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Jacques Lacoursière est reconnu comme un vulgarisateur hors pair de l’histoire québécoise. L’une des sommités de la discipline, il a notamment produit la monumentale Histoire populaire du Québec, dont le tome 3 – couvrant les années 1841 à 1896 –, publié originellement en 1996 aux éditions du Septentrion, vient d’être réimprimé. Dans cet ouvrage de plus de 700 pages divisé en 30 chapitres, Lacoursière restitue d’abord le contexte politique au lendemain de l’Acte d’Union de 1840, alors que le Bas-Canada et le Haut-Canada doivent apprendre à cohabiter. Du compromis Baldwin-Lafontaine à l’élaboration de la Confédération canadienne, l’historien passe en revue les structures politiques du pays en devenir et l’instauration de la responsabilité ministérielle, sans oublier les scandales de l’époque. Est ensuite abordée l’annexion de l’Ouest canadien, laquelle débouchera sur les soulèvements des Métis et la pendaison de Louis Riel en 1885, dont les répercussions se feront sentir longtemps après cette exécution. Le tome se termine avec l’élection de Wilfrid Laurier en 1896, événement symbolique qui laisse planer l’espoir d’une ère nouvelle pour le Canada.

Le lecteur se demandera par moments si cette « histoire populaire du Québec » de Lacoursière ne devrait pas plutôt s’intituler « histoire parlementaire du Québec ». En effet, à l’exception de quelques chapitres portant sur le développement de l’industrie ferroviaire, le récit de l’historien se déroule essentiellement dans les parlements. À cet égard, le souci du détail chez Lacoursière est impressionnant. Celui-ci décrit l’évolution de plusieurs événements de jour en jour, énumérant motions, votes et discours en Chambre. L’incendie du parlement en 1849, par exemple, est minutieusement raconté, d’heure en heure, ce qui donne au lecteur l’impression d’y assister. En outre, l’ampleur de la recherche et le dépouillement des sources sont remarquables; Lacoursière appuie son exposé sur une énorme quantité d’articles de journaux et de comptes rendus des débats des Chambres d’assemblée. Les nombreuses citations qui parsèment l’ouvrage démontrent sa volonté de mettre en valeur les sources, voire de s’effacer pour leur laisser toute la place. Fidèle à ses visées vulgarisatrices, Lacoursière réussit un tour de force en organisant cet énorme corpus de manière intelligible.

Quelques bémols doivent cependant être apportés. À l’exception de passages abordant la question du droit de vote, les femmes sont quasiment absentes de ce volumineux ouvrage, qui donne la parole essentiellement aux hommes politiques. Certains pourraient répliquer que cet état de fait reflète leur absence dans les sources. Or, dans Repenser la nation[1], Denyse Baillargeon a démenti cette hypothèse en montrant que les mouvements pour le suffrage féminin étaient bien organisés dès le 19e siècle, et que le vote des femmes faisait déjà réagir l’opinion publique à l’époque (p. 80). À l’instar des femmes, les autochtones représentent une part négligeable du récit « populaire » de Lacoursière. Certes, les soulèvements des Métis dans les années 1870–1880 sont abordés. Mais les projecteurs sont braqués principalement sur Louis Riel, tandis que ces évènements sont analysés sous l’angle de la rivalité entre francophones catholiques et anglophones protestants. Par ailleurs, Lacoursière ne traite nullement des politiques discriminatoires des différents gouvernements à l’égard des Premières Nations mises en oeuvre durant la période couverte par le tome.

D’aucuns affirmeront qu’il est impossible de tout raconter dans un ouvrage de vulgarisation historique dédié au grand public. Dans une chronique parue en août 2020 dans Le Devoir, Louis Cornellier a défendu Lacoursière et rabroué ses détracteurs en soulignant qu’« écrire, c’est toujours choisir ». Cette affirmation n’est certes pas erronée, mais l’attention portée par Lacoursière sur les événements politiques et parlementaires parait disproportionnée par rapport à la place plus que modeste accordée aux femmes et aux autochtones. Dans un ouvrage de plus de 700 pages, le souci du détail de l’historien aurait pu profiter à d’autres groupes sociaux. Or, ce tome ayant été publié d’abord en 1996, le choix de mettre l’accent sur les rivalités politiques entre francophones et anglophones s’inscrit dans un contexte post-référendaire. La préface originale du volume révèle d’ailleurs cette influence indirecte : « On ne peut comprendre la crise actuelle que traversent le Canada et le Québec, sans remonter à cette période déterminante de notre histoire. Tout s’est joué entre l’Union de 1840 et l’arrivée au pouvoir de Sir Wilfrid Laurier en 1896 » (p. 8). Une nouvelle préface aurait certainement permis de bien contextualiser la production de ce volume. Même s’il s’agit ici d’une réimpression – et non d’une réédition –le livre, paru il y a déjà un quart de siècle, détonne ainsi dans l’historiographie actuelle, notamment en corroborant l’effacement de l’expérience vécue par les femmes et les autochtones au 19e siècle.