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Sans être totalement absent des romans régionalistes parus au Québec au xixe et au début du xxe siècle, l’espace de la forêt fait figure de parent pauvre par rapport à la campagne et à la ville, deux topos qui possèdent une présence et un statut précis au sein de ce courant littéraire[1]. Stephanie Posthumus et Élise Salaün évoquent cette marginalisation en rappelant que, dans bon nombre de titres publiés durant cette longue période, l’espace représenté est celui d’une « campagne déjà entièrement défrichée, comme si la forêt n’avait jamais existé[2] ». Les rares fois, ajoutent-elles, où l’espace sylvestre est mis de l’avant (dans Jean Rivard, le défricheur d’Antoine Gérin-Lajoie par exemple), il est immédiatement voué à disparaître, la déforestation étant présentée comme une nécessité et un acte héroïque que « seul un être humain supérieur peut accomplir[3] ».

Avec la publication de Maria Chapdelaine (1916) de Louis Hémon, mais surtout à partir de la première moitié des années 1930, un net changement s’opère. De 1934 à 1947, la forêt devient un enjeu majeur chez plusieurs écrivains qui situent l’intrigue de leur roman en plein coeur de la nature sauvage tout en prenant soin de développer une relation précise entre celle-ci et leurs protagonistes. Cette présence marquée des grands espaces a été relevée par Maude Flamand-Hubert qui s’est penchée sur les « discours tenus sur le thème de la forêt dans les oeuvres littéraires de la première moitié du xxe siècle[4] » au Québec. Notre étude se propose de poursuivre cette riche réflexion en montrant comment, après plusieurs décennies d’exclusion, la forêt, dans la production romanesque au Québec, perd finalement son statut d’espace marginal pour devenir une figure spatiale à part entière, investie de fonctions diverses et intégrée dans un rapport de médiation avec la campagne et la ville. Dans le sillage des travaux d’Élise Lepage sur « la productivité du concept d’espace en littérature québécoise[5] », notre réflexion mettra en lumière « l’opulence […] sémantique[6] » de la figure spatiale de la forêt à partir d’un corpus encore très peu étudié sous cet angle. Il s’agira par ailleurs, comme l’a fait Vincent Lambert pour les poètes du Québec des années 1860 à 1930, de dépasser le caractère idéologique de ces oeuvres et de refuser « l’idée voulant que cette littérature d’un autre temps soit indifférente à la nature[7] ».

Comme nous le montrerons, le roman de la forêt est d’abord un roman de la colonisation qui donne lieu à des traitements variés. Certains romanciers, tels Damase Potvin, Benoît Desforêts et Hervé Biron, choisissent de tourner leur regard vers le passé et de poursuivre la longue idylle du roman et de l’idéologie du terroir. D’autres, comme Marie Le Franc et Georges Bugnet, s’intéressent aux expériences modernes de colonisation et tentent de surpasser Louis Hémon et Claude-Henri Grignon dans la voie du réalisme. Le regard étranger de ces deux auteurs d’origine française affecte par ailleurs la façon dont l’espace sylvestre est mis en fiction durant la période[8]. En 1937, Félix-Antoine Savard publie Menaud maître-draveur et élargit la thématique en faisant de la forêt un espace essentiel de l’identité et de la culture canadiennes-françaises. Il introduit dans le roman les thèmes de l’exploitation forestière, de l’aliénation économique et de la résistance nationale qui seront repris par Charles-Henri Beaupray en 1941 dans un roman intitulé Les beaux jours viendront… Vers la fin de la période, en devenant un lieu de villégiature pour les urbains, la forêt est investie d’une nouvelle fonction. Des romans tels que Dans la nuit sombre (1942) d’Albertine Laperle-Bernier, La terre du huitième (1942) d’Adolphe Nantel, La pénible ascension (1944) de Geneviève de Francheville (pseudonyme de Berthe Potvin) et Fausse monnaie (1947) de Ringuet témoignent de cette réorientation.

Le roman de la colonisation et l’idéologie du terroir

Pour pallier la crise de 1929 et le chômage qui sévit dans les villes, le gouvernement du Québec et le clergé misent sur la colonisation agricole. Dans les années 1930, les programmes de colonisation Gordon (1932) et Vautrin (1934) contribuent à la fondation de colonies dans des régions comme le Témiscamingue et l’Abitibi. Très présente dans l’actualité, la colonisation apparaît dès 1934 dans les romans de notre période. La vitesse et la force avec lesquelles cette thématique s’impose s’expliquent sans doute par la réponse qu’elle offre, dans l’imaginaire collectif, au traumatisme de la crise.

Après avoir provoqué le scandale avec Les demi-civilisés de Jean-Charles Harvey, les éditions du Totem jouent de prudence en publiant La rivière-à-Mars (1934) de Damase Potvin, réécriture du roman La baie publié en 1925. L’auteur brosse le portrait d’un personnage plus grand que nature, Alexis Maltais, qui, en 1838, constatant l’appauvrissement des terres de Charlevoix, guide ses concitoyens jusqu’à la terre promise de la baie des Ha ! Ha ! En illustrant l’héroïsme de la colonisation, Potvin poursuit dans la veine qui est la sienne, celle du roman à thèse régionaliste dont il a contribué à établir le modèle avec Restons chez nous (1908). La même année, Benoît Desforêts (pseudonyme du père Marie-Benoît, né Louis Van Biervliet) publie Le p’tit gars du colon, qui chante la grandeur passée « des héros du sol, taillant leur domaine immense à tous les espoirs, à tous les amours[9] ». Le roman raconte la vie du fondateur de Mistassini, François Gaudreau, et de sa famille à la fin du xixe siècle. Desforêts mettra en scène l’établissement du fils de Gaudreau dans Un sillon dans la forêt (1936).

Le recours au passé et à l’histoire[10], chez ces deux auteurs, montre bien la place de la colonisation dans l’idéologie régionaliste : bien que présente, la forêt est peinte comme la condition, voire le simple prérequis de la terre agricole. Entre l’arbre et le sillon, entre le passé et l’avenir, se dresse, dans ces romans, la figure héroïque du colon tenant tout à la fois des coureurs des bois, des bûcherons et des paysans. Comme le père Chapdelaine, ce colon a pour mission sacrée de défricher, de « faire de la terre ». Partant, si les romans de Potvin et de Desforêts se distinguent des romans régionalistes antérieurs, ce n’est pas sur la base d’un différend idéologique, mais plutôt en raison du désir des auteurs d’intégrer la forêt au sein de leur intrigue, de la situer en lien étroit avec leurs personnages même si elle est inévitablement condamnée à disparaître sous les coups de hache des colons. Dans ces deux romans et dans certains autres titres parus plus tard au cours de la période – particulièrement Nuages sur les brûlés (1947) d’Hervé Biron –, prévaut d’entrée de jeu une obsession du lieu nouveau à créer. Par conséquent, la forêt, bien que célébrée et décrite sous les traits d’un espace permettant à « [l]’âme paysanne [de] communie[r] au mystère de la nature » (PGC, 23), n’est jamais en mesure d’accéder, sous la plume de ces auteurs, au statut de lieu achevé, complet, autonome.

L’incomplétude de la nature sylvestre se perçoit principalement à travers son manque de vie auquel seuls les colons peuvent remédier grâce à leur travail de défrichement : « La forêt sauvage [et] le grand lac solitaire », écrit Desforêts, « n’ont pas cette vie plus sentie, plus familière, plus à notre portée : la vie commençante des terres neuves » (PGC, 148). Même son de cloche du côté de Potvin : les premières pages de son roman présentent de courageux colons qui, fraîchement arrivés en plein coeur de la nature sauvage, « imaginent le travail ardu de leurs bras qui communiquera la vie aux forêts silencieuses[11] ». Plus draconien, Hervé Biron choisit de décrire la forêt comme un lieu où règne, littéralement, non pas un manque de vie mais une absence complète de celle-ci : « La désolation du paysage se révélait à mesure que le jour prenait possession de l’atmosphère. [… A]u-delà, une frontière menaçante, le spectacle désâmant d’une forêt squelettique, où les troncs plantés comme des cierges éteints narguaient l’entêtement héroïque des colons[12]. » Le message est clair : si la forêt est un espace de l’incomplétude, dépourvu de voix et du souffle de la vie, alors elle doit nécessairement être détruite afin de laisser place aux terres cultivables, porteuses du « blé nourricier de la force et de la permanence » (RAM, 26).

L’héritage de Jean Rivard, le défricheur (1874) se fait profondément sentir dans ces romans où prolifèrent, tout comme chez Antoine Gérin-Lajoie, bon nombre de métaphores guerrières pour rendre compte de la domination de l’être humain sur la forêt. Soit Jean Rivard :

On avouera qu’il fallait, sinon du courage, au moins de bons bras pour s’attaquer à ces géants de la forêt, qui ne succombaient qu’avec lenteur sous les coups répétés de la hache. […] Quand le grand arbre de cent pieds de hauteur, atteint au coeur par le taillant de l’acier meurtrier, annonçait qu’il allait succomber, il y avait comme une seconde de silence solennel, puis un craquement terrible causé par la chute du colosse. […]
[…]
À peine nos défricheurs avaient-ils porté sur leur ennemi terrassé un regard de superbe satisfaction qu’ils se mettaient en frais de le dépecer[13].

Cette description, qui n’est pas sans évoquer une violente scène de croisade, trouve des échos dans les romans de la colonisation de notre période. En arrivant dans la nature sauvage, les colons de Potvin, de Desforêts et de Biron partent en guerre contre l’ennemi : la forêt. Toujours complètement passive devant les attaques brutales de ces conquérants « enragés » (NB, 27), cette forêt ne peut s’inscrire dans les textes qu’en tant que faire-valoir. Après avoir « attaqué », « assailli » et « conquis » les arbres grâce à leur « ardeur belliqueuse » (RAM, 21), les colons laissent sur leur passage un amoncellement d’arbres abattus qui ne sont rien de moins que des « cadavres mutilés » sur lesquels « nul ne s’apito[ie] » (PGC, 127).

Le roman de colonisation réaliste

Alors que certains auteurs traditionnels forgent avec le roman de la colonisation un mythe fondateur pour l’idéologie du terroir, deux compatriotes de Louis Hémon, Marie Le Franc et Georges Bugnet, montrent la colonisation sous un jour différent en décrivant des expériences contemporaines et en privilégiant une esthétique réaliste proche du reportage[14], ce qui affecte directement la représentation des rapports entre les colons et la forêt. Si ces deux auteurs ont évité les écueils du genre, c’est bien parce qu’ils n’ont jamais conçu celui-ci « comme une propagande[15] ». Compte tenu de l’origine française de Le Franc et de Bugnet, la question du repli terroiriste est évacuée de leur imaginaire créateur afin de laisser place à une écriture privilégiant un plus grand esprit de solidarité entre l’être humain et la nature.

Dans La rivière Solitaire (1934), Marie Le Franc brosse le portrait d’un contingent bigarré de « retours à la terre » attirés par la prime d’établissement de six cents dollars et fuyant la misère de la crise. Récusant le roman à thèse, l’auteure s’astreint à l’objectivité et décrit les joies et les misères, les réussites et les échecs de ces nouveaux colons. La misère est toutefois plus frappante, puisqu’ayant rapidement dépensé leur prime, les expatriés se retrouvent dans un dénuement encore plus grand que celui qu’ils ont quitté au coeur de la ville : « Ceux qui ne disaient rien étaient les plus terribles à voir, avec leurs joues creuses qu’ils ne rasaient plus mordues par la faim, et leurs yeux pleins de désespoir enfoncés dans les orbites[16]. » Le point de vue féminin occupe dans ce récit une place de premier plan, ce qui est rare dans les romans régionalistes. Les héroïnes principales sont des femmes libres, dynamiques et complexes dont le destin n’est pas lié au mariage.

Avec La forêt (1935), Georges Bugnet, le fantaisiste auteur du roman-essai Siraf publié un an plus tôt, renoue avec la veine romanesque qu’il avait amorcée dans Nypsia (1924). Situé dans l’Ouest canadien, La forêt met en scène Roger et Louise Bourgoin, immigrants venus de France pour chercher fortune en Alberta. Si les motifs attendus du roman de la colonisation s’y retrouvent (coupe des arbres, arrachage des souches, etc.), la perspective est pourtant fort différente. Les Bourgoin, comme les « retours à la terre » de La rivière Solitaire, sont des citadins, des étrangers issus d’un milieu intellectuel et bourgeois, et l’Alberta, pour eux, est exotique, lointaine, périphérique[17]. Contrairement aux Roy, leurs voisins qui appartiennent malgré leur isolement à une collectivité dont ils tirent leur raison d’être et leur mode d’existence, les Bourgoin sont coupés de leur mère patrie. « Faire de la terre », dans ce contexte, devient une entreprise individuelle dont le but est l’enrichissement. Les efforts des Bourgoin, naufragés de la forêt, demeureront stériles. La forêt leur prendra leur fils unique et ce drame aura raison des époux qui retourneront en France.

On l’a vu, les romans de Potvin, de Desforêts et de Biron s’intéressent avant tout à la médiation de la terre et de la forêt. Ce fil conducteur qui relie les colons aux vieilles paroisses disparaît dans les romans de Le Franc et de Bugnet qui montrent des urbains aux prises avec la nature sauvage. La médiation se fait donc, ici, entre la forêt et la ville. Les romans de villégiature tenteront également, comme nous le verrons bientôt, de mettre en relation ces deux espaces. La ville, dans les romans de l’époque, n’apparaît donc pas que chez Roger Lemelin ou chez Gabrielle Roy : son influence se fait sentir jusqu’à la rivière Solitaire, où règne « une urbanité surprenante » (RS, 122). L’abbé Marois voit d’ailleurs avec méfiance « débarquer [des femmes] grelottant dans leurs manteaux aux couleurs vives et leurs bas de soie, ayant sacrifié leurs derniers cents à une indéfrisable, sachant faire du sucre à la crème, mais ignorant l’art de fabriquer le pain, le savon et la chandelle » (RS, 54).

La transformation la plus significative se situe néanmoins sur le plan de la description de l’espace forestier : de la représentation d’une forêt comme lieu de domination, on passe soudainement, avec ces deux romans, à la mise en place d’un espace sylvestre qui valorise la réciprocité. Loin de transmettre une idéologie de retranchement, le message de ces oeuvres communique plutôt l’idée selon laquelle l’acharnement aveugle et destructeur des colons n’est jamais garant de leur réussite en forêt. Au contraire, ceux qui parviennent à amadouer la nature sauvage et à se faire accepter par celle-ci sont ceux qui entretiennent avec elle une relation de mutualité, voire d’humilité.

Le rapport au monde est complètement inversé. Dans La rivière Solitaire, les arbres ne sont plus des « démons » (RAM, 89) ni des « déchets de forêts rivés au sol comme des chicots à une gencive » (NB, 35). Ils incarnent plutôt le point de rencontre de la faune humaine et de la forêt végétale : « On était en pleins brûlés. Le paysage, en l’absence des hommes, revêtait une personnalité vivante, malgré sa désolation, une candeur de commencement de monde, et les collines tournaient vers les voyageuses leur visage blanc » (RS, 31). La description des brûlés que l’on retrouve ici contraste fortement avec celle proposée par Biron. Alors que, chez ce dernier, la nature sauvage nargue constamment les colons, chez l’auteure d’origine bretonne on voit plutôt que « les collines » qui « tourn[e]nt vers les voyageuses leur visage blanc » annoncent clairement une volonté de rapprochement.

Située au début du roman, cette phrase donne le ton au livre de Le Franc, beaucoup plus marqué par la vulnérabilité que par l’esprit de conquête. L’auteure célèbre, certes, le courage des pionniers, mais ce qu’elle met en premier lieu de l’avant, ce sont leur déracinement, leurs difficultés et leur souffrance. Ce faisant, Le Franc est en mesure d’établir des parallèles poétiques entre ces colons et la forêt brûlée qui endure aussi de profondes blessures :

[I]l fallait que les litanies fussent dites jusqu’au bout, surtout que c’était le dernier soir. Les voix humblement ferventes y répondaient. Autour d’eux, la terre brûlée, couverte de cicatrices, étrangement proche à cette heure, étrangement humaine, mêlait sa supplication à la leur :
– Seigneur, ayez pitié de nous !

RS, 171

L’esprit de mutualité qui émane de ce passage n’a d’égal que sa spiritualité empreinte de mysticisme et d’humanisme. Tout en étant à classer dans la catégorie des romans de la colonisation, La rivière Solitaire refuse donc, de toute évidence, les thèses partisanes que l’on retrouve chez les auteurs plus traditionnels. L’obsession du lieu à créer est écartée et, du coup, il n’est jamais question, comme chez Potvin, de « faire reculer la forêt » en l’« attaquant » et en l’« assaillant ». Par un tour de force remarquable, l’auteure a été en mesure d’écrire un roman de la colonisation sans pourtant jamais décrire une seule scène de défrichement[18]. La narration étant surtout focalisée sur deux personnages féminins, la jeune Rose-Aimée et l’infirmière Anne Bruchési, les coupes d’arbres – exclusivement réservées à la gent masculine dans tous les romans de la colonisation – ne peuvent jamais s’imposer dans le récit : soit qu’elles demeurent en arrière-plan (« Elle reprit son chemin. […] On ne voyait personne, mais la fumée sortait des cheminées et on entendait dans les bas-fonds sonner les haches sur les arbres », RS, 50-51), soit que Le Franc y fait référence une fois le travail accompli, comme dans ce passage à la tonalité élégiaque où l’on retrouve Rose-Aimée, témoin de la tristesse de la rivière Solitaire devant la mort d’un sapin coupé :

Là s’arrêtait le lot des Trépanier. Cette pointe offrait une grâce secrète, un refuge lumineux et murmurant inconnu de tous. Cependant, Rose s’aperçut que les garçons avaient commencé à y travailler, avec l’ardeur aveugle et destructrice des défricheurs. Un beau sapin avait été fraîchement coupé à ras de terre. Il avait disparu, sans doute emporté par l’eau. Des débris d’écorce jonchaient le sol et une poignante odeur flottait dans l’air. La rivière souffrait de son absence : à la place où son ombre se projetait sur elle, si vivante qu’elle semblait pousser dans l’eau, il n’y avait plus que le vide.

RS, 165-166

Un tel paragraphe, sous la plume de Nantel, de Desforêts ou de Biron, serait probablement accompagné d’une phrase qui rappellerait que le « vide » créé par la disparition du sapin n’est que transitoire et que, bientôt, le blé et l’avoine poindront autour de cette rivière. Dans la vision de Le Franc, pourtant, ce vide est là pour demeurer, comme s’il représentait, de façon prémonitoire, la faillite du grand mouvement de colonisation agricole des années 1930 au Québec.

Chez Georges Bugnet, la même idée de la nature en tant qu’espace de réciprocité et d’humilité se perçoit. Pour bien la marquer, l’auteur met toutefois en scène un personnage, Roger Bourgouin, qui est l’incarnation même de l’orgueil et de la prétention. Ce jeune homme plein d’ambition, assuré de sa victoire dès son arrivée en forêt, aurait certes trouvé sa place parmi les colons de La rivière-à-Mars. Sa mission aurait été, de fait, un véritable succès s’il avait eu la chance de s’attaquer à une forêt aussi passive que celle que peint Potvin. Mais le bûcheron téméraire de Bugnet se retrouve dans un décor sylvestre complètement différent :

À la dérobée ses yeux se portaient vers le peuple des grands arbres immobiles, peuple innombrable, races antiques des trembles aux fûts minces et droits […]. Un instinct lui disait que cette forêt millénaire était ici légitime propriétaire du sol et qu’elle ne céderait pas ses droits sans une opiniâtre résistance[19].

Ces quelques lignes traduisent le sens et la portée du roman, dans lequel Bugnet a voulu montrer « un tableau de colonisation sans inventions romanesques[20] » afin d’« affirme[r] clairement la supériorité de la nature sur l’homme, non pas pour l’écraser, mais pour l’inspirer[21] ». De toute évidence, le passage montre une forêt qui, loin d’être un espace du manque, représente plutôt une force divine. Conséquemment, il est beaucoup plus problématique pour le colon, en raison de cette farouche résistance, de faire de la forêt un espace de conquête.

Les deux protagonistes sont forcés, à la fin du récit, de retourner en ville, repoussés par une forêt qui ne semble point vouloir les accueillir en son sein. Pourtant, il faut comprendre que c’est bel et bien sur eux qu’il faut jeter le blâme, et non pas sur la forêt « inhospitalière ». Roger, tout au long du roman, pèche par excès de confiance. Louise, au lieu d’adopter une posture proche de l’esprit de mutualité, voit en la forêt un lieu menaçant et sa sensibilité bourgeoise ne peut que conclure qu’il s’agit d’un espace de dépravations menant à la perte des bonnes manières citadines. La famille Roy – les voisins de Roger et de Louise – réussit, elle, très bien à y faire sa place. Consciente de la supériorité de la nature sur l’être humain, elle sait que lorsque l’on s’installe en forêt pour défricher, le combat n’est jamais gagné d’avance : « Mais, sur une terre neuve, ça c’est autre chose ! Vous êtes pas sûr comment ça va virer. Alors ça devient une vraie bataille. C’est-y la terre qui va gagner ? Ou bien c’est-y vous ? Moi, ça m’excite » (F, 75). Cette attitude d’humilité de madame Roy lui permet, à elle et à sa famille, d’être acceptée par la forêt et de profiter, du même coup, de sa fécondité.

Le roman de la résistance nationale

En 1937, Félix-Antoine Savard, avec Menaud maître-draveur, réussit le double exploit de renouveler le roman de la forêt et d’égaler, aux yeux de la critique, Louis Hémon. Il accomplit ce geste grâce au souffle épique de son écriture qui séduira l’ensemble de la critique de l’époque (Louis Dantin mis à part). Le roman de Savard transcende en effet la querelle des exotiques et des régionalistes. Alimentée par l’Antiquité et par la Bible, par le romantisme et par Frédéric Mistral, son écriture se compare à celle des plus grands régionalistes d’Europe (Ramuz, Giono, Genevoix). Mais Savard, habitué des brûlés – il a été prêtre-colonisateur en Abitibi –, connaît très bien l’univers qu’il décrit. Il parvient de plus à marier l’idéologie chère aux romans de la période et le réalisme.

Si Savard réussit à égaler Hémon, il le fait en reconnaissant sa dette envers lui. Signe de la maturité du genre, pour la première fois, un roman canadien-français se construit à partir d’un autre. Menaud, le patriarche, voit en effet sa destinée changer lorsque sa fille lui lit Maria Chapdelaine. Cet hommage permet à Savard de puiser dans le roman de Hémon et de recycler l’intrigue sentimentale de Maria (qu’il prête à… Marie, la fille de Menaud). Savard s’inspire également des autres romans de la forêt. Comme chez Potvin et chez Desforêts, la forêt, chez lui, permet de communiquer avec le passé. Alexis écoute ainsi parler ses ancêtres dans son rêve : « “C’est nous qui avons fait le domaine ! Nous avons rempli de nos hans ! la plaine et la vallée ; et tard, jusqu’aux étoiles, dans la grande nuit déserte, est montée notre hache aux rebonds de feu ! […] / Voici que nous avons ouvert des sillons au chaud levain du soleil et de l’air !”[22] »

Cette célébration du passé n’empêche pas Savard de mettre en sourdine son enthousiasme pour la colonisation et sa foi chrétienne, même si l’une et l’autre réapparaîtront dans ses oeuvres ultérieures. Le thème de l’exploitation forestière est certes présent mais il est développé avec originalité : le romancier prend soin de rencontrer l’autorité de Louis Hémon sur un terrain différent. Savard remplace donc la colonisation par la drave. Il s’intéresse de plus à la question des trusts et à l’injustice de la distribution des ressources. Menaud maître-draveur prend ainsi la forme d’un roman de la résistance nationale dont l’intrigue se construit autour d’une revendication précise : « [R]endre aux gens d’un village les richesses naturelles et leur droit d’en user[23]. »

La dialectique de la forêt et du sillon est au coeur du roman. Menaud est présenté comme l’archétype du coureur des bois tandis que son voisin, Josime, est un terrien dans l’âme. Cette dialectique est toutefois considérablement élargie. Menacée par une mainmise américaine, la forêt de la montagne de Mainsal acquiert une force symbolique et poétique. Source de beauté et de fierté, la forêt constitue, pour Savard, un espace de liberté qui est une condition essentielle à la vie, à l’imaginaire et à la culture du peuple canadien-français. Espace sauvage et violent qui emporte le fils de Menaud, la forêt donne également lieu à une mystique héroïque. Si elle rejoint celle que peignent les thèses nationalistes, la forêt de Savard n’a toutefois guère de relation avec celle que favorisent les thèses agriculturistes. Les terriens sont même critiqués dans le roman pour leur peu d’intérêt pour la forêt : « Quelques vieux terriens disaient : “Bah !” ne voyant rien en cette histoire au-delà de leurs clôtures dont on pût lier profit » (M, 568). La forêt n’a plus, chez Savard, pour fin ultime de faire place à la charrue, elle est célébrée pour sa richesse infinie et sa générosité : « Elle lui [Menaud] donnait l’air vierge et pur de la montagne […] ; […] l’eau de ses sources […] ; le bois de sa maison […]. / Elle lui donnait encore le poisson de ses lacs, le gibier de ses taillis, lui dévoilait le secret des fosses, du cloître silencieux des hauts pacages de montagne » (M, 538). Le roman réclame du même coup la préservation de ce patrimoine culturel. En ce sens, la révolte de Menaud s’explique par un net refus de se soumettre à une forme de matérialisme qui surgit, ainsi que le dit Mariève Isabel, « lorsque l’exploitation d’une terre est menée par quelqu’un d’autre que l’habitant, par un étranger, qui alors ne voit pas au respect vital de la nature, mais seulement au capital à gagner[24] ».

Le combat farouche de Menaud contre des étrangers témoigne autant d’une préoccupation économique (voire écologique) que d’une idéologie nationaliste. L’idée n’est pas ici de dire non à l’exploitation de la forêt, mais de s’assurer que cette dernière restera sous la gouverne d’un peuple qui saura profiter de ses ressources dans un esprit de respect et de mutualité, et pour son propre bénéfice[25]. Suspect d’intolérance envers les anglophones, le roman entre pourtant en communication avec un imaginaire continental, américain au sens large. On pourrait ainsi rapprocher la forêt de Savard de celles de Jack London ou du Groupe des sept. Si la forêt des romans de la colonisation n’a guère d’héritiers, celle de Menaud inspirera notamment les romans d’Yves Thériault.

Dans son premier roman, Les beaux jours viendront…, Charles-Henri Beaupray s’intéresse, en détail, à l’aspect économique de la forêt abordé dans Menaud maître-draveur et s’impose aussi, à sa façon, comme un romancier de la résistance. Bien que fort différent sur le plan stylistique – le roman comporte plusieurs maladresses et est totalement dépourvu du souffle poétique qui transporte le roman de Savard –, Les beaux jours viendront… poursuit les mêmes revendications et défend une thèse fort similaire : la reconquête par les Canadiens français de leurs ressources naturelles, et tout particulièrement de la forêt, moteur économique de la région où se déroule l’intrigue du roman.

Après des études en sciences sociales, Marcel Desbiens, le protagoniste, revient dans son village natal du Témiscouata pour travailler à la scierie Garrick and Lawson Ltd. C’est ainsi que « la lutte commence[26] » pour ce jeune homme déterminé : souhaitant rendre la monnaie de sa pièce au propriétaire (un Anglais) qui traite les employés en serviteurs, il achète un vieux moulin qu’il rénove et dont les profits lui permettent d’acquérir Garrick and Lawson Ltd et de triompher de son ancien employeur. Mais la réussite de Marcel n’est pas calquée sur le modèle anglais que l’on considérait comme individualiste ; elle s’effectue selon les préceptes de la religion catholique et bénéficie à toute la collectivité, ce qui la justifie. Marcel fonde en effet une caisse populaire et un syndicat, et sa scierie est une coopérative. Le roman, dont la thèse nationaliste a été bien reçue à l’époque, sert à démontrer que les Canadiens français peuvent rivaliser avec les Anglais dans toute activité, y compris les affaires et l’économie.

Le roman de Beaupray poursuit la veine de Savard et de Hémon par sa référence aux « étrangers » qui, après avoir découvert les grandes richesses forestières autour de Montcourt, sont venus, avec leurs usines, « s’installer en rois et maîtres dans la région » (BJV, 25). Mais l’auteur dénonce également, quoique brièvement, une seconde injustice : « La province de Québec n’a rien à envier aux autres provinces. Elle abonde en sites tous plus pittoresques les uns que les autres, même si le bonheur de les découvrir revient toujours à des étrangers… » (BJV, 23). L’auteur revendique ici le droit, pour les Canadiens français, de s’approprier la nature, et particulièrement la forêt, non seulement en tant que levier économique, mais aussi en tant que lieu de ressourcement et de plaisance. Ce plaidoyer deviendra réalité dans quelques romans publiés plus tard dans la décennie 1940.

Les romans de villégiature

À la fin de la période, la forêt acquiert, dans quelques oeuvres, une nouvelle fonction en étant présentée comme un espace de villégiature[27]. Elle sert de cadre à des romans sentimentaux tels que Dans la nuit sombre (1942) d’Albertine Laperle-Bernier ou La pénible ascension (1944) de Geneviève de Francheville (pseudonyme de Berthe Potvin), dans lesquels de jeunes adultes aisés de Montréal quittent la ville pendant quelques jours afin d’aller se détendre dans la nature, dans des villas ou des manoirs situés au coeur des Laurentides. Dans La terre du huitième (1942) d’Adolphe Nantel, le protagoniste Jean Berlouin, un citadin fraîchement sorti de la prison de Bordeaux, voit également dans la forêt un lieu de ressourcement où il désire venir « chercher », plus que du repos, sa « guérison[28] ». Ces titres, qui allient une intrigue sentimentale à de longues descriptions poétiques de la forêt, possèdent de nombreuses ressemblances avec Fausse monnaie (1947), second roman de Ringuet qui raconte la courte idylle d’André Courville et de Suzanne Lemesurier lors d’une excursion au Lac à l’Aube, près de Sainte-Agathe. Fasciné par la forêt laurentienne qui donne lieu à de nombreux passages lyriques, l’auteur met celle-ci au service d’une analyse psychologique des personnages principaux.

À l’exception de La terre du huitième, d’où émanent encore des relents d’idéologie traditionaliste[29], ces romans sont tous ancrés dans un contexte de modernité. Tout comme dans Bonheur d’occasion de Gabrielle Roy, le caractère profondément urbain des personnages est posé, dès le départ, comme une évidence. C’est d’ailleurs ce qui explique l’enthousiasme de ces jeunes Montréalais – hormis le personnage d’André dans Fausse monnaie – pour s’évader, pendant quelques jours, de la grande ville et de sa routine monotone : « Qui n’a pas goûté à ces soirs de crépuscule tout rose au bord d’un lac enchanteur ne saurait comprendre la joie, le plaisir de ces humains venus là pour se délasser de leurs occupations […][30]. » Ces expéditions vers le nord de la ville sont rendues possibles grâce au développement des infrastructures routières entre Montréal et la région des Laurentides. La présence d’une « route, désormais commode, unie et toute droite[31] » facilite en effet l’évasion des citadins vers la nature et change le rapport qu’ils entretiennent avec celle-ci. Autrefois « sauvage et hérissée, puis fermière pendant quelques années » (FM, 7), la région du nord de Montréal est désormais « populaire et suburbaine » (FM, 7) et n’aura jamais été, sur le plan de l’imaginaire romanesque, aussi proche de la grande ville.

Frappantes de similitude, les trames narratives de ces romans se construisent autour de la mise en place d’un espace sylvestre conçu comme lieu de suspension des agitations citadines propice aux rapprochements amoureux. Qu’elles conduisent à une idylle de courte durée (dans le cas de Ringuet) ou à une relation menant au mariage (chez les trois autres auteurs), ces aventures romantiques au coeur de la forêt voient le jour grâce aux vertus d’une nature capable de façonner l’attitude des hommes et des femmes qui viennent s’y ressourcer : « Nul d’entre eux pourtant ne semblait avoir conscience que ce jour, cette lumière, ce décor modifiaient ainsi leur façon de vivre et de penser, les faisaient différents de l’être quotidien qu’ils avaient été jusque-là » (FM, 126). La relation qui prévaut ici entre la forêt et les personnages marque un renversement complet par rapport à l’espace sylvestre peint au début de la période par Potvin et par Desforêts : chez ces derniers, les colons ont le pouvoir, armés de leur hache, de transformer (et de supprimer) la forêt à leur guise. Dans les romans de villégiature, c’est plutôt la nature qui possède la capacité de modeler ses visiteurs.

C’est ainsi que dans Fausse monnaie, lors d’une excursion en montagne avec ses amis, Suzanne, de nature hautaine et distante, se dépouille progressivement de son « orgueilleuse tunique » (FM, 168) pour, une fois rendue au sommet de la montagne, « [d]’un mouvement doux, souple et apparemment inéluctable comme le cours de l’eau sur une pente » (FM, 173), s’offrir à André. Ce passage met en évidence le projet d’écriture de Ringuet qui, dans Fausse monnaie, a réussi à « illustrer une de ses idées les plus chères : l’influence du paysage sur l’esprit et le coeur[32] ». Si, de l’aveu même de l’auteur, cette fiction sentimentale est loin de posséder la richesse et la qualité de son roman phare, Trente arpents[33], elle contient au moins, sur le plan de la représentation de l’espace sylvestre, maints éléments que reprendront abondamment les auteurs québécois des générations suivantes. Peinte comme un réservoir d’épiphanies transformatrices chez le sujet romanesque et comme un espace possédant sa propre (a)temporalité[34], la nature aura des échos jusque dans la fiction d’auteurs contemporains tels que Monique Proulx et Louis Hamelin.

Alors que chez Ringuet la figure spatiale de la montagne joue un rôle de premier plan en affectant directement le comportement des protagonistes, celle du lac – constituante importante du décor forestier dans les romans de villégiature – permet à Geneviève de Francheville et à Adolphe Nantel de mythifier les personnages féminins, de les rendre plus désirables aux yeux des jeunes hommes. Lors d’une promenade sur le lac à l’Équerre, « cuve incandescente où la chaloupe revêt, au caprice des ombres et des traits de feu du firmament, les formes les plus fantastiques », Colette « apparaît aux yeux émerveillés de Jean-Paul comme la personnification de quelque fugace divinité des eaux[35] ». Dans La terre du huitième, Régine Groleau, sorte de déesse des bois qui communie avec la végétation et les bêtes de la forêt, est peinte, au milieu du lac, comme une naïade : « L’eau qui ruisselle avec les rayons sur la silhouette immergée l’illumine comme une apparition de féérie. Les longs cheveux épars la découpent suivant les petites vagues tassées par les mouvements de la nage sur lesquelles ils se moulent » (TH, 91-92).

En plus d’être à l’origine de tête-à-tête amoureux, les espaces de villégiature situés en forêt permettent aux plaisanciers de mettre de côté la rigidité des moeurs urbaines et de retrouver une certaine familiarité. Pour certains, c’est l’occasion de laisser tomber le vouvoiement alors que pour d’autres, comme monsieur Rougier, ce contexte de détente les pousse à insister auprès de leurs interlocuteurs pour se faire appeler par leur prénom : « Faites comme vous feriez si vous me connaissiez depuis dix ans. Nous sommes en vacances, que diable ! Gardons ces cérémonies pour la grande ville » (DNS, 114).

Tour à tour éblouissante, pure et lumineuse, la forêt est finalement, chez certains de ces auteurs, le repaire d’une faune diversifiée, un royaume où « poil et plume sont seigneurs et maîtres » (PA, 10). Lapins, écureuils, chevreuils, étourneaux, chardonnerets, hiboux, orignaux et canards ne sont que quelques exemples d’êtres vivants qui composent cet impressionnant bestiaire. La présence de ces animaux, parfois décrits sous des traits domestiques – tels ces « gracieux écureuils [qui] s’aventurent jusqu’à nos pieds » (PA, 10) ou ces truites qui « font des bonds d’acrobates à tout instant » (PA, 14) –, permet de renforcer le lien de familiarité entre la forêt et ses visiteurs tout en dépouillant celle-ci de sa sauvagerie. Chez Nantel, la présence de cette faune se détecte même au travers des personnages par les jeux de comparaisons utilisés par l’auteur : « [S]autant comme un lapin » (TH, 23), « curieuse comme la plus curieuse des belettes » (TH, 134), « plus apeurée qu’un lièvre pris au piège » (TH, 47), etc.

Avec ces romans de villégiature, qui ne sont jamais loin du roman de moeurs, les auteurs rendent hommage à une nature majestueuse, totale, mais accessible au commun des mortels. Le sentiment de fragilité associé à cet espace de ressourcement n’est toutefois pas complètement évacué. Le narrateur de Fausse monnaie souligne en effet la présence, dans la forêt laurentienne où se déroule l’intrigue du roman, de souches fraîches « témoign[ant] d’une campagne récente de l’homme avide » (FM, 134). Voilà qui n’est pas sans rappeler toute la pertinence de l’« avertissement » émis par Félix-Antoine Savard par la bouche de son personnage de Menaud.

Par son omniprésence et sa constance, la forêt s’inscrit comme une figure spatiale essentielle du roman des années 1934-1947 au Québec. Débordant les limites du roman régionaliste – dont elle constitue par ailleurs le cadre pour plus de la moitié des titres parus durant la période – la forêt s’invite jusque dans les romans sentimentaux, qui font d’elle le lieu idéal des rencontres amoureuses entre jeunes Montréalais en quête d’évasion. D’abord espace de domination et de conquête dans les romans du début de la période, la forêt endosse progressivement le statut d’espace de réciprocité et de résistance nationale pour finalement se transformer en site de villégiature.

Cette évolution dans la façon de décrire l’espace forestier n’est pas étrangère aux multiples transformations qui affectent la société canadienne-française des années 1930 et du début des années 1940. Durant cette période, le Québec traverse, pour reprendre les mots de Fernand Dumont cités par Gilles Marcotte, sa « première Révolution tranquille[36] ». L’atteste, par exemple, ce changement de paradigme qui s’opère entre le discours catholique d’un Lionel Groulx, qui « se propose comme le garant d’un ordre », et celui des jeunes intellectuels de La Relève, qui « se veut épiphanie, discours d’un monde toujours inachevé[37] ». L’important glissement qui s’opère entre ces deux visions du monde est palpable jusque dans la façon dont les romanciers de la période choisissent de représenter la forêt au sein de leurs fictions. D’un espace qui doit constamment attendre le travail de l’homme-démiurge pour accéder au statut d’entité pleine et de lieu ordonné – comme c’est le cas chez les romanciers traditionnels de la colonisation –, on se dirige progressivement vers la description d’une forêt qui propose à ses visiteurs une expérience spirituelle, un territoire ouvert, accueillant, qui affecte le rapport des personnages vis-à-vis d’eux-mêmes, allant même jusqu’à révéler à quelques-uns un pan inconnu de leur personnalité.

Par ce traitement extrêmement diversifié de l’espace de la forêt, les auteurs de la période ont donné à celui-ci la place qui lui revient au sein de la tradition romanesque canadienne-française tout en contribuant, pour certains d’entre eux, à l’avènement d’une modernité littéraire au Québec. Plus tard, marchant dans les mêmes traces que leurs prédécesseurs, Yves Thériault (Ashini, 1960), André Langevin (L’élan d’Amérique, 1972), Jean-Yves Soucy (Un dieu chasseur, 1976), Louis Hamelin (Betsi Larousse ou l’ineffable eccéité de la loutre, 1994), Monique Proulx (Champagne, 2008), Jocelyne Saucier (Il pleuvait des oiseaux, 2011), Hélène Frédérick (Forêt contraire, 2015), et bien d’autres romanciers, choisiront eux aussi de camper l’intrigue de leurs romans en plein coeur de la forêt et de poursuivre ainsi, chacun à sa façon, la démarche entreprise par les écrivains des années 1934 à 1947 au Québec.