — utilisera des termes spécifiques pour désigner certains types spécifiques de vie végétale. Par exemple, les formes végétales ayant un tronc central sont généralement appelées shing. En ce qui concerne cette catégorie, Alessandro Boesi (2011) relève que dans la région du Lithang, à l’est du Tibet, shing contient une sous-catégorie de trishing ou plantes ligneuses grimpantes, ce qui démontre un modèle de classification vernaculaire malgré l’absence d’une « catégorie implicite » (covert category) (Berlin et al. 1968) appelée « plante ».

Tableau 1

Classification générale de types particuliers de vie végétale sur le plateau tibétain

Classification générale de types particuliers de vie végétale sur le plateau tibétain

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 2

Catégories descriptives de la vie végétale sur le plateau tibétain

Catégories descriptives de la vie végétale sur le plateau tibétain

-> Voir la liste des tableaux

D’autres catégories incluent la description de types de plantes que les chevaux aiment manger (tamakur) ou que les petits des yacks apprécient (wudzi metog), ainsi que des termes descriptifs reposant sur l’aspect de la plante ou de la fleur — par exemple dura tsago (Cremanthodium angustifolium), qui désigne le type de trompette à laquelle ressemble cette fleur d’un mauve profond quand on la met tête en bas, et shemchu metog (Astragalus pedicularis), qui fait référence à un oiseau aquatique auquel cette fleur ressemble.

La construction vernaculaire des noms des plantes est également imprégnée de la compréhension des « plantes » issue de la philosophie tibétaine. Dans la plupart des textes tibétains bouddhistes, les « plantes » sont perçues comme n’ayant pas de conscience, ce qui met en évidence les principes de motilité et de sensation. La plupart des lamas tibétains en déduisent que les « plantes » n’ont pas de conscience et, suivant l’exemple donné récemment par un lama tibétain influent, Khenpo Sodargye, en extrapolent que cette absence de conscience signifie que les « plantes » sont dépourvues de vie. Ce point de vue est exprimé selon une perspective bouddhiste tibétaine contemporaine et pas nécessairement suivant une perspective plus générale du bouddhisme[4]. En outre, établir une équivalence entre la conscience et la vie n’est pas tout à fait juste, bien que leur coexistence soit essentielle pour faire la lumière sur les limites des relations entre les nomades et les plantes. Ainsi que je l’ai déjà écrit (Tan 2016), les nomades de l’est du Tibet pensent que les êtres vivants tels que les êtres humains, les animaux, les oiseaux et les insectes ont trois composantes de la vie : la, tshe et drog[5]. Le tshe désigne la durée réelle de la vie, depuis le moment où elle commence jusqu’à sa fin, au moment de la mort. Cette durée est déjà prédéterminée par le karma. Le drog désigne le principe vital de la vie et sa perte signifie l’absence de vie, c’est-à-dire la mort. Le la renvoie à l’âme. La traduction du mot la est « âme », mais aussi « subtile essence de vie », en partie pour distancer ce concept des connotations religieuses occidentales du mot âme. On pense que le la est « accroché » au principe de la conscience (namshe) qui sous-tend la suite des existences successives selon le karma. Fait important, si le la disparaissait, cela ne provoquerait pas la mort, mais plutôt une sorte de torpeur, comme si la personne était dans le coma. Par conséquent, si on le comprend ainsi, le la est forcément indissociable du principe de la conscience : l’un n’existe pas sans l’autre. On croit que les « plantes » telles que les arbres, les fleurs, les herbes et les champignons possèdent tshe et drog parce qu’elles vivent, c’est-à-dire qu’elles ont l’aptitude d’entamer un processus par lequel la vie commence et finit, ainsi que de signaler la possession de la vie et sa perte. Les « plantes », néanmoins, ne possèdent pas le la et par conséquent sont dépourvues du principe de la conscience.

Porter attention aux complexités de la « vie » chez les nomades tibétains nous aide à comprendre les différents degrés et types de relations qu’ils entretiennent avec les autres non humains et à clarifier les limitations locales des relations possibles avec les plantes. Les textes bouddhiques anciens qui postulent que les plantes ont une sensibilité fondée sur le sens du toucher et qui placent les plantes dans la catégorie des « êtres stables et immobiles » montrent qu’ils leur attribuent vie et sensibilité. Pour certains nomades, cueillir ou couper certaines plantes, qu’il s’agisse d’arbres, de fleurs ou de champignons, est un « péché » (digpa) qui a des effets nocifs sur leur accumulation de mérite au sein du système bouddhiste. Pour qu’une action soit un péché, il doit y avoir une attribution de vie et de sensibilité. Comme nous l’avons vu, cette « vie » est basée sur le tshe et le drog. Je pense néanmoins qu’il existe là une différence qualitative dans les relations, issue de l’attribution du la et de la conscience. Pour le dire simplement, les relations que les nomades entretiennent avec les « plantes » sont différentes des relations qu’ils entretiennent avec d’autres êtres ayant la et conscience, tels que les animaux. Dans la cosmologie tibétaine, il existe une hiérarchie des êtres qui place les plantes au second plan par rapport aux animaux, ce qui fait écho à l’observation de Marder sur la place des plantes dans la métaphysique occidentale ; en pratique, cet ordre d’importance est sans doute confus puisque les nomades diraient que les pâturages — et les plantes qui s’y trouvent — sont tout aussi importants pour leur vie que les yacks qui y paissent. Cependant, dans toute expression de compassion, les êtres qui se meuvent du fait de leur conscience peuvent revendiquer une plus grande part de sympathie que ceux qui sont tout juste sensibles, ce qui, d’une certaine façon, « réduit au silence » les plantes lorsque les êtres conscients se trouvent près d’elles. Cette conclusion fondée sur la philosophie autochtone fait qu’il est difficile d’introduire de l’affectivité dans les relations entre les plantes et les nomades, et cela restreint certainement le degré et le type d’affect que suscitent les plantes. Les conclusions de Julie Soleil Archambault (2016) sur l’amour des plantes au Mozambique ne trouvent pas d’écho ici.

Cela dit, il ne s’agit pas de diminuer l’importance des relations entre les nomades et les plantes. Ces relations transcendent certainement la perspective purement pragmatique liée au monde des éleveurs. La façon dont les « plantes » sont incorporées de façon holiste dans la cosmologie, la société et les relations qui soudent les communautés est également importante. Dans cette optique, je me penche maintenant sur mes observations des relations entre les plantes et les nomades, que je qualifierais de « sacrées » d’un côté et de « créatives » de l’autre, ces dimensions révélant des aspects quelque peu négligés des relations que les nomades entretiennent avec les plantes, nonobstant le fait qu’elles conservent aussi leurs qualités utilitaires pour les nomades tibétains.

Expressions du sacré

Certaines plantes jouent un rôle crucial dans les rituels qui assurent la cohésion des communautés[6]. Pour les Tibétains en général, la plante qui joue le rôle le plus important dans ce domaine est peut-être l’arbrisseau, shugpa, appelé communément genévrier. Les espèces de genévriers varient suivant les régions. Sur le plateau de l’est du Tibet, qui comprend les régions traditionnelles d’Amdo et de Kham, différentes espèces de shugpa ont été identifiées, dont les espèces Juniperus tibetica et Juniperus indica, bien que dans quelques zones de ce qui est aujourd’hui la province du Yunnan une certaine espèce de cyprès est elle aussi appelée shugpa, ce qui indique que la classification botanique[7] selon un genre et une espèce n’est pas strictement respectée en contexte vernaculaire. Le mot tibétain shugpa est employé dans cet article pour désigner la plante genévrier-cyprès qui occupe une grande place dans les rituels de fumée odorante.

Lors des rituels de fumée odorante, appelés sang, une fumée parfumée est dégagée pour apaiser les dieux ou pour les purifier. Différents rituels sang — diversement appelés sang mchod ou offrande de fumée parfumée et nol sang ou purification/remède à base de fumée odorante — sont réalisés pour diverses raisons et encadrés par les ensembles spécifiques d’êtres cosmologiques auxquels ils s’adressent. Par exemple, la fumée odorante du sang mchod est plaisante pour les cinq sens du Bouddha et d’autres déités de la Terre pure, en même temps qu’elle crée un chemin ou un canal vers ces déités (Tan 2018b). Les êtres cosmologiques dont il est question ici font partie du panthéon bouddhiste conventionnel et sont tout à fait distincts des déités terrestres qui habitent les montagnes, les lacs et les sources du monde, comme les êtres aquatiques serpentiformes, maîtres du territoire, appelés lu. Il est important de mentionner que ces déités terrestres sont directement affectées par les activités anthropiques, causes d’un grand mécontentement et d’une grande colère. C’est pour apaiser ou purifier ces êtres, que l’on considère comme des déités indigènes prébouddhiques, que l’on utilise la fumée odorante du shugpa dans le rituel du sang. Bien que ces déités terrestres aient été incorporées au canon et à la pratique du bouddhisme tibétain, elles n’en conservent pas moins des caractéristiques distinctes qui exigent des traitements rituels séparés. Dans tous les cas, le shugpa est brûlé pour libérer la fumée odorante qui fait partie intégrante des rituels sang, qu’il s’agisse de pratiques ordinaires de purification du foyer ou de la tente noire ou de rites plus élaborés impliquant des spécialistes des rituels. Le shugpa est en outre utilisé dans le tsudlen, ensemble de techniques de régénération auxquelles recourent surtout, mais pas exclusivement, les croyants. Le shugpa est décrit dans Les quatre tantras comme l’une des quatre plantes (des quatre nectars) qui sont « très vertes, juteuses et plein de bcud [élixir, essence] » (Gerke 2012 : 349).

Le shugpa fait partie intégrante des pratiques — rituels de fumée odorante ou tsudlen — qui vont au-delà de l’ordinaire. De ce point de vue, le shugpa peut être considéré comme sacré. Pour ce qui est du sacré, je renvoie à la distinction qu’établit Émile Durkheim entre le sacré et le profane, la sacralité s’exprimant au-delà de ce qui est ordinaire et banal. Lorsque le shugpa est utilisé dans les rituels de fumée odorante, il devient un objet sacré qui permet et améliore les relations entre les nomades et les maîtres du territoire. De plus, pour Durkheim, « les choses sacrées sont celles ce que les interdits protègent et isolent » (1912 : 56). C’est ce qui se passe dans le cas de certains shugpa, à savoir ceux qui poussent à proximité des sources qui sont la demeure des lu, créatures aquatiques serpentiformes. Les lu sont facilement irrités par les actions humaines et lorsqu’ils sont mécontents, ils provoquent des maladies telles que la lèpre chez ceux qui les ont irrités. Si une personne arrache ou coupe une plante comme le shugpa, mais d’autres aussi, près d’une source où demeure un lu, elle provoque l’irritation du lu et tout ce qui s’ensuit. Ces buissons particuliers de shugpa et d’autres plantes sont donc sacrés parce que leur usage est prohibé. En général, ils sont signalés par un foulard cérémoniel tibétain appelé khata ou par un autre morceau de tissu avertissant les imprudents et les ignorants de cet interdit et du caractère sacré de la plante.

Pour certaines communautés de nomades tibétains, un autre aspect de la sacralité des plantes se manifeste lorsqu’un arbre ou un buisson en particulier est « relâché ». Cette pratique rituelle doit se comprendre en relation avec la pratique consistant à « libérer la vie » (tshe thar). Le tshe thar est le plus souvent entrepris dans le cadre d’une relation avec les animaux et relève généralement de l’idéal bouddhiste consistant à libérer un animal — yack, mouton, poisson — qui aurait autrement été destiné au service ou abattu. Les motivations pour libérer la vie sont multiples et peuvent aller du geste de compassion à l’accumulation de mérite pour le karma en passant par l’augmentation de la fortune du troupeau et du ménage (Tan 2016). Ces motivations ne sont pas mutuellement exclusives et, en fait, la libération de la vie peut le mieux s’envisager comme une pratique ne relevant pas uniquement des idéaux bouddhistes, mais comme étant aussi influencée par les principes religieux populaires. Les plantes entrent en jeu lorsqu’un ménage ne dispose pas d’un nombre suffisant d’animaux à relâcher, même après avoir pris en compte les animaux qui pourraient être demandés à des proches. Par exemple, une maisonnée peut recevoir la consigne, de la part du lama en chef de la communauté, de relâcher vingt animaux. Cette consigne peut être motivée par le fait que cette maisonnée a été confrontée à certaines difficultés ou maladies ou qu’elle souhaite obtenir chance et prospérité. Libérer la vie d’un animal, c’est imposer des interdictions ou des prohibitions quant à son utilisation de sorte que l’animal ne puisse plus faire partie du troupeau et que ses poils ou sa fourrure ne puissent pas être coupés. Il ne doit plus porter de charges et ne devra certainement pas être abattu (ibid.). Ces interdits restreignent la valeur productive de l’animal pour la maisonnée tout en ne réduisant pas sa capacité de consommation dans les pâturages. Lorsqu’une maisonnée est incapable de relâcher le nombre exact d’animaux requis — en l’occurrence vingt — de son propre troupeau, elle demandera aux ménages qui lui sont apparentés de l’aider en relâchant une ou deux bêtes de leur troupeau. Si le nombre total reste insuffisant, alors la maisonnée pourra — si le lama est d’accord — relâcher des arbres ou des arbrisseaux à la place. Ces plantes que l’on appelle shing tshe thar sont choisies pour leur signification particulière ; il peut s’agir d’une plante proche de la source d’un lu ou d’une plante très vieille ou particulièrement belle. Lorsqu’un arbre ou un buisson est relâché, on le marque d’un foulard, qui peut être similaire aux khata que l’on place sur les shugpa sacrés. Cette marque signale la prohibition ou l’interdiction s’appliquant à cette plante précise.

Cependant, il est important de mentionner que ces rites spécifiques impliquant des plantes sacrées font partie d’un complexe rituel plus large auquel participent d’autres êtres vivants et reflètent les relations avec les animaux quand il y a un manque. On ressent la limpidité de cette logique : les plantes peuvent prendre la place des animaux lorsque c’est exigé et approuvé, mais elles ne sont pas de valeur égale lorsqu’on les considère à la fois du point de vue de la valeur d’usage et de la vie intégrale (conscience). La hiérarchisation de la valeur se manifeste d’une autre façon, à savoir lorsqu’un arbre se voit doté du la d’une personne ou d’une communauté. Le la, en tant qu’âme ou esprit, est l’aspect de la vie qui est associé à la conscience et qui, par la magie ou d’autres moyens, peut être pris ou récupéré, provoquant l’inconscience de la personne, qui reste vivante cependant. Lorsque le la revient, ce n’est pas nécessairement pour résider dans le corps physique de la personne et, afin de le protéger d’autres dangers, on le place dans un autre objet, comme un morceau de turquoise (la yu), voire un arbre (la shing).

Ces exemples de plantes sacrées concernent des plantes singulières, marquées comme sacrées par des prohibitions ou des interdictions. Pour la dernière dimension de ces plantes sacrées chez les nomades tibétains, nous devons revenir au shugpa. J’émets l’hypothèse que cette plante, contrairement à d’autres, est sacrée en tant que catégorie plutôt qu’en tant que plante singulière. Même si les nomades tibétains marquent certains buissons de shugpa pour signaler qu’ils sont sacrés et pour faire savoir qu’il est interdit de s’en servir, la vaste majorité des arbrisseaux de shugpa sont utilisés dans les rituels de fumée odorante. Et même si les nomades considèrent que le shugpa qui a poussé en certains lieux, par exemple sur la colline ou la montagne qui est la demeure d’une déité terrestre, est plus efficace dans ces rituels, une telle sacralité est une question de degré : le shugpa que l’on trouve sur la colline d’une déité territoriale puissante est en général plus efficace que celui qui pousse sur le territoire d’une déité moins puissante. Cependant, tous les shugpa sont efficaces dans les rituels de fumée odorante. En raison de son omniprésence et de son caractère central dans les pratiques rituelles et de guérison, le shugpa — en tant que catégorie plutôt qu’en tant qu’arbrisseau particulier — indique toujours la sacralité et l’exceptionnel, c’est-à-dire que les nomades tibétains ne peuvent pas voir un buisson de shugpa sans l’associer immédiatement à quelque chose qui sort de l’ordinaire. Ils ne vont pas forcément l’utiliser lorsqu’ils le voient, mais le shugpa (en tant que catégorie) représente une sacralité latente. C’est ce en quoi il diffère des autres plantes qui sont également considérées comme sacrées en contexte tibétain. En même temps, que ce soit en particulier ou en général, les plantes, pour les nomades tibétains, sont sacrées lorsqu’elles sont placées au sein d’un complexe rituel plus large qui implique d’autres êtres vivants ou lorsqu’elles sont les substituts d’êtres conscients comme les animaux. Cette substitution indique une hiérarchie qui, tout en n’anéantissant pas complètement les plantes, tout en ne les réduisant pas totalement au silence, les relègue néanmoins au second plan par rapport aux animaux. Néanmoins, si la dichotomie de la relation avec les plantes, entre pure utilité ou pur affect, se complique si l’on examine l’intégralité du champ des relations entre les êtres humains et les plantes, la stricte distinction entre le silence et l’expression se brouille aussi. Le type particulier de silence qui se fait en fonction des priorités locales dans les relations des nomades tibétains avec les plantes n’est ni définitif ni précis, mais émerge et s’estompe selon le contexte.

Les plantes comme expressions de la créativité

Padka, assise dans le pâturage d’été d’une communauté voisine, mange des momos — des raviolis tibétains cuits à la vapeur — et de la viande de yack séchée avec des cousins, des amis et leurs familles. On ouvre et on partage des sachets de graines de tournesol séchées et des bonbons pour les enfants emballés individuellement ; l’atmosphère est aussi chaleureuse et conviviale que cette chaude journée d’été. C’est le troisième festival du cheval auquel j’assiste avec Padka et d’autres membres de sa communauté, et je me préoccupe moins de l’évènement formel que des bavardages et des actions de ceux qui m’entourent. Pendant que nous attendons le principal évènement de la journée — la course de chevaux des jeunes hommes des communautés —, Padka détourne son attention des commérages de sa cousine et de sa tante pour s’intéresser aux pitreries de ses aînés : « Tsetruk Dorje, arrête de tirer les cheveux de ta soeur [Garjud] ! Si tu n’arrêtes pas, je te tire les oreilles (parce que tu n’as pas de cheveux) ! » Elle se tourne en riant vers ses parentes pour voir si elles l’ont entendue. Un nouveau cri perçant de Garjud attire à nouveau l’attention de Padka sur ses enfants ; elle fait rapidement assoir sa fille sur ses genoux et cherche aux alentours comment la distraire. Elle trouve une petite fleur jaune, katsa metog, lui coupe la tête avec les dents et la mange. « Ah, tsa tsa ! », dit-elle, la bouche ouverte, faisant semblant d’avoir mangé quelque chose d’épicé, ce qui est la signification du nom de la fleur — katsa signifie littéralement « bouche brûlante ». Garjud, distraite, rit et va elle-même cueillir une fleur jaune. « Oh non, ce n’est pas katsa metog », lui dit Padka. « Elle est trop grande, c’est hali metog. Et tu as vu comme sa tige est différente ? On ne mange pas hali metog, elle est trop belle. » Puis elle commence à chanter une comptine à sa fille :

Me tog ha las me tog

Ha las las rgya mi ‘dug

Rgya mtsho kha gi (yi) me tog

Skye gzugs de (bas) yi yag ‘dug

[Fleur hali metog

Tu n’as pas de poison

Tu es la fleur du rivage de l’océan

Ton visage et ton corps sont beaux]

Pendant ce temps, Tsetruk Dorje s’est installé près d’elles, moins intéressé par les cheveux de sa soeur que par la fleur jaune éclose dans la main de sa mère. Il touche les pétales et l’un d’entre eux, par accident, se détache, en même temps que plusieurs étamines. « Oh, oh ! », s’exclame Padka, « Tsetruk Dorje aura trois enfants quand il sera grand [elle montre le nombre d’étamines sur le pétale arraché]. Voyons, deux garçons », poursuit-elle en désignant les étamines à pointe orange, « et une fille [montrant l’étamine sans sommet] ! » Padka et Garjud rient bruyamment, tandis que Tsetruk Dorje a l’air vaguement gêné. À ce moment, la tante et la cousine de Padka, qui ont cessé de commérer, se joignent à la fête. « Voyons », dit la cousine célibataire de Padka en prenant la fleur et en tirant sur un pétale. « Deux filles pour moi », dit-elle en riant, « ça me va ! »

La course équestre commence bientôt et leur attention est détournée vers le principal évènement du festival d’été consacré au cheval. Elles balayent les cosses des graines de tournesol séchées pour les faire tomber de leurs robes tibétaines et se mettent lentement en marche vers l’endroit où la course va passer. Durant le septième mois du calendrier tibétain, les communautés nomades organisent pratiquement toutes un festival du cheval. Autrefois, ces festivités représentaient une occasion, pour les différents chefs des communautés, de se rassembler pour parler des transhumances et résoudre les conflits. De plus en plus, les festivals du cheval sont devenus un spectacle touristique, souvent mis à profit par le gouvernement pour évaluer les performances de la culture tibétaine. Mais ces festivals du cheval n’en continuent pas moins d’être des moments de rassemblements communautaires importants pour la plupart des communautés nomades ; les femmes, en particulier les plus jeunes, y voient une occasion de bien s’habiller et de rencontrer des jeunes hommes, et les hommes nomades y font étalage de leurs qualités de cavaliers et de leur adresse au tir. Le festival du cheval ayant lieu à la saison chaude, il se déroule dans les pâturages d’été.

Fig. 3

Hali metog (Trollius ranunculoides)

Hali metog (Trollius ranunculoides)
Source : Gillian G. Tan (2013)

-> Voir la liste des figures

Fig. 4

Gogu bago (Cypripedium tibeticum)

Gogu bago (Cypripedium tibeticum)
Source : Gillian G. Tan (2013)

-> Voir la liste des figures

La communauté de Padka est, en fait, l’une des quatre communautés voisines qui participent au même festival, ce qui signifie qu’elle doit parcourir une assez longue distance pour revenir à la tente noire de sa maisonnée. Sur le chemin du retour, avec son mari et ses deux enfants, l’un des chevaux commence à s’agiter. Il a ressenti toute la journée l’énergie nerveuse des autres chevaux et il commence à trotter de façon imprévisible, en secouant la tête de haut en bas. Tsetruk Dorje, sur son dos, ne peut le contrôler. « Là », dit Padka, « monte mon cheval avec Garjud. » Elle descend de son cheval et marche à ses côtés. Dans cette partie des prairies, les rochers sont très massifs et les formations rocheuses se voient de loin. En cherchant des yeux un chemin dans le terrain rocailleux, Padka aperçoit du coin de l’oeil quelque chose de mauve. Elle se penche pour cueillir sur le sol une fleur bulbeuse pourpre. Elle porte le nom de gogu bago (Cypripedium tibeticum), variété d’orchidées de haute altitude. Elle la place soigneusement dans le pli de sa robe traditionnelle. Lorsqu’ils seront de retour sous la tente noire pour le dîner, elle fera de la tsampa, un aliment de base au Tibet composé de farine d’orge grillée mélangée avec du beurre et du thé, et façonnée en une pâte. Elle placera ensuite une boule de tsampa mélangée avec du sucre blanc dans la partie bulbeuse de la fleur gogu bago, et la donnera à manger à ses enfants. La fleur gogu bago remplie de tsampa sucrée est un régal pour les enfants parce qu’ils n’en ont pas tous les jours. Cependant, ce n’est ni une friandise, parce qu’elle n’a pas été recherchée pour une occasion spéciale, ni une nouveauté, parce que cette fleur pousse en abondance dans cette partie de l’est du plateau tibétain. Elle témoigne plutôt des relations ambivalentes, spontanées et créatives que les nomades entretiennent avec certaines fleurs et d’autres formes de vie végétale dans les prairies.

Conclusion

Les manifestations de sacralité et de créativité rendues possibles par la participation des plantes à la vie des nomades tibétains contribuent à une appréciation holistique des relations entre les nomades et les plantes et font sortir ces dernières du « silence », selon les termes de Marder, auquel elles avaient jusqu’à présent été réduites. Dans cet article, j’ai interprété ce silence non seulement comme le vide que Marder décrit, mais aussi comme existant dans la présentation des plantes uniquement en fonction de leur utilité ou de leur nécessité. La dichotomie de la relation, entre utilitarisme et affect, entre valeur et amour, se fait moins nette lorsque l’on suit les travaux les plus éminents du tournant végétal. Elle ouvre sur le « penser-plante » (Marder 2013) en situant la zone liminale qui nous permet de nous arrêter dans l’entre-deux des relations entre plantes et êtres humains, sans réduire au silence les plantes au détriment d’une autre vie non humaine et sans non plus leur accorder une priorité excessive. Cette zone, en elle-même, exige l’observation attentive de ses propres limites, qui s’imposent de façons différentes à la fois dans les diverses situations ethnographiques et dans des cas particuliers au sein d’une même situation. En ce qui concerne les nomades tibétains, les plantes sont dépourvues de conscience et sont donc considérées comme un niveau de vie inférieur à celui des animaux, même si diverses pratiques traitent les plantes comme les parties d’un ensemble complexe, à travers le rituel sang, par exemple. Dans certaines situations, les conditions perpétuant le silence des plantes existent, même lorsque les relations entre les nomades et les plantes sont exposées — comme dans le cas des comptines sur les fleurs — et même lorsqu’elles sont dites sacrées.

Dans le regain d’intérêt pour le plus qu’humain, et dans les efforts pour remédier à la domination de certains modes de pensée, il y a beaucoup à gagner d’une attention holistique accordée à l’ethnographie et aux analyses des actions mises en place sur la toile de fond d’autres actions, encadrées par des catégories et des philosophies locales. À cet égard, je me souviens de l’observation faite par Rane Willerslev (2007) chez les chasseurs yukaghir, selon laquelle les élans sont considérés comme des personnes, mais pas tout le temps. Les Yukaghir eux-mêmes sont bien conscients du moment où ils séduisent leur proie dans une mimesis de personnes et du moment où leurs prises deviennent des marchandises sur le marché. L’attribution d’une catégorie — qu’il s’agisse de l’« élan » ou de la « plante » — est stable dans le langage et la philosophie, mais intrinsèquement instable dans la réalité. Vivre dans l’entre-deux des relations entre l’homme et la plante, c’est donc être constamment conscient des aspects sous-exposés de ces relations, quelle que soit la forme relationnelle particulière — négligence, amour, exclusion, inclusion — adoptée, et être attentif aux moments où les plantes peuvent être « réduites au silence » et à ceux où elles s’expriment. Cette contribution a tenté de le faire en examinant soigneusement l’utilisation et la classification des plantes par les nomades et l’attention qu’ils leur accordent, ainsi qu’en reconnaissant la sacralité et la créativité qui sont engendrées dans les interactions entre les nomades et les plantes.