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La « fièvre commémorative » (Dosse, 2001) qui déferle sur le monde occidental depuis quelque trente ou quarante ans a aussi atteint l’Ontario français. En 2015, on célébrait en grande pompe le 400e anniversaire de la « présence française en Ontario », lequel visait à commémorer le passage de Champlain en Huronie, dans les anciens Pays-d’en-haut, près de l’actuel site de Penetanguishene. Peu après, en février 2016, les Franco-Ontariens recevaient, dans la même foulée, les excuses solennelles du gouvernement provincial, qui se repentait d’avoir adopté, un siècle plus tôt, le célèbre Règlement 17[1]. Rappelons qu’entre 1912 et 1927, le Règlement 17 avait proscrit l’usage du français dans les écoles dites « bilingues » de la province au-delà des deux premières années du cycle primaire, déclenchant la dernière des grandes crises scolaires postconfédérales, après celles du Nouveau-Brunswick (1871), du Manitoba (1890) et du Nord-Ouest (1905) (Bock et Charbonneau, 2015).

Sur une période d’à peine quelques mois, donc, le « 400e » et les excuses générèrent une activité discursive considérable dans l’espace public franco-ontarien, voire au-delà, contribuant à faire du passage de Champlain en « Ontario » et du Règlement 17 de véritables « lieux de mémoire », selon la définition désormais classique qu’a donnée de ce concept Pierre Nora, soit des « restes », matériels ou idéels, qui agissent en tant que « signes de reconnaissance et d’appartenance pour les groupes qui se voient « nivel[és] par principe » au sein de la société moderne, laquelle « tend à ne reconnaître que des individus égaux et identiques » (Nora, 1984, p. xxiv). Le quadricentenaire et les excuses ont bel et bien exercé cette fonction d’ancrage identitaire, quoique de manière différente selon les intervenants. On les commenta, analysa, disséqua. Chacun y alla de son interprétation du sens qu’il fallait leur attribuer : politiciens, éditorialistes, militants communautaires et historiens de tout acabit y apportèrent leur grain de sel et participèrent, ce faisant, à un débat public d’une rare intensité sur ce qu’il convient d’appeler le principe instituant de l’Ontario français, soit la nature du lien institutionnel et symbolique devant arrimer la minorité à la société majoritaire ontarienne/canadienne. En effet, le 400e et les excuses pour le Règlement 17 ont engendré dans l’espace public une grande variété de récits, voire de conflits narratifs que nous estimons très riches, du point de vue heuristique, en ce sens qu’ils révèlent une compréhension différenciée de l’expérience collective des Franco-Ontariens et de leur identité, en même temps qu’ils traduisent des rapports parfois contradictoires au temps historique.

La récente activité commémorative, en Ontario français, a ainsi levé le voile sur un espace discursif travaillé par de fortes tensions oscillant entre divers « pôles » narratifs et commémoratifs. C’est donc à tenter de reconstruire ces divers récits et à les confronter les uns aux autres qu’est consacrée la présente étude. Les notions ricoeuriennes de « récit » et d’« identité narrative » nous sont ici utiles. La philosophie herméneutique de Paul Ricoeur soutient que l’être humain ne donne sens à son existence, ne se « comprend » que par l’interprétation qu’il fait de la réalité symbolique qui emplit son monde, laquelle lui est extérieure, mais dont il est aussi partie prenante (Ricoeur, 1985). Cet effort d’interprétation, qui se situe au carrefour de sa volonté personnelle et d’une contrainte sociale, alimente de manière dialectique la mise en récit de son expérience, laquelle sous-tend la construction de son identité, individuelle et collective, ainsi que sa capacité d’agir. « [I]l n’y a point d’identité, fût-elle changeante, sans récits, et pas de récits sans mémoire », précise encore Johann Michel (2018, p. 11). L’exercice nous permettra de mieux saisir les paramètres et la complexité du débat sur la construction identitaire et référentielle de l’Ontario français, sur son rapport à l’« autre » (majorité anglophone, minorités ethnoculturelles francophones et autochtones) et sur la manière dont les intervenants ont tâché de (re)configurer le lien entre son passé, son présent et son futur. L’étude sera fondée sur l’analyse thématique d’un corpus composé de 259 articles tirés des principaux périodiques, médias électroniques et médias en ligne de l’Ontario français et s’étendant de janvier 2014, alors que les médias commencèrent à discuter plus systématiquement du 400e, à décembre 2016, après quoi les références à l’anniversaire et aux excuses se firent beaucoup plus clairsemées[2]. Ont été retenus non seulement les textes d’opinion (éditoriaux, billets, chroniques et courriers des lecteurs), mais aussi les articles d’information qui rapportaient le point de vue des divers acteurs politiques et communautaires, l’objectif étant d’identifier les principaux intervenants ayant pris part au débat[3].

Commémoration et devoir de mémoire : quelques précisions conceptuelles

Dans son étude du phénomène de la commémoration tel qu’il a pris forme dans le contexte français, Michel (2010) relève l’existence de quatre grands « régimes mémoriaux ». Le régime de l’« unité nationale », dont les origines remontent au 19e siècle, s’est institutionnalisé plus formellement autour des commémorations de l’armistice pour ensuite inclure la mémoire d’autres conflits militaires et manifestations de fierté nationale. Les régimes « victimo-mémoriel de la Shoah » et de l’« esclavage », plus récents, ont pris forme dans les années 1980 et furent portés par des groupes victimes de traumatismes collectifs non seulement à l’échelle de l’ancien empire colonial français, mais aussi à l’intérieur même de l’Hexagone, des groupes dont la mémoire avait été « refoulée », estimait-on, et qui en ressentaient encore les effets dans le présent. On passait ainsi, d’une certaine manière, du paradigme de la nation « triomphante » à celui de la nation « repentante » devant assumer et réparer l’injustice dont elle s’était elle-même rendue « coupable », posture qui contraste, cependant, avec celle des régimes « colonialistes » venus contester ce récit historique, quitte à revaloriser la « mission civilisatrice » de la France coloniale. Entre le nationalisme et sa critique, entre la logique de la construction nationale et celle des droits de la personne, puis celle de la « reconnaissance » des groupes culturels historiquement opprimés, le sens du « devoir de mémoire » se voyait ainsi modifié, multipliant les repères mémoriels dans l’espace public et ouvrant la voie à la contestation parfois radicale des récits nationaux officiels ou dominants[4]. À l’évidence, il est possible de voir dans le défi lancé par de nombreux acteurs au régime mémoriel de l’« unité nationale » une manifestation de la critique que formulent les théories postcolonialistes à l’endroit des narrations métahistoriques ayant érigé en modèle universel les modalités particulières du passage à la modernité des grandes puissances occidentales, modèle à l’aune duquel on a pu juger pour mieux les délégitimer non seulement les colonisés de l’« extérieur » (ceux de l’hémisphère Sud), mais aussi ceux de l’« intérieur » (minorités ethnolinguistiques, ouvriers, femmes, etc.) (Hall, 1996; Spivak, 2009; Maillé, 2007). Plusieurs auteurs se sont donc appliqués à adapter les théories postcolonialistes pour tenter de comprendre en termes situationnels et relationnels le phénomène de la domination dans toutes ses déclinaisons, de manière à inclure aussi des « victimes » pourtant elles-mêmes issues de projets de colonisation parallèles ou rivaux. À ce chapitre, les francophones du Canada représenteraient, selon certains, un cas de figure particulièrement intéressant (Couture, 2008; Côté, 2019).

Pour les fins de notre étude, il paraît plus utile, ainsi, de réfléchir au phénomène de la commémoration à la lumière de deux grands « pôles » narratifs et commémoratifs, celui de l’« unité nationale » et celui du « postcolonialisme », lesquels se sont bel et bien enracinés au Canada. La commémoration comme instrument de construction et de consolidation nationales suscite, depuis plusieurs années, l’intérêt des historiens politiques et militaires, qui ont étudié tantôt la mémoire des « bâtisseurs » de la nation, tantôt l’organisation des fêtes et des anniversaires nationaux qui se sont multipliés depuis le 19e siècle[5]. Dans le contexte canadien, les premiers efforts de commémoration « nationale » ont parfois visé une forme de « réconciliation », non pas entre la « victime » et son « oppresseur », cependant, mais plutôt dans une perspective devant favoriser la « bonne entente » entre les « partenaires » qu’étaient les deux « peuples fondateurs » du Canada (Roy, 1992; Rudin, 2003; Groulx, 2008; Harvey, 2012). La commémoration dans sa variante « postcolonialiste » n’est pas en reste, elle non plus, comme en témoignaient déjà, dans les années 1980, les excuses présentées par le gouvernement Mulroney aux Canadiens d’origine japonaise internés et expropriés pendant la Seconde Guerre mondiale (Desmarais, 2006; Sugiman, 2006), la reconnaissance, en 2003, des « torts » causés par la Déportation des Acadiens (Savard, 2006; Massicotte, 2006; Mclaughlin, 2016), mais aussi (et peut-être surtout) la création de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (2007-2015), qui a enquêté sur les sévices culturels, psychologiques et sexuels causés par les pensionnats autochtones aux 19e et 20e siècles (Bush, 2015; Jaccoud, 2016; Bousquet, 2016). La Commission avait vu le jour après quarante ans de militantisme anticolonial autochtone, le Red Power (Rutherford, 2011), dont l’intensité avait augmenté, à partir des années 1980, dans le contexte de la crise constitutionnelle (1982-1995), de la crise d’Oka (1990) et de la multiplication des revendications d’autonomie territoriale des Premières Nations (Dickason, 1996). Ces phénomènes ont fait de la « réconciliation » avec les autochtones un enjeu politique majeur dans l’espace public canadien (Russell, 1997) – et franco-ontarien, comme nous le verrons – au moment où le débat sur la « reconnaissance » des minorités ethnoculturelles et de divers autres groupes identitaires a pris, elle aussi, une ampleur sans précédent (Taylor et Gutmann, 1994; Kymlicka, 2003; Beauchemin, 2004; Bouchard, 2013)[6].

Cette conception « postcolonialiste » du « devoir de mémoire » découle, selon certains auteurs, d’une volonté de transmuer les facteurs de division et d’oppression d’hier en patrimoine unificateur, apte à faire consensus, en particulier dans le cas des mémoires traumatisantes, dont le pathos favoriserait la réconciliation entre l’« opprimé » et son « oppresseur » (Barkan, 2000). Le « devoir de mémoire » obéirait ainsi à un « impératif de justice », comme le soutient Christophe Bouton (2014) citant Ricoeur, celui-ci postulant que les contemporains que nous sommes auraient contracté une dette envers leurs devanciers, à qui ils seraient redevables pour une part de leur identité. Pour contourner le risque que le « devoir de mémoire » ne soit tout bonnement instrumentalisé à des fins idéologiques, toutefois, Ricoeur affirme qu’il faudra l’appuyer sur un « travail de mémoire », travail exigeant consistant à produire une mémoire « juste », dans le double sens de « justice » et de « justesse », par l’établissement d’un rapport dialectique entre les questionnements politico-identitaires engendrés par la mémoire et la connaissance rationnelle du passé que vise la discipline historique (Ricoeur, 2000; Traverso, 2005; Ledoux, 2017)[7].

L’éthique de la réconciliation qui sous-tend ce que nous appelons le pôle commémoratif « postcolonialiste » ne fait pas nécessairement l’unanimité, toutefois. Dans la conclusion de son ouvrage phare, Nora (1992) déplore que la notion de « lieu de mémoire » ait été trop souvent récupérée à des fins d’affirmation politico-identitaire tous azimuts, et qu’elle se soit éloignée, ce faisant, de son intention historiographique première, discréditant l’idée qu’une histoire « vraie » puisse faire consensus. Selon Jean-Michel Chaumont (2010), ce phénomène aurait déclenché une course au statut de « victime » de l’histoire parmi des groupes identitaires en « concurrence » pour le capital symbolique qui s’y rattacherait désormais. Tzvetan Todorov (1995) nous met en garde, lui aussi, contre une dérive semblable. Si le « culte » actuel de la mémoire exprime un besoin d’identité collective dans un monde qui aplanit les différences, le « statut de victime » risque, en revanche, d’ouvrir une « ligne de crédit inépuisable » pour les groupes qui se condamneront eux-mêmes à ressasser sans fin cette mémoire « littérale ». Un meilleur usage du passé consisterait à cultiver une mémoire « exemplaire », c’est-à-dire à puiser dans le traumatisme vécu individuellement ou collectivement l’élan de solidarité nécessaire pour sortir de l’apitoiement sur soi-même et aller à la rencontre de l’« autre » victime. Todorov reproche aussi au culte de la mémoire de « nous détourner du présent, tout en nous procurant les bénéficies de la bonne conscience » (Todorov, 1995, p. 54). Autrement dit, le phénomène de la commémoration (toujours dans la forme que nous qualifions de « postcolonialiste ») peut conduire à dépolitiser les revendications des groupes historiquement marginalisés en occultant la dimension systémique de l’injustice qu’ils ont subie et qu’ils subissent peut-être encore. Cette stratégie, qui ferait obstacle au changement social, consisterait soit à réduire la « réconciliation » à une affaire de guérison personnelle (à reconnaître, autrement dit, des « victimes » sans vrais « coupables » autres que des individus s’étant égarés, exceptionnellement, du droit chemin), soit à tenter de contenir l’injustice dans un passé radicalement « autre »[8]. Cette seconde critique s’apparente, à l’évidence, au phénomène de la « politique rétrospective » (retrospective politics), que l’historien belge Berber Bevernage (2015) définit comme une pratique permettant aux sociétés actuelles de se dédouaner face à l’injustice en l’imputant aux acteurs d’un passé révolu et avec lequel les contemporains que nous sommes auraient définitivement rompu. L’injustice, devenue « historique », serait ainsi bannie par les exigences morales d’un présent « utopique » dans lequel les individus s’estimeraient pleinement émancipés. Le phénomène serait apparu, selon Bevernage, à la fin des années 1980, au moment de l’effondrement du bloc soviétique, à l’époque où Francis Fukuyama (1992) croyait apercevoir la « fin de l’histoire », c’est-à-dire le triomphe absolu de la démocratie libérale et des droits individuels, désormais envisagés comme autant d’inévitabilités et de nécessités historiques. L’histoire, c’est-à-dire le conflit qui mène au changement, ayant pris « fin » et le futur n’étant plus considéré que comme le prolongement ad infinitum du présent, il était désormais possible de postuler de manière « manichéenne » que « le passé était chose mauvaise », puis que « le mauvais était chose du passé » (the past is evil / evil is past).

C’est à la lumière de ces considérations historiographiques et conceptuelles que nous proposons une première analyse des récents débats « mémoriels » en contexte franco-ontarien. Notons d’emblée que les deux grands paradigmes présentés ci-dessus ne s’appliquent que grossièrement, au mieux, à l’Ontario français. Dans le cas du premier, celui de l’unité ou de la construction nationale, il faut constater que les Franco-Ontariens ont rarement cherché à cultiver une mémoire militaire qui leur eût été propre, c’est-à-dire en marge des initiatives « canadiennes » allant dans ce sens. En revanche, si nous considérons ce paradigme de manière plus globale en retenant surtout sa fonction de nation-building, il est possible d’effectuer certains rapprochements avec le cas qui nous intéresse. En effet, la commémoration des « 400 ans de présence française en Ontario » s’apparentait bel et bien, sous plusieurs aspects, à une entreprise de construction nationale, sans toutefois qu’il eût été clair, à la lecture des commentaires faits sur le vif par les intervenants, de quelle collectivité « nationale » il s’agissait… Si l’année 1615 fut retenue comme date sinon fondatrice, du moins « inaugurale » (Champlain n’ayant rien fondé, au sens strict, dans les Pays-d’en-haut), le moment ainsi commémoré pouvait faire l’objet d’une grande variété de récits définissant de manière divergente, souvent contradictoire, le principe instituant de la francophonie ontarienne : naissance de l’Ontario français en tant que minorité nationale autoréférentielle possédant sa propre historicité et se démarquant par une lutte, toujours inachevée, contre ceux qui en auraient préféré la disparition; annonce quasi prophétique de l’avènement d’une société postcoloniale, postconflictuelle et multiculturelle pleinement réalisée (définie en termes tantôt franco-ontariens, tantôt canadiens); redécouverte de l’histoire de la collaboration et du métissage européano-autochtones, présentés comme les caractéristiques essentielles des identités franco-ontarienne et canadienne aptes à soutenir les efforts de réconciliation contemporains[9].

D’emblée, nous formulons l’hypothèse que, dans le cas du quadricentenaire, le paradigme de la construction nationale et celui du postcolonialisme avaient déjà commencé à se compénétrer, mais en postulant qu’il incombait aux Franco-Ontariens, en tant que membres d’un groupe hégémonique (qu’il s’agît, encore une fois, de l’Ontario français en tant que tel ou de la majorité canadienne d’origine européenne), de contribuer activement au processus de reconnaissance, de réconciliation et d’inclusion. Or les excuses pour le Règlement 17, pourtant le produit dérivé du 400e, renversaient la perspective, à l’évidence, et engageaient la collectivité franco-ontarienne dans une voie différente. Évitons tout malentendu : nous ne prétendons établir aucune relation d’équivalence entre la crise scolaire et l’expérience historique des collectivités issues du processus de décolonisation. Il n’en demeure pas moins que le pôle commémoratif « postcolonialiste » permet de jeter un éclairage inédit sur le sens qu’on a pu donner aux excuses, certains intervenants invoquant explicitement le souvenir de l’« injustice historique » qu’avait perpétrée le Règlement 17 envers les Franco-Ontariens, laquelle était à l’origine d’un traumatisme qui perdurait, à leur avis, et qui méritait, par voie de conséquence, reconnaissance, guérison et, peut-être, réparation. Du 400e aux excuses, donc, il semble qu’on ait emprunté, dans le même mouvement, mais aussi dans la controverse, c’est-à-dire dans le « conflit narratif », aux deux pôles commémoratifs évoqués ci-dessus. À première vue, le phénomène semble révéler la coexistence, dans l’espace public, de deux rapports au passé très différents, l’un triomphaliste, l’autre victimaire, certes, mais auxquels se rattachaient aussi deux conceptions parfois radicalement différentes du présent et de l’avenir de l’Ontario français.

Le récit multiculturaliste canadien, ou comment dépolitiser le référent franco-ontarien

Organiser le 400e

Les origines de la commémoration du 400e anniversaire de la « présence française en Ontario » sont ambiguës. En effet, les autorités gouvernementales ontariennes pouvaient en revendiquer la paternité aussi bien, sinon mieux que les leaders communautaires franco-ontariens eux-mêmes. La décision de célébrer le quadricentenaire fut prise en 2009, dans le cadre des États généraux sur l’avenir du patrimoine culturel franco-ontarien. À l’origine, il semble qu’on ait projeté de commémorer non pas le voyage qu’avait fait Champlain dans les Pays-d’en-haut en 1615, mais plutôt celui de son jeune truchement, Étienne Brûlé, qui l’avait devancé de cinq ans. Le délai eût été court, cependant, à peine quelques mois, ce qui explique peut-être qu’on ait préféré reporter les festivités de 2010 à 2015. Il est probable, en outre, que le prestige de Champlain ait paru plus grand, aux yeux des organisateurs, que celui de Brûlé, et qu’on ait vu dans la figure du « père de la Nouvelle-France » une sorte de « visa » permettant aux Franco-Ontariens de communier à leur tour au culte dont il faisait l’objet depuis les quadricentenaires de l’Acadie (2004) et de Québec (2008).

Les États généraux, qui avaient été organisés sous les auspices du ministère de la Culture de l’Ontario, rassemblèrent ainsi 125 acteurs communautaires, auxquels vinrent s’ajouter une dizaine de représentants gouvernementaux. C’est à ce moment que l’assemblée confia au Réseau du patrimoine franco-ontarien (RPFO) la responsabilité d’organiser les commémorations du 400e, responsabilité qu’il partagea, dans un premier temps, avec Direction Ontario, organisme sans but lucratif chargé de promouvoir le tourisme « francophone » dans la province[10]. L’équipe responsable de l’organisation du quadricentenaire connaîtrait toutefois plusieurs remaniements. En 2012, une structure bicéphale fut mise sur pied réunissant un « comité organisateur provincial » relevant directement du gouvernement ontarien, ainsi qu’un « comité directeur communautaire » placé sous l’égide du RPFO[11]. Or, dès l’année suivante, le RPFO invoqua la faiblesse de ses capacités logistiques pour céder son rôle de direction à l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario (AFO), le principal mouvement de représentation et de revendication politique de l’Ontario français[12]. Sur le plan financier, le bailleur de fonds le plus important était indéniablement le gouvernement ontarien, qui consacra au 400e une enveloppe budgétaire de 5,9 millions de dollars, suivi de Patrimoine Canada qui débloqua, de son côté, une somme plus modeste s’élevant à 1,4 millions de dollars[13]. Il semble toutefois que l’anniversaire franco-ontarien ait été le parent pauvre des divers quadricentenaires qui s’étaient succédé depuis une dizaine d’années, l’AFO regrettant que le gouvernement fédéral n’eût pas jugé bon d’y investir une somme comparable à celle qu’il avait consacrée aux commémorations acadiennes (20 millions de dollars) et à celles de Québec (40 millions de dollars)[14].

Dès le signal de départ, on voyait bien que l’anniversaire serait fortement encadré par les autorités gouvernementales, tant sur le plan financier (en dépit de la modestie relative des sommes consenties) que sur le plan organisationnel. D’ailleurs, la ministre déléguée aux Affaires francophones de l’Ontario, Madeleine Meilleur, se présenta devant les médias comme l’instigatrice véritable du projet, dont l’idée lui était venue, dit-elle, après qu’elle eut assisté aux festivités entourant le 400e anniversaire de la fondation de Québec en 2008[15]. Si nous croyons utile de rappeler, ne serait-ce que brièvement, les origines du 400e, c’est que la structure bicéphale des instances organisatrices n’était sans doute pas étrangère à l’éclatement de l’« activité narrative » générée par l’anniversaire. Nous pouvons facilement constater, en effet, que les acteurs gouvernementaux et communautaires (parmi lesquels nous incluons éditorialistes, commentateurs et autres chroniqueurs) se divisaient sur le sens, entendu à la fois comme signification et comme direction, à donner à l’expérience historique des Franco-Ontariens.

Le 400e vu par les organisateurs gouvernementaux

Globalement, il est possible de regrouper les récits générés par le 400e à l’intérieur de deux grandes catégories. La première inclut des interprétations produites, pour l’essentiel, par les porte-parole gouvernementaux (ontariens, mais aussi québécois), lesquels visaient à intégrer l’histoire de la « présence française en Ontario » à une trame narrative débordant largement le cadre franco-ontarien au sens strict. L’anniversaire était ainsi présenté comme l’affaire de tous les citoyens de la province, voire du pays, sans discrimination, message que relayèrent abondamment les médias franco-ontariens, à défaut de toujours abonder dans le même sens. Lors d’un passage à Sudbury, où elle annonça que son gouvernement s’apprêtait à allouer près de 6 millions $ aux activités du 400e, la première ministre de l’Ontario, Kathleen Wynne, expliqua de la manière suivante l’importance qu’elle accordait à l’événement :

Nous allons faire de ce 400e anniversaire un événement de marque afin de commémorer l’histoire qui a façonné notre province et notre pays, et de bâtir un patrimoine qui profitera pour bien des années à tous les Ontariens et Ontariennes. (…) Je tiens à préciser que de mon point de vue, c’est une célébration de l’Ontario. C’est une célébration des Franco-Ontariens et de la présence des francophones ici en Ontario. Et cette histoire est inséparable de l’histoire de l’Ontario[16].

Il semble que la compréhension qu’avait la première ministre Wynne de l’histoire des Franco-Ontariens l’ait conduite à subsumer leur particularisme sous un référent qu’elle estimait plus englobant, c’est-à-dire plus « sociétal », qu’il s’agît de l’Ontario ou carrément du Canada[17]. Si l’histoire des Franco-Ontariens était « inséparable » de celle de l’Ontario dans sa globalité, cette histoire « intégrée » semblait, par ailleurs, dépourvue d’aspérités ou de conflits. Dans une allocution prononcée au lendemain des festivités pour annoncer l’érection d’un « monument de la francophonie », dernier « legs » du 400e, dans le parc entourant l’Assemblée législative, la première ministre se fit encore plus explicite : « Ce monument témoignera de la vitalité de la culture francophone et rappellera à tous les Ontariens que notre diversité et notre inclusivité font notre force et constituent notre bien le plus précieux[18]. » L’accent, encore une fois, portait davantage sur la collaboration entre les Franco-Ontariens et les autres groupes constitutifs de l’espace public ontarien que sur les relations conflictuelles qu’ils avaient pu entretenir, historiquement. Les Franco-Ontariens se voyaient ainsi intégrés à la courtepointe multiculturelle de l’Ontario, au même titre que ses autres composantes ethnoculturelles et linguistiques; à l’évidence, ils ne représentaient pas, aux yeux de la première ministre, une minorité nationale au sens propre ou un groupe nationalitaire en quête d’autonomie référentielle et politico-institutionnelle[19]. On pourrait arguer que cette conception jovialiste de l’histoire des Franco-Ontariens seyait bien à l’esprit de fête censé animer les activités du 400e, mais il reste que le portrait qui se dégageait des réflexions historiques de la première ministre visait clairement à mettre en valeur l’harmonie qui, à son avis, régnait désormais en Ontario, comme si les luttes politiques qu’avaient menées les Franco-Ontariens étaient l’affaire d’un passé qui n’avait plus aucune prise sur le présent. D’ailleurs, interrogée sur ce qu’elle envisageait pour les Franco-Ontariens au regard de leur développement politico-institutionnel futur, la première ministre offrit une réponse pour le moins évasive en affirmant qu’elle « ferait tout en son possible pour protéger le fait français[20] ».

La ministre déléguée aux Affaires francophones et principale organisatrice gouvernementale des commémorations, Madeleine Meilleur, était du même avis, et parfois de manière encore plus explicite. Devant les médias, la ministre réitéra à maintes reprises le caractère consensuel et « ontarien » des célébrations du 400e : « C’est une fête provinciale non seulement pour les Franco-Ontariens, mais pour tous les Ontariens ainsi que nos voisins du Québec[21]. » Tout en reconnaissant qu’il était « difficile [pour nous] de garder notre langue », en dépit du fait que « nous avons été les premiers (Européens) à arriver ici », Meilleur n’en proposa pas moins une interprétation du passé des Franco-Ontariens qui n’était pas loin de s’apparenter à une sorte de « fin de l’histoire », comme si les affrontements politiques d’hier étaient bel et bien chose du passé. C’est ce qui se dégage des propos à saveur bon-ententiste qu’elle tint au moment d’inaugurer une exposition sur l’histoire de la francophonie ontarienne au Muséoparc de Vanier, en banlieue d’Ottawa : « [J]e cherche un autre mot que “bataille” [pour décrire les progrès accomplis, historiquement, par les Franco-Ontariens]. Je dirais plutôt que cette exposition est un aboutissement logique. Notre réussite passe aussi par nos liens avec les anglophones[22]. » Sur les ondes de TFO, elle exprima des idées semblables. Si le « peuple franco-ontarien », pour qui elle dit éprouver « beaucoup d’admiration et de chaleur », avait eu à « monter aux barricades et se battre pour [ses] droits », la ministre espérait, à présent, que ces « batailles » étaient sinon « finies », du moins « atténuées », les gouvernements ayant « répondu à l’appel des Franco-Ontariens[23] ». Certes, il restait encore un bout de chemin à parcourir, encore un peu de peaufinage et quelques aménagements supplémentaires à faire pour augmenter l’offre de « services en français » dans la province, mais dans le récit que proposait Meilleur du passé et du présent de l’Ontario français, le temps des luttes et des grandes revendications était révolu, l’acrimonie n’avait plus lieu d’être et la situation actuelle des Franco-Ontariens était, dans l’ensemble, on ne peut plus enviable. Comme nous le verrons plus loin, les acteurs du milieu communautaire étaient loin de toujours partager l’optimisme, pour ne pas dire le jovialisme de la ministre. Leurs revendications étaient nombreuses, dont la reconnaissance de l’Ontario en tant que province officiellement bilingue, projet que Meilleur écarta, cependant, sous prétexte que « l’important, pour les francophones, c’[était] d’avoir des services [en français][24] ». Manifestement, le quadricentenaire ne devait pas servir de prétexte pour attiser les revendications politiques et nationalitaires des Franco-Ontariens, auxquelles on préférait substituer une logique essentiellement gestionnaire consistant à rationaliser l’offre de « services ». La fin de l’histoire de l’Ontario français n’avait peut-être pas encore été écrite, du moins pas tout à fait, mais il était inutile, aux yeux de la ministre, d’envisager d’en rédiger un nouveau chapitre; un simple épilogue eût suffi, car il ne restait plus, pour l’essentiel, que de « s’assurer que les francophones d’un bout à l’autre du pays [pussent] continuer de s’épanouir pleinement aujourd’hui et pour l’avenir[25] » (nous soulignons).

Le 400e vu par le gouvernement québécois

Dans le discours officiel des autorités gouvernementales, le référent historique franco-ontarien se voyait donc intégré, pour une bonne part, à celui de la société ontarienne et canadienne, qui en faisait une composante de la diversité qu’elle célébrait. Le 400e ainsi conçu n’était guère compatible avec la reconnaissance de la minorité franco-ontarienne en tant que sujet politique autonome, autoréférentiel et possédant son historicité propre. Les Libéraux au pouvoir à Québec n’étaient pas loin de partager le même avis, à l’évidence. Les organisateurs ontariens avaient tenu à ce qu’une délégation québécoise participât à la grande célébration de Penetanguishene, en août 2015, laquelle était censée représenter le point culminant de l’activité commémorative entreprise depuis le début de l’année (nous y reviendrons). Une « source gouvernementale » avait d’ailleurs confié au Droit que le 400e servirait aussi à « rappeler l’histoire commune du Québec et de l’Ontario et l’amitié bien solide qui uni[ssai]t nos deux provinces[26] ». Certes, il aurait été possible de faire des Franco-Ontariens, dont la plupart des ancêtres avaient migré du Québec vers l’Ontario, la clé de voûte de cette « histoire commune » et de cette « amitié », mais rien ne nous autorise à conclure qu’une telle hypothèse correspondait à l’intention première des gouvernements ontarien et québécois. Alors qu’il participait aux festivités de Penetanguishene, le ministre québécois des Affaires intergouvernementales et de la francophonie canadienne, Jean-Marc Fournier, affirma, au moyen d’une lettre ouverte parue dans Le Journal de Montréal, que c’était « l’Ontario [qui était] en fête cette fin de semaine[27] ». Mais qu’en était-il de l’Ontario français? Sur les Franco-Ontariens en tant que tels, le ministre garda un silence pour le moins étonnant. Plutôt, il rappela à ses lecteurs la longue histoire non pas des francophones en tant que collectivité politique autonome, mais simplement de la langue française, langue d’« exploration » et de « fondation » qui nous avait laissé « en héritage un immense territoire vert et bleu [le Canada] » dont il fallait « prendre soin ». Le français « fai[sai]t ainsi partie de notre territoire et de notre pays »; il avait été « préservé » après la Conquête de 1760, puis l’Union de 1840, et « inscrit » dans « notre pacte fédératif ». À l’instar du récit de Madeleine Meilleur, celui de Fournier gommait l’histoire des luttes politiques et nationales du Québec et de la francophonie minoritaire en les reléguant à un passé lointain et révolu. Le ministre enchaîna en soulignant « les liens historiques et étroits qui uniss[ai]ent le Québec et l’Ontario, et l’importance du rôle joué par les francophones dans la fondation du Canada ».

Ce texte de Fournier offre, à plusieurs égards, un remarquable condensé de la pensée néofédéraliste à laquelle s’étaient ralliés les Libéraux québécois depuis le début des années 2000. Ayant abandonné toute velléité de refondation constitutionnelle, ce courant intellectuel professait une volonté décomplexée de « reconquérir » le Canada et de renouer avec la « canadianité » du Québec en adhérant franchement à la dualité linguistique, au pluralisme culturel et à la primauté des droits individuels (Pelletier, 2007). C’est dans ce contexte intellectuel que fut aussi renouvelée la réflexion sur les communautés francophones minoritaires, comme en témoignaient déjà la « Politique du Québec en matière de francophonie canadienne », adoptée en 2006, et l’inauguration, deux ans plus tard, du Centre de la francophonie des Amériques (CFA). L’action que cherchaient ainsi à mener les Libéraux québécois auprès de la francophonie canadienne se fondait non pas tant sur la conviction de partager avec elle une conscience historique et « nationale » forte, que sur leur « canadianité » commune et sur la volonté de faire de la langue, dans tous ses « dégradés[28] », dit-on, l’objet prééminent de cette solidarité transfrontalière reconceptualisée (Laniel, 2016). D’ailleurs, Fournier se réjouit de ce qu’il y avait « 2,5 millions de francophones et de francophiles vivant » à l’extérieur du Québec, abolissant ainsi la distance qui séparait le français, langue d’intégration sociétale, du français, langue seconde, voire tierce. Vu de cet angle, la langue française semblait moins l’expression d’un sujet politique autoréférentiel, encore une fois, qu’une composante « fondamentale » de « l’identité canadienne », comme le rappela Fournier en conclusion. En somme, pour le ministre, le « 400e anniversaire de la présence francophone en Ontario [était] significatif à l’aube des 150 ans de notre fédération [en 2017] ». Il permettait au Québec et à l’Ontario de réitérer leur « vision commune (…) d’un pays où le leadership [était] synonyme de dialogue, de respect et de compréhension », « d’un Canada d’ouverture et de réciprocité », « d’un pays où la prospérité économique se conjugu[ait] avec le respect de l’environnement ».

Prétexter le quadricentenaire de la présence française en Ontario pour vanter les politiques environnementales du Canada, cela relevait, pourrait-on dire, d’une gymnastique intellectuelle pour le moins impressionnante. Le ministre Fournier présentait le Canada actuel, peut-être encore plus clairement que ses vis-à-vis ontariens, comme une sorte d’aboutissement, comme le triomphe de l’ouverture sur le repli, de l’harmonie sur le conflit, voire du présent sur le passé. Dans cette conception du pays, la francophonie ressemblait moins à une collectivité en quête d’autonomie politique, institutionnelle et référentielle, qu’à l’une des ouvrières ayant contribué à l’édification, pour ne pas dire à l’« avènement » d’un sujet collectif défini en termes d’abord et avant tout « canadiens ». Ainsi dépolitisée et subordonnée à la référence canadienne, laquelle permettait, en retour, à son particularisme linguistique de se déployer librement, la francophonie, telle qu’envisagée par Fournier, n’aspirait plus à l’élargissement de son espace institutionnel[29]; elle pouvait toutefois poser des gestes concrets pour favoriser sa mise en réseau et faire fructifier son capital linguistique, selon une logique stratégique et marchande propre à une économie mondialisée, en constante transformation et commandant aux acteurs-entrepreneurs de faire preuve de « souplesse » et d’« innovation ».

Cette posture intellectuelle s’accordait parfaitement, par ailleurs, avec ce que Traverso appelle le « tourisme de la mémoire », qu’il définit comme « un processus de réification du passé, c’est-à-dire sa transformation en objet de consommation, esthétisé, neutralisé et rentabilisé, prêt à être récupéré et utilisé par l’industrie du tourisme et du spectacle » (Traverso, 2005, p. 11). C’est ainsi que Fournier, lors de son passage à Penetanguishene, parapha avec Madeleine Meilleur une entente visant à mettre en oeuvre une « stratégie conjointe en matière de tourisme[30] ». L’initiative, il faut le dire, correspondait aux objectifs des organisateurs gouvernementaux, qui voyaient le 400e comme une manière de « stimuler le tourisme, [de] créer des emplois et [de] générer des avantages économiques à long terme[31] ». D’ailleurs, la presse franco-ontarienne regorge de reportages relatant les innombrables activités essentiellement ludiques que permit d’organiser le financement gouvernemental aux quatre coins de l’Ontario (festivals de musique et d’arts populaires, pique-niques, soupers gastronomiques, circuits historiques, etc.), y compris les Jeux panaméricains, qui eurent lieu à Toronto à l’été 2015 et qui devaient servir de « vitrine » internationale pour la francophonie ontarienne, selon les autorités provinciales et fédérales[32]. Au même moment, les divers ministres responsables de la francophonie canadienne profitèrent de l’anniversaire pour se réunir dans la capitale provinciale, où ils envisagèrent divers scénarios visant à « renforcer le réseautage entre les organismes et les entrepreneurs économiques francophones », dont la mise sur pied d’un comité de travail pour favoriser le « tourisme comme vecteur de développement économique[33] ». Pour ne pas être en reste, le Centre de la francophonie des Amériques de Québec, toujours dans le contexte du 400e, parraina, quelques mois plus tard, la mise sur pied du Réseau des villes francophones et francophiles d’Amérique pour favoriser le tourisme culturel et généalogique, ainsi que plusieurs autres formes d’échanges économiques, initiative qui, il faut le dire, souleva l’enthousiasme de plusieurs intervenants communautaires[34].

Le récit nationalitaire franco-ontarien… et ses ambiguïtés

Les Franco-Ontariens tels qu’en eux-mêmes

Le monde politique officiel n’avait pas le monopole de ce discours sur la valeur économique et stratégique de la francophonie. Au moment où le milieu associatif franco-ontarien revendiquait la création d’une université de langue française (nous y reviendrons), le recteur de l’Université Laurentienne de Sudbury, Dominic Giroux, fit paraître un long texte dans le cahier spécial que consacra Le Voyageur au 400e, lequel lui fournit l’occasion de vanter la contribution de son institution au développement de l’Ontario français[35]. Il le fit, toutefois, non pas à partir du postulat de l’historicité propre des Franco-Ontariens ou de leurs ambitions politico-institutionnelles et nationalitaires, mais en les considérant essentiellement à l’aune du paradigme néolibéral de la nouvelle gestion publique[36]. La Laurentienne (bilingue, rappelons-le, et où le corps étudiant franco-ontarien était fortement minorisé) permettait aux « francophones » et aux « francophiles » de contribuer à une économie du savoir mondialisée et « en constante mutation », renforçant, par voie de conséquence, la « compétitivité de notre province ». « Faire du surplace n’[était] pas réaliste », prévint le recteur, ce qui condamnait les francophones à n’« accepte[r] rien de moins que l’excellence » en faisant preuve de souplesse et d’innovation, des qualités qui passaient par une ouverture toujours plus grande du système universitaire ontarien au regard des impératifs de l’internationalisation. Le multilinguisme représentait ainsi une « source de croissance personnelle pour nos futurs agents de changement » et pouvait devenir « une autre marque de commerce [pour] nos institutions », tout en « apport[ant] une valeur ajoutée à l’Ontario ».

Il était possible de repérer des traces parfois profondes de ce discours du « tout-au-marché » au sein même du monde associatif franco-ontarien. On ne s’étonnera pas, par exemple, que les nombreux promoteurs locaux du tourisme « francophone » en Ontario aient cherché à tirer profit de la manne du 400e en revendiquant un « alignement stratégique » afin de développer une « marque franco-ontarienne forte[37] ». Même le président de l’AFO, Denis Vaillancourt, se réjouit de ce que la province « reconna[issait] maintenant davantage les bénéfices économiques de mousser l’héritage francophone et les destinations francophones de la province ». Il n’en demeure pas moins que les interprétations que donnèrent de l’anniversaire un nombre très élevé d’acteurs issus du milieu communautaire se démarquaient nettement de celles que véhiculaient les autorités politiques. De manière générale, le « contre-récit », pour ainsi dire, que produisirent ces acteurs privilégiait une conception beaucoup plus politique et autoréférentielle de l’Ontario français. En soulignant le caractère proprement « franco-ontarien » des commémorations, plusieurs d’entre eux choisirent de puiser dans le 400e un nouvel élan pour leur projet d’autonomie politique et institutionnelle, postulant, du coup, que l’expérience historique de l’Ontario français était loin d’avoir atteint son comble et que le progrès était encore possible.

Il serait inutile et fastidieux de faire l’inventaire complet des initiatives locales et provinciales allant dans ce sens. Tantôt, c’étaient le Regroupement étudiant franco-ontarien (RÉFO) et la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO) qui cherchaient à « stimuler [le] sens d[e l’]engagement » de leurs membres en lançant divers projets (sites web, visite des écoles secondaires de langue française, etc.) destinés à les sensibiliser à l’« histoire collective » de l’Ontario français et aux luttes politiques qu’avaient menées les générations précédentes[38]. Tantôt, c’était l’Association des musées de l’Ontario qui préparait une exposition virtuelle pour rendre compte de « toute l’histoire en marche de l’Ontario français[39] ». En avril 2015, on présenta à Lafontaine, en « Huronie », « berceau de la francophonie en Ontario[40] », une nouvelle mouture du spectacle à grand déploiement « L’écho d’un peuple », initiative à caractère hautement touristique, cela va de soi, mais qui racontait l’histoire multiséculaire des Franco-Ontariens en la plaçant sans ambages sous le sceau de l’épopée nationale[41]. La presse franco-ontarienne mit aussi l’épaule directement à la roue en publiant de nombreuses analyses du passé des Franco-Ontariens, qu’elle narrait habituellement selon une perspective politique qui mettait l’accent sur les luttes qu’avait menées la collectivité avec acharnement, sur sa résilience et sur ses accomplissements. Portraits de « pionniers » locaux, capsules historiques, dossiers thématiques, numéros spéciaux, entrevues avec des historiens professionnels et amateurs, tous les formats étaient bons pour stimuler la conscience nationalitaire des Franco-Ontariens. Par exemple, dans une vingtaine d’articles à caractère monographique publiés dans Le Droit d’Ottawa en août et septembre 2015, l’historien Hugues Théorêt fit revivre l’arrivée des premiers Français dans les Pays-d’en-haut, l’histoire de la colonisation francophone de l’Ontario, les crises scolaires, la participation des Canadiens français à l’industrie forestière, la légende de Jos Montferrand, la création du drapeau franco-ontarien, le rôle de l’Église dans le développement institutionnel de l’Ontario français, les conflits avec les irlando-catholiques, etc.[42] À Sudbury, Le Voyageur disserta sur l’histoire économique des Franco-Ontariens, en rappelant aussi bien leur passé de « propriétaires » et d’« exploitants » que leur contribution au mouvement coopératif, leur participation aux secteurs primaire et secondaire en tant que manoeuvres, puis leur intégration au secteur tertiaire[43]. L’historien populaire Paul-François Sylvestre signa à son tour plusieurs articles dans divers périodiques pour rappeler l’histoire coloniale, économique, politique et religieuse de l’Ontario français, de l’arrivée des premiers Français en Huronie à la crise de l’hôpital Montfort, en passant par la crise du Règlement 17, les mobilisations collectives et les nombreuses avancées institutionnelles accomplies au 20e siècle[44]. « Pendant quatre siècles », en conclut-il, « les Franco-Ontariens et Franco-Ontariennes ont fait preuve de détermination, parfois d’opiniâtreté, et ont toujours agi avec résolution. Leur histoire demeure tout autant une affaire de fermeté que de fierté[45]! »

Nous pourrions multiplier ad nauseam les exemples de ces rappels historiques découlant du postulat que les Franco-Ontariens étaient un sujet collectif autonome dont on ne pouvait simplement subsumer le particularisme sous un référent politique autre. Dans la grande majorité de ces récits, l’expérience historique de l’Ontario français n’avait rien d’« aseptisé », c’est-à-dire qu’on ne craignait pas de la présenter à la lumière du conflit, de l’affrontement, voire du combat politique, à un point tel que ténacité et témérité devenaient constitutives de l’identité franco-ontarienne. L’illustrateur Marc Keelan-Bishop en fournit un autre bel exemple en concevant, avec l’appui de l’AFO et de la FESFO, une série de neuf affiches mettant en scène des « rebelles francophones de l’Ontario » et leurs faits d’armes : Étienne Brûlé; Madeleine de Roybon d’Allonne, fille du roi devenue entrepreneure dans les Pays-d’en-haut; Jos Montferrand, légendaire bûcheron et homme fort; la bataille des épingles à chapeau de l’école Guigues d’Ottawa, lors de la crise du Règlement 17; Jeanne Lajoie, qui avait ouvert une école « libre » à Pembroke au même moment; l’Ordre de Jacques-Cartier, fondé à Ottawa en 1926; le mouvement de désobéissance civile « C’est l’temps » des années 1970; la crise scolaire de Sturgeon Falls de 1971; et, pour terminer, Gisèle Lalonde et le mouvement S.O.S. Montfort[46]. La série incluait aussi deux affiches supplémentaires exhortant la jeunesse d’aujourd’hui à s’engager pour la cause franco-ontarienne : « Et toi? Ce n’est pas facile de vivre en français en Ontario. Le courant nous tire constamment dans une autre direction. Mais nous avons encore besoin de rebelles! » L’illustrateur avoua candidement qu’il s’était fait propagandiste, en concevant ces affiches, car il voulait donner à « notre histoire » « une touche dramatique, pas nécessairement officielle ou institutionnelle[47] ».

Cette façon de concevoir l’Ontario français et de raconter son passé s’écartait considérablement, voire radicalement de celle des autorités gouvernementales ontariennes. Non pas que ces récits nationalitaires eussent rejeté la canadianité des Franco-Ontariens en tant que telle, mais la canadianité qu’ils admettaient n’était pas celle du paradigme multiculturaliste; c’était celle, plutôt, des deux peuples fondateurs (parfois des « trois », comme nous le verrons ci-dessous), celle qui autorisait l’Ontario français à se considérer comme faisant partie d’un des deux pôles d’intégration sociétale du pays, plutôt que comme une simple minorité ethnolinguistique, sans autre forme de médiation avec la référence canadienne. [traduction] « Le peuple franco-ontarien n’est pas qu’une pièce parmi tant d’autres dans la mosaïque culturelle du Canada[48] », rétorquèrent, indignés, deux résidents de Leamington, près de Windsor, au maire de la ville qui avait refusé de participer aux 400 levées du drapeau franco-ontarien, dont on fêtait aussi le 40e anniversaire en 2015. Autrement dit, la canadianité dont se réclamaient les acteurs regroupés dans cette seconde catégorie s’apparentait davantage à celle de 1867, celle de la dualité nationale, qu’à celle de 1982, celle du multiculturalisme (Bédard, 2017).

Il en découle que ces acteurs ne concevaient pas l’histoire de l’Ontario français, ni celle du Canada, comme étant « terminée », et que les activités commémoratives entourant le 400e, au lieu de lénifier la conscience nationalitaire des Franco-Ontariens, devaient plutôt servir de tremplin pour leurs revendications institutionnelles. L’éditorialiste de L’Express de Toronto, François Bergeron, le soutenait déjà en décembre 2014 : « Ce serait bien si on en profitait non seulement pour fêter, mais aussi pour consolider les institutions franco-ontariennes et ouvrir de nouveaux fronts en santé, en éducation postsecondaire et du côté des municipalités et agences culturelles qui échappent encore à la loi sur les services en français[49]. » Au Voyageur de Sudbury, Réjean Grenier tenait des propos semblables : « [l]a job n’est jamais finie », déclara-t-il. « Ces célébrations nous font du bien et sont importantes, mais attention, elles ne doivent pas nous faire oublier que nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir pour prendre notre place[50]. » Dans Le Droit, Gilles LeVasseur, professeur et juriste à l’Université d’Ottawa, affirma que le 400e avait été porteur de plusieurs « leçons ». S’il fallait rendre hommage aux militants du passé, qui avaient mené des « luttes » et relevé les « défis » existentiels que leur imposait la cohabitation avec une majorité anglophone, il ne fallait pas fermer les yeux sur les défis contemporains, qui n’étaient pas moins pressants : obtention de nouveaux droits linguistiques et garanties constitutionnelles, développement du secteur universitaire franco-ontarien, etc. Il appartenait aux « générations futures » de les relever, conclut-il, non sans romantisme, « les yeux tournés vers un destin qu’ils définir[aie]nt en s’inspirant de nos héros[51] ».

Un fragile équilibre : ambitions nationalitaires, pluralisme et métissage

Les deux grandes catégories de récits, « multiculturaliste » et « nationalitaire », que nous avons relevées s’écartent considérablement l’une de l’autre, qu’il s’agisse du degré d’autonomie référentielle à accorder à l’Ontario français ou de la configuration du rapport entre son passé, son présent et son avenir. L’expérience historique des Franco-Ontariens devait-elle se fondre dans celle du Canada, dans sa grande marche, plus ou moins achevée, vers la construction d’une société multiculturelle, tolérante et respectueuse du particularisme ethnoculturel de chacune de ses composantes? L’Ontario français pouvait-il, au contraire, se représenter symboliquement et prétendre s’institutionnaliser à la manière d’un sujet politique autonome, comme l’auteur de sa propre histoire et, par conséquent, de son propre destin, comme une minorité non pas ethnolinguistique, mais bien « nationale »? Dans le second cas, il faut bien comprendre que la mise à distance (implicite ou explicite) du paradigme multiculturaliste canadien n’entraînait pas nécessairement le rejet du phénomène de la diversité ethnoculturelle en tant que tel. Au contraire, l’activité commémorative entourant le 400e suscita de nombreuses réflexions sur la problématique du pluralisme, de l’inclusion et du métissage, mais en postulant que l’Ontario français pouvait s’ériger par lui-même en pôle d’intégration sociétale capable de faire concurrence à celui du Canada (anglais). L’ambition nationalitaire était encore au rendez-vous, mais le passé de la collectivité franco-ontarienne serait raconté autrement, de manière à donner des assises historiques, non sans ambiguïté, à ce que plusieurs intervenants considéraient comme sa diversité intrinsèque et son caractère foncièrement métissé.

C’était le cas, par exemple, de Paul-François Sylvestre, qui conclut son survol précédemment cité des quatre siècles d’histoire de l’Ontario français en faisant de sa diversification ethnoculturelle, sous l’impulsion de l’immigration africaine, antillaise, maghrébine et proche-orientale, le plus récent « moment-phare » de son expérience historique, en particulier dans les grands centres urbains de la province[52]. C’était le cas aussi des artisans du spectacle « L’écho d’un peuple », dont une nouvelle mouture fut présentée dans la capitale ontarienne afin de rendre compte des « défis de la diversité culturelle des francophones de Toronto[53] », comme l’expliqua le directeur artistique de la troupe, Félix Saint-Denis. Il en allait de même, aussi, de l’éditorialiste du Voyageur, Réjean Grenier, qui prêta sa plume pour l’occasion au Chaînon, où il publia un article au titre révélateur, « 400 ans de “présences françaises” », le pluriel étant de mise. Que les Franco-Ontariens fussent originaires de France, du Québec, d’ailleurs au Canada ou de l’étranger, « la présence française en Ontario a[vait] toujours été immigrante et plurielle[54] ». La diversité actuelle de la francophonie ontarienne ne rompait donc pas avec l’histoire, elle la prolongeait. L’immigration francophone, qui avait « métiss[é] notre expérience en tant que francophones en Ontario », était d’autant plus nécessaire, de rajouter Grenier, que l’Ontario français « perd[ait] [à l’heure actuelle] plus de 40 % de ses jeunes à l’assimilation ». Mais le phénomène, encore une fois, n’avait rien de nouveau : « De tout temps, des francophones d’ailleurs au Canada et du monde sont venus grossir nos rangs. Ils nous ont rajeunis, nous ont apporté une vitalité, un regard neuf. Ils ont assuré notre avenir. » La réflexion de Grenier ne relevait pas les tensions qui pouvaient se manifester entre le maintien d’une conscience historique forte pour justifier les ambitions nationalitaires de l’Ontario français et le changement socioculturel de première importance que représentait la problématique du pluralisme ethnoculturel. De même, il pouvait paraître curieux de traiter de manière égale la migration infra-étatique des Canadiens français du Québec vers l’Ontario et l’immigration francophone internationale. Cette perspective le conduisait, en effet, à considérer le passé des Franco-Ontariens en fonction non seulement de leur volonté d’enracinement, mais aussi de leur mobilité, devenue caractéristique innée et constante historique[55]. Il n’en demeure pas moins que le sujet politique dont Grenier postulait l’existence (le « nous » collectif) était défini en termes d’abord et avant tout franco-ontariens et nationalitaires. Tous ces (im)migrants, quel que fût leur milieu d’origine, étaient parvenus, historiquement, à transcender leur diversité et leurs différences « pour construire notre avenir commun », pour contribuer, autrement dit, à l’édification d’un projet de société franco-ontarien, toujours en devenir[56].

La chanson thème du 400e offre un autre bel exemple de cette volonté de concilier les ambitions nationalitaires des Franco-Ontariens avec le phénomène de la diversité ethnoculturelle, voire les impératifs de la mondialisation. En 2014, le Mouvement des intervenants en communication radio de l’Ontario (MICRO) lançait un concours, avec l’appui financier de Patrimoine Canada, pour trouver au quadricentenaire un hymne officiel. La chanson primée devait « souligner les valeurs et idéaux de l’Ontario [français?] : la fierté, la jeunesse, le développement durable et l’inclusion », tout en « [le] présentant […] au monde, dans toute sa diversité, riche de ses contrastes et de ses différences, de ses racines et de ses aspirations, de sa jeunesse et de son ouverture[57] ». On le voit, la mémoire des luttes était peu présente parmi ces caractéristiques, qui n’avaient rien de spécifiquement franco-ontarien et qui cherchaient plutôt à faire communier l’Ontario français (ou l’Ontario tout court) à des valeurs universelles allant jusqu’à la protection de l’environnement. C’est le groupe franco-ontarien Big Balade qui remporta la palme avec une chanson intitulée « Levons nos voix » qui se conformait scrupuleusement aux critères de sélection : développement durable et conscience environnementale (« J’imagine tous ceux qui ont vogué/sur ces eaux qui nous sont prêtées); engagement politique (« Entendez-vous le cri de ralliement?/Qui nous invite à nous joindre au mouvement »); filiation historique, tout de même, et projection dans l’avenir (« On s’inspire de nos racines/Pour viser plus loin, plus haut »); mais aussi réduction apparemment paradoxale du lien commun des « Francos de l’Ontario » à la seule langue française et au détriment, peut-être, du partage d’une expérience historique commune (« Qu’on vienne d’ailleurs ou bien d’ici/C’est notre langue qui nous unit »)[58]. La chanson thème du 400e réaffirmait, à l’évidence, la volonté de concevoir l’Ontario français comme un pôle d’intégration sociétale, conformément à une intention nationalitaire fondée sur une certaine lecture de son passé, un passé qui se réduisait toutefois à une vague filiation que semblait éclipser, paradoxalement, l’actualité des « Francos de l’Ontario ».

Champlain, les Premières Nations et les Franco-Ontariens

C’est peut-être autour de la figure même de Champlain que l’ambiguïté « narrative » entre les paradigmes multiculturaliste et nationalitaire était la plus manifeste. Pour la plupart des commentateurs de son oeuvre, l’ouverture à la diversité et au métissage qui prévalait, à l’heure actuelle, était un héritage direct du fondateur de la Nouvelle-France. Cette ouverture, racontait-on, s’était traduite par l’établissement, en toute humilité, d’un rapport d’égalité et de respect avec les peuples autochtones qui pouvait servir de fondement intellectuel et politique aux efforts de réconciliation contemporains. Or, si chacun était invité à s’inspirer de l’humanisme réputé profond de Champlain, les Franco-Ontariens devaient-ils s’y engager en tant que tels, c’est-à-dire en tant que Franco-Ontariens, ou bien en tant qu’Ontariens et Canadiens, ou encore en tant qu’Occidentaux d’origine européenne? Qui était ce Champlain dont on célébrait l’oeuvre : le précurseur de l’Ontario français ou le lointain prophète d’une société canadienne ayant tourné la page sur son passé d’intolérance?

S’amusant à l’imaginer demander, aujourd’hui, à se faire servir en français, le commissaire aux services en français de l’Ontario, François Boileau, déclara que le fondateur de la Nouvelle-France « serait certainement heureux de voir que le Canada constitu[ait] une terre d’accueil et que l’Ontario [était] diversifié, notamment dans sa francophonie[59] ». À L’Express de Toronto, François Bergeron rendit hommage, lui aussi, à Champlain, qui avait « marqué l’histoire du Canada par son humanisme et sa vision d’un nouveau pays à la culture métissée[60] ». Sur les ondes de TFO, l’auteur et historien populaire Yves Breton ajouta sa voix au concert d’éloges que recevait Champlain, en le présentant comme un « pionnier majeur du Canada français », mais aussi comme « un homme de vision, un homme de projets. Il a été absolument exceptionnel, parce qu’il a instauré, dès le début, une politique de métissage et une politique de respect des Amérindiens[61]. » En 2015, au moment même où la Commission de vérité et réconciliation achevait ses travaux, la réflexion sur l’héritage de Champlain, tant pour l’Ontario français que pour le Canada, ne manquerait pas de croiser celle qu’on menait aussi sur le renouvellement du dialogue avec les Premières Nations. Les exemples de ces recoupements étaient nombreux. À Sudbury, en juin, on organisa un « Festival Champlain » pour célébrer « les 400 ans de présence française en Ontario et de collaboration avec les nations autochtones de la province[62] ». Au même moment, dans l’Est ontarien, l’Association canadienne-française de Prescott-Russell fondait, de concert avec la maison d’édition autochtone SIC, une nouvelle « Alliance des autochtones francophones de Prescott-Russell »[63]. Mosaïques représentant l’arrivée de Champlain en pays huron, créations littéraires collaboratives inspirées de son oeuvre et réunissant des auteurs francophones et autochtones, expositions d’art et d’artisanat, les célébrations de 400e donnèrent lieu à une grande variété d’activités de tous genres visant à mettre en exergue la collaboration, l’amitié, voire le métissage entre les autochtones et « nous », des valeurs dont Champlain était souvent présenté comme le pionnier[64]; mais l’ambiguïté persistait, encore une fois, sur l’identité de ce « nous » collectif : s’agissait-il spécifiquement de l’Ontario français ou, plus largement, de la société ontarienne/canadienne?

Une « docufiction » en six épisodes sur la vie et l’oeuvre de Champlain, produite pour la chaîne de télévision publique TFO, ne fit rien pour dissiper cette ambiguïté. La série s’appuyait, pour l’essentiel, sur l’ouvrage volumineux de l’historien américain et lauréat du prix Pullitzer David Hackett Fischer, Le rêve de Champlain (2011), traduit en français par l’écrivain franco-ontarien Daniel Poliquin. L’ouvrage connut un succès critique et commercial retentissant au Québec et dans la francophonie canadienne, grâce notamment à l’engouement dont Champlain faisait l’objet alors que se succédaient les quadricententaires de Québec, de l’Acadie, puis de la « présence française en Ontario » (Pâquet, 2019). À l’image de sa source, la série brossa un portrait pour le moins hagiographique, quasi messianique du fondateur de la Nouvelle-France, comme l’annonça d’entrée de jeu la narratrice, Marie-Louise Arsenault, animatrice au réseau national de Radio-Canada :

Samuel de Champlain. Qui se cache réellement derrière ce nom si familier? […] Pourquoi Champlain, à son époque, est-il un des seuls Européens capables de bâtir un climat de paix avec les Amérindiens? […] Sa plus grande réalisation est le leadership exemplaire qu’il a mis au service de l’humanité. Dans la vision de David Hackett Fischer, nous vivons encore aujourd’hui avec l’héritage de paix et l’esprit de collaboration de Champlain[65].

L’historien Paul Cohen a déconstruit de manière convaincante l’angélisme dont cette représentation de Champlain paraît tout entière pénétrée. Si le best-seller de Fischer propose « une histoire nationale réconfortante, épurée de bien des zones d’ombre troublantes » (Cohen, 2019, p. 51), le prisme du métissage par lequel il cherche à appréhender le « roman national » du Canada a plutôt tendance à occulter la réalité de la colonisation des autochtones, dont l’oeuvre de Champlain a été partie prenante. L’ouvrage de Fischer contribue, de surcroît, à effacer les Premières Nations en tant qu’acteurs historiques, effacement qui s’applique également aux Métis, eux dont la spécificité culturelle et politique se voit subsumée sous un nouveau référent canadien fondé sur le socle de son métissage primordial. Alors que les travaux de la Commission de vérité et réconciliation battaient leur plein, certains commentateurs, comme le montre encore Cohen, ont même tenté de ramener le scandale des pensionnats autochtones à une sorte d’erreur historique s’écartant de l’intention et de l’impulsion fondatrices de Champlain, avec lesquelles il s’agissait simplement de renouer. Selon ce point de vue, c’étaient moins le Canada actuel et ses structures coloniales qui étaient en cause que le mauvais jugement de certains individus mal intentionnés…

Mais qu’à cela ne tienne : c’est bien l’oeuvre de ce Champlain prophète du Nouveau Monde – et d’un monde nouveau – que s’appliqua à décrire la docufiction de TFO, dont la trame narrative était structurée par ce qu’on présenta comme son humanisme profond, qualité qui se traduisait, au premier chef, par sa volonté de s’unir, en toute amitié et en tout respect, avec les populations autochtones; une représentation de Champlain qui s’accordait parfaitement, d’ailleurs, avec le paradigme de l’américanité tel que défini par des intellectuels comme Gérard Bouchard (2001), entre autres. Les producteurs firent appel à un grand nombre d’historiens québécois, français et autochtones, en plus de Fischer lui-même, pour commenter le parcours du personnage; mais de spécialistes de l’histoire de l’Ontario français, pas la moindre trace. Le dernier épisode de la série donna bien la parole à l’historien français Éric Thierry, qui affirma que « l’héritage de Champlain », c’était « [l]a présence de la France en Amérique du Nord, encore aujourd’hui, à travers tous les francophones [du continent], à travers tous les Franco-Ontariens, à travers les Québécois, les Acadiens, mais aussi les Cajuns de Louisiane […][66] ». Le « correspondant Ontario », Charles Bender, rappela, de son côté, que « Champlain a[vait] grandement contribué à faire connaître le sud de l’Ontario et ses Grands Lacs », et « que son passage dans la région [avait] marqu[é] le début de la présence française en Ontario[67] ». Mais le mot de la fin fut donné à Champlain lui-même, qu’incarnait le comédien Maxime Le Flaguais et qui, fixant la caméra, prononça une phrase qui montrait bien que là n’était pas la question principale que visait à soulever la série : « Quand cette grande maison sera faite, alors nos garçons se marieront à vos filles [celles des autochtones], et nous ne ferons plus qu’un peuple. »

La docufiction fut produite, ostensiblement, « en l’honneur de 400 ans de présence francophone en Ontario », ainsi que l’annonçait le générique d’ouverture, mais le fil qui la reliait à la question franco-ontarienne semblait pour le moins ténu, en dépit des attentes de « ceux qui défend[ai]ent la francophonie en Ontario[68] ». Certes, l’oeuvre de Champlain était présentée comme le moment fondateur de l’« Amérique française », mais ce qui en constituait la principale trame narrative, c’était bien davantage la collaboration et l’amitié entre les Premières Nations et un « nous » défini en termes vaguement francophones, européens, occidentaux, voire « blancs », tout simplement. Le grand « Rendez-vous Champlain », qui eut lieu à Penetanguishene en août 2015, permet, lui aussi, de sonder la complexité et la variété des récits historiques à partir desquels on concevait les rapports qu’entretenaient Franco-Ontariens et autochtones. Le rassemblement, qui se déroula sur trois jours, devait constituer le point culminant du volet officiel, c’est-à-dire gouvernemental, des activités du 400e. De nombreux dignitaires et invités de marque y prirent la parole, dont la première ministre Kathleen Wynne, la ministre Madeleine Meilleur, le ministre québécois Jean-Marc Fournier, un porte-parole de la nation huronne-wendate, Jean Sioui, et le président de l’AFO, Denis Vaillancourt[69]. Selon Le Droit, l’événement attira environ dix mille festivaliers venus commémorer « le moment précis où, le 1er août 1615, Samuel de Champlain et son équipage [avaient] été accueillis, guidés et possiblement sauvés par les chefs hurons-wendat[70] ». Le choix de cette date inaugurale était hautement symbolique. D’autres, comme Paul-François Sylvestre, avaient préféré faire « officiellement » remonter « notre aventure francophone » au 12 août 1615, car c’est à ce moment que le missionnaire récollet Joseph Le Caron avait célébré « la première messe en terre ontarienne[71] », signe que la conception qu’on se faisait de l’histoire de l’Ontario français pouvait encore receler, dans certains cas, quelques tropismes empruntés au nationalisme canadien-français traditionaliste. Or la date retenue par les autorités gouvernementales ontariennes se conformait, manifestement, à un récit historique bien différent. En misant sur la rencontre entre Champlain et les chefs hurons-wendat comme date inaugurale, on choisit plutôt de faire remonter le début de la présence française en Ontario – à moins qu’il ne s’agît simplement de la présence occidentale ou « blanche » – à une rencontre diplomatique et interculturelle européano-autochtone dont pouvaient s’inspirer les efforts de réconciliation contemporains. D’ailleurs, on dévoila, pendant la cérémonie officielle, un bronze haut de quatre mètres mettant en scène Champlain et Aenon, l’un des chefs hurons-wendat, que le sculpteur, Timothy Schmalz, avait décidé de représenter tels « deux héros » et « deux égaux », de même grandeur et se serrant les mains dans un geste d’amitié et de bienveillance[72].

Les acteurs communautaires ne rejetèrent d’aucune manière cette interprétation du passage de Champlain en Huronie, ni les efforts de réconciliation qui devaient présider au processus de décolonisation des autochtones[73]. Seulement, le 400e était investi d’une signification supplémentaire, sans laquelle l’activité commémorative n’avait pas de sens, du moins pas pour les Franco-Ontariens. À quelques jours du rassemblement, le président de l’AFO, Denis Vaillancourt, se fit explicite : « Le Rendez-vous Champlain rapproche également les trois communautés qui ont fondé la province et le pays. On parle des peuples fondateurs de la confédération canadienne, soit les Français, les Anglais et les peuples autochtones[74]. » Les efforts de réconciliation ne devaient pas servir de prétexte pour éclipser les revendications nationalitaires des Franco-Ontariens, leurs leaders politiques ayant cependant élargi depuis environ vingt-cinq ans le club très sélect des peuples fondateurs du Canada pour y admettre les Premières Nations (Bock, 2016). Dans un article que publièrent plusieurs journaux franco-ontariens quelques semaines après la tenue du « Rendez-vous », l’AFO retraça à sa manière « le voyage de Champlain en Ontario » en soulignant, elle aussi, la proximité des liens qu’il avait réussi à tisser avec les autochtones. Toutefois, le rapprochement ainsi décrit servait aussi à rappeler l’ancienneté de la présence française en Ontario, comme s’il fallait repousser tout effort visant à dépolitiser les Franco-Ontariens en les réduisant à une simple minorité ethnique issue, comme les autres, de l’immigration internationale. Champlain avait laissé, dans les Pays-d’en-haut, des traces nombreuses et profondes qui autorisaient les Franco-Ontariens à s’inscrire dans la longue durée de l’histoire et à se considérer comme des fondateurs :

Le séjour de Champlain en Huronie a été de courte durée, mais bien profitable à la Nouvelle-France. Sur les traces d’Étienne Brûlé, il y a tissé d’importants liens qu’ont ensuite nourris les missionnaires jésuites. Et les marques de son passage demeurent très visibles. Monuments, plaques commémoratives, reconstitutions, portages et sites de pêche honorent aujourd’hui les premiers occupants de la région et la présence des premiers Français à avoir foulé le sol ontarien[75].

Les Franco-Ontariens sont-ils des victimes ? Le problème du Règlement 17

Les excuses comme thérapie collective

Le passage de Champlain en Huronie et l’histoire subséquente de la « présence française en Ontario » faisaient l’objet d’un conflit narratif qui alimentaient des conceptions divergentes de l’Ontario français, de son lien avec la majorité et de son rapport au phénomène de la diversité ethnoculturelle. La première l’intégrait à la société canadienne globale en tant que minorité ethnolinguistique dépourvue d’autonomie référentielle, tandis que la seconde visait à le représenter et à l’institutionnaliser comme un sujet politique collectif et un pôle d’intégration sociétale autonome pouvant transiger sur un pied d’égalité avec le groupe majoritaire. S’intégrer ou intégrer : telle était la question. Les deux récits correspondaient néanmoins au paradigme mémoriel de la construction nationale (ou nationalitaire, selon le cas, pourrions-nous préciser). Le 400e, qu’on l’eût « raconté » en termes « canadiens » ou « franco-ontariens », était l’occasion de communier à l’idéal, quel qu’il fût, qui avait structuré le parcours du sujet historique qu’on privilégiait. Même dans le récit nationalitaire, l’Ontario français ne tenait pas le rôle de la victime; c’étaient plutôt sa ténacité et ses accomplissements qui étaient mis en exergue, ou alors sa capacité à tendre la main à l’« autre » francophone pour l’intégrer à son projet collectif. Le passé n’était pas source de traumatisme, mais de fierté.

Bien sûr, dans le cas du récit multiculturaliste canadien, dont la propension était au lissage des aspérités, la question ne se posait pas, ou presque… Il n’est sans doute pas inutile de relever, à titre d’exemple, que sur le site officiel d’« Ontario 400 », sous l’onglet « Histoire de l’Ontario français depuis 1615 », il y avait bel et bien une ombre au tableau, aussi furtive fût-elle. Certes, on y vantait, encore une fois, « [l]es valeurs d’amitié, de développement commercial et d’exploration prônées par Champlain », lesquelles « refl[étai]ent bien les valeurs canadiennes[76] », pour ensuite présenter l’histoire subséquente de la collectivité franco-ontarienne de manière triomphaliste, comme celle d’une marche constante et harmonieuse vers son plein épanouissement. Or deux courtes phrases semblaient détonner par rapport au reste du récit : « Suivant l’adoption du [R]èglement 17 (1912) qui impose la langue anglaise comme seule langue d’enseignement dans les écoles publiques ontariennes, les francophones organisent la résistance populaire et créent des écoles séparées. La crise se résorbe en 1927 lorsque les écoles bilingues sont rétablies[77]. » Le passage était bref, presque euphémique, mais il eût été sans doute difficile d’ignorer complètement le Règlement 17, point tournant, s’il en est un, dans l’histoire politique de l’Ontario français (passons sur l’erreur historiographique que contient ce passage sur l’origine des écoles « séparées » en Ontario). Pour certains acteurs, la crise scolaire continuait de projeter sur le tableau quasi utopique du Canada une ombre, encore une fois, qu’il fallait dissiper au moyen d’excuses officielles. Le paradigme mémoriel qui avait animé pendant plusieurs mois les activités commémoratives du 400e en serait, pour un temps, renversé.

Précisons que le milieu associatif franco-ontarien, à une exception près, ne réclamait pas, n’avait jamais réclamé d’excuses pour le Règlement 17. Lorsque, en décembre 2015, à la toute fin de l’année quadricentenaire, le député libéral de Sudbury, Glenn Thibeault, annonça qu’il se préparait à présenter une motion à l’Assemblée législative pour demander des excuses officielles au gouvernement Wynne, tout le monde fut pris de court, à l’exception de l’Association canadienne-française (ACFO) de Sudbury, par laquelle l’idée lui était venue. Thibeault dit croire que de telles excuses auraient permis de finir en beauté les activités du 400e en refermant enfin la plaie toujours non cicatrisée qu’avait ouverte le Règlement 17, un siècle plus tôt :

Ces excuses sont très importantes pour que les Franco-Ontariens de ma circonscription et de partout dans la province puissent tourner la page. Les blessures causées par ce règlement ne sont pas encore fermées […]. Plusieurs familles ont subi les effets de ce règlement et ont perdu leur français, leur culture et leur héritage. C’est important pour le gouvernement de reconnaître les erreurs du passé. J’aurais aimé que ce soit fait avant, mais il n’est jamais trop tard pour s’excuser[78].

Le député enchaîna en soulignant que « la langue française et l’histoire francophone en Ontario [avaient] enrichi la culture de Sudbury et de la province », et que les excuses seraient la preuve que « nous sommes sérieux quand nous disons que nous voulons être engagés à favoriser et à maintenir la culture et l’identité franco-ontarienne[s] en Ontario[79] ». Pour Thibeault, lui-même anglophone, malgré l’origine française de son patronyme, il était donc nécessaire de « tourner la page » afin de conjurer ce que l’histoire contenait encore de traumatisant et de favoriser la réconciliation. La vice-présidente de l’ACFO de Sudbury, Marie-Ève Pépin, réitéra, à sa manière, ce point de vue sur les fins essentiellement thérapeutiques des excuses réclamées, auxquelles le 400e avait fourni le momentum nécessaire. En dépit des progrès réalisés par la collectivité franco-ontarienne, le Règlement 17 avait marqué douloureusement une génération entière : « [L]es gens de cette génération sentent parfois qu’ils doivent s’excuser pour la piètre qualité de leur français, qu’ils arrivent à peine à parler ou à écrire en raison du Règlement 17, alors il y a des traces encore tangibles et des gens qui en souffrent encore. […] Nous voulions fermer une fois pour toutes le chapitre de l’erreur historique du Règlement 17[80]. » Parmi les « victimes », pour ainsi dire, de la crise scolaire, il y avait la mère et une bonne partie de la famille élargie du président de l’ACFO de Sudbury, Denis Constantineau, le véritable instigateur de la demande d’excuses. Pour Constantineau, comme pour Pépin et Thibeault, la démarche avait une visée simplement thérapeutique, rien de plus; elle ne devait d’aucune manière servir à alimenter les revendications nationalitaires des Franco-Ontariens : « Ça ne devrait pas être une question controversée, puisqu’on ne demande pas de réparation[81] ». Dans le contexte du 400e, expliqua-t-il, alors que « partout on se vantait de la présence française en Ontario », il subsistait « ce petit accroc historique » qui avait « toujours fait de la peine aux Franco-Ontariens[82] ».

On espérait donc que les excuses auraient un effet cathartique, qu’elles feraient prendre conscience aux deux parties de la « souffrance » que l’une avait imposée à l’autre; une souffrance que l’histoire avait refoulée, mais qui avait néanmoins fait tache d’huile et que ressentaient toujours les Franco-Ontariens du présent. Le résultat escompté était la réconciliation de la « victime » et de son « agresseur », réconciliation dont la condition était leur émancipation commune par rapport à une histoire jugée traumatisante, par où l’on voit que la demande d’excuses découlait d’une logique quasi psychanalytique (Todorov, 1995, p. 23-25). À l’évidence, elle correspondait aussi, sous plusieurs aspects, au paradigme mémoriel du postcolonialisme tel que décrit ci-dessus. La demande d’excuses ainsi « cadrée » récolta le soutien du Parti libéral de l’Ontario, la famille politique du député Thibeault, dont celui, essentiel, de la ministre Madeleine Meilleur, qui qualifia la crise du Règlement 17 de « moment sombre », dans l’histoire de la province, et de « tache qui perdur[ait] au gouvernement de l’Ontario[83] ». Après quelque tergiversation, la première ministre Wynne avalisa la démarche de Thibeault en disant compatir à la douleur des Franco-Ontariens : « Je crois que ce serait approprié de présenter des excuses. Nous trouverions, premièrement, à réfléchir sur un passé au cours duquel nos prédécesseurs voyaient la dualité linguistique d’une toute [sic] autre manière et, deuxièmement, à le reconnaître officiellement[84]. » « D’une tout autre manière », c’est-à-dire de manière erronée, pour parler sans euphémisme. Vu de cet angle, les excuses serviraient à contenir l’erreur dans le passé, à empêcher qu’elle ne vînt polluer un présent décidément plus éclairé et dans lequel les Franco-Ontariens pouvaient désormais s’épanouir sans entrave…

Les excuses comme tremplin politique et le refus du statut de victime

La demande d’excuses fit réagir la politicosphère de l’Ontario. Le chef de l’Opposition officielle, le Conservateur Patrick Brown, affirma d’emblée qu’il appuierait une éventuelle motion « reconnaissant » l’« erreur » du Règlement 17. Or, ce que voulaient véritablement les Franco-Ontariens, au-delà des symboles et des paroles creuses, c’étaient « des gestes concrets pour améliorer les services en français[85] ». Au NPD, même son de cloche, mais en plus ferme encore. La députée de Nickel Belt, France Gélinas, reconnut à son tour que la crise scolaire avait laissé des « séquelles », mais refusait de conclure que l’histoire des Franco-Ontariens était achevée pour autant : « L’accès à tous les services publics – en français, en tout temps – est indispensable pour en finir avec la discrimination contre les Francophones [sic] de l’Ontario[86]. » Son confrère de Timmins-Baie-James, Gilles Bisson, était sensiblement du même avis, bien qu’il allât jusqu’à remettre en question la thèse même des « séquelles » de la crise scolaire. La motion Thibeault « ne [ferait] pas de mal », déclara-t-il sans grand enthousiasme, mais l’affaire faisait « beaucoup de bruit pour rien, puisque l’interdiction de parler français dans les écoles n’[avait] pas [été] appliquée depuis 70 ans[87] ». Autrement dit, le Règlement 17 n’était à l’origine d’aucun traumatisme collectif non résolu, les Franco-Ontariens avaient surmonté l’épreuve et étaient passés à autre chose depuis belle lurette.

On entrevoit déjà l’orientation que prendrait le débat sur les excuses, ainsi que les réserves qu’elles susciteraient chez certains commentateurs et militants franco-ontariens. Comment concilier la posture victimaire, laquelle fondait la nécessité d’une telle démarche, avec le récit nationalitaire qui, au contraire, présentait l’expérience historique de l’Ontario français de manière foncièrement positive, parfois même à la manière d’une épopée? Les Franco-Ontariens avaient peut-être été les underdogs de l’histoire, avait-on répété sur plusieurs tribunes tout au long du 400e, mais ils n’avaient jamais manqué de coeur au ventre; grâce à leur ténacité, ils avaient su prendre leur destin en main, bâtir l’Ontario français actuel et continuer de le faire progresser. Dans la presse, on rapporta, en effet, que les excuses ne faisaient pas l’unanimité, plusieurs dirigeants du milieu associatif, en particulier parmi les plus jeunes, craignant qu’elles ne vinssent « défaire une certaine confiance et [la] fierté franco-ontariennes, qui n’étaient pas basées sur la victimisation et les vieilles rancunes[88] ». À l’exception de l’ACFO de Sudbury, encore une fois, le milieu associatif franco-ontarien reçut la nouvelle de la motion Thibeault d’abord avec étonnement, puis avec circonspection. Tout en les acceptant, les dirigeants communautaires se refusèrent toutefois à réduire les excuses à leur fonction purement thérapeutique et choisirent plutôt de les interpréter dans le sens d’un appui à leurs revendications politico-institutionnelles les plus pressantes dont, au premier chef, la désignation de l’Ontario comme province officiellement bilingue et la création d’une université de langue française. Le président de l’Assemblée de la francophonie de l’Ontario, Denis Vaillancourt, ne faisait pas des excuses une priorité, bien qu’il affirmât qu’elles « fermer[aient] la porte sur un chapitre noir de l’histoire franco-ontarienne[89] ». Elles n’auraient toutefois de valeur véritable que si elles pouvaient servir de « tremplin » et de « catalyseur pour l’amélioration de la condition francophone au sein de la province[90] », opinion que s’approprièrent les principaux acteurs du milieu associatif (Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada, Regroupement étudiant franco-ontarien, Fédération de la jeunesse franco-ontarienne, etc.). Ceux-ci ne firent rien, d’ailleurs, pour cacher leur déception face au budget provincial, déposé à peine quelques jours après que la première ministre Wynne eut prononcé les excuses, mais qui ne contenait rien qui eût traduit en gestes concrets sa volonté de réconciliation avec l’Ontario français[91].

Il va sans dire que l’écho des excuses fut retentissant dans l’espace public franco-ontarien. L’immense majorité des éditorialistes, chroniqueurs et autres commentateurs se rangèrent à l’avis des dirigeants du milieu associatif : les excuses étaient les bienvenues, mais en aucun cas ne devaient-elles marquer un « aboutissement », car les revendications nationalitaires des Franco-Ontariens restaient nombreuses et indiquaient clairement que leur histoire collective aurait une suite[92]. Dans Le Droit, Pierre Jury affirma que les excuses s’inscrivaient « dans un continuum d’affirmation nationale des Franco-[O]ntariens » qui ne devaient pas, en revanche, « délaisse[r] le concret pour courir après un symbole », pas plus que la majorité anglophone ne devait se « braquer » en utilisant la motion pour justifier son « inaction »[93]. Dans une lettre ouverte à Kathleen Wynne publiée dans Le Voyageur de Sudbury, un jeune chercheur spécialiste de l’histoire de Pays-d’en-haut, Joseph Gagné, prit prétexte des excuses pour offrir un vibrant plaidoyer en faveur de la création d’une université de langue française, la mobilisation de « la société franco-ontarienne » autour de cet enjeu ayant démontré qu’elle était « au rendez-vous avec son avenir[94] » (nous soulignons)[95]. Dans LeRempart de Windsor, Réjean Paulin s’en remit non pas à la générosité de la majorité pour expliquer le geste posé par la première ministre, mais à la « ténacité », encore une fois, de la collectivité franco-ontarienne, qui n’avait décidément rien d’une victime et dont l’histoire était encore à faire :

[C]es gestes d’ouverture reposent d’abord et avant tout sur l’existence même d’un peuple tenace qui a su se tenir debout, qui vit encore, qui a survécu à l’esprit du Rapport Durham. La lutte et la revendication en ont été la cheville ouvrière. Ce n’est qu’en parlant français que l’on effacera les relents d’une histoire pas toujours facile. À l’adversité, on oppose l’espoir[96].

On ne pouvait s’inscrire plus clairement en faux contre le récit multiculturaliste canadien. Les Franco-Ontariens, avec les autres composantes de la francophonie canadienne, constituaient un sujet historique possédant des ambitions sociétales qui lui étaient propres, lesquelles avaient alimenté un combat politique qui avait connu son lot de défaites et de victoires, mais qui n’était pas terminé pour autant. Si les Franco-Ontariens devaient accepter les excuses du gouvernement avec « une grande humilité », affirma Denis Gratton de manière semblable dans Le Droit, c’était d’abord à leurs devanciers qu’allait leur « profonde gratitude », à « tous ces gens qui, au fil des décennies, [avaient] lutté pour notre survie, pour notre place chez nous en Ontario[97] ».

Somme toute, les commentateurs qui choisirent de présenter les Franco-Ontariens comme les « victimes » impuissantes du Règlement 17 et de la majorité anglophone se faisaient rares. Certes, quelques-uns, comme Rémi Léger, politologue à l’Université Simon Fraser, tentèrent d’établir des parallèles entre « l’histoire de la plupart des peuples et des communautés francophones hors Québec », celle des « Premières Nations » et celle « de la plupart des autres minorités en contexte canadien », tous ces groupes ayant subi la « tyrannie de la majorité »[98]. Anticipant le 150e anniversaire du Canada en 2017, Marc-André Gagnon, doctorant en histoire à l’Université de Guelph, effectua à son tour un rapprochement entre la situation des Franco-Ontariens et celle des peuples autochtones en relevant le paradoxe des célébrations projetées, qui visaient déjà à intégrer les deux groupes au « portrait libéral et tolérant de l’expérience canadienne axé sur la diversité comme vecteur d’unité », tout en le faisant « à travers l’ancrage des institutions coloniales britanniques[99] ». Relevons toutefois que Léger et Gagnon dénoncèrent, eux aussi, que les excuses n’eussent pas conduit le gouvernement ontarien à satisfaire les revendications institutionnelles des Franco-Ontariens. Il reste qu’on peine, en réalité, à trouver d’autres représentations des Franco-Ontariens, aussi timides fussent-elles, comme un peuple historiquement « colonisé » ou une minorité opprimée. S’il fallait choisir, nous pourrions dire que la posture nationalitaire de la plupart des commentateurs s’apparentait davantage au nationalisme de Henri Bourassa ou de Lionel Groulx qu’à celui de Pierre Vallières… Parfois, la thèse de l’oppression des Franco-Ontariens était explicitement et vigoureusement rejetée. L’exemple le plus clair nous provient de Serge Miville, doctorant en histoire à l’Université York, qui affirma sans ambages que les excuses du gouvernement Wynne étaient tout simplement « sans fondement ». D’une part, écrivit-il, la demande était « artificielle », car aucun mouvement émanant de la société civile ne l’avait portée. D’autre part, la pratique des excuses officielles était habituellement réservée aux cas historiques de violation des droits de la personne. Le Règlement 17, dont il ne fallait pas oublier que les Franco-Ontariens en avaient triomphé, ne tombait clairement pas dans cette catégorie :

[Le Règlement 17 était] une politique qui a pu être contrecarrée et qui n’avait rien d’un projet de génocide culturel ou de dépossession à la même échelle qu’ont pu le vivre les Acadiens, les nations autochtones, les Canadiens d’origines [sic] japonaise ou ukrainienne. [Il] ne portait pas non plus atteinte aux droits de la personne. Pourtant, voilà le sens d’excuses officielles quand elles sont proférées[100].

Au terme du 400e anniversaire de la présence française en Ontario, ce que voulaient les Franco-Ontariens, conclut Miville, ce n’étaient pas des excuses que personne n’avait réclamées et qui n’étaient peut-être qu’une « stratégie de diversion » visant à augmenter le « capital politique » du gouvernement, mais que leurs revendications nationalitaires fussent satisfaites[101]. En tant que « Canadiens-Français » [sic], les Franco-Ontariens étaient « une minorité pas comme les autres »; avec les anglophones et les autochtones, ils avaient « légué une histoire, une culture, une langue et des institutions au pays[102] ». Les excuses avaient donc été mal avisées, mais il n’en demeurait pas moins que le 400e, selon Miville, avait « réussi dans [s]on devoir du souvenir », et que « si l’Ontario français continu[ait] dans la voie qu’[il] a[vait] tracée durant ces célébrations, on [pouvait] oser espérer un avenir meilleur » (nous soulignons).

Les excuses pour le Règlement 17 correspondent, à l’évidence, au phénomène de la « politique rétrospective » (« retrospective politics ») définie par Bevernage (2015). Il semble bien, en effet, que les excuses, telles qu’interprétées par les autorités politiques ontariennes, aient témoigné de cette volonté de déverser et de contenir dans le passé « endigué » une injustice qui, à leur avis, n’avait plus cours dans le présent. Vu de cet angle, les excuses ne visaient pas à justifier la transformation de la condition politico-institutionnelle des Franco-Ontariens, dont le bien-être individuel était déjà pleinement assuré, estimait-on, mais simplement à soutenir un processus de réconciliation et de guérison selon une logique essentiellement thérapeutique et apolitique. « Je suis très fière du travail accompli par les gouvernements qui se sont succédé, dont le nôtre », d’affirmer la ministre Madeleine Meilleur. « Ce travail a permis de rebâtir notre relation avec la communauté francophone. Aujourd’hui [au moment des excuses], nous démontrons encore plus l’engagement du gouvernement de l’Ontario à reconnaître la communauté franco-ontarienne comme un élément intégral [sic] de l’histoire, des réalisations et de l’avenir de l’Ontario[103]. » Cette réflexion, comme celle de la première ministre Wynne, pour qui les excuses étaient la reconnaissance de ce que « la culture francophone [faisait] partie intégrale [sic] de l’Ontario dynamique et prospère que nous connaissons aujourd’hui[104] », s’inscrivait bien, par ailleurs, dans la logique du récit multiculturaliste qui intégrait les Franco-Ontariens à un sujet historique défini en termes canadiens et déjà pleinement réalisé. Le Canada multiculturel étant ainsi conçu comme un « idéal moral », pour reprendre l’expression du politologue François Charbonneau (2004), les seules injustices qu’il lui fallait regretter étaient celles qu’on avait perpétrées dans le passé. Bien que, du 400e aux excuses, on fût passé du pôle commémoratif de la construction nationale à celui du postcolonialisme, le récit des autorités politiques demeurait le même, fondamentalement : l’histoire des 400 ans de présence française en Ontario, comme celle du Canada dans son ensemble, était celle d’un combat victorieux contre l’injustice.

Or Bevernage nous prévient contre les dérives possibles de cette philosophie de l’histoire, qui risque, à son avis, de nous empêcher d’imaginer un avenir « autre » en occultant les inégalités structurelles qui continuent, malgré le triomphe du libéralisme, de traverser les sociétés occidentales. D’ailleurs, la grande majorité des militants, commentateurs et intellectuels franco-ontariens semble avoir compris cette mise en garde de manière intuitive[105]. Le récit nationalitaire qu’ils proposèrent du quadricentenaire, en faisant des Franco-Ontariens (ou de la francophonie canadienne dans son ensemble) un sujet historique à part entière, était l’expression d’une dissidence à la fois politique et téléologique : le récit multiculturaliste ne suffisait pas pour saisir les « fins » de l’Ontario français, qui ambitionnait de s’ériger en pôle d’intégration sociétale autonome capable de gérer sa propre diversité. Si les Franco-Ontariens avaient cette prétention, c’est qu’ils se croyaient l’auteur de leur propre histoire (malgré les ambiguïtés occasionnelles que nous avons relevées) et, par conséquent, de leur propre destin, signe que leur « lutte » se poursuivait, que la fin de leur histoire n’avait pas encore sonné et qu’il était toujours possible de concevoir un avenir autre. Il faut cependant bien comprendre que si les militants franco-ontariens s’écartaient du récit multiculturaliste canadien, ils ne rejetaient pas toute forme de canadianité pour autant. Seulement, c’était le Canada des deux peuples fondateurs, actualisé pour en inclure un troisième, les autochtones, qu’ils travaillaient à bâtir. Les Franco-Ontariens ainsi « racontés » étaient donc des « bâtisseurs » et des « fondateurs », des « vainqueurs », autrement dit, et non des victimes impuissantes et opprimées. Les excuses pour le Règlement 17, si rien ne servait, dans la plupart des esprits, de les rejeter du revers de la main, ne devaient d’aucune manière favoriser l’oubli de ce qui était, pour eux, un principe instituant, une manière différente de s’arrimer au Canada, laquelle ne correspondait pas aux prémisses idéologiques du multiculturalisme officiel.

L’étude des conflits narratifs qui se sont manifestés dans l’espace public pendant le « moment commémoratif » de l’Ontario français a permis de jeter un regard inédit sur les tensions et les débats qui structurent les rapports qu’entretiennent les Franco-Ontariens avec eux-mêmes, mais aussi avec l’« autre » (Canada anglais, minorités ethnoculturelles francophones et peuples autochtones). Il est tentant de déceler dans ces conflits narratifs le signe d’un affrontement entre différents « régimes d’historicité », selon la définition que donne de ce concept François Hartog (2003), soit une configuration particulière du passé, du présent et du futur. Dans le régime d’historicité « moderne », c’est le futur qui éclaire le présent aussi bien que le passé, c’est-à-dire qu’il s’érige en modèle, en idéal ou en utopie à réaliser et dont l’histoire montre la voie. À l’inverse, le régime « présentiste » (ou postmoderne, pourrions-nous dire) déplace l’« horizon d’attente » vers le « champ de l’expérience », c’est-à-dire du futur vers un présent déjà conçu comme un aboutissement ou une « fin ». Le régime présentiste a donc tendance à exclure la prospection et à concevoir les rapports sociaux non pas comme devant être transformés ou refondés dans l’arène politique, mais comme étant achevés, pour l’essentiel, et n’ayant plus qu’à être réaménagés, tout au plus, selon une approche managériale. Sous plusieurs aspects, les récits nationalitaire et multiculturaliste que nous avons tenté de problématiser, en plus de révéler différentes conceptions du référent franco-ontarien, semblent s’inscrire respectivement dans ces deux façons, moderne et présentiste, de concevoir le temps historique : ou bien l’avenir est ouvert, c’est-à-dire que le changement est encore possible, ou bien il est fermé, la fin de l’histoire ayant sonné; ou bien le « combat » historique des Franco-Ontariens, s’auto-définissant comme un groupe nationalitaire, se poursuivra, ou bien il s’est déjà soldé par leur reconnaissance en tant que composante de la courtepointe multiculturelle d’un Canada postconflictuel. L’enjeu n’a rien de banal, car il en va de la légitimité même de leurs revendications politico-institutionnelles collectives.