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Toute forme d’oubli semble une injustice et un crime métaphysique. Lorsqu’elle n’a pas pu être le véhicule de l’expression de la singularité par l’écriture autobiographique, la littérature devient un dispositif supplétif de collecte mémorielle par lequel serait corrigé le silence du sujet qui n’a pu porter par lui-même au-devant du monde son identité narrative.

Alexandre Gefen[1]

L’affaire Dubuisson concerne un procès criminel qui a eu lieu au début des années 1950. Jeune étudiante en médecine, Pauline Dubuisson a abattu Félix Bailly, son ancien amant, après avoir appris qu’il venait de se fiancer à une autre femme. L’affaire Dubuisson a été un scandale retentissant qui continue à fasciner car ce qui pourrait, à première vue, être considéré comme un simple crime passionnel demeure inéluctablement lié à un contexte historique très particulier. Sous l’Occupation, la jeune Dubuisson a entretenu des liaisons avec l’ennemi. La mémoire de ce premier « crime » contre sa nation a donc hanté son procès judiciaire et la plupart des récits à propos de cette affaire sont marqués par un sentiment de mépris, voire de haine, envers cette femme doublement maudite.

Deux oeuvres récentes, Je vous écris dans le noir de Jean-Luc Seigle[2] et La petite femelle de Philippe Jaenada[3], qui tentent de réhabiliter la figure énigmatique de Pauline Dubuisson, s’interrogent sur la représentation de la vérité historique et explorent les frontières entre fiction et histoire. Ces deux textes que nous étudierons s’inscrivent dans un courant littéraire qui cherche à reconstituer la vie des personnes obscures sous l’Occupation, illustré par l’oeuvre de Patrick Modiano. Le narrateur de Dora Bruder explique que pour trouver des traces de cette jeune fille juive déportée, il doit lutter contre « [l]es sentinelles de l’oubli chargées de garder un secret honteux[4] » et précise qu’« [e]n écrivant ce livre, [il] lance des appels, comme des signaux de phare dont [il] doute malheureusement qu’ils puissent éclairer la nuit[5] ». Les ouvrages de Jean-Luc Seigle et de Philippe Jaenada partagent avec l’oeuvre de Modiano ce même désir de valoriser la vie d’une personne marginalisée et de jeter de la lumière sur la période noire de l’Occupation. Mais les liens entre ces deux auteurs et Modiano sont plus profonds. Pauline Dubuisson fut une inspiration pour tout le projet littéraire de Modiano qui l’évoque dans maints entretiens au fil de sa carrière. Modiano soutient que son intérêt pour le fait divers est né d’une rencontre fortuite avec Pauline Dubuisson : « Cela vient d’un souvenir de mes dix-onze ans, terrible : la photo, en une de Paris Match, de Pauline Dubuisson. […] Le regard de cette femme m’avait beaucoup impressionné. Or quelques années plus tard, j’ai croisé par hasard Pauline Dubuisson, qui avait été libérée, rue du Dragon et je l’ai reconnue tout de suite[6]. » Je vous écris dans le noir de Seigle contient un hommage à cet événement fondateur pour Modiano. La narratrice du roman croise un jeune homme nommé Patrick dans la rue et note : « Il m’avait reconnue, je l’ai vu dans ses yeux. Mais ce fut la première fois qu’un regard bienveillant se posa sur moi, un peu maladroit, un peu timide, le regard d’un jeune homme qui attend tout de l’avenir et qui ne sait de quoi il sera fait » (JVE, 20). Jaenada évoque également cette rencontre dans La petite femelle : « Rue du Dragon, le jeune Patrick est trop timide ou discret pour lui adresser la parole, mais cette rencontre platonique et furtive le marquera définitivement. […] J’aime penser que Pauline, éphémère, préoccupée, l’a frôlé adolescent dans la rue, sans le savoir évidemment » (PF, 651). Si les trois auteurs s’inspirent donc, à différents degrés, de la vie de Pauline Dubuisson, ils semblent tous voir dans son histoire plus qu’un simple récit de crime. Comme le dit Modiano au sujet de son intérêt pour le fait divers : « Je me sens mal à l’aise avec la description de criminels d’ordre pathologique. Il faut quand même que le fait divers relève d’une sorte de fantastique social[7]. » Seigle et Jaenada cherchent justement à dévoiler les lignes de faille de la société française sous et tout de suite après l’Occupation. Pour ce faire, les deux auteurs se plongent dans la reconstruction de l’histoire.

Dans « Sur le concept d’histoire », Walter Benjamin constate que « [f]aire oeuvre d’historien ne signifie pas savoir “comment les choses se sont réellement passées”. Cela signifie s’emparer d’un souvenir, tel qu’il surgit à l’instant du danger[8]. » Benjamin rappelle ainsi l’impossibilité de saisir l’essence du passé : nous n’avons accès qu’à la mémoire d’un événement et cette mémoire sera déterminée. Or Benjamin ajoute que « lorsqu’on se demande à qui précisément l’historiciste s’identifie par empathie », la réponse est « inévitablement […] au vainqueur », et il poursuit : « L’identification au vainqueur bénéficie donc toujours aux maîtres du moment[9]. » C’est ainsi que Benjamin soutient que l’historien devrait se donner « pour tâche de brosser l’histoire à rebrousse-poil[10] ». Cette image rend bien compte de la démarche de nos deux auteurs. Au lieu de s’identifier aux prises de position officielles ou collectives – celles du système juridique et de la presse de l’époque ou, remontons dans le temps, celle de la foule qui a puni une adolescente pour le crime de collaboration horizontale –, Seigle et Jaenada essaient de reconstruire la mémoire personnelle de Pauline Dubuisson et de relater sa vie dans une perspective empathique. Autrement dit, ils essaient de prendre l’histoire à rebrousse-poil en valorisant la vie d’une femme méprisée et marginalisée.

Selon Dominique Viart, plus la littérature s’éloigne de la mémoire directe des événements, plus elle doit inventer de nouvelles formes pour raconter l’histoire : « [L]es écrivains doivent affronter une double contrainte : celle du “comment dire ?” et celle du “comment savoir ?”[11] » Puisque les témoins de l’histoire disparaissent à tour de rôle, « [l]e témoignage n’est plus de première main : il devient témoignage de témoignage, récit de témoignage ou fiction de témoignage, et doit à ce titre » s’engager « dans un effort nouveau pour reconstituer des récits perdus ou mal reçus[12] ». Je vous écris dans le noir est une fiction de témoignage qui propose une version de l’affaire Dubuisson privilégiant la mémoire personnelle aux dépens de la mémoire collective de l’Occupation. Ce texte reconstruit un récit « perdu », celle d’une femme tondue. La petite femelle prend la forme d’un roman archéologique, car Jaenada raconte son enquête pour retrouver les traces de Pauline Dubuisson. Il incorpore aussi dans son ouvrage de nombreux éléments autobiographiques et des références à l’actualité. Le résultat est un texte hybride, un mélange générique qui effectue des va-et-vient entre le présent et le passé.

Les deux ouvrages remontent au-delà de l’époque du crime afin d’explorer la vie familiale de Pauline et pour évoquer les expériences de ses parents durant la Première Guerre mondiale. De cette façon, l’affaire Dubuisson devient un récit de guerre(s) ancré dans le passé collectif de la France du début du xxe siècle. Les deux auteurs ont éprouvé le besoin de créer de nouvelles formes pour raconter cette histoire et chacun a rédigé une préface pour justifier la forme qu’il a adoptée. Nous nous proposons donc d’analyser ces deux réécritures de l’affaire Dubuisson afin d’explorer les mécanismes mis en place par les deux auteurs pour revisiter l’Histoire et l’histoire personnelle de Dubuisson. Après avoir résumé les faits saillants de l’affaire Dubuisson, nous examinerons quelques ouvrages antérieurs inspirés par ce scandale afin de mieux comprendre l’oscillation qui les caractérise entre récit factuel et récit de fiction. Nous nous pencherons ensuite sur les textes de Seigle et de Jaenada afin d’étudier leur rapport avec l’histoire et le travail mémoriel dans lequel ils s’engagent. En considérant les divers genres littéraires qu’ils mobilisent pour raconter cette affaire – le récit true crime, la biographie romancée, la fiction de témoignage, l’exofiction, le roman archéologique –, nous arriverons à mieux saisir leurs prises de position éthiques et esthétiques.

L’affaire Dubuisson

Pauline Dubuisson est née en 1927 à Malo-les-Bains, une petite commune aujourd’hui fusionnée à Dunkerque[13]. Cadette d’une famille de quatre enfants, seule fille des Dubuisson, elle voit deux de ses frères mourir au début de la Seconde Guerre mondiale. Son père André, ancien colonel de la Grande Guerre et entrepreneur en travaux publics, se charge de l’éducation de sa fille : il l’encourage à cultiver son intelligence et sa force de caractère. Sous l’Occupation, son entreprise bénéficie des contrats attribués par les Allemands et il reçoit des officiers chez lui. La jeune Pauline fréquente des soldats ennemis et finit par être renvoyée de l’école pour sa conduite scandaleuse. En 1944, à l’âge de dix-sept ans, elle travaille comme aide-infirmière et devient la maîtresse du médecin-chef responsable de l’hôpital, un officier allemand qui a plus de trois fois son âge. Certains récits soutiennent que Pauline Dubuisson réussit à échapper aux pires excès de l’épuration ; d’autres affirment qu’elle est tondue et peut-être même violée[14], notant qu’elle fait une première tentative de suicide quelques jours après la Libération. Pour sa part, Dubuisson a toujours refusé de fournir une réponse catégorique à la question de son sort à la fin de la guerre, ouvrant ainsi une brèche dans son histoire, brèche dans laquelle les chroniqueurs de l’affaire n’ont pas hésité à s’engouffrer.

À l’automne 1946, Dubuisson entreprend des études de médecine à l’Université de Lille, où elle rencontre un jeune homme, Félix Bailly, qui devient son amant et la demande en mariage à plusieurs reprises. Après avoir essuyé maints refus, Bailly déménage à Paris, où il rencontre une jeune femme qu’il souhaite épouser. Le 17 mars 1951, Dubuisson se rend dans la capitale pour essayer de renouer avec Bailly. Lorsqu’il la repousse, elle sort un revolver de sa poche dans l’intention, selon elle, de se suicider devant lui. Quand il essaie de s’emparer de l’arme, elle tire sur lui par accident, dit-elle. Lorsqu’il gît par terre, elle tire encore deux coups, puis ouvre le gaz de la cuisine pour tenter de se suicider. Après avoir appris l’arrestation de sa fille, son père se donne la mort. En 1953, Pauline Dubuisson fait une troisième tentative de suicide en prison. Son procès judiciaire cherche surtout à classer son crime : un crime passionnel méritera une peine réduite, un crime prémédité la peine capitale. Reconnue coupable de meurtre prémédité, Dubuisson se voit condamnée à la prison à perpétuité. Libérée pour bonne conduite en 1960, elle termine ses études en médecine avant d’obtenir un poste d’interne au Maroc. Elle y tombe amoureuse d’un ingénieur français, mais se voit abandonnée lorsqu’elle lui apprend son histoire. En 1963, à l’âge de trente-six ans, Pauline Dubuisson se suicide et, selon ses voeux, est enterrée anonymement au Maroc.

Michel Foucault soutient qu’« [i]l existe une fausse infamie » qu’on attribue aux « hommes d’épouvante ou de scandale » et qui jaillit « des souvenirs abominables qu’ils ont laissés, des méfaits qu’on leur prête, de l’horreur respectueuse qu’ils ont inspirée[15] » ; de cette façon, ces personnages atteignent un statut légendaire ou mythique « même si les raisons de cette renommée sont inverses de celles qui font ou devraient faire la grandeur des hommes. Leur infamie n’est qu’une modalité de l’universelle fama[16]. » Pauline Dubuisson fait partie de cette catégorie de personnes dites « infâmes ». Elle provoque la fascination et l’horreur du grand public. Lors de son procès, sa réputation et ce qu’on pense savoir d’elle (la fama) détermineront son sort. Foucault constate que « [l]e point le plus intense des vies, celui où se concentre leur énergie, est bien là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces ou d’échapper à ses pièges[17] ». Dans le cas de Dubuisson, son procès criminel devient ce choc face au pouvoir et son crime sera jugé dans le contexte de ses actions sous l’Occupation.

Récits dans le genre true crime

Dans les années 1950, le public français suit avec avidité cette affaire qui s’avère scandaleuse à cause du passé collaborationniste de l’accusée. Sandrine Issartel affirme que Dubuisson est « [p]unie, plus encore pour ses moeurs qualifiées de légères et sa proximité avec l’ennemi allemand, par une France pudibonde et misogyne, que pour le meurtre de son ex-amant[18] ». Dans les journaux de l’époque, elle est nommée, entre autres, « la hyène du Nord » et « la ravageuse » (PF, 495). La sortie d’un film mettant en vedette Brigitte Bardot dans un rôle inspiré par Dubuisson[19] renforce le statut de cette affaire dans l’imaginaire collectif des Français. Après le procès, les chroniqueurs judiciaires Pierre Scize et Madeleine Jacob consacrent tous deux un chapitre de livre à Dubuisson[20]. Il s’agit, dans les deux cas, d’un récit dans le genre true crime. Ce genre littéraire se distingue du roman policier dans la mesure où le crime raconté est réel. Le true crime met en scène des crimes violents et se délecte des détails sensationnels qui provoquent une forte réaction chez le lecteur[21]. Même si ces récits s’appuient sur des cas réels et mobilisent des documents pour reconstruire le crime, leurs auteurs ont souvent, selon Mark Seltzer, recours aux techniques narratives de la fiction en inventant des faits ou des dialogues : « Le genre true crime met en scène un vrai crime à la manière du polar[22]. » Pour sa part, Rosalind Smith constate que le genre repose sur un mélange de sources documentaires et de reconstruction mémorielle des événements, donnant naissance à un récit partiel et incomplet :

Les récits true crime ne peuvent être récupérés qu’à partir de la mémoire défaillante ou d’une série de sources textuelles telles que des photographies, des entretiens, des rapports de police, des transcriptions judiciaires et des comptes rendus de journaux, et les récits qui en résultent déclarent leur dépendance à une interprétation textuelle instable en même temps qu’ils prétendent présenter les faits. La tension entre la nature insaisissable de la vérité et le désir de présenter un récit correctif d’un ensemble d’événements, souvent dans un but politique, est constamment négociée au sein du genre par le biais d’un éventail de stratégies narratives[23].

Rosalind Smith insiste donc sur le recours à l’archive, la subjectivité du travail d’interprétation et les motivations idéologiques qui influencent la production du récit. Elle précise : « Là où les frontières entre le réel et le fictif se dissolvent, un espace s’ouvre pour l’exploration des angoisses, des perturbations et des crises sociales et culturelles qui résistent à de simples résolutions[24]. » Loin d’être un simple divertissement, le récit true crime est ainsi capable de dévoiler les lignes de faille d’une société. Dans le cas de l’affaire Dubuisson, il s’agit évidemment d’un sentiment de honte lié à l’Occupation.

Le public français semble avoir oublié l’affaire Dubuisson pendant plusieurs décennies mais les années 1990 connaissent un regain d’intérêt pour cette histoire. Un article signé par Jean Cau dans Paris Match en 1991 fait preuve des mêmes préoccupations culturelles que les récits ou articles antérieurs. Cau soutient que Dubuisson est une femme « aux rêves violents nourris sous l’Occupation[25] », il conclut que « [l]a France “éternelle” ne lui pardonnera jamais » d’avoir couché avec l’ennemi[26] et dit son indifférence face à son sort. Le passage du temps n’a donc nullement atténué la sévérité du jugement porté sur Dubuisson. Cette même année 1991 voit la publication de La ravageuse. Le roman vrai de Pauline Dubuisson par Jean-Marie Fitère[27]. Dans l’« Avertissement » qui précède ce roman écrit à la première personne, l’auteur se félicite d’avoir découvert la nature « impitoyable, égocentrique, amorale » et « ravageuse[28] » de Dubuisson, prétendant ainsi avoir accès à une vérité jusqu’alors cachée ; il s’adresse directement à sa protagoniste pour lui expliquer son projet et la nature hybride de son texte : « À mi-chemin entre la réalité et la fiction, les mélangeant dans un monde peuplé d’êtres réels et imaginaires, tous complices pour bâtir le roman vrai de ton étonnante existence. / Penché sur ta tombe abandonnée, recueilli, je te donne volontiers la parole[29]. » Malgré cette déclaration liminaire, sa version de l’affaire ne fournit pas une nouvelle perspective sur Dubuisson. Au début de son récit, la narratrice annonce : « [M]oi, Pauline, modestement mêlée à l’Histoire, je deviens à quatorze ans la plus jeune collabo de France. Je me donne sans retenue aux vainqueurs parce que j’aime l’amour dans les bras des vainqueurs[30]. » Ce « roman vrai » reproduit le portrait d’une femme égoïste et nymphomane que nous avons déjà rencontré.

Un an plus tard, en 1992, Serge Jacquemard fait paraître L’affaire Pauline Dubuisson dans la collection « Crime Story » des éditions Fleuve noir, ce qui semble situer son entreprise dans le genre true crime. Une nouvelle édition du livre, en 2017[31], porte une précision générique sur la page de titre : « Exo-fiction ». Or ce terme – attribué à Philippe Vasset qui confie en 2013 dans un entretien qu’il « essaye de réaliser des livres de fiction où il y a de vraies infos » car « [l]a fiction aujourd’hui se construit beaucoup à partir d’énigmes que nous présente le réel[32] » – n’était évidemment pas entré dans le lexique critique en 1992. Alexandre Gefen définit l’exofiction comme un genre qui fait preuve « non seulement d’un réalisme, d’une attraction vers le document, mais d’un travail de dévoilement et d’intervention herméneutique[33] ». Comme le récit true crime, l’exofiction se fonde sur la trace matérielle et sur la reconstitution de la mémoire, et n’hésite pas à brouiller les frontières entre réalité et fiction afin d’encourager une nouvelle interprétation des faits. La deuxième de couverture du livre de Jacquemard affirme que l’auteur « a su comprendre avant tous les autres pourquoi il fallait réhabiliter la figure emblématique de Pauline Dubuisson[34] » mais, dans son texte, nous retrouvons exactement le portrait de la protagoniste qui nous est maintenant familier. C’est ainsi que le narrateur révèle que, « dès l’âge de treize ans », Pauline « se dévergonde[35] », et lorsque Jacquemard recourt à la fictionnalisation en imaginant des passages dans le journal intime de Pauline, c’est toujours dans le but de souligner son égoïsme et son appétit sexuel vorace[36]. Par conséquent, le récit de Jacquemard se conforme plutôt au genre true crime par sa volonté de sensationnalisme. Nous ne voyons dans l’emploi, en 2017, du terme d’exofiction qu’une tentative pour attirer un nouveau public. Il faudra attendre encore vingt-trois ans après la publication de L’affaire Pauline Dubuisson pour rencontrer une exofiction qui cherchera à réhabiliter l’image de Pauline Dubuisson.

Je vous écris dans le noir

L’année 2015 voit paraître deux ouvrages sur l’affaire Dubuisson qui explorent pleinement la tension entre fiction et vérité historique. Le titre de celui de Jean-Luc Seigle, Je vous écris dans le noir, vient de la première phrase de la lettre que Dubuisson a écrite au président du tribunal la veille de son procès. Bien qu’il s’appuie sur des documents historiques, il s’agit d’un roman écrit à la première personne, comme dans le cas de La ravageuse de Jean-Marie Fitère. Seigle s’approprie la voix de Dubuisson pour imaginer des cahiers qu’elle aurait écrits avant de se suicider. Dans son « Épilogue », l’auteur précise : « On a retrouvé près d’elle une centaine de pages écrites de sa main dans des cahiers, en caractères serrés, presque illisibles. Ce sont ces cahiers aujourd’hui disparus que j’ai imaginés pour écrire ce livre » (JVE, 233). Selon Philippe Jaenada, ce détail à propos des cahiers semble avoir été inventé par Jean-Marie Fitère (PF, 687). Autrement dit, le roman de Seigle s’appuie sur des versions fictives de l’histoire autant que sur de véritables documents historiques. Le roman prend la forme d’un journal intime et la narratrice, installée au Maroc, commence son récit en indiquant qu’elle aime la langue arabe, puis : « Si lire le français me console encore, je l’ai souvent entendu m’accuser ou me condamner ; c’est seulement en l’écrivant que je parviens, par moments, dans son silence, à réparer quelque chose en moi » (JVE, 17 ; nous soulignons). Cette idée de la réparation par l’écriture d’une âme brisée situe pleinement Je vous écris dans le noir dans sa volonté de donner la parole d’une façon empathique à un sujet marginalisé.

Dans son « Avant-propos », Seigle explique pourquoi il a opté pour le genre romanesque ; il soutient que l’assassinat de Félix Bailly ne constitue qu’un seul moment dans la vie mouvementée de Dubuisson, puis déclare :

Hélas, c’est sur ce temps-là que les biographes ont organisé le récit de sa vie et le font converger : ils s’en tiennent aux faits, la chargent et la condamnent à leur tour. Je crois que c’est un crime littéraire, sauf si l’on accepte de poser comme paradoxe qu’une biographie est une écriture sans vie, à la différence du roman. L’histoire de Pauline, comme toutes les histoires, ne peut donc pas se raconter uniquement sur les faits, elle doit s’établir sur les silences de sa vie qui ne contiennent pas seulement son enfance et ses rêves mais les silences de son enfance et les silences de ses rêves.

JVE, 12

Selon Seigle, seul le genre romanesque est capable d’injecter de la vie dans cette affaire classée. Il cherche surtout à situer l’histoire de Pauline par rapport à l’Histoire et plus particulièrement par rapport aux deux guerres qui l’ont marquée :

La guerre est un élément déterminant dans la vie de Pauline, fondateur et destructeur dans le même temps. Sa jeunesse, sa beauté, son intelligence, le cadre historique de sa vie entre le spectre de la guerre 14/18 de son enfance et la réalité de la guerre de 39/45 de son adolescence, font d’elle un des rares personnages de l’histoire criminelle à pouvoir atteindre une dimension mythique.

JVE, 12-13

En ce sens, le texte se conforme à la définition d’une exofiction, ou bien à celle d’une fiction biographique qui revisite l’histoire « par le truchement de figures singulières[37] ». Dans ce roman, la mère de Pauline évoque souvent « le spectre » de l’occupation de Lille pendant la Grande Guerre. Elle se souvient des enfants affamés et prévoit la même chose sous la seconde Occupation. Le père Dubuisson est prêt à prostituer sa fille pour sauver sa femme et conduit Pauline à l’hôpital pour qu’elle y trouve un poste, sachant que les lieux sont bien approvisionnés : « Il y avait des jambons, une quantité de charcuterie […], du sucre, de la farine et même du chocolat. Je commençais à comprendre les intentions de mon père » (JVE, 139), note la jeune fille une fois sur place. Dans l’ensemble du récit, Pauline apparaît comme la victime de la cruauté et des machinations des hommes, à commencer par celles de son père.

À la Libération, la tonte de Pauline finit dans une scène de viol collectif dont la lecture est pénible tant cette scène insiste sur la dégradation de l’adolescente aux mains d’une foule de « résistants de la dernière minute » (JVE, 153) qui veulent la punir. La narratrice met l’accent sur la nécessité de raconter cet événement dans toute sa brutalité : « C’est un crime qui n’a pas le nom d’un crime. Alors je veux ici raconter ce viol dans le détail, l’écrire, le fossiliser sur le papier comme il s’est inscrit dans ma chair » (JVE, 163). La cruauté des hommes ressurgit lors de la scène du meurtre, quand Félix Bailly repousse Pauline en la traitant de « pute » (JVE, 187) et de « bonne à te faire baiser par les Boches » (JVE, 188). Quand il lance la phrase fatidique – « Je ne regrette qu’une seule chose, c’est que tu n’aies pas été liquidée à la Libération » –, Pauline tire sur lui « pour que le bruit des balles le fasse taire, qu’il soit plus puissant que ma colère et mon humiliation » (JVE, 188).

Si le meurtre est provoqué par le souvenir de sa tonte, lorsqu’elle décrit son procès, la narratrice fait valoir que toute l’affaire se situe sous le signe de la guerre :

Pendant ces trois semaines d’audiences, j’ai eu l’impression que cette guerre n’était toujours pas finie, d’autant moins (je pourrais le parier) qu’aucun de mes juges ne l’avait faite, ou alors pas du côté des héros. Mais ils la refaisaient avec moi dans ce tribunal. La confusion était partout et il ne s’est pas passé une audience sans que ce jour de vengeance nationale n’ait entaché mon procès.

JVE, 60-61

Tout en donnant la parole à Pauline, Seigle signale au moyen de telles scènes sa victimisation. Si la mémoire de la Grande Guerre pousse le père à sacrifier Pauline, la mémoire de la Seconde Guerre mondiale la condamne. Comme l’explique la narratrice : « [I]ls voulaient finir le travail des épurateurs, venger l’honneur de la France. Pour eux je restais la femme tondue qui avait tué un homme en temps de paix, et pas n’importe quel homme ! Un Français irréprochable, issu d’une famille de résistants et de catholiques » (JEV, 60). Dans son « Avant-propos », Seigle évoque le procès juridique réel, constate que la mémoire de la guerre est très sélective car « [d]es témoins de moralité rappellent avec force qu’elle [Pauline] a aussi été tondue à la Libération, même s’ils oublient de rappeler qu’elle n’avait que seize ans et demi » (JVE, 11), et commente :

Son adolescence est une course effrénée d’amour activée par les deuils successifs de ses deux frères aînés alors qu’elle n’espérait qu’une seule chose : être sauvée, sauvée de tout, de son enfance, de la jalousie des autres filles, de la malveillance des hommes, de leur mépris et de leurs lâchetés dans un climat de guerre, de défaite et d’occupation.

JVE, 12

Le roman de Seigle accorde donc plus d’attention au contexte historique, à l’enfance et à l’adolescence de Pauline sous l’Occupation, au rôle des hommes dans son sort tragique qu’au crime qu’elle a commis.

Je vous écris dans le noir se situe dans une nouvelle veine d’écriture mémorielle qui s’appuie sur « une conception réparatrice où la parole historique restitue des mondes et vient corriger les oublis des discours officiels à leurs marges, dans une complémentarité entre les virtualisations de l’histoire et le regard propre à l’imagination littéraire[38] ». En donnant la parole à Pauline, Seigle crée une version de l’affaire Dubuisson qui présente un portrait nuancé et empathique de ce personnage habituellement présenté comme dépravé, la « ravageuse » des récits antérieurs. Seigle propose une version réparatrice de l’histoire capable de réhabiliter la figure de Dubuisson en mettant en valeur sa mémoire personnelle aux dépens de la mémoire collective de l’Occupation.

La petite femelle

Quelques mois après la publication de Je vous écris dans le noir, Philippe Jaenada publie sa propre version de l’affaire Dubuisson, La petite femelle, qui appartient aux « littératures de terrain » qui s’inspirent, selon Dominique Viart, « des pratiques issues des sciences sociales : entretiens, observations et repérages, fouille d’archives, investigation in situ, collecte de récits ou de témoignages, recherche et production documentaire[39] ». Ainsi, « loin de raconter ou de représenter le réel, ces oeuvres envisagent la littérature comme moyen de l’éprouver, de l’étudier voire de l’expérimenter [40] », car « l’auteur ou son substitut narratif rapporte ses propres investigations, leurs circonstances, les dispositifs mis en oeuvre à cet effet, leurs échecs ou résultats[41] ». Dominique Viart inclut dans cette large catégorie des « littératures de terrain » des récits de crime ou de faits divers comme L’adversaire d’Emmanuel Carrère, aussi bien que des récits de vie comme Dora Bruder de Modiano, que nous avons cité. Dans son projet de faire le portrait d’un personnage marginalisé (une criminelle, comme dans L’adversaire) et dans les modalités narratives employées (une structure en enquête, comme celle de Dora Bruder), La petite femelle de Jaenada ressemble à ces deux oeuvres. La notion de « roman archéologique » nous permet aussi de saisir la spécificité générique de La petite femelle. Selon Dominique Viart, le roman contemporain « aborde l’Histoire comme une énigme » et adopte la « posture de l’enquête[42] » face au passé, tandis que le « roman archéologique » est gouverné par quatre principes : 1. une histoire qui n’est plus racontée dans la linéarité chronologique ; 2. un nouveau rapport au savoir, puisqu’il faut découvrir et reconstruire les faits historiques ; 3. un récit qui « développ[e] la mise en scène de sa conquête, de sa difficile élaboration » et qui établit la trame de l’histoire « par recoupement d’informations diverses, récits reçus mais fragmentés, fouille d’archives aléatoires[43] » ; 4. une expérience subjective de l’histoire qui conduit « [l]e narrateur [à] se demande[r] ce que tel ou tel personnage a pu éprouver et [à] ne p[ouvoir] se le figurer qu’en se projetant par sympathie dans l’histoire d’un autre. Ce qui rend la rétrospection projective[44]. »

Précisément, dans La petite femelle, Jaenada raconte l’enquête qu’il mène pour retrouver les traces de Pauline Dubuisson. L’auteur consulte les archives de Dunkerque, visite le lieu du crime et les prisons où la jeune femme a été incarcérée, lit le procès-verbal juridique et tous les livres et articles de presse à son sujet. Il s’insinue par ailleurs dans son texte à tout moment, interrompant le fil des événements pour y insérer des anecdotes personnelles, ayant recours à des commentaires entre parenthèses qui créent un labyrinthe de digressions et d’observations ironiques sur l’histoire racontée. Ainsi, lorsqu’il analyse la façon dont les liaisons entre Dubuisson et les Allemands furent présentées lors du procès, il se demande si un garçon aurait été traité de la même façon :

([…] est-ce qu’on imagine un huitième de seconde un adolescent de quatorze ans, disons, au même stade de la puberté, dont la ville serait envahie par des milliers de grandes blondes en minijupe et corsage entrouvert sur des seins abondants, rayonnantes et disponibles, demandeuses même, ne pas avoir envie de les approcher parce qu’elles sont ennemies de son pays, est-ce qu’on serait horrifiés qu’il se laisse émouvoir et ne pense pas plutôt à la patrie ?)

PF, 77

Jaenada revient constamment à ce qu’il perçoit comme l’injustice faite à Dubuisson : « Dans l’arène du Palais de Justice de Paris, Pauline Dubuisson a combattu toute seule, en éclaireuse, face à une génération entière, celle d’avant-guerre, face même à des centaines d’années de vertu hypocrite (de mes fesses) et de domination masculine, face à une société qui ne voulait pas d’elle, qui ne voulait pas des filles comme elle – que le ciel l’en préserve » (PF, 13). Jaenada insiste donc sur la misogynie et le poids de l’histoire qui condamnent Dubuisson. Il tente de comprendre comment, en raison du contexte historique, les « défenseurs de la Loi, les chevaliers intègres de la Justice » se sentaient libres de mentir pour garantir un verdict souhaité et « pour écraser une jeune femme de vingt-six ans comme une punaise » (PF, 13). Afin de mieux contextualiser le procès, Jaenada fournit des comptes rendus d’autres meurtres commis à l’époque dans des circonstances comparables, des crimes dits « passionnels » n’ayant mérité que des peines de cinq ans – voire un acquittement. Il consacre tout un chapitre à Yvonne Chevallier qui, en 1951, « a tué son mari de cinq balles de pistolet parce qu’il voulait la quitter pour une autre » (PF, 506). Jaenada montre ainsi comment la perception de cette accusée en femme trompée (à la différence de Dubuisson, femme tondue) a garanti son acquittement. Quand, par comparaison, Jaenada pense au statut des femmes aujourd’hui, il arrive à la conclusion que « c’est elle [Pauline] qui a gagné. Il a fallu quelque temps mais elle s’est démultipliée, les rues sont pleines de paulines » (PF, 14). De même, quand il évoque sa propre « obsession » de reconstruire l’histoire de Dubuisson, il précise : « (Anne-Catherine, ma femme, ne peut pas m’en vouloir : c’est à peu près elle, cinquante ans plus tôt.) » (PF, 15). En situant de cette manière le passé par rapport au présent, Jaenada réévalue le portrait de la jeune Pauline à la lumière de l’actualité.

Comme Seigle, Jaenada met au jour l’impact de la mémoire de l’Occupation sur le procès de Dubuisson tout en insistant, lui aussi, sur la nature arbitraire et sélective de cette mémoire. Voyons-en un exemple dans son analyse du rapport entre une photo de Dubuisson âgée de treize ans, en maillot de bain dans son jardin, et les dires des voisins au sujet de la concupiscence précoce de la jeune fille. Alors qu’elle a déjà l’allure d’une jeune femme, un petit détail sur la photo trahit son âge et sa vulnérabilité : « On comprend que c’est encore une petite fille parce qu’elle porte des socquettes blanches dans ses sandalettes » (PF, 74). Lorsque cette photo est reproduite dans la presse, l’image « est coupée au niveau des mollets » (PF, 75), cachant ainsi le fait qu’il s’agit d’une photo d’enfant. Jaenada associe ce petit détail au témoignage de plusieurs voisins de Dubuisson qui « se feront un devoir d’indiquer aux autorités qu’ils l’ont vue de nombreuses fois “avec les Boches” […] “en petite tenue” – et même, diront les plus vertueux, “nue” (on se représente bien la scène, la gamine à poil sur le toit au milieu des militaires en uniforme, un broc à la main : “Encore un peu de citronnade, Herr Müller ?”) » (PF, 75). En juxtaposant cette photo et le souvenir des voisins, Jaenada révèle la nature subjective et sélective de la mémoire des événements, car tous les voisins semblent avoir oublié qu’il s’agissait d’une enfant dans son propre jardin et que si les Allemands y étaient, c’était à l’invitation d’André Dubuisson qui n’hésitait pas à mettre son entreprise à la disposition des occupants. Dans ses commentaires entre parenthèses, Jaenada pointe le ridicule des accusations contre la jeune Dubuisson. La petite femelle nous encourage ainsi à remettre en question les rapports entre histoire, mémoire et vérité.

Dans sa préface intitulée « Le malaise en prologue », Jaenada fait le bilan des ouvrages consacrés à Dubuisson, y compris le livre de Seigle paru peu de temps avant le sien, dont il commente l’affirmation selon laquelle la « biographie est une écriture sans vie » (JVE, 12). Il relève que Je vous écris dans le noir

a la qualité, rare, de « défendre » Pauline, mais à peu près tout ce qu’on y trouve sur elle est – non pas approximatif, imprécis ou décalé : volontairement faux ([…] il cherche avant tout […] à la recréer – mais on a déjà beaucoup recréé Pauline, on n’a même fait que ça). Il y a de la vie dans ce roman, c’est sûr, je le reconnais de bon coeur, serrons-nous la main, mais ce n’est pas celle de Pauline Dubuisson.

PF, 16-17

Le souci de la vérité est premier aux yeux de Jaenada qui résume sa démarche en quelques mots : « [J]’essaie de la [Pauline] comprendre » (PF, 15), puis : « Ce qu’il faut surtout, pour parler technique, c’est que je n’invente, ne truque rien […]. Que je m’efforce d’être le plus précis, le plus juste, le plus fidèle qu’on puisse être si loin dans son futur » (PF, 15). Nous dirons, avec Dominique Viart, que « la littérature contemporaine […] préfère souligner les dimensions historiques et les résonances sociales du fait divers. Il lui arrive même de rapporter le fait divers à un contexte social qui l’excède, comme pour mieux l’enraciner dans la réalité des choses[45] », ce qui correspond tout à fait au projet de Jaenada : comprendre le rôle joué par l’histoire dans la perception du fait divers Dubuisson.

Alexandre Gefen distingue très clairement le récit que nous avons appelé true crime des formes romanesques actuelles inspirées par le récit journalistique :

Loin de la mode de mise en scène du crime à travers des représentations au réalisme psychologique plus cathartique ou analytique que directement réparateur […], il s’agit d’étendre le principe de justice à des cas particuliers et d’offrir une forme de chirurgie réparatrice, non en changeant ou en augmentant l’histoire par des fictions, mais en pratiquant des formes empathiques de microhistoire[46].

Dans cette veine, Jaenada travaille avec « un mélange de bienveillance et de détachement » (PF, 15) qu’il décrit de la manière suivante : « Pour essayer de ne trahir ni Pauline ni mon projet, il faut que je sois rigoureux et – comme un petit chercheur en blouse blanche (au coeur tendre, allez) qui baisse le nez sur son microscope – soucieux des détails » (PF, 17). Cette attention aux « détails » permet à Jaenada d’opérer une « chirurgie réparatrice » afin de tailler un portrait empathique de Dubuisson en tenant compte du contexte sociohistorique de l’affaire. La petite femelle constitue donc un véritable hybride générique qui mélange un roman archéologique racontant une enquête, la reconstruction d’un fait divers, un récit historique de l’Occupation vécue par une femme, un récit biographique et un récit autoréférentiel, dans lequel l’auteur partage des éléments de sa propre vie et commente son travail d’écriture en cours.

Dans Je vous écris dans le noir, Seigle attire notre attention sur des vérités de la Libération que les Français ont pendant longtemps préféré taire. Dans le traitement brutal de Pauline lors de l’épuration, nous voyons une société fixer son regard culpabilisateur sur une adolescente et purger sa honte de la collaboration en infligeant aux femmes des punitions particulièrement humiliantes. Il donne la parole à Dubuisson en imaginant son journal intime, nous l’avons dit, dans lequel elle s’adresse à l’homme qu’elle a rencontré au Maroc, celui qui vient de la quitter :

Je m’appelle Pauline Dubuisson et j’ai tué un homme. Mais personne ne naît assassin. Alors il faut croire que le crime est comme la poésie, la conséquence de choses mystérieuses et immaîtrisables. […]
C’est pour toi et pour nous que je veux refaire ce chemin dans l’écriture, pour t’offrir plus que ma culpabilité et bien plus que mon crime.

JVE, 57

Seigle défend Dubuisson contre la misogynie des avocats et des journalistes qui l’ont présentée comme un assassin de premier ordre et qui ont utilisé la mémoire de l’Occupation pour étayer son portrait en femme dégénérée. Jaenada, lui, entreprend une enquête qui tente de reconstituer les faits et de comprendre la trame de la vie de Dubuisson dans le contexte historique de l’Occupation et de la période d’après-guerre. Dans le prologue de son oeuvre, il raconte un de ses périples :

Dans le TGV qui m’emmène vers Rennes, où je vais consulter son dossier de prisonnière (elle a été détenue de l’autre côté, à Haguenau, en Alsace, mais la maison centrale n’y existe plus et les archives ont été transférées à Rennes, où l’on enferme les femmes aujourd’hui), je pars à l’envers, vers l’ouest au lieu de l’est, et j’ai le sentiment un peu absurde de me déplacer à l’envers aussi dans le temps, d’aller vers elle.

PF, 14

La référence à un voyage « à l’envers dans le temps » exprime fort bien la conception du roman archéologique comme enquête rétrospective. Dans son refus d’un récit de crime tout fait, Jaenada dresse, lui aussi, un portrait complexe et empathique de Dubuisson.

Dans son discours de réception du prix Nobel, Patrick Modiano soulignait les difficultés d’écrire l’histoire. « J’ai l’impression qu’aujourd’hui la mémoire est beaucoup moins sûre d’elle-même et qu’elle doit lutter sans cesse contre l’amnésie et contre l’oubli », constatait-il, avant d’ajouter et de conclure :

À cause de cette couche, de cette masse d’oubli qui recouvre tout, on ne parvient à capter que des fragments du passé, des traces interrompues, des destinées humaines fuyantes et presque insaisissables.
Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire ressurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan[47].

À l’instar de Modiano, Jean-Luc Seigle et Philippe Jaenada tournent leur regard vers le passé dont ils ne voient que des « fragments obscurs » : traces d’une famille ayant perdu deux fils à la guerre, d’une jeune femme tondue et humiliée par la foule à la Libération, d’un procès juridique au terme duquel Pauline Dubuisson a été reconnue coupable de crime de collaboration horizontale plus que de meurtre. Tout comme l’Ange benjaminien de l’histoire, « pouss[é] irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel[48] », ces auteurs aimeraient réveiller les morts, leur redonner la parole, rassembler ce qui a été brisé afin de réparer le monde et de combler les oublis. Mais le passé est élusif et toute tentative de le capter soulève des interrogations quant à la fiabilité de la mémoire, à la subjectivité de toute interprétation du passé, et quant aux meilleures formes à employer pour essayer de le raconter.