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À l’orée de cet essai (à sa lisière), peut-être faut-il avertir le lecteur : bien sûr, il est composé de lectures, suivant une tradition qui est celle des philologues, dont je me suis efforcé d’apprendre les rites et le métier. Et la lecture qui est faite ici des textes (notamment médicaux ou diététiques) de l’Antiquité, c’est celle d’un humain du XXe siècle, ou du XXIe déjà (car on ne s’échappe pas de son siècle). Mais on comprend aussi les textes à partir de son expérience vécue du monde, et en particulier à partir de ce qui, dans cette expérience, paraît faire saillie ou rentrer dans l’architecture apparemment compacte de la société où l’on vit. Avouons alors que j’ai aussi côtoyé des lianes dans tels maquis du midi de la France (et ailleurs aussi) ; on m’a appris, quand j’étais petit enfant encore, à reconnaître, dans les fourrés, à côté des rudes tiges adultes de l’asperge sauvage, le turion tendre, fugace visiteur du printemps, qu’on peut rapporter à la maison ou croquer sur le pouce ; on m’a appris à reconnaître les jeunes pousses de salsepareille, qu’on ajoute à la salade ou qu’on chipe en chemin ; et je l’ai montré à mon tour, au cours de promenades assez vagues, aux enfants de ce siècle-ci. On reviendra tout à l’heure aux asperges.

On devient vite plante, dans la vieille forêt du mythe : poursuivie par Apollon, Daphné devient laurier, Hyakinthos devient une belle fleur, hyacinthe ou plus vraisemblablement dauphinelle[1], Syrinx est changée en roseau, les Héliades en peupliers, etc.[2] Rien là qui étonne, a priori. On aura beau jeu de faire remarquer que bien souvent aussi l’on devient bête (dauphins[3], porcs[4], cerf[5]). Mais peut-être en sommes-nous moins surpris, car après tout nous n’avons pas perdu cette habitude : Spider-Man et Batman sont là pour en témoigner, en tant que figures majeures de la culture populaire contemporaine. Or les métamorphoses végétales sont particulièrement courantes dans la culture grecque, alors qu’il nous paraît que la transformation d’un être humain en plante est plutôt marginale aujourd’hui, de même que la possibilité (mythique) de l’apparition d’un être hybride humain-plante.

On cherchera à citer quelques exceptions modernes : pour en revenir à la culture populaire américaine des studios, on pensera à Groot[6], à Poison Ivy[7], voire à Plantman[8]. On s’efforcera de découvrir des personnages de roman qui pourraient entrer dans la même famille botanique — prenons pour exemple le livre de Denis Bretin et Laurent Bonzon, Eden (2011), où l’un des personnages, Thomas Hearing, est un hybride humain-plante capable de photosynthèse. Il faudra y prendre garde : certaines combinaisons modernes ne sont en réalité que la remise au goût du jour de propositions plus ou moins anciennes ; nous pensons au magicien Mandrake[9], dont le nom rappelle un mythe déjà présent à la fin de l’Antiquité, ou à la Raiponce des studios Disney, issue du corpus des frères Grimm, dont une variante (Petrosinella) se trouve déjà dans le recueil de Giambattista Basile en 1634[10] (elle n’est donc pas à proprement parler moderne). Dans l’ensemble, on devra au moins convenir, à ce qu’il nous semble, que ces personnages-plantes n’ont pas eu le même écho que les animaux auxquels ils sont confrontés, et que les Modernes n’ont pas eu le même goût que les Anciens pour la transformation en arbre ou en herbe, même si certaines évolutions récentes nous font penser que la tendance pourrait s’inverser de nouveau.

Depuis la publication du livre de Philippe Descola Par-delà nature et culture (2005), on s’efforce de comprendre comment est apparu notre naturalisme (disons, pour aller vite, occidental), et ce qu’il en était des conceptions de l’intériorité et de la physicalité dans les sociétés anciennes. Je ne suis nullement spécialiste de ces questions et ne peux qu’indiquer rapidement quelques pistes que d’autres se chargeront peut-être de suivre. Les constructions très élaborées que l’on rencontre dans l’aristotélisme et dans le platonisme tardif font plutôt songer aux cosmologies que Descola appelle analogiques. Mais certains éléments de la relation que les Anciens entretiennent avec les divinités des bois et des champs seraient manifestement à rapporter à l’animisme. On conviendra de toute façon, comme sans doute Descola lui-même en est bien conscient, que ces systèmes de pensée coexistent peu ou prou dans une société donnée, même si l’un ou l’autre domine, et que des éléments d’un système concurrent peuvent être présents à titre de traces fossiles ou au contraire de première ébauche dans un système donné.

Hâtons-nous de préciser que nous ne tentons nullement ici d’assigner la pensée grecque (si tant est que cette grande abstraction ait un sens) à l’un des modes du schème d’identification descolien. Ce que nous voudrions proposer ici, c’est, d’une part, de prendre la mesure d’une forme de co-naturalité de la matière (surtout la matière vivante) dans l’Antiquité, qui doit aujourd’hui nous faire réfléchir. Nous verrons que c’est en particulier une notion disons préchimique, la notion de « coction », qui permet d’approcher cette façon de voir le monde. D’autre part, nous voulons essayer de montrer que cette conception sans doute très ancienne de la matière vivante, avec ce qu’elle implique de végétalisation possible du monde, a des implications dans bien des domaines de la pensée et de la vie, voire dans la conception du cosmos.

Lorsqu’un être humain rencontre tel ou tel être, il se demande si cet être a la même intériorité et la même physicalité que lui. Cette question est bien sûr d’une importance extrême. Le témoignage des légendes de transformation en végétal auxquelles nous venons de faire allusion ne nous permet nullement de penser que les Anciens eussent cru que le laurier ou la dauphinelle auraient eu une quelconque intériorité : du moins, les témoignages qui iraient dans ce sens ne sont pas nombreux. Nous verrons au contraire que c’est sans doute une forme de physicalité commune, de co-naturalité, pourrait-on dire, qui permet l’accomplissement de la métamorphose. Il faut donc prendre garde : si les Anciens ont peut-être la même physicalité que les plantes qu’ils aperçoivent lors de leurs promenades, en revanche cette identité n’est pas du tout du même ordre que la nôtre. En particulier, elle est à la fois familière, c’est-à-dire concrète, et beaucoup plus interrègnes, alors qu’en ce qui nous concerne notre physicalité matérialiste est abstraite (c’est celle de la physique moderne, pour le dire vite) et elle distingue les règnes (du moins jusqu’à récemment).

Dans le temps de la fable, comme on sait, les animaux parlaient, et il arrive que l’on prête aux plantes, par ce qui est sans doute plutôt un jeu littéraire, la même faculté — nous pensons au célèbre dialogue de l’olivier et du laurier dans les fragments de Callimaque[11]. Mais ce temps de la fable est justement un temps qui est conçu, dès l’époque classique, comme un temps artificiellement révolu, sur le degré de réalité duquel on ne s’exprime pas. Dans les temps historiquement ou géographiquement accessibles à l’enquête, les animaux n’ont que peu de langage[12], les plantes n’en ont pratiquement pas.

Peut-être voudra-t-on m’objecter l’oracle de Dodone ? Outre qu’il ne s’agit pas vraiment de plantes banales (il s’agit des chênes de Zeus dans un lieu sacré bien particulier), on devra aussi prendre en compte un avis qui devait représenter celui de bien des sceptiques ou demi-sceptiques de l’Antiquité. Voici comment Hermias d’Alexandrie, philosophe néo-platonicien, présente l’oracle au milieu du Ve siècle de notre ère[13] :

C’est le plus ancien des oracles grecs. On dit que c’est un chêne qui y rend les oracles, d’autres disent que ce sont des colombes. La vérité est que ce sont des femmes, des prêtresses, qui rendent les oracles ; elles ont sur la tête une couronne de chêne et on les appelle « les colombes ». Peut-être, induits en erreur par cette appellation, certains ont-ils subodoré que des colombes rendaient les oracles ; et comme elles avaient aussi la tête couronnée de chêne, peut-être est-ce la raison pour laquelle on dit que le chêne rend les oracles.

Laissons donc, pour le moment, les plantes qui parlent dans l’ombre d’un temps révolu[14].

Est-ce donc à dire que c’est en tant qu’ils deviennent tout autre que les hommes se transforment (ou sont transformés par les dieux) en plantes ? Non : nous allons essayer de montrer que c’est en tant qu’ils partagent avec elles, à défaut d’une intériorité, une forme de matérialité commune. Il ne s’agit pas de dire, comme on pourrait le faire à l’âge atomique où nous sommes, que plantes et hommes partagent les mêmes atomes, la même poussière d’étoiles[15]. Mais leur matière est susceptible des mêmes fonctions, disons, (bio)chimiques : leur matière se transforme dans le temps ou, sous l’effet de la chaleur solaire ou du foyer, elle cuit. La coction est une notion centrale de la physique ou de la physiologie hippocratique, qui passe ensuite dans l’aristotélisme, puis dans les travaux des médecins de l’époque impériale.

Pour nous, la notion de coction apparaît au Ve siècle, dans les textes hippocratiques, même si des attestations sporadiques plus anciennes témoignent de ce qu’on est tenté d’appeler une « préhistoire de la coction[16] ». À partir du Ve siècle avant notre ère au moins, donc, on désigne par coction (pessein, pepsis) une modification de la matière sous l’effet d’une chaleur réelle ou représentée, modification qui se produit au cours du temps. Peuvent être cuits autant des humeurs du corps humain que des liquides d’origines diverses : fluides animaux, sucs des végétaux, voire produits minéraux.

La coction, c’est d’abord, dans la Collection hippocratique, la digestion[17]. Le corps humain (et plus généralement le corps animal) amollit et transforme les aliments de la même façon que le ferait la cuisine qui, de son côté, les rend plus digestes. Mais les diverses humeurs du corps doivent également être cuites pour ne pas lui devenir dommageables : ainsi les sécrétions du rhume sont la marque d’une coction mal faite[18]. Cette coction digestive, bien présente dans la Collection hippocratique, devient par la suite une notion centrale de la médecine grecque, et nous la retrouvons fréquemment chez Galien, par exemple[19].

Mais il est important de bien comprendre que le processus du mûrissement des fruits est compris de façon non pas seulement analogue, mais identique : le soleil cuit les fruits pour les rendre mûrs[20]. Le verbe qui indique en propre la coction, pessein, est d’ailleurs de la même famille étymologique que le verbe pepainein, qui signifie « mûrir[21] ».

Lorsque le médecin hippocratique affirme que si le patient doit se rendre maître de la maladie et en guérir, il faut que celle-ci ait subi la coction[22], il ne s’agit pas là d’une synecdoque : il s’agit d’affirmer que tous les processus matériels à l’oeuvre dans le vivant sont déterminés par une même opération chimique. Il est capital de bien garder à l’esprit cette unité de la coction, même si notre tendance moderne va dans une tout autre direction. Les traducteurs latins de Galien, à la Renaissance et à l’époque moderne, introduisent deux termes, coctio et concoctio, pour distinguer diverses formes de la pepsis ; mais il s’agit en réalité, dans l’esprit du médecin grec, d’une seule opération.

Bien sûr, il faudrait introduire des distinctions entre les différentes formes que peut prendre la coction en fonction des diverses écoles médicales dont on soupçonne la présence dans la Collection hippocratique. Cette étude de détail ne peut pas faire l’objet du présent essai. Mais on peut d’ores en avant noter que la notion est présente dans de très nombreux textes de la Collection, quelle que soit leur orientation précise. Cette large répartition suffit à témoigner de l’importance de la notion et de son ancrage dans les représentations des hommes de ce temps.

Lorsque le vivant se développe comme il faut — ou, plus largement, lorsque les humeurs qui ont la propriété de former le vivant cuisent harmonieusement, elles prennent corps (synistasthai) ; j’ai déjà à plusieurs reprises attiré l’attention sur la proximité entre ces deux moments de la chimie biologique de l’Antiquité[23]. Cette prise de corps, étroitement associée à la cuisson (et à la coction), et qui se voit surtout dans certaines préparations de remèdes qui « prennent » lentement, à la chaleur, est commune aux substances végétales et animales, voire à certaines substances minérales de consistance d’abord fluide, qui tendent à se solidifier.

Mais d’un point de vue plus théorique, on peut aussi penser le monde vivant en général sous la forme d’une entreprise de coction dont les individus plantes et animaux ne sont que les exemples détachés. C’est un peu ce que nous voyons à l’oeuvre dans certains emplois de la notion chez Théophraste, dans ses oeuvres consacrées aux végétaux. Théophraste emploie deux mots (pessein et hepsein) sans qu’il soit toujours possible pour nous de faire clairement le départ entre les deux. Pessein s’emploie pour la maturation et la coction en général, hepsein s’emploie pour la cuisson et, de façon plus imagée peut-être, pour la coction. Le substantif abstrait grec pepsis[24] est en concurrence avec un terme plus précis pour désigner la maturation des fruits, pepansis[25]. Le développement même du vocabulaire signale la familiarité du philosophe avec une notion devenue d’emploi banal.

Notre propos ici, il faut le souligner, n’est pas de suivre dans son élaboration la théorie que les philosophes, et singulièrement Aristote[26] et ses épigones[27], ont développée de la notion de coction, mais bien plutôt d’arriver à montrer que cette notion, répandue à travers un large éventail de textes issus de différents domaines du savoir, permet de saisir la compréhension que les Anciens avaient de la matière vivante dans son évolution.

Nous voyons donc que, dans l’esprit de nombreux hommes de l’art de l’Antiquité, qu’il s’agisse de médecins ou de philosophes, il y a l’idée d’une sorte de continuum du vivant. Aussi n’est-il pas étonnant que les rapports entre plantes, animaux (et animaux humains) et éventuellement terrains aient été l’objet de spéculations attentives dès l’époque classique, et peut-être même avant cela. Ces réflexions s’appuient en particulier sur la notion de « pharmakon », reprise à la fois dans le domaine médical au sens large et dans le domaine connexe de la magie. Le pharmakon, on le sait, c’est la substance, médicament ou poison, capable d’agir sur le corps même à petite dose. On peut bien entendu rêver aux accointances magiques du terme[28], mais il est peut-être plus intéressant de songer qu’il joue un rôle pivot dans une économie de la nature qui nous est devenue largement étrangère. Les pharmaka sont des substances que l’homme ne peut pas digérer et qui, en conséquence, vont modifier ses fonctions vitales, en bien (pour le guérir) ou en mal (pour l’empoisonner). Ces poisons/remèdes, qui échappent à sa cuisine interne, à la coction qui est propre à l’être humain, sont très souvent en lien avec des animaux.

Depuis les poèmes homériques[29], et de façon plus nette à l’époque des grands médecins iologiques[30] de l’époque hellénistique, les naturalistes considèrent que le serpent[31], exemple paradigmatique de l’animal venimeux, doit produire son venin en mangeant des pharmaka produits par la terre. A contrario, l’idée est répandue que certains territoires ne sauraient donner naissance à des serpents venimeux parce que ces derniers n’y trouvent pas d’herbes vénéneuses dont ils pourraient se repaître[32]. Mais il peut aussi arriver que le serpent contamine en retour telle ou telle production de la terre[33]. L’important ici n’est pas tant de comprendre dans le détail le fonctionnement d’une pensée peut-être tâtonnante[34], mais de noter qu’à travers son élaboration par la terre ou les plantes, puis sa coction (sa réélaboration) par les animaux, le pharmakon acquiert et dispense sa pleine puissance. Cette circulation des propriétés venimeuses ou médicamenteuses n’est possible que grâce à ce continuum matériel dont nous avons parlé : terre, plantes, animaux, tout cela est d’une même matière, tout cela va cuire au soleil et, au cours du temps, se défaire peut-être et retourner à un dangereux état de crudité, ou bien acquérir les propriétés adéquates à sa digestion par tel ou tel animal.

Cette relation dynamique entre les matières vivantes implique donc une certaine proximité qui permet de justifier que la plante guérisse ou empoisonne. Il s’agit là d’une proximité réelle et quotidienne, que l’on vérifie dans la cuisine et dans l’atelier du préparateur de remèdes. Symétriquement, le paysage sauvage est particulièrement propre aux serpents ; il leur offre ses herbes crues, des pharmaka dont aucune coction n’est encore venue assagir la dangereuse crudité pour l’homme. Et il est encore d’autres domaines de l’expérience humaine où il me paraît vraisemblable que cette question d’un continuum de la matière joue un rôle important, même si la notion de coction n’y apparaît pas, et si ces domaines nous paraissent plus éloignés de la chimie dont nous avons parlé.

La pratique de l’ornementation végétale du corps n’est pas moins répandue en Grèce qu’ailleurs : à la suite d’autres civilisations de la Méditerranée ancienne[35], les Grecs ont ceint leurs tempes de couronnes de fleurs, ils ont orné leurs morts et leurs tombeaux de plantes. Mais il ne faudrait pas croire qu’il ne s’agit là que d’une pratique ornementale au sens un peu gratuit que nous donnons à ce mot. L’ornement a ici bien souvent une fonction. Les couronnes du lotos égyptien[36] sont ainsi renommées pour leurs vertus refroidissantes : « On en fait des couronnes très parfumées et qui, au moment de la canicule, sont très rafraîchissantes », dit Athénée, un Grec d’Égypte[37]. Il en va de même des couronnes de lierre, remède choisi des suites de l’ivresse (nous reviendrons bientôt sur le lierre) d’après ce que nous dit le médecin Andréas, cité là encore par Athénée[38]. Au contraire, le myrte, dont la fleur est elle aussi très utilisée dans les couronnes, est réputé astringent, tandis que les roses apaisent les maux de tête[39].

C’est que les plantes, et singulièrement les fleurs, dégagent aussi des émanations particulières, des odeurs susceptibles d’avoir des propriétés médicinales[40] (nous ne sommes pas très loin de l’aromathérapie — mais quel aromathérapeute d’aujourd’hui dirait que l’odeur de telle huile essentielle est appropriée aux humeurs du corps du patient et à leur coction ?). Aussi certains colliers de fleurs ont-ils un nom qui rappelle cette propriété : les hypothymiades produisent des émanations (hypothymiai) qui apportent au patient un bénéfice en matière de santé[41]. Comme tout remède, les parfums ont aussi des effets secondaires : « Les gens qui se parfument sont plus sujets à avoir les cheveux gris[42]. » Il est difficile, à ce stade, de ne pas noter en passant que les odeurs, et les émanations en général, sont étroitement liées à la chaleur des substances qu’on manipule, sinon directement à leur état de coction plus ou moins achevée. Et le produit de cette liane dangereuse qu’est la vigne — le vin — participe aussi des mécanismes de coction qui gouvernent notre corps[43].

Si la plante s’enlace autour de nous dans les fêtes, ce n’est donc pas que parce que c’est beau. Cette beauté est aussi le signe d’alliances possibles, d’usages des propriétés familières des plantes capables de chauffer ou de refroidir. Il nous paraît vraisemblable qu’un autre schème du mythe doive avoir sa place ici : nous voulons parler cette fois d’un véritable enlacement, celui des lianes qui gênent la marche du promeneur, le font trébucher ou l’enferment parfois.

Les lianes ont leur dieu, c’est Dionysos, le dieu de la vigne et du vin. Il commande donc non seulement à la liane bien connue des ripisylves méditerranéennes, mais aussi, par exemple, au lierre (il est le dieu kissokomès, « à la chevelure de lierre[44] »). Voyons-le à l’oeuvre. Quand les pirates attaquent son navire, le voici qui fait jaillir la vigne et le lierre sur le pont ; les lianes s’accrochent au gréement, et la cale du navire se met à déborder de vin[45]. Les rames, enserrées dans des couronnes de lierre, ne peuvent plus pivoter sur les tolets[46]. On comprend d’ores et déjà que les lianes sont en somme les alliées du dieu dans ses oeuvres quand il saisit par mille sarments les membres maladroits des hommes qu’il a enivrés. Le tableau est sensiblement le même, même s’il s’agit d’un tout autre mythe, lorsqu’à la fin de l’Antiquité Nonnos de Panopolis nous décrit le roi Lycurgue étouffé par les sarments d’une Bacchante devenue vigne et désireuse encore de se venger de lui[47].

Il faut prendre la mesure du réseau où cet entrelacement de sarments nous place. Certes Lycurgue a commis, en s’attaquant au dieu, un péché d’hybris, et l’on s’attend qu’il en soit puni, comme d’autres coupables d’actes criminels contre les plantes qui appartiennent aux dieux — le plus célèbre est sans doute Erysichthon, coupable dans son infini orgueil d’avoir abattu un peuplier de Déméter, la déesse des printemps féconds[48]. Mais cette fois, avec Lycurgue, c’est la plante elle-même, en quelque sorte, qui se charge de la punition. Elle couronne le coupable d’une terrible couronne de pampres, elle l’enserre dans ses branches comme le vin enserre celui-là même qui croit lui échapper.

Il y a donc, dans les entrelacements, le bon (la couronne de lierre ou de myrte qui protège de divers maux) et le mauvais (la vigne qui punit Lycurgue, analogue du vin dont les vapeurs égarent l’ivrogne), comme il y avait tout à l’heure un bon et un mauvais pharmakon. Dans l’un et l’autre cas, l’image de l’entrelacement n’est pas suffisante pour expliquer le mouvement de la plante. Ce sont aussi les émanations (toutes matérielles, et même perceptibles en termes d’odeur) de la plante qui vont jouer sur la matière animale de notre corps, selon un processus qui apparaît banal, puisqu’il n’est que l’un des phénomènes qui agissent une matière vivante qui n’est pas complètement distincte, mais capable de part en part des mêmes processus, dont la coction est peut-être l’exemple le plus achevé[49].

Les plantes qui grimpent et rampent sont le plus souvent des espèces de lisière ou de ripisylve ; une faculté de croissance rapide va leur permettre de les coloniser rapidement. Elles se prêtent naturellement à la fabrication de vanneries et de couronnes. Elles marquent une sorte de frontière entre le monde ouvert et policé du champ, et le monde sauvage de la forêt, dont elles referment le chemin. Le paysan grec, comme ceux de toutes les Méditerranées, a eu à coeur de lutter contre les ronces et les épines qui viennent à l’assaut de ses plates-bandes. Voici l’épitaphe (sans doute fictive) d’un jardinier de l’époque hellénistique : « Cette petite motte de terre, ce petit tertre, passant, salue-les comme le tombeau du malheureux Alciménée, même si tout est recouvert par le paliure épineux et la ronce, que jadis, moi, Alciménée, je brûlais[50]. »

Mais cette lutte quotidienne contre les entrelacs des lianes n’avait pas le même contenu hier qu’aujourd’hui. Nous passons la débroussailleuse à travers une masse verte, sans vraiment y penser. Pour les hommes de l’Antiquité, la liane fait partie d’un système matériel qui fonctionne exactement comme nous. La cuisine le montre chaque jour, et la préparation des remèdes : tout cela, c’est matière à mûrissement, à cette formation dans le temps qui est le sens ancien (dynamique) du mot nature[51].

L’empreinte du temps sur les plantes, pour autant que cela concerne directement l’alimentation, se marque de différentes manières : les plantes cueillies peuvent pourrir ou moisir, les fruits que l’on cherche peuvent être insuffisamment mûrs (du moins cette dernière possibilité était-elle offerte avant l’ère du supermarché sous plastique, dans lequel la notion même de « mûrissement » perd un peu de sa pertinence, au profit peut-être de celle de « date limite », dont l’ethnographie est encore à écrire). Tout cela a à voir, bien sûr, avec les aventures de la coction. Mais il est encore une autre façon de passer le temps, qui est propre à certaines consommations printanières : bien des lianes, notamment dans le monde méditerranéen, émettent au printemps de jeunes pousses tendres, que l’on ne peut consommer que pendant peu de temps (quelques jours le plus souvent), avant que la plante ne se charge de principes toxiques ou ne devienne rêche et dure.

C’est le cas de l’asperge sauvage, de la salsepareille, du tamier. Dans le cas de l’asperge, le turion s’élève depuis une tige souterraine ; le tamier, de son côté, rejette de souche ; dans le cas de la salsepareille, enfin, il s’agit de jets, émissions de nouvelles pousses depuis la plante adulte. Dans tous les cas, on a affaire à des parties de la plante qui sont encore tendres et d’amertume mesurée, mais dont l’évolution est rapide au cours de la croissance végétale très vive du premier printemps[52].

La consommation alimentaire de ces herbes est évidemment connue des Grecs de l’Antiquité. On mange l’asperge sauvage[53], ἀσπάραγος/asparagos[54], et l’on désigne (comme il arrive aussi en français) par ce même terme toute une série d’espèces présentant de jeunes pousses tendres[55]. La salsepareille[56] semble surtout connue pour ses utilisations médicinales. Les appellations du tamier et de certaines clématites ont peut-être été confondues, mais certaines de ces lianes étaient bien consommées en légumes, à l’état jeune[57].

Revenons brièvement à l’asperge. Dioscoride rapporte que l’on prétend que si l’on enterre un bélier mort, on favorise la pousse des asperges. Certes, il y a peut-être là une forme de signature de la plante, dont les jeunes tiges s’enroulent comme des cornes de bélier autour de leur support. Mais, au fond, cette métamorphose ne nous étonne guère : il n’y a pas que la matière humaine qui est proche de la matière végétale.

On peut donc utiliser telle ou telle liane, on peut se prêter à la façon qu’elle a de produire telle ou telle émanation en fonction de la manière dont le temps et la chaleur affectent sa matière. Car cette matière est aussi la nôtre. Si la démonstration des raisons de cette façon de voir des Grecs de l’Antiquité est plus éloquente dans le cas des lianes, notamment à cause des particularités de leur consommation, elle serait valable aussi pour les autres végétaux. Est-ce à dire qu’il y aurait là une leçon à retenir ? L’Antiquité nous montre-t-elle un chemin par lequel nous puissions prétendre à un peu moins d’aveuglement en matière d’écologie ? Ou nous guérir de notre soi-disant toute-puissance, en saisissant sur le vif un voisinage éloquent ? Ce n’est pas, à ce qu’il nous semble, ce genre de remède simple que l’on retire du voyage. Le monde a beaucoup changé depuis deux mille ans, la carte a changé de visage, et le peu que nous savons de tout cela, nous le savons bien autrement que les physiologues du Ve siècle avant notre ère.

Bien sûr, il y a toujours un profit intellectuel à une compréhension plus adéquate du passé. Bien sûr, on gagne beaucoup à comprendre comment des êtres humains éloignés dans le temps et dans l’espace ont compris le monde d’une façon qui est radicalement différente de la nôtre. Il est bon, à l’heure où des bouleversements considérables paraissent probables, d’avoir accoutumé à regarder aussi sur les côtés. Il y a cependant autre chose.

Même si les conceptions exprimées par les amateurs de couronnes de lierre nous paraissent fausses, étranges, non scientifiques peut-être, elles nous fascinent aussi, parce que nous voyons qu’elles sont en prise directe avec l’expérience de tous les jours. Elles peuvent l’être parce que les plantes (et les animaux) sont là, tout près. Chacun les voit préparées chaque jour à l’officine, chacun voit qu’on taille la vigne ou qu’on brûle vainement les ronces. Ce regard familier porté sur le vivant nous a manqué. Si l’un des acquis du tournant végétal (plant turn) qu’on nous annonce pouvait être de nous le rendre, il faudra s’en féliciter. Et l’on pourra s’étonner : c’est en regardant au loin que l’on peut comprendre combien il importe de prendre garde à ce qui est tout près.

Peut-être peut-on même aller plus loin. Nous autres modernes connaissons merveilleusement les plantes, du moins dans l’univers clos du laboratoire ou dans l’état figé auquel l’herbier les assujettit. Mais sait-on comment elles sont soumises au temps ? Nos marchés sont encombrés de pommes perpétuellement rouges et lisses, les allées de nos villes sont soudainement plantées d’arbres adultes. Peut-être commençons-nous à nous rendre compte que notre connaissance des objets vivants, pour une part, nous les rend étrangers[58].

Essayer d’appréhender la coction, au contraire, c’était tenter de comprendre un vivant inscrit dans le temps. Bien sûr la coction est « fausse » (si l’on veut entendre par là qu’elle ne prend pas en compte, mettons, le cycle du carbone ou la présence des molécules de chlorophylle chez certains vivants et pas les autres). Mais si elle nous permet de ne pas oublier la présence furtive de l’asperge sauvage dans les lisières du maquis, il n’aura pas été inutile de nous intéresser à elle.