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Enjeux et défis liés au vieillissement en regard de la qualité de vie des personnes âgées

S’il est nécessaire de rejeter une rhétorique présentant les personnes âgées de 65 ans ou plus et leurs besoins comme étant l’un des principaux problèmes des sociétés occidentales, il s’avère également fondamental d’identifier les conditions, ainsi que les solutions, susceptibles d’atténuer les effets sociaux et territoriaux liés au vieillissement de la population (Alberio, 2020, Simard, 2015). La proportion croissante de personnes âgées et la nécessité pour les plus jeunes de concilier le triptyque « travail rémunéré », « soins aux aînés » et « responsabilités familiales et vie personnelle » constituent un défi majeur des sociétés contemporaines. C’est le cas au Canada, et plus spécifiquement, dans certaines de ses provinces comme Terre-Neuve-et-Labrador, le Nouveau-Brunswick et le Québec, dont le taux de vieillissement est, selon l’Organisation mondiale de la santé, l’un des plus élevés au monde. Dans ce contexte, les proches aidants d’aînés (c’est-à-dire les personnes qui fournissent un soutien non rémunéré à des proches vieillissant) jouent un rôle essentiel à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la famille de l’aidé. Ce sont des acteurs incontournables qui façonnent l’environnement des personnes âgées et qui influent sur la trajectoire du vieillissement (Isaacson et al., 2020 ; Simard, 2020 ; Alberio, 2018a). Dans la suite de cette introduction, nous présenterons certains éléments « critiques » qu’il importe de mettre en exergue avec le vieillissement démographique, lesquels constituent autant d’enjeux et de défis à l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées et, en conséquence, aux possibilités en vue de promouvoir de meilleurs échanges intergénérationnels.

Le revenu constitue l’un des principaux déterminants abordés dans le cadre du présent numéro ayant des impacts majeurs sur la qualité de vie des aînés. À cet égard, il est susceptible d’influencer le dynamisme de l’habitat, la vie relationnelle, les comportements et les statuts sociaux (Dugas, 1996). Il constitue aussi un important indicateur du pouvoir d’achat des individus. Dans les pays bénéficiant d’un système organisant les revenus de pension des aînés, nous observons, depuis les dernières décennies, une augmentation substantielle de niveau de revenu des personnes âgées, un phénomène qui a eu pour effet d’améliorer leur qualité de vie en plus de réduire le risque de pauvreté (OCDE, 2008 ; Simard, 2006). Ainsi, comme le souligne l’OCDE « le risque de pauvreté des 75 ans ou plus est tombé d’un niveau quasiment deux fois plus élevé que la moyenne de la population au milieu des années 80 à 1,5 fois au milieu des années 2000. Pour les personnes de 66 à 75 ans, ce risque est maintenant plus faible que pour les enfants et les jeunes adultes » (OCDE, 2008: 143). En tournant les projeteurs à l’échelle du Canada, nous constatons que le revenu médian après impôt des aînés s’est accru de manière constante entre 1976 et 2014. De fait, il est passé de 32 700$ à 54 500$ (en dollars de 2014), contribuant ainsi à réduire l’écart avec les autres cohortes d’âges, notamment avec celle des jeunes (Statistique Canada, 2018). En outre, certains observateurs projettent que, sous l’effet de l’augmentation du taux d’emploi des aînés ou du cumul entre des revenus de pension et des recettes professionnelles, le revenu d’emploi des personnes âgées devrait augmenter de façon significative au cours des prochaines années (Clavet et al., 2012).

Il n’en demeure pas moins que les disparités concernant le revenu des personnes âgées sont toujours bien présentes à l’échelle du Canada, lesquelles se manifestent à la fois entre les différentes provinces, les catégories de milieux (ruraux, urbains, etc.) et les communautés linguistiques, mais aussi entre les individus (Simard et Bouchard, 2020 ; Averill, 2005 ; Koff, 1992). Bien que le pouvoir d’achat des individus diffère considérablement d’une province et d’une ville à l’autre, les inégalités sur ce plan demeurent criantes à l’échelle du Canada. Par exemple, en Alberta, le revenu moyen des personnes âgées se chiffrait à 44 100$ en 2018, comparativement à 32 000$ à Terre-Neuve-et-Labrador (Statistique Canada, 2020a). En 2018, le revenu total des personnes âgées de 65 ans ou plus résidant à Calgary se chiffrait à 31 411$ contre 21 282$ pour celles de Campbellton (Statistique Canada, 2020b). Pour l’ensemble du Canada, en 2016, le revenu moyen des personnes âgées francophones s’établissait à 35 148$, comparativement à 44 444$ pour celui des anglophones, soit un écart de 9 296$. Ce dernier se chiffrait à 11 830$ dans le cas du Québec, les personnes âgées francophones disposant d’un revenu moyen de 34 794$ contre 46 624$ pour leurs homologues anglophones (Fédération des aînées et aînés francophones du Canada, 2019). Il s’ensuit que, pour diverses raisons liées notamment à la géographie, à la langue, au sexe et au niveau de scolarité, des personnes âgées sont affectées par les inégalités sociales, mais aussi la pauvreté, et ce, en dépit d’une amélioration substantielle à ce chapitre (Statistique Canada, 2019 ; Fréchet, 2012). Les travaux de Bouchard et al. 2015 sont particulièrement éloquents quant à la persistance des inégalités de revenu sur la base de la langue. En outre, si les personnes retraitées ont plus de temps à consacrer à la famille, aux amis, aux loisirs et au bénévolat, elles doivent aussi, dans bien des cas, conjuguer avec une diminution de leur niveau de revenus, ce qui est susceptible de se répercuter négativement sur leur bien-être, voire sur leur santé. En Amérique du Nord, mais aussi en Europe, c’est le cas notamment des travailleurs et, plus spécifiquement, des travailleuses âgées de 60 ans ou plus qui occupent trop souvent des emplois précaires ou atypiques, lesquels contribuent à les maintenir en situation de pauvreté (Fong, 2018 ; Tremblay, 2017). Dans bien des cas, la famille permet de suppléer à leur instabilité économique, particulièrement en milieu rural où elle continue d’exercer un rôle d’avant-plan dans la vie des aînés témoignant de la solidarité, du capital socioterritorial et, plus largement, du renforcement des capacités des ruraux (Pagès, 2013 ; Jean, 2012 ; 2003).

Deuxièmement, l’accessibilité et la proximité aux services, aux équipements et aux infrastructures locales représentent des enjeux cruciaux pour les personnes âgées et leurs proches (Alberio, 2018b). Ces différents aspects, couplés à la question du logement (Blanchet, 2020), aux loisirs, à la santé et au maintien à domicile constituent autant de thèmes qui, depuis les années 2000, intéressent de manière particulière les spécialistes en aménagement du territoire et en urbanisme (Séguin, 2012). Ainsi que le mentionne Gucher (2014), « la préservation et la dynamisation de la vie locale sont en effet au cœur des préoccupations des plus âgés, qui y voient la condition sine qua non de leur maintien à domicile » (Gucher, 2014: 120). C’est dans cette optique que les territoires et leurs différents acteurs tentent de relever le défi du vieillissement avec différents outils et démarches tels que l’initiative Municipalité amie des aînés au Québec (Caradec et al., 2017 ; Petitot et al., 2010) ou encore les Maisons départementales de l’autonomie en France qui exercent un rôle déterminant en matière d’accueil, d’information, de conseil, d’orientation et, le cas échéant, d’instruction des demandes, d’évaluation des besoins et d’élaboration de plans d’aide au profit des personnes âgées et handicapées. S’ajoutent en France de multiples initiatives émanant des départements ou des communes dans des secteurs aussi variés allant de la livraison de repas, pour faciliter le maintien à domicile, au domaine culturel avec des cycles de conférences, dits souvent « inter-âge », mais qui, en réalité, réunissent surtout des personnes âgées, les actifs ayant, dans bien des cas, leur agenda contraint par leurs obligations professionnelles.

L’Organisation mondiale de la santé définit une municipalité amie des aînés comme une municipalité, dont « les politiques, les services, les lieux et les structures soutiennent les personnes âgées en leur permettant de vieillir en restant actifs » (Organisation mondiale de la santé, 2007: 5). La démarche « Municipalité amie des aînés » par exemple - initiative qui fait aussi l’objet de deux articles dans le présent numéro - s’inscrit dans le cadre d’une démarche territoriale qui vise à répertorier les ressources disponibles d’une municipalité de manière qu’elle puisse répondre aux besoins exprimés par les personnes âgées (Keating et al., 2013). Effectuée suivant un processus participatif entre les différents acteurs sociaux qui gravitent autour des aînés (élus municipaux, associations, intervenants issus du secteur communautaire, public et privé, etc.), dont les aînés eux-mêmes, une telle recension se penche à la fois sur les environnements physiques, bâtis et sociaux de manière à « optimiser les possibilités de bonne santé, de participation et de sécurité afin d’accroître la qualité de vie pendant la vieillesse » (Organisation mondiale de la santé, 2002: 12). L’aménagement du territoire occupe une place importante au sein de ce processus, dont l’une des finalités consiste à adapter les équipements et les infrastructures publics (rues, édifices, commerces, aires de repos, parcs, etc.) afin de faciliter leur accessibilité et de favoriser la mobilité et l’autonomie des personnes âgées (Lord et al., 2017 ; Lord, 2011).

Même si la solidarité ne constitue pas nécessairement un fait exclusif aux milieux ruraux, il n’en demeure pas moins que les contacts sociaux et la vie relationnelle se manifestent moins intensément en milieu urbain, contrairement à la situation observée à la campagne, notamment en raison du phénomène de « la foule solitaire » (Riesman, 1964). En particulier en France, les liens sociaux sont moindres dans les grandes villes, car ces dernières, disposant de moyens financiers plus élevés, gèrent elles-mêmes de nombreux services ou organisent diverses activités, avec pour effets secondaires un rôle souvent passif des personnes âgées et une solidarité intergénérationnelle affaiblie. Dans le monde rural français, les communes, qui reçoivent par habitant des dotations financières nettement moindres de l’État, n’ont pas les moyens de déployer tout un éventail de services aussi développés comparativement à ceux que l’on observe en milieu urbain. Dès lors, la société civile se voit dans l’obligation d’organiser elle-même des services ou des activités utiles à la qualité de vie des personnes âgées et pour lesquelles ces dernières s’avèrent des acteurs sociaux incontournables (Ennuyer, 2014). Il s’ensuit deux conséquences. Une première concerne les migrations du rural vers l’urbain accélérant le vieillissement, tant par le haut que par le bas[1], dans les premiers et une forte gérontocroissance dans le second (Dumont, 2016b). En second lieu, ces flux migratoires mettent en lumière la question relative à l’accessibilité par rapport aux services où l’on assiste à un effritement, voire à une érosion de l’infrastructure en milieu rural éloigné et à des défis logistiques et organisationnels à l’échelle des quartiers urbains (Mallon, 2013 ; Haven et al., 2004 ; Simard, 2005 ; Butler et Lenard, 2003). En conséquence, dans les villes, l’accessibilité aux services exercerait, pour certains auteurs, un rôle encore plus déterminant dans la mise en œuvre d’une bonne gouvernance territoriale. Couplée au fait que la société urbaine nécessiterait davantage de mobilité, la proximité aux infrastructures s’avère essentielle afin de contrer des phénomènes tels que la solitude et l’isolement social et, ainsi, favoriser un vieillissement actif et en santé d’une part, et préconiser le maintien à domicile des personnes âgées d’autre part (Alberio, 2018b ; Gould et al., 2015 ; Hall, 2004). Le pari pour les aménagistes consiste à considérer, dans leurs efforts de planification, tous ces changements sociaux et démographiques « en tentant de répondre à un éventail de besoins allant des membres d’une jeune famille aux aînés » (Séguin, 2012: 216). En outre, de telles mutations constituent un véritable défi pour les différentes instances gouvernementales afin que les politiques publiques qu’elles déploient à l’intention des personnes âgées puissent être modulées en tenant compte des diverses réalités locales (Dumont, 2016b, 2010, 2008).

Comme déjà évoqué ci-dessus, le maintien à domicile constitue un troisième enjeu permettant de relever le défi du vieillissement, notamment en raison de ses effets à la fois sur les familles et sur l’offre de services territoriaux. Dans différents pays, la condition de proche aidant concerne de plus en plus d’individus. Un proche aidant, rappelons-le, est généralement une personne de 45 ans ou plus qui aide un ou plusieurs membres de sa famille, voisins, amis ou collègues souffrant d’un problème de santé ou d’une limitation physique à long terme (Sinha, 2013, cité dans Alberio, 2018a). Les services fournis par ces personnes peuvent inclure le transport, l’épicerie, les tâches domestiques, l’entretien extérieur, les soins personnels, les traitements médicaux, l’organisation des soins et le soutien émotionnel ou moral (Sinha, 2013, cité dans Alberio, 2018a). L’Institut de la Statistique du Québec (ISQ) observe:

« qu’en 2012, parmi les Québécois de 45 ans ou plus, le nombre de personnes prodiguant des soins informels atteignait 843 000, sur une population totale de 8,2 millions d’habitants. Un individu sur quatre de ce groupe d’âge fournissait des soins informels (ISQ, 2013). Les proches aidants sont principalement – mais pas uniquement – des femmes. De plus en plus d’hommes se retrouvent dans cette situation et semblent, au moins en partie, faire face à des défis spécifiques, surtout en ce qui concerne la reconnaissance sociale de ce rôle » (Alberio, 2020: 94).

Bien que les familles et les individus soient directement sollicités dans le rôle de proches aidants, afin que les personnes âgées puissent être en mesure de vivre au sein de leur milieu le plus longtemps possible, il s’avère impératif qu’elles soient en mesure de bénéficier des services professionnels et de soins appropriés, lesquels représentent un quatrième enjeu. Or, la prestation de soins à domicile, soumise à de fortes inégalités d’un territoire à l’autre, fait intervenir de nombreux acteurs, à commencer par les familles qui, surtout lorsqu’elles habitent à proximité des aînés, permettent de combler les déficiences d’un système encore trop tourné vers une approche médico-institutionnelle (Alberio, 2020 ; Pagès, 2013 ; Argoud, 2007). Bien que le maintien à domicile constitue une réserve abondante d’emplois, plusieurs de ceux-ci restent sous-rémunérés, voire dévalorisés occasionnant des problèmes de relève. Par ailleurs, dans un contexte de vieillissement démographique progressif, les réseaux informels ont leurs limites (Ménard et LeBoudais, 2012), d’où la nécessité de déployer des programmes de soutien appropriés qui s’inscrivent dans la perspective de promouvoir un développement partant des initiatives locales, et donc ascendant, tout en étant soutenu par l’État, mais surtout d’assurer une plus grande justice sociospatiale entre les territoires (Lord et Piché, 2018 ; Dufaux et Philifert, 2013).

Toutefois, il n’y a pas que la problématique liée au maintien à domicile qui est soumise à des enjeux considérables sur le plan de la relève des actifs, laquelle constitue un cinquième enjeu. Plus largement dans nos sociétés, le rapport de dépendance des personnes âgées à la population active augmente (Dumont, 2020). En France, les différentes réformes concernant les systèmes de retraite (dont le report de l’âge légal de départ à la retraite de 60 à 62 ans pour les générations nées à partir de 1955) ont engendré une augmentation de l’âge moyen de départ à la retraite. Ainsi, cet âge moyen qui s’établissait à 60,7 ans en 2004 est passé à 61,38 ans en 2016 et dépasse les 62 ans depuis 2018. Toutefois, sous l’effet notamment de la gérontocroissance, le rapport de dépendance a continué de s’accroître. En 1962, la France métropolitaine comptait trois personnes entre 20 et 59 ans pour une personne ayant 60 ans ou plus. En 2008, le chiffre tombait en dessous de deux et au 1er janvier 2021, il s’établissait à 1,8. En considérant la borne de 65 ans, l’évolution est semblable: en 1962, 4,5 personnes de 20 à 64 ans pour une personne ayant 65 ans ou plus. En 2008, le ratio est de 3,5 alors qu’il atteint 2,6 au 1er janvier 2021. Au surplus, les projections les plus courantes annoncent la poursuite de la diminution du rapport de dépendance des personnes âgées à la population âgée de 15 à 64 ans.

Au Canada, l’âge moyen de départ à la retraite a relativement peu changé entre 1976 (64,9 ans) et 2019 (64,3 ans), mais le ratio entre les jeunes travailleurs et ceux plus âgés ne cesse de s’élargir (Statistique Canada, 2020c). Ainsi, en 1996, on dénombrait 2,7 travailleurs âgés de 25 à 34 ans pour chaque travailleur âgé de 55 ans ou plus, le ratio s’établissant à un en 2018 (Statistique Canada, 2020d). Plusieurs autres activités, qu’elles soient économiques ou non, sont assujetties aux mêmes contraintes de relève. En fait, pratiquement tous les secteurs de l’activité économique sont concernés par cette situation: l’enseignement, les finances, les services immobiliers et de location, la gestion d’entreprises, la mise en valeur des ressources, etc. (Duhamel, 2014) Néanmoins, les emplois n’exigeant pas de formation universitaire ou relevant du domaine de la santé semblent être davantage affectés. Par exemple, au Canada, le ratio des travailleurs de 55 ans ou plus qui prodiguent des soins de santé aux personnes âgées, comme les infirmières autorisées ou psychiatriques, était d’un sur cinq en 2016 par rapport à un sur 10 en 1996 (Ouellet-Léveillé et Milan, 2019). Bien que le taux d’activité des personnes âgées de 65 ans ou plus tende à augmenter, ce dernier étant passé de 8,5% en 1976 à 15% en 2019, il serait étonnant que cet accroissement puisse permettre de combler les effets négatifs générés par la diminution des jeunes travailleurs au sein de la population active (Statistique Canada, 2020c ; Fields et al., 2017). Source d’inquiétudes pour certains, le manque de relève est lourd de conséquences. Parmi celles-ci, mentionnons : la déréglementation du marché du travail, la dérégulation des salaires, l’affaiblissement de la protection au travail, ce qui, au final, entraîne un alourdissement des tâches et un allongement de la vie active (Ouellet et al., 2003 ; David, 1997). Certes, les migrations internationales viennent en partie compenser les baisses de population active, notamment en Europe (Dumont, 2019), mais ceci implique de trouver de bonnes réponses aux questions d’intégration pour lesquelles les pays du Sud se sentent parfois démunis à l’égard des ressources humaines essentielles à déployer permettant de favoriser un développement plus global. En outre, les immigrants qui s’installent définitivement vieillissent également, ce qui au final ne contribue guère à modifier de manière significative la pyramide des âges (Dumont, 2018a ; Dubreuil et Marois, 2011).

Par ailleurs, l’automatisation de certaines activités, conjuguées aux difficultés à attirer de jeunes travailleurs, contribue à accélérer le vieillissement de la population active. Ces enjeux concernent plus spécifiquement le secteur agricole, dont le vieillissement des actifs est aussi imputable à la diminution des fermes familiales, à l’accroissement de leur taille et à un manque d’intérêt à l’égard de cette profession. Il s’ensuit un accroissement de la dette des agriculteurs ainsi que diverses répercussions psychologiques et sociales (Handfield, 2011 ; Ouellet et al., 2003) et, tout particulièrement en France, un taux élevé de suicide. Le problème de la relève ne concerne pas seulement l’emploi et le travail rémunéré, mais également l’implication bénévole. Cette dernière a un effet déterminant sur la structuration et le maintien des initiatives socioterritoriales, y compris celles qui interviennent dans le domaine du vieillissement. Autant en milieu rural qu’urbain, les activités bénévoles, en dépit de leurs nombreux bienfaits sur la santé psychologique et physique des aînés (Prouteau et Wolff, 2007 ; Van Willigen, 2000), sont également affectées par le manque de relève. L’avancée en âge et la dégradation de l’état de santé qui peut en découler sont susceptibles de se répercuter sur le dynamisme communautaire ou de provoquer un désintérêt à l’égard du bénévolat auparavant exercé majoritairement par les personnes âgées (Simard, 2020 ; Castonguay et al., 2015). Le départ régulier de bénévoles comptant parmi les plus actifs contribue à affaiblir le tissu social, à imposer une surcharge de travail aux individus qui investissent leur temps et leur énergie et, parfois, à remettre en cause la pérennité d’associations notamment de celles sises en milieu rural. À bien des endroits, la démobilisation, le découragement, l’épuisement et la fatigue constituent de lourds handicaps sociaux qui se répercutent négativement sur le tissu communautaire et le développement local (Simard, 2020 ; Batellier et Sauvé, 2011 ; Savard et al., 2003 ; Dugas, 1996). Afin de pallier l’émergence du syndrome du TLM (Toujours Les Mêmes qui s’impliquent), diverses initiatives et stratégies organisationnelles émanent des milieux concernés témoignant de la résilience des acteurs sociaux et, du coup, du renforcement de leurs capacités (Ploton et Cyrulnik, 2014). Elles prennent la forme de signes de reconnaissance à l’égard des aînés bénévoles, de tutorat ou de parrainage des nouveaux bénévoles, d’initiatives, voire de politiques visant à favoriser le bénévolat et à stimuler l’économie solidaire (Blanchet, 2018 ; Attias-Donfut, 2013 ; Malet et Bazin, 2011 ; De Sario, 2008 ; Laville, 2001 ; Greengross, 1995).

Gouvernance collaborative et développement local progressif

Dans la plupart des pays occidentaux, le monopole des « frontières nationales » est aujourd’hui particulièrement faible par rapport au passé. Devant le manque de capacités des États-providence nationaux, une réponse des territoires et des systèmes locaux de protection sociale semble s’avérer une solution prisée par moult acteurs pour relever les défis émergents, y compris ceux liés au vieillissement tel que nous les avons décrits précédemment. Dès lors, comme l’écrit Alberio (2020: 95):

« La plupart de ces problèmes sociaux ont en effet une dimension territoriale claire et un impact local fort. Les dispositifs traditionnels sont souvent insuffisants et impliquent parfois des obstacles administratifs et bureaucratiques, des structures rigides et des systèmes d’intérêt privé ; des éléments qui agissent comme obstacles au changement social (Ranci, 2005). En même temps, nous ne devrions pas non plus trop dépendre du « local » ni tenir pour acquis que les politiques locales et territoriales peuvent traiter n’importe quel problème social. Une articulation multiniveau des interventions nationales, régionales et locales est donc nécessaire (Kazepov, 2010) ».

Sur le plan théorique, les différents thèmes abordés dans le cadre de ce numéro thématique le sont sous l’angle du renforcement des capacités d’apprentissage, de la gouvernance collaborative et du développement local progressiste (Simard, 2020). Le renforcement des capacités renvoie au «processus par lequel particuliers, organisations et sociétés acquièrent, accroissent et entretiennent les aptitudes requises pour se fixer leurs propres objectifs de développement et pour les atteindre » (Davis, 2008: 3). Le modèle peut être appréhendé à deux niveaux. Sur le plan individuel, il permet aux personnes âgées, que ce soit par l’identification de leurs besoins ou leur implication au sein du milieu, de développer leurs capabilités et ainsi devenir parties prenantes du processus de développement. À l’échelle du territoire, il fait appel à la capacité des acteurs à mettre en place un plan stratégique visant l’amélioration de la qualité de vie des individus qui l’occupent en vue d’assurer une gestion plus harmonieuse de leur milieu (Jean, 2012 ; Séguin, 2011 ; Leloup et al., 2005). Articulée aux capacités individuelles, l’action collective, en stimulant le capital socioterritorial, contribue aux dynamiques territoriales porteuses de développement (Dissart et al., 2013 ; Ndiaye, 2010). L’innovation sociale, l’entraide, le réseautage, la résilience, la concertation, le partenariat et la participation sociale sont autant de composantes relatives au renforcement des capacités des acteurs. Quant à la gouvernance collaborative, Ansell et Gash (2008: 544) la définissent comme « un arrangement de gouvernance dans lequel une ou plusieurs agences publiques engagent directement des parties prenantes non étatiques dans un processus de prise de décision collective formel, orienté vers le consensus et délibératif, qui vise à élaborer ou à mettre en œuvre une politique publique ou à gérer des programmes ou des biens publics ». Pierre angulaire de sa mise en œuvre, la participation citoyenne permet, dans le cadre d’une telle forme de gouvernance, d’améliorer la prise de décision, dont les principes directeurs reposent sur la transparence de l’information, l’interaction, la justice sociale, l’égalité des chances, la confiance mutuelle, l’engagement et la compréhension des différents enjeux sociétaux, l’objectif étant de faciliter la réalisation d’un objectif commun entre les diverses parties impliquées au sein d’un projet (Cain et al., 2020 ; Ferreira et al., 2020 ; Provan et al., 2007). Enfin, les diverses contributions que l’on retrouve dans le présent numéro mettent aussi l’accent sur le rôle du développement local progressiste dans l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées (Rochman et Tremblay, 2010). Ce type de développement préconise une approche ascendante basée sur la solidarité, l’entraide et l’autonomie des acteurs sociaux qui déploient des actions novatrices ou mettent en œuvre de nouvelles pratiques visant à valoriser les ressources sociales, économiques et environnementales de leur milieu (Tremblay et al., 2016). Le caractère inédit de ces actions et de ces pratiques fait en sorte qu’elles peuvent, dans bien des cas, être considérées comme des innovations sociales, c’est-à-dire une « intervention initiée par des acteurs sociaux (un individu ou un groupe d’individus) pour répondre à un besoin (social, culturel, territorial) ou une aspiration, apporter une solution, profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action, de proposer de nouvelles orientations et d’améliorer la qualité et les conditions de vie d’une collectivité » (Bouchard, 2011: 7). C’est dans cette perspective que « le concept d’innovation sociale transformatrice est entendu comme un processus qui conduit à des changements dans les institutions, chez les acteurs et leur agencement, et qui influencent profondément les routines, les croyances, les relations de pouvoir et/ou les ressources » (Castro-Arce et Vanclay, 2020: 46, traduction libre) nous semblent être particulièrement utiles. De plus, comme l’évoque Fontan (2008), « l’innovation ne peut être pensée uniquement sous l’angle de son utilité ou de sa finalité. Elle doit aussi être pensée comme un processus de construction d’un usage où entrent en scène la coopération, la négociation, les compromis et les rapports de force: donc du social et du politique (Fontan, 2008: 15). En effet, il n’y a pas d’innovation sociale sans qu’il n’y ait une collaboration entre les acteurs provenant de milieux et d’acteurs diversifiés (Klein et al., 2019). Une telle collaboration permet de développer une meilleure compréhension des enjeux et des défis qui touchent les aînés, de déployer des solutions et d’investir les expertises et les ressources à la réussite du changement, étape nécessaire au processus de transformation sociale, voire de développement territorial (Garon et al., 2014 ; Lévesque, 2005). Finalement, soulignons que trois catégories d’acteurs sociaux sont privilégiées par les différents signataires des articles qui figurent dans ce numéro: les personnes âgées, les intervenants territoriaux et la famille.

Présentation du numéro

Le présent numéro se décline en six articles qui gravitent autour des principaux enjeux que nous venons de soulever. En outre, ils ont pour dénominateur commun la redéfinition du cadre, des conditions et du niveau de vie (Alberio 2018b), autant de composantes liées à la qualité de vie (Simard, 2018). Ces articles mettent aussi en exergue le remodelage du lien social entre les personnes âgées, le territoire, leur famille et l’ensemble de la société. Ils illustrent la place incontournable qu’exercent les relations sociales, et en particulier l’apport des enfants et des proches aidants, dans la préservation des contacts sociaux chez la population âgée, car il est bien connu que « l’éclatement des familles, l’éloignement des enfants et des proches contribuent à la perte du lien social et intergénérationnel, participent à la perte d’autonomie et accélèrent les effets du vieillissement » (Chapon, 2013: 50).

Les deux premiers articles portent sur les vécus et les stratégies « de résistance », des personnes vieillissantes, tandis que les quatre autres s’inscrivent suivant un point de vue plus macrosocial en ce qui a trait aux interventions de différents types acteurs et d’échelles variées. Au Québec, comme partout ailleurs dans le monde occidental, le transfert de la ferme familiale soulève moult enjeux en raison notamment de facteurs liés à la démographie (baisse de la natalité, réduction de la taille des familles, émigration des jeunes, etc.), à la forte valeur capitalistique de l’entreprise et au déclin de l’intérêt de la part des jeunes à l’égard du métier d’agriculteur. Lyson Marcoux et Maxime Hébert montrent que les agriculteurs, bien qu’ils se soient retirés de leur entreprise, restent particulièrement impliqués au sein de leur établissement, et ce, en dépit du fait que celui-ci ait été transféré ou vendu à leurs enfants ou à des tiers. Bien qu’une telle pratique s’inscrive en porte à faux avec les modèles traditionnels de la retraite, elle témoigne que la résilience et la culture entrepreneuriale constituent des valeurs bien présentes auprès des répondants qui ont participé à leurs enquêtes, d’une part, et que ces deux phénomènes contribuent, d’autre part, au renforcement des capacités des ruraux.

À partir des données provenant de l’Enquête sociale générale réalisée en 2011 par Statistique Canada, Maude Pugliese, Anne-Marie Séguin et Paul Fortier examinent les stratégies adaptatives déployées par les personnes âgées afin d’atténuer les effets liés à leurs difficultés économiques. Ainsi, les aînés préconiseraient d’effectuer des coupures dans leur budget et d’utiliser leurs épargnes plutôt que de faire appel à leur famille, ce qui impacterait négativement leur qualité de vie. En outre, contrairement à ce que nous aurions pu croire, le recours à la famille serait moins courant chez les personnes âgées résidant en milieu rural comparativement à celles des milieux urbains. De tels résultats révèlent deux situations apparemment opposées en ce qui a trait à la qualité de vie des personnes âgées. En effet, s’il est indéniable que l’empowerment, la solidarité et l’entraide facilitent l’établissement de relations stables tout en contribuant au maintien d’un tissu social fort tant recherché pour ses effets organisationnels bénéfiques sur le niveau de bien-être des aînés, ces trois composantes s’avèrent impuissantes à réduire les inégalités. Dès lors, l’égalité réelle des chances, ou à tout le moins une justice spatiale réussie, nécessite des interventions beaucoup plus musclées envers les plus démunis de la société, dont un certain nombre de personnes âgées font toujours partie.

S’appuyant sur une recension des initiatives mises en place par les acteurs du tiers secteur ainsi que sur une analyse rigoureuse des politiques publiques déployées en France depuis les années 1970 concernant le soutien aux proches aidants, Dominique Argoud montre comment l’intervention de l’État se matérialise par une « institutionnalisation des actions locales ». De fait, en dépit de changements préconisés par l’État dans son approche médico-sociale à l’égard des proches aidants, cette dernière ne permet pas de soutenir les initiatives issues de la base, d’où la nécessité, selon l’auteur, de déployer une stratégie ascendante et transversale tournée davantage vers la prévention et qui bénéficierait d’un financement adéquat, mais surtout pérenne. Une telle forme de gouvernance multisectorielle et collaborative s’avère un enjeu crucial afin de favoriser un vieillissement actif.

De leur côté, Sébastien Lord, Athanasios Boutas, Chiara Benetti et Paula Negron-Poblete analysent les impacts du vieillissement sous l’angle de l’aménagement du territoire. Leur réflexion se tourne vers trois quartiers de la ville de Montréal. Bien qu’ils fassent partie intégrante de la même ville, ceux-ci présentent des caractéristiques fort différentes en matière de mixité fonctionnelle, de densité résidentielle et d’accessibilité territoriale, lesquels constituent les principaux paramètres de leur grille d’analyse. Le contexte sociohistorique, l’immigration et la morphologie de ces quartiers expliqueraient les disparités que l’on y observe et qui sont susceptibles d’influencer les modalités relatives au vieillissement sur place. Un groupe de discussion effectué auprès de personnes âgées qui résident au sein de ces mêmes quartiers a permis de corroborer les données de l’analyse, lesquelles confirment que la proximité et l’accessibilité par rapport aux équipements et aux services représentent des conditions incontournables pour faciliter le maintien à domicile des personnes âgées. Les travaux de ces auteurs militent vers la nécessité de maintenir, à l’échelle locale, un minimum de services et de concevoir une offre de transport adaptée aux réalités et aux besoins des personnes âgées de manière à faire de leur espace de vie un milieu qui favorisera un vieillissement actif et en bonne santé.

Avec près de 1 000 municipalités faisant partie de la démarche Municipalité amie des aînés, le Québec a, de toute évidence, valeur d’exemplarité à l’échelle mondiale dans la mise en œuvre de ce processus. Deux articles portent sur les impacts de cette initiative en vue de promouvoir un vieillissement sur place. Selon François Racicot-Lanoue, Nicolas Goudreault, Fanny Larocque-Tourangeau et Suzanne Garon, auteurs d’un premier article intitulé: Les systèmes d’échanges locaux dans les Municipalités amies des aînés: une initiative favorisant le « vieillir chez soi  », les retombées du programme Municipalités amies des aînés se voient maximisées lorsque celles-ci sont couplées à la mise en place d’un système d’échanges locaux (SÉL). Un tel système, qui constitue un véritable incubateur d’innovation sociale, permet, par le foisonnement d’initiatives qu’il est susceptible de générer, d’atténuer les effets de l’isolement social des aînés en plus de favoriser la participation citoyenne. Dès lors, un maillage entre les membres des comités de pilotage du réseau Municipalités amies des aînés et les instigateurs des SÉL s’avère essentiel afin de promouvoir un vieillissement sur place réussi. Les travaux de ces quatre auteurs mettent surtout bien en lumière l’apport de l’économie solidaire comme domaine d’intervention à l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées. Ils soulignent par ailleurs la nécessité pour les diverses instances gouvernementales non seulement de soutenir l’économie solidaire de manière adéquate, mais aussi de développer des outils et des dispositifs qui permettront d’établir des partenariats inédits entre les différents intervenants qui œuvrent à l’amélioration de la qualité de vie des personnes âgées et ainsi maximiser les retombées des innovations sociales déployées par les acteurs locaux.

Dans un second article consacré au déploiement du programme Municipalités amies des aînés, Nicolas Goudreault, Suzanne Garon, Anne Veil et Nancy Lévesque montrent comment la concertation et le partenariat entre les différents acteurs sociaux constituent des impératifs à la réussite de cette démarche. Leur analyse s’appuie sur le modèle de gouvernance collaborative. Selon ce modèle, l’équilibre des pouvoirs et des ressources, les incitations à la participation et les expériences antérieures de collaboration sont autant d’éléments à considérer dans la mise en œuvre d’un processus collaboratif. À partir d’une revue de la littérature, de données probantes et d’entretiens effectués auprès d’acteurs du territoire, les auteurs posent leur regard sur deux partenaires clés, à savoir: les élus municipaux et le réseau de la santé et des services sociaux. Les réponses aux besoins des personnes âgées passent indubitablement par l’établissement de partenariats intersectoriels, et ce, à toutes les étapes du processus. Cet article apporte un éclairage novateur sur la contribution du réseautage, un ingrédient indispensable au déploiement d’une gouvernance collaborative et au renforcement des capacités des différents acteurs sociaux. Pareilles formes de partenariats sont aussi susceptibles de créer un effet de synergie, propice à l’émergence d’innovations sociales elles-mêmes porteuses d’un développement territorial plus solidaire.

Quelles leçons tirer au terme de ce numéro? En premier lieu, le lecteur bénéficiera d’articles riches d’enseignement sur l’amélioration de la qualité de vie des aînés: contribution au renforcement des capacités des aînés, gouvernance collaborative, développement local progressiste, innovation sociale, etc. Deuxièmement, il sera à même de mieux mesurer la portée de l’empowerment, du partenariat, de la concertation, de la participation et de la mobilisation citoyenne dont les effets sur le renforcement des capacités « dépassent la somme de leurs parties » (Schiffino et al., 2013: 130). En troisième lieu, le lecteur de ce numéro pourra aussi mieux cerner le rôle incommensurable qu’exercent la famille et les membres de la communauté, notamment en regard des innovations sociales qu’ils déploient, en vue de favoriser le bien-être des personnes âgées.

En outre, dans une société de plus en plus inégalitaire et compte tenu des multiples enjeux que soulève le vieillissement de la population, il demeure essentiel que le rôle des diverses instances gouvernementales ne se limite pas uniquement à appuyer les acteurs sociaux dans leurs efforts à l’amélioration de la qualité de vie des aînés, mais qu’ils soient également des partenaires à part entière dans l’atteinte de cet objectif. Car comme l’évoque Defilippis (2007), « ce n’est qu’en transformant ces rapports de façon à procurer plus de pouvoir aux gens et aux organisations au sein des communautés que le renforcement des capacités communautaires pourra vraiment se produire » (Defilippis, 2007: 259).