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Reconnue pour avoir travaillé les divers possibles de la forme romanesque, que ce soit en misant sur la complexité narrative, les variations métaleptiques ou l’autofiction cinématographique, Camille Laurens a placé les aléas de la mémoire au centre de son oeuvre. Pensons notamment à Cet absent-là[1], récit sur la mort qui contient une réflexion fine sur la mémoire et l’oubli – réflexion intensifiée par les photographies aux contours flous de Rémi Vinet qui accompagnent le texte. Chez Laurens, l’imagination est un territoire partagé par la fiction et le réel. S’inscrire dans un discours valorisant une recherche de la vérité et rejeter toute forme de fiction, comme elle le fait dans La petite danseuse de quatorze ans[2], représentent un événement à part dans son oeuvre. Ce texte biographique et essayistique retrace l’histoire de la célèbre sculpture éponyme d’Edgar Degas, mais s’intéresse moins à l’artiste qu’à l’adolescente ayant servi de modèle : Marie Van Goethem, danseuse à l’Opéra de Paris. L’intention de Laurens de recomposer le réel s’accompagne d’une quête de l’archive ; elle insiste également sur son projet d’écriture véritative. Qu’elle soit essayiste, biographe ou archiviste, Laurens adopte une démarche éthique et esthétique qui révèle un désir de rendre justice à cette jeune fille ayant laissé très peu de traces après avoir quitté l’atelier de l’artiste, mais dont la pose si caractéristique reproduite dans la sculpture de Degas a marqué l’histoire de l’art. Sans s’inscrire explicitement dans le genre des récits d’archives contemporains, le texte de Laurens en reprend certaines caractéristiques et offre une méditation sur l’archive, entre autres dans les rapports qu’elle entretient avec le « travail de mémoire[3] » et la création littéraire. J’analyserai comment le traitement de la mémoire, de la vérité et de l’archive dans La petite danseuse de quatorze ans relève d’une éthique privilégiée par une romancière plus attachée à demeurer fidèle aux événements et à la réalité qu’à développer une fiction. De nombreuses idées importantes véhiculées dans les autres essais de la romancière sont reprises dans La petite danseuse de quatorze ans, et viendront ponctuer mon étude.

Les essais de Laurens

Sur le plan du récit, La petite danseuse de quatorze ans se distingue à bien des égards des autres textes narratifs de Camille Laurens : relative simplicité de la forme, absence d’expérimentations textuelles ou d’oscillation entre le vrai et le faux, insistance sur la quête véritative, besoin de s’ancrer dans le réel. Sur le plan de l’essai, une grande continuité se dégage avec son oeuvre idéelle considérable, loin de ne représenter qu’une simple annexe à son oeuvre romanesque. Quelques-uns (1999), Le grain des mots (2003), Tissé par mille (2008), Les fiancées du diable (2011) et Encore et jamais (2013) se caractérisent par un travail sur la langue. C’est souvent en dépliant les mots à l’aide de leur étymologie ou en fabriquant des calembours que Laurens aborde ou développe divers sujets. Le court essai sur le mot essai illustre éloquemment cette fascination à l’égard des mots[4]. Laurens reprend ses différentes acceptions, cite Montaigne, puis raconte une anecdote où essai (tel qu’on l’emploie au rugby) a sans doute causé une traduction étonnante de l’expression un essai historique dans l’un de ses romans. L’humour ne domine pas toujours l’exploration de l’univers lexical. Le propos devient plus sérieux, notamment quand elle s’intéresse à l’amour, quand elle insiste pour que l’on n’abandonne pas des mots qu’elle considère comme essentiels : âme est l’un d’eux. Tout en reconnaissant la désuétude des conceptions traditionnelles de l’âme, elle explique pourquoi elle ne peut pas se passer de ce mot très littéraire : « [L]’âme semble faire partie intégrante de l’amour […]. Et puis c’est un mot vague et vaste à la fois, un océan fait de mémoire, de sentiment et de pensée […][5]. » Cette phrase décrit admirablement l’art essayistique de Laurens : à travers ses mots – les préférés, les négligés, les simples, les étonnants – et ceux des autres, elle fouille la mémoire des sentiments et des pensées.

L’autre élément caractéristique de ses essais consiste à les émailler de citations, ce qui facilite le développement de réflexions approfondies. Dans ses explorations intertextuelles, Laurens privilégie les citations retranscrites de mémoire, les situant ainsi dans une poétique de la création. Dès son premier recueil d’essais, elle affirme que son « esprit fourmille de citations pas toutes identifiées[6] » – une idée qu’elle reprendra maintes fois par la suite. Elle se demande également pourquoi un auteur ne peut plus, à l’instar de Montaigne, « sans cuistrerie, trouver dans les livres – les romans lus avec bonheur, les phrases bouleversantes, les poèmes appris par coeur autrefois – matière à écrire, à dire ou à redire le monde ? Les mots sont des souvenirs comme les autres[7]. » Prévalente dans les essais, la construction du soi fait appel à la mémoire littéraire et à l’univers livresque : « [L]es livres que j’aime sont en moi et m’appartiennent au même titre que mon identité, mon enfance, la mémoire de ma vie[8]. » Laurens sollicite abondamment des auteurs connus – sa bibliothèque demeure assez classique – et fait preuve d’une certaine liberté dans l’utilisation des citations en les adaptant pour qu’elles se conforment à ce qu’elle cherche à dire sur l’art et l’altérité, la littérature et l’amour, ses sujets de prédilection.

Le projet Petite danseuse

La petite danseuse de quatorze ans[9] prolonge le travail des essais antérieurs sur la création et la place de la subjectivité dans l’écriture. Les deux premières parties de l’ouvrage reconstruisent la vie de Marie Van Goethem et sa relation à Degas – qui n’a pas laissé de documents à son sujet après son travail avec elle. La troisième partie s’offre davantage comme une enquête dans laquelle la pensée personnelle prédomine. La romancière ici éprise de vérité intègre des éléments autobiographiques à son récit et recourt à sa propre histoire familiale dans le dessein de mieux rejoindre l’objet de son étude. C’est après avoir terminé sa reconstitution biographique qu’elle constate qu’elle a établi un rapport problématique avec la jeune fille : « J’ai le remords d’avoir traité Marie, d’avoir traité de Marie comme d’un objet » (PD, 124). Alors que les deux premiers tiers du livre portent surtout sur le modèle et l’artiste, le dernier tiers développe une relation beaucoup plus intime entre l’essayiste et la petite danseuse dont Laurens essaie de retrouver le moindre indice conservé dans les archives publiques. La dernière section de la troisième partie (la conclusion implicite) voit le récit et l’essai glisser vers le fantasme d’un échange épistolaire, rapprochement qui se produit seulement après que Laurens est allée jusqu’au bout de sa démonstration. Le récit est alors considéré comme achevé. En consacrant les dernières pages de son livre à l’écriture d’une lettre à Marie, Laurens renverse sa position initiale et mise sur le procédé de l’adresse à l’autre, qu’elle avait précédemment rejeté à cause de sa superficialité.

Bien que Laurens fasse alterner les modes enthymématique (l’essai) et narratif (la biographie), aucun des deux ne semble nettement dominer. La petite danseuse de quatorze ans s’éloigne peu à peu du récit biographique pour se rapprocher de l’essai biographique[10]. En effet, l’importance accordée aux idées plutôt qu’aux événements, l’accentuation de la subjectivité de l’auteure, ainsi que le rapport personnel qu’elle développe avec la personne biographiée font pencher le texte du côté de l’essai. Si Laurens souligne la complexité des liens entre biographie, essai et fiction, c’est dans l’appréhension du réel que se joue l’élément essentiel : « Avoir ne serait-ce qu’une photographie. J’ai besoin de la réalité, elle sous-tend mon désir. Car je sais bien que moi aussi j’ai dû céder plus d’une fois la place à mon imagination. [… L]a forme de la non-fiction s’est imposée aussitôt, tout comme le projet de ne pas séparer le modèle de l’artiste » (PD, 119). On se trouve ici face à une situation presque contradictoire, que Camille Laurens ne manque pas de souligner : avouer que l’imagination peut l’emporter, mais s’en tenir à la réalité. En ce sens, opter pour la non-fiction[11], ce n’est pas seulement rejeter les possibilités de la fiction et privilégier un projet d’écriture véritative ; c’est aussi prendre position à l’égard de l’essai. Le document photographique, preuve moins solide que les écrits – les témoignages consignés, les textes juridiques ou les correspondances –, représente néanmoins le signe d’une présence au monde pouvant servir à mieux construire le récit biographique.

Laurens conçoit deux choses avec suspicion : la biographie et l’écriture sur un passé plus lointain. Elle explore les époques antérieures surtout pour leur capacité à éclairer le présent. L’intérêt qu’elle porte à la pensée de La Rochefoucauld dans L’amour, roman – texte hybride, entre le roman romanesque et l’essai sur l’amour –, par exemple, ne la conduit pas vers la biographie : « [J]e ne sais pas me projeter mentalement dans une époque où je n’ai pas vécu, dans un temps où je ne vivrai plus […][12]. » Or cette impossibilité a disparu au moment d’écrire sur Marie Van Goethem. Si un refus de la fiction n’exclut pas pour elle un recours à l’imagination, elle critique sévèrement les fictions historiques, les biographies romancées – littéraires ou cinématographiques – que l’on a produites sur la petite danseuse et déplore que les auteurs aient dû inventer presque toute sa vie, faute de documents : « Je me suis agacée des pires incohérences comme des plus insignifiantes bévues, mais aussi de voir représenter la vie de Marie autrement que ma propre enquête me l’avait fait imaginer » (PD, 118). Le jugement hautain porté sur ces fictions populaires qu’elle présente comme naïves relève d’un choix esthétique et éthique.

La mémoire, la vérité et le réel

La petite danseuse de quatorze ans présente une quête de la mémoire, de la vérité et du réel, et mise sur une réflexion plus générale sur la création. « Comment garder l’âme verte et l’esprit fécond, croiser l’éthique et l’esthétique pour garantir une vaste, une franche culture ?[13] » On peut commencer à répondre à cette question de Laurens au coeur du propos de Tissé par mille – titre emprunté aux Divagations de Mallarmé – en la situant dans le sillage de ce que Paul Audi nomme l’esth/éthique, mot-valise qui « désigne toute problématique dont le développement vise à dégager les conditions subjectives dont relève l’alliance possible de ces deux grandes dimensions de l’esprit que sont l’éthique et l’esthétique[14] ». Ce que privilégie la théorie esth/éthique, précise Audi, « c’est d’abord, et surtout, […] la création en tant qu’acte[15] », ainsi que les enjeux éthiques qui lui sont associés. Ceux-ci sont exposés de manière explicite dans l’oeuvre de Laurens, et La petite danseuse de quatorze ans est marquée par une analyse de son parcours artistique et intellectuel, mais aussi par la sûreté de son jugement à l’égard de la conception artistique de Degas. Tout en rappelant la place centrale de Degas dans l’histoire des artistes qui ont fait scandale par leur représentation du corps féminin dénudé – après Manet, encore Manet ou Courbet –, elle lui accorde un rôle plus appréciable : « Ainsi Degas franchit-il, avec cette sculpture, une double frontière symbolique : celle de la bienséance et celles des règles académiques de l’art. Il accomplit une révolution à la fois morale et esthétique, il brise les tabous » (PD, 70). Au-delà de l’importance qu’elle accorde à la combinaison de l’éthique et de l’esthétique, Laurens insiste sur la singularité de l’artiste, comme s’il avait accompli cette « révolution » seul ou comme s’il était allé plus loin que les autres.

Dans le dessein de bien comprendre le rapport de l’artiste à son modèle, Laurens s’installe au milieu de l’atelier de Degas et décrit des scènes choisies à la manière d’une romancière. L’écriture allie création et méditation : « Le geste créateur est un don, il se fait dans un souci de vérité, de liberté. Qu’en retour on l’accepte sans condition, c’est bien le moins[16]. » Ce rapprochement entre liberté et vérité suggéré dans Le grain des mots n’est donc pas nouveau ; Laurens s’interroge aussi sur le rôle que joue la mémoire dans la création ou dans la conception de l’identité[17]. On comprend pourquoi elle choisit de mettre en scène et d’étudier l’artiste au travail en s’inspirant de son discours à lui, repris notamment de sa correspondance ou des entretiens qu’il a accordés, toujours adapté au contexte de l’essai biographique. Les paroles de Degas procurent une preuve d’authenticité, mais elles appuient surtout l’argumentation de Laurens. Paul Audi affirme que « [c]réer […] signifie recommencer[18] » ; lorsqu’elle regarde Degas dessiner, peindre ou sculpter, Laurens observe justement le processus de recommencement[19] : « En 1882, quémandant une entrée en coulisse le jour d’un examen de danse, Degas ironise : “J’en ai tant fait de ces examens de danse, sans les avoir vu [sic] que j’en suis un peu honteux.” Or, même s’il assure que l’essentiel se fait “dans la mémoire”, il a besoin de travailler sur le motif » (PD, 26). Créer et recommencer sont intimement liés à une conception mémorielle du travail artistique. En fait, la courte citation (« “dans la mémoire” ») est une parole rapportée par Paul Valéry, qui n’aurait pourtant rencontré Degas qu’en 1893 ou 1894 selon ses souvenirs, soit une douzaine d’années après l’anecdote racontée[20]. C’est dire que Laurens associe une expression de Degas, cruciale pour comprendre le recommencement créatif (« dans la mémoire »), et un événement qui lui est nettement antérieur, contribuant ainsi à une confusion temporelle. Le procédé romanesque commun qu’elle emploie – la composition d’une scène vraisemblable – s’accompagne ici d’un autre procédé récurrent dans ses essais : une méditation sur les mots, façon de rappeler qu’ils « sont des souvenirs comme les autres[21] ». Combiner une parole rapportée (incertaine) et l’insérer anachroniquement dans une scène romanesque, c’est privilégier le vraisemblable sur le vrai. Le texte essayistique et biographique s’éloigne alors de l’entreprise véritative générale et rend plus aléatoires les tentatives de reconstruction des épisodes de la vie de Degas.

Bien qu’elle rejette la fiction, Laurens recourt donc au romanesque, par la composition de scènes rendues plus vivantes, entre autres grâce à une citation attribuée à Degas. L’exemple suivant montre que l’énoncé fait retour quelques décennies plus tard chez Georges Jeanniot[22] : « Il y a déjà rêvé après l’avoir vue au théâtre, en a déjà les lignes dans son esprit, là où “l’imagination collabore avec la mémoire” » (PD, 85[23]). Phrase souvent reprise, mais dont l’authenticité reste pourtant incertaine, « l’imagination collabore avec la mémoire » convient parfaitement à la scène que Laurens décrit. À nouveau, l’entreprise véritative chancelle quand elle dépend des souvenirs ou lorsqu’une information pertinente relève d’une mémoire floue. Laurens procède à la recréation de l’événement en amalgamant lieux et citations. Le portrait de l’artiste qu’elle brosse à l’aide de documents, à défaut d’être véridique, se présente comme vraisemblable et montre en ce sens que le travail romanesque s’avère parfois indispensable dans la création d’une oeuvre littéraire qui rejette pourtant la fiction.

Si on a déjà pu constater que l’intersection entre le réel, la vérité et la mémoire joue un rôle central chez Laurens, sa propre conception de la mémoire qui se dégage de La petite danseuse de quatorze ans participe d’une problématique plus complexe. Reprenant la formule freudienne de « travail de deuil », Paul Ricoeur a forgé les expressions « travail du souvenir » et « travail de mémoire » ; il privilégie d’ailleurs cette dernière à « devoir de mémoire ». Cependant, pour Ricoeur, ce qui « manque […] au travail de mémoire et au travail de deuil pour s’égaler au devoir de mémoire […], c’est l’élément impératif qui n’est pas expressément présent dans la notion de travail[24] ». À qui incombe cette tâche ? Laurens explore divers éléments liés à la mémoire, celle de Degas au sujet de la sculpture et du modèle certes, mais elle interroge également ses souvenirs et met donc à l’épreuve son propre travail de mémoire. S’y consacrer devient une autre façon d’intégrer l’éthique à l’esthétique.

Retrouver Marie, la mémoire de Marie, oblige à une nouvelle orientation de la recherche : « Au bout de huit jours, ne tenant plus dans les affres de l’imposture où je me débattais, j’ai pris la décision de revenir à elle, au plus humble d’elle. […] J’avais appris beaucoup, mais ce n’était pas suffisant, je ne pouvais pas la quitter sur un tel manquement à sa mémoire » (PD, 127). Cette acception du mot « mémoire » implique d’ailleurs une portée morale considérable. Sans y voir un impératif, on remarque une volonté réelle de faire (re)connaître Marie. Une image sculptée et légèrement déformée de son corps : c’est tout ce en quoi consiste indirectement son legs posthume. Si Laurens ne lui prête pas d’intention précise, elle vise quand même à lui imaginer une possible postérité. Cette prise de position audacieuse attribue au modèle des caractéristiques que l’on réserve habituellement au grand artiste lorsqu’elle choisit d’évoquer « le génie dont elle est digne » (PD, 124). Malgré ce renversement spectaculaire de la perspective, Laurens ne cherche ni à l’expliciter ni à la justifier. Elle semble prendre comme prémisse que les modèles injustement évalués devraient être appréciés à leur juste valeur, une zone d’ombre qu’elle parvient à éclairer. Cette posture véritative relève autant d’un parcours à l’intérieur de diverses mémoires que d’une exploration de vérités.

L’absence de mémoire vivante, voire du moindre témoignage sur Marie, rend impossible la reconstitution de sa vie sans la transformer en personnage de fiction. Laurens maintient toutefois un indispensable rapport avec le réel. On reconnaît la sculpture représentant une petite danseuse – parmi des centaines que Degas a peintes ou dessinées –, mais on ne reconnaît pas Marie. Laurens choisit une certaine vision de l’histoire de l’art surtout à partir de l’optique de la création, une approche esth/éthique au sens où l’entend Paul Audi. Au milieu de l’atelier, quand elle étudie l’artiste au travail, elle examine aussi l’importance qu’il accorde à l’art comme une pratique relevant de la morale. Le regard assez sévère qu’elle porte sur Degas a pour cible celui qu’elle qualifie de « bon bourgeois » fréquentant un « univers douteux » (PD, 39) où il recrute ses jeunes modèles qui resteront presque toujours anonymes. La situation change avec Marie : en évoquant la photographie célèbre de Marilyn Monroe regardant la petite danseuse d’un « air d’interrogation pur et perdu » (PD, 110), Laurens souligne un élément clé de son importante postérité : c’est elle que l’on veut imiter.

La place considérable occupée par Degas dans l’histoire de l’art moderne est amplifiée par l’influence toujours bien présente que la célèbre sculpture exerce sur l’art contemporain. Deux sculptures colossales de Damian Hirst, The Virgin Mother [25] et Verity – la seconde est présentée par l’artiste britannique comme une « allégorie pour la vérité et la justice[26] » –, citent La petite danseuse en reproduisant la pose caractéristique du modèle. S’il paraît improbable de façonner une place à Marie Van Goethem dans un récit historique quelconque, Laurens envisage très sérieusement de considérer que la jeune fille participe aussi au mouvement de l’histoire de l’art. Les références explicites aux oeuvres de Hirst (PD, 127) en seraient la preuve, d’où ce préambule à l’énoncé sur le génie de la jeune danseuse : « Toutes ces allusions relancent les questions à demi fantasmatiques suscitées par l’oeuvre et le modèle, tous deux déchirés entre le trivial et le sacré, le virginal et le monstrueux » (PD, 121-122). Laurens procède à un autre renversement de situation : on reprend, on imite, on sculpte le corps de Marie, et non l’art de Degas. Les arguments avancés convergent pour accorder un rôle beaucoup plus substantiel à Marie et, ce faisant, rééquilibrent le rapport entre Degas et celle-ci. Cette conception différente de l’histoire de l’art voit le génie du premier dépendre du génie de la seconde. Malgré toutes ces considérations, Laurens semble s’éloigner de Marie alors qu’elle cherche à « revenir à elle, au plus humble d’elle » (PD, 127). Pour y parvenir, une enquête plus approfondie dans les archives s’avère nécessaire.

Documents et archives

Découvrir Marie et apprendre à la connaître implique, pour Laurens, de s’interroger sur son travail et d’intégrer ses interrogations à l’écriture. Le travail de mémoire s’accompagne d’une réflexion sur l’archive, mais d’abord sur le document. Laurens attribue à ce mot divers emplois au cours des deux premières parties de l’oeuvre, notamment dans son évaluation de l’activité de l’artiste. En tant qu’essayiste, elle recourt à des documents variés, certains assez connus, d’autres presque oubliés, mais, surtout, elle interprète le document à partir de la conception de Degas. Il aurait avancé une autre acception du terme, notamment au moment de son passage de la peinture à la sculpture. La justesse et la vérité auraient, selon Laurens, incité Degas à se consacrer à une nouvelle forme d’art : « L’expérience, les sensations produites par la sculpture doivent apporter plus de vérité à sa pratique picturale, lui faire saisir quelque chose à quoi le dessin seul n’accède pas. […] Degas emploie même le mot étonnant de “document”. […] La Petite Danseuse ne serait donc qu’un “document” ? » (PD, 89-90). On comprend la surprise de Laurens à l’égard d’une telle proposition : comment un chef-d’oeuvre peut-il être considéré comme un simple document (ou un essai) par l’artiste ? Elle cherche à rectifier le tir et montre qu’en fait, c’est bien le dessin qui documente la sculpture, et non l’inverse, conservant ainsi toute son importance à la jeune Marie devenue sculpture.

La relation que Laurens établit avec les documents qu’elle utilise favorise les croisements entre l’éthique et l’esthétique. En l’absence d’informations pertinentes de première main sur Marie, des documents plus anciens aident Laurens, tiraillée entre la réalité et l’imagination, à reconstruire divers éléments de la vie de Marie. Parmi les principaux documents, on trouve un long article de Théophile Gautier intitulé « Le rat », paru en 1840[27]. Laurens choisit un extrait significatif de cet article comme épigraphe, ce qui impose, dès l’ouverture, une certaine orientation de lecture. Gautier décrit la vie de ces jeunes danseuses de l’Opéra de Paris que l’on surnommait « les rats » : « Quelle singulière destinée que celle de ces pauvres filles, frêles créatures offertes en sacrifice au Minotaure parisien, ce monstre bien autrement redoutable que le Minotaure antique, et qui dévore chaque année les vierges par centaines sans que jamais aucun Thésée vienne à leur secours ![28] » L’attention de Laurens se porte d’abord sur ces jeunes filles pauvres qui auraient connu une enfance analogue à celle de Marie. Ce qui se révèle encore plus marquant et qui teinte déjà sa pensée, c’est plus particulièrement, en citant Gautier, le traitement réservé aux « “moeurs en usage [qui] sont une absence totale de moeurs” » (PD, 31). Or ce qu’écrit Gautier possède un sens différent :

Voici le côté public, théâtral, non muré, de l’existence du rat ; le côté intime est difficile à décrire dans un recueil pudibond : il est viveur enragé, soupeur féroce, et sable le vin de Champagne comme un vaudevilliste ; ses moeurs, si l’on doit donner ce nom à l’absence complète de moeurs, sont excessivement licencieuses et très-régence ; les phrases équivoques et les plaisanteries en jupon très-courts, les mots sans feuille de vigne, abondent dans sa conversation, d’un cynisme à embarrasser Diogène[29].

On constate d’abord le changement du contexte : Gautier s’intéresse spécifiquement aux moeurs des jeunes filles, tandis que Laurens évoque les moeurs de la petite société qui fréquente les coulisses de l’Opéra. En transformant ainsi le texte de Gautier, elle le rend plus efficace (et plus convaincant) à l’intérieur de son propre système argumentatif. En ne citant pas correctement l’article de Gautier et en changeant le sens attribué aux « moeurs », elle parvient plus aisément à critiquer ces hommes (proxénètes, pédophiles) qui ont profité de la situation à une époque qu’elle présente comme éloignée de la nôtre : « Ce qui serait aujourd’hui dénoncé comme pédophilie, proxénétisme ou corruption de mineure est alors une pratique ordinaire dans cet univers » (PD, 31)

La reprise assez libre du long exposé souvent très ironique de Gautier dans l’essai biographique sert à mieux appuyer la réflexion esth/éthique de Laurens sur la vie de la petite danseuse. Il importe de lui redonner quelque chose car, durant la période au cours de laquelle elle travaille à l’Opéra ou pour Degas, « [p]ersonne ne se soucie de son sort » (PD, 47). Il s’agit d’aller au-delà de la création imaginaire et de donner une vie à un modèle devenu célèbre, mais qui n’a rien laissé sur le plan personnel. Laurens cherche à tisser une trame narrative qui lui serait propre en trouvant des documents ou des témoignages qui révéleraient une part de sa vie. Recourir à l’imagination ne signifie pas transformer Marie en personnage de roman historique, opération que l’essayiste récuse, mais constitue une occasion de mieux penser le rôle de la création dans le processus d’écriture. C’est notamment cet attachement au réel qui entraîne Laurens à ne plus se contenter de la documentation la plus typique (livres, articles) et à se plonger dans les archives. Il s’agit bien d’une façon de « raccorder la mémoire à l’archive[30] ».

La dimension véritative chez Laurens implique une recomposition du réel qui nécessite une consultation approfondie de divers types de documents, mais surtout de l’archive : « [L]’archive est un document particulier, non pas par sa nature (tout peut faire archive), mais par le traitement qu’il a subi[31]. » On assiste à un passage du document (au sens le plus général) à l’archive comme moyen de redonner une voix à Marie. Possédant la capacité d’apporter une preuve nouvelle, l’archive sert à éviter toute ambiguïté dans la véracité propre au texte littéraire. Alors qu’au cours des deux premières parties de La petite danseuse de quatorze ans, Laurens emploie une documentation assez classique (livres, articles ou catalogues), dans la troisième partie, elle quitte cet univers jugé plus sûr et se dirige du côté plus incertain, voire inconnu pour elle, des archives publiques. S’ensuit une véritable représentation de ce monde singulier et de son effet sur celle qui s’y risque : « L’archive est un gouffre, c’est une spirale à l’attraction de laquelle il est impossible de résister » (PD, 135). La découverte d’inédits peut réserver des surprises, mais la récolte de Laurens se révèle bien maigre : la réelle date de naissance de Marie (1865), son congédiement de l’Opéra (1882) et quelques autres informations qui se rapprochent parfois de rumeurs. Et plus rien après 1893 : « Marie a disparu sans laisser de traces. La petite danseuse s’est envolée » (PD, 143). Il est légitime de se demander pourquoi donc accorder autant d’importance aux archives quand le résultat ne semble pas à la hauteur des attentes.

L’ouvrage hybride de Laurens, à la fois essai biographique et récit biographique, aurait pu se transformer en un récit d’archives à l’instar de ceux qui se sont multipliés depuis le début du xxie siècle. Comme l’explique Marie-Jeanne Zenetti :

Les oeuvres littéraires dites « factuelles », « documentaires » ou de « non-fiction », comme certaines fictions « documentées » et nourries de sources historiographiques, ont en effet pour particularité et pour intérêt de se situer dans les franges […] de ce qu’on appelle parfois les discours de savoir et qui regroupe l’ensemble des discours, produits selon des règles déterminées et historiquement variables, qu’une époque investit en vérité. C’est notamment dans ces zones mouvantes que s’élabore et se transforme le rapport d’une société à ce qu’elle désigne comme « vrai »[32].

En misant sur un travail archivistique, Laurens a conçu un ouvrage dont la méthode se rapproche du récit d’archives, mais dont la forme se distingue des exemples les plus représentatifs du genre. La méthode implique notamment de procéder à une explication de sa propre démarche, y compris ses rencontres avec les archivistes qui ont guidé son travail[33]. Relater sa « visite aux archives[34] » constitue l’une des caractéristiques évoquées par Nathalie Piégay-Gros. En revanche, la forme peu expérimentale du texte, qui ne cherche pas à exposer les documents, l’éloigne du récit d’archives contemporain[35]. C’est le constat auquel Laurens arrive qui semble importer le plus : « Marie Van Goethem était devenue ma Dora Bruder. / Je ne savais pas comment faire, je ne suis pas historienne. Je savais bien qu’à ce stade de mon entreprise, seule l’archive pouvait la réorienter, et dans le même mouvement m’apaiser – peut-être » (PD, 129).

L’allusion à Patrick Modiano dépasse la simple référence anecdotique ; elle oriente le point de vue méthodologique et souligne surtout l’importance de redonner un statut respectable à Marie. Laurens souhaite rendre justice à celle qui aurait été injustement traitée et ignorée par l’histoire de l’art. Ce qui distingue pourtant Laurens de Modiano, c’est qu’au lieu de présenter son exploration comme une entreprise individuelle[36], elle expose le travail archivistique et la façon dont il a été accompli. En comparant son enquête à celle de Modiano à la recherche de Dora Bruder, Laurens place son ouvrage au coeur d’une forme de littérature qui valorise l’authenticité et la cohérence de sa démarche, et un rejet de la fiction. C’est bien davantage la consultation des archives que le résultat qui compte. Du point de vue de la créatrice, la transformation de Marie Van Goethem en avatar de Dora Bruder procure une nouvelle légitimité à son entreprise[37].

L’archive atteste un fait ; elle ne l’interprète pas. Aucune information capitale sur Marie n’existe, rien n’a permis d’inscrire sa vie au sein d’un récit historique ou en fonction des événements de l’histoire (des arts visuels ou du spectacle). « L’histoire peut élargir, compléter, corriger, voire réfuter le témoignage de la mémoire sur le passé, elle ne saurait l’abolir[38]. » Un témoignage aurait pu tout changer ; c’est pourtant l’élément crucial qui manque dans le dossier de Laurens. « [L]e témoignage – précise Paul Ricoeur – constitue la structure fondamentale de transition entre la mémoire et l’histoire[39]. » Une autre façon de faire participer le discours historique, c’est de « croise[r] l’interrogation sur sa propre histoire et sur l’Histoire[40] ». Laurens retourne ainsi à sa propre histoire familiale qui sert de fondement à l’une des lignes romanesques de L’amour, roman, le récit matrilinéaire[41]. Cela lui donne l’occasion de plonger à nouveau dans ses souvenirs et d’interroger sa mémoire familiale afin de doter Marie Van Goethem d’un passé. L’impasse chronologique paraît se résoudre à l’aide de la filiation, alors qu’elle imagine son arrière-grand-mère croisant la soeur de Marie dans les rues de Paris au début des années 1900 : « À travers mon ancêtre, il y a un lien entre elle et moi dans le temps, c’est ce que je ressens, ce n’est pas si loin, en fin de compte » (PD, 150). La surprise archivistique n’est toutefois pas en reste. Laurens découvre en effet que les informations contenues dans les archives publiques sur la naissance de sa grand-mère et le témoignage de son arrière-grand-mère se contredisent. Apprendre que son arrière-grand-mère n’était pas couturière au moment où elle a accouché de sa fille à Paris, qu’elle avait caché son occupation réelle de l’époque (domestique) lui fait monter « les larmes aux yeux » ; elle imagine « ce qu’elle avait toujours gardé secret, sa honte intime » (PD, 155). On comprend mieux pourquoi il semble impératif d’accorder autant d’importance aux archives.

La petite danseuse de quatorze ans pourrait se lire comme un hommage de Camille Laurens à la mémoire de Marie Van Goethem. Bien qu’une telle interprétation soit légitime, elle paraît un peu courte. En écrivant ce texte à la fois biographique et essayistique, Laurens ne s’est pas placée dans une position neutre ; elle développe un rapport personnel avec celle qui reste une adolescente disparue sans laisser de traces. Une question sous-tend l’ensemble de l’ouvrage : de quelles mémoires doit-on parler ? Le concept ricoeurien de « travail de mémoire » m’est apparu le plus adéquat pour mieux comprendre comment la mémoire et le souci de l’autre sont à l’oeuvre dans La petite danseuse de quatorze ans. Autre élément essentiel de la conception de l’histoire chez Ricoeur : sa dimension véritative. On la retrouve, de manière différente, certes, dans le type de littérature que Laurens préconise dans La petite danseuse de quatorze ans. Tout en insistant sur l’authenticité de sa démarche, la véracité d’un propos bien ancré dans le réel et le rejet de la fiction, Laurens recourt néanmoins à l’imagination et au romanesque : « C’est que l’imagination, enfourchant l’archive, reprenait le dessus. Je voyais la scène » (PD, 139). La romancière qui s’impose dans ces épisodes où elle fait parler Degas – avec une certaine liberté – au milieu de son atelier doit procéder autrement avec Marie. De ce portrait vraisemblable de l’artiste, on passe au portrait du modèle sur qui elle possède si peu d’informations. C’est donc la construction d’une identité narrative réalisée par Laurens à la lumière des archives consultées – la création inspirée de l’archive rejoint ainsi le travail de mémoire – qui altère la situation. L’archive procure davantage qu’une source alimentant le récit ou l’essai, elle produit une double filiation : du côté de la littérature avec Dora Bruder et du côté familial avec son arrière-grand-mère. Revenir à son ancêtre crée un lien avec le récit matrilinéaire de L’amour, roman, stratégie littéraire qui rappelle à quel point les essais de Laurens dialoguent étroitement avec son oeuvre narrative. En ce sens, « croiser l’éthique et l’esthétique » (ou l’esth/éthique, selon Paul Audi), comme Laurens le suggère dans Tissé par mille, trouve ici une mise en pratique éloquente : accorder à Marie Van Goethem un statut respectable, puis émettre l’hypothèse qu’elle a joué un rôle dans l’histoire de l’art, qu’elle avait du génie. Un pari assurément hardi, mais qui se transforme en une habile façon de réfléchir autrement à l’art et à la création.