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Le 22 mars 1997, 10 000 Franco-Ontariens envahissaient le centre civique d’Ottawa lors du « Grand ralliement », afin de manifester leur appui à SOS Montfort dans son combat contre la fermeture du seul hôpital universitaire de langue française à l’ouest de la rivière des Outaouais. L’éclatante démonstration de solidarité galvanisait les troupes autour de l’idée que cet hôpital régional constituait une institution franco-ontarienne, malgré sa petite taille et son aire de service limitée. Les images du « Grand ralliement » ont tourné à l’échelle du pays, signalant à la classe politique que la minorité francophone de la province n’acceptait pas le verdict de la Commission de restructuration des soins de santé de l’Ontario (CRSSO), inspiré par une logique gouvernementale de rationalisation des services de soins de santé selon laquelle l’hôpital était devenu excédentaire à Ottawa (Gratton, 2003).

Une véritable vague de solidarité déferla dans la capitale fédérale. Le quotidien Le Droit, qui avait été fondé lors de la crise du Règlement 17 comme organe de combat des Canadiens français de l’Ontario, a renoué avec ses racines militantes et produit des centaines d’articles et d’éditoriaux, montant aux barricades pour défendre l’établissement. L’hôpital a également recruté Gisèle Lalonde, militante bien connue et ancienne mairesse de la Cité de Vanier, un château fort francophone de la ville, pour diriger la Fondation de l’hôpital qui fut rebaptisée « SOS Montfort » durant la crise. Celle-ci prit rapidement une ampleur nationale, traversant les frontières pour atteindre le Québec. En effet, le premier ministre Lucien Bouchard, alors à la barre du Parti québécois, a appuyé publiquement la lutte pour la sauvegarde de Montfort. À cet appui de taille se sont ajoutés ceux de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SSJBM), l’un des principaux organismes nationalistes et souverainistes de la province, et de la Confédération des syndicats nationaux (CSN). Trente-cinq pour cent des fonds consacrés à la défense de Montfort ont été recueillis au Québec (Gagnon, 2017), ce qui n’est pas sans rappeler les nombreuses campagnes de financement provinciales à l’époque des crises scolaires, notamment celle du Règlement 17 (Bock, 2004). Il s’agit d’un exemple contemporain de la nature transfrontalière du fait français au pays qui persista bien au-delà de la rupture institutionnelle du Canada français (Laniel, 2018; Laniel et Thériault, 2016). Ultimement, les défenseurs de Montfort ont obtenu gain de cause le 7 décembre 2001 devant la Cour d’appel de l’Ontario. La province a décidé en février 2002 de renoncer à porter la cause en Cour suprême, confirmant la victoire de Montfort.

En mobilisant de nombreux éléments de la référence nationale canadienne-française (Dumont, 1993), SOS Montfort affichait un comportement « nationalitaire » (Thériault, 1994) en regard duquel l’Ontario français était défini davantage comme une société globale autonome que comme un fragment parmi d’autres de la société canadienne. L’idée de dualité nationale, selon laquelle le Canada est composé de deux sociétés globales, est l’élément central de cette vision « nationalitaire » de l’Ontario français, et elle a joué à ce titre un rôle structurant dans le discours montfortain. Si les militants franco-ontariens n’ont jamais entretenu l’ambition d’obtenir un État souverain, ils ont néanmoins épousé le rêve canadien-français de « faire société » dans leur milieu minoritaire. Ce rêve s’est traduit par la défense de l’autonomie et la gestion des institutions constitutives de cette « petite société », dont l’école a historiquement été la cheville ouvrière. Dans le cas de Montfort, les défenseurs de l’hôpital y ont vu une institution essentielle pour assurer l’avenir de la minorité et préserver la dualité canadienne. Mais un discours n’est pertinent que s’il réussit à mobiliser la population et à être porteur de sens pour la communauté. Sur le plan des idées, la stratégie montfortaine était de mobiliser un référent suffisamment puissant pour solidariser les Franco-Ontariens, le Québec et la francophonie canadienne autour d’une vision commune du Canada. Dans cette version des faits, les Franco-Ontariens d’Ottawa avaient ainsi un droit inaliénable à un hôpital qu’ils seraient les seuls à gérer de manière autonome et indépendante. Mais ce que Thériault nomme « le nationalitaire » implique l’ambigüité et le pragmatisme. Nous y reviendrons.

Le discours de SOS Montfort puisa fortement dans le répertoire mémoriel franco-ontarien afin de ficeler un discours d’ordre nationalitaire. Ses dirigeants ont d’ailleurs multiplié les comparaisons avec une autre crise nationale d’importance dans l’histoire franco-ontarienne; celle du Règlement 17 (1912-1927). Cette dernière, rappelons-le, avait mobilisé la population canadienne-française à l’échelle locale, régionale et nationale pour combattre de sévères restrictions imposées aux droits scolaires des Franco-Ontariens. Ainsi, la société civile québécoise et son milieu intellectuel, dont l’abbé Lionel Groulx, furent particulièrement actifs durant le conflit (Savard, 1993; Bock 2002; Bock et Charbonneau, 2015).

L’Affaire Montfort dans l’historiographie

L’Affaire Montfort a fait couler beaucoup d’encre dans les milieux universitaires entre 2002 et 2006. Les analyses ont jusqu’à présent surtout mis l’accent sur les dérapages discursifs et l’instrumentalisation des institutions et de la mémoire historique au profit d’une certaine élite définitrice. L’historiographie n’a pas cherché à situer l’événement dans la trame des redéfinitions identitaires et mémorielles qui se sont produites en Ontario français depuis la rupture institutionnelle du Canada français, et notamment durant les années 1990.

L’historien Marcel Martel a néanmoins jeté les bases d’une telle approche, en analysant l’utilisation par SOS Montfort de la mémoire du Règlement 17 durant la mobilisation initiale. Pour Martel, les militants ont opéré un amalgame entre deux crises dont les sources étaient diamétralement opposées. Si le Règlement 17 plongeait ses racines dans l’intolérance religieuse et linguistique d’un Ontario impérialiste, la crise de Montfort reflétait plutôt une préoccupation quant à l’efficacité du système de santé. Si la première relevait d’une hostilité contre le fait français, la seconde s’expliquait en raison du néolibéralisme économique. Cela dit, pour Martel, la présidente de SOS Montfort, Gisèle Lalonde, a contribué à « gomme[r] le conflit] et [a] propos[é] une vision unanimiste » de l’expérience entourant la fermeture de l’hôpital Montfort (Martel, 2005, p. 90) sans nécessairement vérifier son impact dans les milieux franco-ontariens.

L’historienne Marie LeBel (LeBel, 2006) estime également problématique le récit proposé par SOS Montfort durant la crise. En puisant dans le répertoire franco-ontarien, notamment dans la crise du Règlement 17, les défenseurs de l’institution auraient mobilisé une « mémoire douloureuse » et une « symbolique victimaire » qui serait, du moins dans certains cas, « à consonance nostalgique » (LeBel, 2006, p. 282, 289, 290). Dit autrement; le discours nationalitaire, tout en étant porteur de sens, représente un cul-de-sac puisqu’il est incapable de susciter de la « reconnaissance ». Tout comme Martel, Lebel rappelle que le discours montfortain opère un « brouillage sur l’interprétation » alors que les événements de 1997 n’avaient rien en commun avec ceux de 1912 (LeBel, 2006, p. 293). Elle juge d’ailleurs la judiciarisation du conflit comme étant davantage « rationnelle », puisque propice à une « reconnaissance » de la minorité, a contrario d’une politisation du débat dans l’espace public. La politisation du débat dans l’espace public ne serait donc pas efficace pour améliorer la situation de la minorité linguistique. Pourtant, comme le suggère le juriste Michel Giroux, la dimension politique de l’Affaire Montfort, et plus particulièrement l’expression d’un large appui populaire en faveur du maintien de l’institution, ont eu une influence décisive sur la décision en faveur de l’hôpital (Giroux, 2010-2011, p. 241, 243). Dit autrement, le discours nationalitaire a permis au discours juridique de remporter la partie.

L’étude de Roxanne Deevey du journal Le Droit d’Ottawa durant les premiers mois de la crise demeure la seule analyse des journaux jusqu’à présent. Le quotidien ottavien aurait, selon l’auteure, fait l’économie de l’objectivité journalistique au profit de la défense de Montfort, instrumentalisant le discours en ce sens. Il aurait été préférable pour Le Droit, croit-elle, d’analyser la crise sous l’angle de l’efficacité de l’offre des services en santé plutôt que sous celui de l’autonomisation des Franco-Ontariens (Deevey, 2003). C’est d’ailleurs cette perspective sur le conflit qui a motivé la salve de l’économiste (feu) Gilles Paquet (Paquet, 2002) contre les « nouveaux Éléates » qui ont défendu Montfort sans prendre en compte les « données empiriques » et « rationnelles » qui étaient présentes sur le terrain. Pour Paquet, les militants ont adopté une orientation idéologique fermée plutôt qu’ils n’ont fait une analyse factuelle de l’enjeu.

L’historiographie a donc sévèrement jugé le discours « montfortain » et son recours à l’histoire et à la mémoire des crises du passé. Le discours nationalitaire aurait été instrumentalisé par une petite élite qui cherchait à protéger son prestige. Seul le sociologue Joseph Yvon Thériault semble nuancer ce tableau bien gris dans un texte qui, ironiquement, voit plutôt dans l’Affaire Montfort une exception dans le mouvement général de « dénationalisation » de l’Ontario français. La mobilisation populaire et l’articulation d’un discours nationalitaire pour la défense de l’hôpital Montfort auraient selon lui contribué à transformer l’établissement régional de santé en une institution franco-ontarienne, un phénomène qui irait à contre-courant de la tendance générale en Ontario français. Dit autrement, Thériault voit plutôt dans cette mobilisation une preuve que le leadership franco-ontarien était malgré tout capable de produire un discours à prétention sociétale (Thériault, 2005). Mais ce discours arrive-t-il à fédérer les communautés franco-ontariennes à l’extérieur d’Ottawa?

Régions et régionalismes en Ontario français

Le présent article se propose d’étudier la crise de l’hôpital Montfort à partir du prisme des régionalismes franco-ontariens. Plus spécifiquement, à travers notamment une analyse d’hebdomadaires francophones, il explore l’espace public franco-ontarien afin de mieux mesurer la capacité fédératrice du discours proposé par SOS Montfort. Une telle analyse est d’autant plus pertinente en raison des particularités régionales qui caractérisent l’Ontario français. En effet, les recherches sur les régionalismes montrent l’existence d’importantes tensions historiques. Ce fut notamment le cas entre le discours d’action nationale canadienne-française d’Ottawa et celui de Sudbury dans le nord-est de la province durant les années 1950 et 1960 (Bock, 2008-2009). Les nombreuses tentatives par la « métropole » d’Ottawa pour orienter les structures associatives du nord de la province essuyèrent de nombreux échecs (Bock, 2017). Celles-ci se sont d’ailleurs traduites par des prises de bec entre la maison mère de l’Association canadienne-française de l’Ontario (ACFO) et ses associations régionales, notamment en ce qui avait trait au financement et à l’orientation idéologique de cette dernière, jugée trop conservatrice (Bock et Miville, 2012). Si les discours nationalitaires franco-ontariens publiés dans les journaux durant les années 1970-1980 ont puisé à la même source référentielle, ils comportaient néanmoins des variantes régionales et faisaient l’objet de débats (Miville, 2017a). Qui plus est, les études récentes soulignent que d’importantes mutations référentielles se sont opérées dans les milieux associatifs vers la fin des années 1980 et 1990. Celles-ci se caractérisèrent notamment par l’abandon progressif de la thèse des deux peuples fondateurs et de la dualité nationale au profit de la dualité linguistique et du multiculturalisme (Bock, 2016), ainsi que par l’apparition d’un discours sur la « valeur ajoutée » économique que représente le fait français (Bock, 2014).

Plusieurs enjeux se croisent dans notre problématisation du discours montfortain. Compte tenu de notre postulat selon lequel l’Ontario français est une communauté de régions aux intérêts parfois divergents, un tel discours normatif provenant d’Ottawa et dont le but est de transformer un enjeu somme toute local en une crise provinciale et nationale réussit-il à fédérer les régions? Dit autrement, le discours nationalitaire produit par SOS Montfort, qui fait abstraction des enjeux régionaux et fait la promotion d’une vision unitaire de l’Ontario français en puisant fortement dans les référents canadiens-français, réussit-il à universaliser la crise pour l’ensemble de la province ? Dans une francophonie canadienne qui abandonnait progressivement ses référents nationaux et culturels au profit d’une vision plus individualiste et même utilitaire du fait français, la joute n’était pas gagnée d’avance.

La stratégie discursive de SOS Montfort a contribué, croyons-nous, à la mise en sens de l’enjeu pour la plupart des milieux franco-ontariens. Cela dit, le discours montfortain circonscrivait l’enjeu de l’accès et de la gestion des soins de santé en français à un seul établissement de nature locale et situé à Ottawa. Cette stratégie avait pour objectif de faire de l’établissement un symbole autour duquel se jouait l’avenir du fait français en Ontario d’une part, et l’unité nationale du Canada, d’autre part. Ce faisant, les militants de SOS Montfort ont fait l’économie d’une compréhension globale des enjeux de la gouvernance et de l’accès aux soins de santé en français ailleurs dans la province. Bref, si le discours nationalitaire a été porteur de sens et a obtenu un certain succès à l’échelle provinciale et nationale, les défenseurs de Montfort ont limité leur propre capacité mobilisatrice en centrant la crise sur Ottawa et en négligeant d’inclure dans leur discours les problématiques régionales.

Les journaux en Ontario français

Compte tenu de l’importance des forces régionales en Ontario français, l’étude des hebdomadaires locaux offre plusieurs avantages. Si la révolution numérique a largement fragilisé la production de nouvelles et de perspectives locales au 21e siècle, les hebdomadaires franco-ontariens jouissent, malgré tout, d’une certaine stabilité à l’époque de la crise, notamment en raison de l’obligation du gouvernement fédéral d’y acheter des publicités. Mais c’est surtout leur indépendance à l’égard du milieu associatif qui rend pertinente l’étude des hebdomadaires. Indépendants, ils sont libres de critiquer et d’évaluer la pertinence de l’orientation politique des représentants de la communauté franco-ontarienne. L’appui des journaux au discours montfortain n’est pas acquis d’avance, comme en témoignent le débat controversé sur le rapatriement de la Constitution du Canada ou celui sur la place que doivent occuper les questions économiques et culturelles à l’ACFO durant les années 1970 et 1980 (Miville, 2017a; Bock et Miville, 2012).

Le mandat régional des hebdomadaires permet également de prendre la mesure des préoccupations locales en matière d’accès aux soins de santé en français après l’annonce de la restructuration du système de santé provincial, et notamment par rapport à la crise d’Ottawa. Il importe de rappeler que ce n’est qu’une infime minorité de Franco-Ontariens qui fréquentent l’Hôpital Montfort. Ailleurs dans la province, la question brûlante demeure l’obtention, sinon le maintien, de services bilingues dans les hôpitaux fusionnés en raison de l’absence, à quelques exceptions près, d’hôpitaux francophones.

Nous proposons donc une analyse de cinq hebdomadaires franco-ontariens en autant de régions. Soulignons qu’aucun consensus n’existe sur le nombre de régions ni sur leur définition en Ontario français. Cela dit, les repères géographiques (Nord-Est, Moyen-Nord, Est, Centre, Sud-Ouest) sont les plus utilisés. Une telle démarche a l’avantage de représenter des milieux variés, sur le plan tant historique que démographique, socio-économique ou linguistique (Charlevoix, 2005; Bock, 2017; Miville, 2012). Nous avons ainsi retenu Le Nord (Hearst, dans le Nord-Est, 6 articles), Le Voyageur (Sudbury, dans le Moyen-Nord, 37 articles), L’Express (Toronto, dans le Centre, 84 articles), Le Rempart (Windsor, dans le Sud-Ouest, 28 articles) et Le Carillon (Hawkesbury, dans l’Est, 70 articles)[1].

Ce corpus montre que trois principaux véhicules ont servi aux journaux franco-ontariens pour discuter de l’Affaire Montfort; les coups de crayon du caricaturiste Michel Lavigne de l’Association de la presse francophone (APF), les textes issus de fils de presse comme celui de l’APF, et enfin les articles originaux et les éditoriaux. Notons que seul L’Express de Toronto n’est pas membre de l’APF à cette époque et nous avons dans ce cas privilégié l’analyse de textes issus du fil de la Presse canadienne. L’analyse de ces documents permet de mieux évaluer la réception du discours nationalitaire à l’extérieur d’Ottawa.

Reproduire un récit nationalitaire; l’APF et l’Affaire Montfort

Le fil de presse de l’APF représente pour de nombreux hebdomadaires le point d’accès aux nouvelles concernant la crise. Fondée en 1976, l’Association regroupe la plupart des hebdomadaires de langue française à l’extérieur du Québec. L’adhésion à l’APF permet aux hebdomadaires de pallier leurs moyens limités pour fournir une couverture nationale des événements politiques sous l’angle de la francophonie canadienne. De plus, l’APF est associée à une agence de publicité à l’échelle nationale, qui négocie l’achat de publicités par l’État pour l’ensemble des hebdomadaires membres (Miville, 2017b). C’est également à partir du fil de l’APF que les hebdomadaires ont eu accès durant la crise aux caricatures de Michel Lavigne, un artiste établi alors dans l’Est ontarien, tout près d’Ottawa. Lavigne a produit cinq caricatures sur le sujet. Finalement, les journaux membres ont également eu accès aux textes d’Yves Lusignan, le correspondant politique de l’APF à Ottawa, qui publiait une chronique hebdomadaire intitulée « Nous sommes un million » en référence au nombre de francophones habitant à l’extérieur du Québec. Avec des journaux membres à l’échelle du pays, l’APF contribua également à faire connaitre la crise de l’hôpital Montfort à l’extérieur de l’Ontario français. Il serait intéressant d’étudier la réception du discours de SOS Montfort dans d’autres régions francophones du Canada, mais cela sort du cadre de cette étude.

Les coups de crayon de Michel Lavigne

Compte tenu de la nature pancanadienne de l’APF, les caricatures produites par l’association relatent des enjeux d’ordre national, notamment en ce qui concerne la scène politique fédérale. Cinq caricatures ont été produites au sujet de la crise. Nous avons retenu, par souci d’espace, trois d’entre elles que nous reproduisons pour les fins de notre analyse[2]. Chacune propose une critique acerbe de la politique provinciale en matière de soins de santé en français et met en vedette une représentation de Mike Harris, dépeint en adversaire des Franco-Ontariens.

Dans la première (figure 1), intitulée L’avenir de la santé en Ontario, un homme est invité à tirer une corde afin d’obtenir « des soins en français ». Le dessin montre également un mécanisme complexe actionné par la corde; une botte nommée « Harris » s’apprête à donner un coup de pied à l’homme par derrière s’il cherche à obtenir des soins dans sa langue[3]. Le commentaire est limpide; la réforme des soins de santé en cours en Ontario se fait aux dépens de l’accès des services de santé en français, comme en témoigne alors depuis deux mois la crise Montfort.

Figure 1

L’Avenir de la santé en Ontario

L’Avenir de la santé en Ontario

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Une autre caricature, intitulée Harris, le vandale (figure 2), est publiée quelques mois après que la province a interjeté appel de la décision de la Cour divisionnaire de l’Ontario donnant raison aux militants de Montfort en 1999. Le premier ministre est représenté tenant un pinceau et un pot de peinture noire devant l’hôpital Montfort. Vandalisant le panneau d’entrée de l’établissement où il a gribouillé « Morgue » pour remplacer « Hôpital Montfort (Ontario) », il dit; « Voilà la seule chose dont ont besoin les Franco-Ontariens[4]! ». Le symbole est fort; le premier ministre est représenté comme un individu qui cherche, de manière maléfique, à éliminer le fait français de la province.

Figure 2

Harris le vandale

Harris le vandale

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Une dernière caricature est publiée au lendemain de la victoire de SOS Montfort en Cour d’appel de l’Ontario le 7 décembre 2001 (figure 3). Elle parodie la première page des albums d’Astérix et Obélix à la manière franco-ontarienne. Sur l’étendard « romain » planté sur la carte de l’Ontario figurent le nom de Harris, un lion et l’Union Jack – et non les armoiries de l’Ontario –, suggérant une équivalence entre l’Empire romain, l’Empire britannique et la province. Ce n’est pas l’image agrandie d’un village gaulois que l’on voit dans la loupe posée sur la carte, mais celle de l’hôpital Montfort. Le texte qui accompagne la caricature précise ; « Nous sommes en 2001 après Jésus-Christ. Toute [sic] l’Ontario est dominée par les Anglais… Toute? Non! Un hôpital soutenu par d’irréductibles Franco-Ontariens résiste encore et toujours à l’envahisseur[5]. » Par cette analogie avec la bande dessinée Astérix et Obélix, le caricaturiste cherchait à souligner le caractère opprimant de « l’Empire » ontarien, confondu avec l’ancien Empire britannique, « mère patrie » historique des anglophones. L’image de l’empire évoquait également l’inégalité des moyens dont disposent les deux groupes, ce qui soulignait du même coup l’improbable et impressionnante victoire des Franco-Ontariens. Montfort et ses militants, comme Astérix et Obélix, étaient ainsi les héros de toute une communauté.

Figure 3

L’hôpital « gaulois »

L’hôpital « gaulois »

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À des niveaux variés, ces caricatures publiées à l’échelle nationale montrent un Ontario français assiégé par un gouvernement provincial francophobe. Le dernier exemple est particulièrement évocateur, puisqu’il suggère que les Franco-Ontariens résistent à un projet impérialiste et homogénéisant porté par un homologue de l’envahisseur romain de l’antiquité. Loin d’exprimer une simple critique contre une forme de discrimination ethnique, Lavigne dénonce une tentative par le premier ministre de rayer la société franco-ontarienne de la carte, ce qu’avaient déjà essayé de faire ses prédécesseurs lors de la crise du Règlement 17.

L’APF comme génératrice d’un récit collectif

Outre les caricatures de Lavigne, de nombreux articles produits par l’APF à Ottawa furent repris par les journaux régionaux. Soulignons à nouveau la nature pancanadienne de l’APF, qui devait offrir un contenu pouvant intéresser l’ensemble de ses membres répartis à travers le pays. L’Association a notamment publié une série d’articles d’Yves Lusignan, dont plusieurs portaient sur l’évolution de la crise de Montfort. Le correspondant politique pour l’APF à Ottawa a ainsi signé 14 articles. En plus de ces textes, nous avons recensé 17 autres articles non signés représentant, avec ceux de la Presse canadienne, la principale source d’information des hebdomadaires sur l’affaire Montfort.

L’engagement indéfectible de l’APF a contribué activement à reproduire le discours nationalitaire de SOS Montfort. En août 1997, alors que la province s’apprêtait à annoncer sa décision finale sur le sort de l’hôpital, Gisèle Lalonde rappelait que la crise était une question d’unité nationale; « Ce que nous défendons au-delà de l’Hôpital Montfort, c’est une vision du Canada où les droits des deux peuples fondateurs sont respectés […][6]. » Bien que la CRSSO ait renoncé à sa décision de fermer l’hôpital quelques jours plus tard, il choisit néanmoins d’amputer l’établissement de nombreux services spécialisés, dont l’urgence et le service de cardiologie. Il proposa, en plus, d’importantes compressions au budget de l’hôpital. Il s’agissait, pour Lusignan, d’une « victoire partielle, voire amère, [pour les] francophones de la province[7] ».

Le journaliste a produit en juin 1999 une série d’articles expliquant l’angle d’attaque de l’équipe juridique de Ronald Caza, l’avocat de SOS Montfort. L’équipe cherchait à débattre du sens de la Constitution du Canada en rapport aux droits des francophones du pays[8], en utilisant comme fer de lance une interprétation nationalitaire de la Charte canadienne des droits et libertés. Selon Caza, les Franco-Ontariens ne pouvaient pas être comparés « aux autres communautés ethniques en Ontario ». En effet, ils se distinguaient d’autres groupes en raison de la dualité nationale; « Un Franco-Ontarien, on va le comparer à la minorité anglophone, pas à la communauté chinoise. Il faut garder en tête l’historique du Canada[9]. » Gisèle Lalonde a vu dans le jugement de la Cour supérieure de l’Ontario renversant la décision de la CRSSO la confirmation du particularisme de l’Ontario français; « “[L]e peuple franco-ontarien” [vient] de prouver qu’il a sa place “parmi les grands peuples de ce monde”, au pays et en Ontario, “d’égal à égal”[10] ». Dans un texte à caractère plus éditorial, Lusignan a affirmé que « [l]a justice a finalement triomphé. L’hôpital Montfort est sauvée [sic][11] », et expliqué que le rôle culturel de l’institution était confirmé par la cour.

Cela dit, la victoire ultime devait attendre deux autres années, puisque le gouvernement interjeta rapidement appel de la décision. Durant les plaidoyers en 2001, Lusignan rappela que l’équipe juridique de Ronald Caza faisait valoir l’argument selon lequel

les Franco-Ontariens avaient un droit historique et constitutionnel de vivre et de s’épanouir en français, avec des institutions qui leur sont propres. Un droit d’autant plus important, que les Franco-Ontariens forment une communauté vulnérable[12].

La victoire de SOS Montfort en Cour d’appel de l’Ontario en décembre 2001 semblait confirmer, du moins en partie, la thèse des défenseurs de Montfort. Si la Cour estima que Montfort ne jouissait d’aucune protection constitutionnelle explicite, des principes « non écrits » inscrits dans la Constitution visaient à protéger les minorités. S’appuyant sur l’argument du sociologue Roger Bernard (Bernard, 2000), la Cour décida que Montfort représentait une institution « vitale pour la minorité francophone de l’Ontario sur les plans linguistique, culturel et éducatif[13] ».

Ainsi, par l’entremise des textes de Lusignan, de son fil de presse ainsi que des caricatures de Lavigne, l’APF a contribué activement à créer un récit collectif autour de la cause Montfort. En général, les membres ontariens de l’APF ont mis à profit cette ressource en publiant plusieurs de ces articles. Ce contenu centralisé et national que reprenaient les journaux permit en effet aux membres de partager la même perspective sur l’affaire Montfort. Que ces textes se retrouvent un peu partout en Ontario français, et même à l’échelle du pays, montre qu’il y a effectivement eu un grand intérêt pour la crise. D’ailleurs, chez Caza comme chez Lalonde et le journaliste Lusignan, la défense de Montfort ne s’inscrit pas dans une lutte contre une forme de discrimination, mais bien dans une logique nationalitaire dont l’objectif est de préserver non seulement l’accès à des droits linguistiques, mais une institution de la minorité.

Regard sur les journaux régionaux franco-ontariens

Une analyse plus ciblée du contenu original produit par les hebdomadaires franco-ontariens montre une grande variabilité dans la pénétration du récit montfortain. Il en va de même pour l’intérêt que suscite la crise dans les médias régionaux, même si celle-ci est présente dans l’ensemble de notre corpus. Peu discutée dans le journal Le Nord, à Hearst, c’est dans L’Express de Toronto – par l’entremise du fil de la Presse canadienne – qu’elle l’a été le plus. Le Carillon, publié à une centaine de kilomètres d’Ottawa, a été l’hebdomadaire qui a produit le plus de contenu original sur la question, sans doute en raison de la proximité de la capitale et de l’utilisation par les francophones de l’Est ontarien des services spécialisés offerts par l’hôpital.

Ni ingérence ni indifférence? Le Nord de Hearst devant la crise

Le Nord est publié à Hearst dans le nord de la province, une des rares villes majoritairement francophones à l’extérieur de l’Est ontarien. Incorporée en 1922 comme centre ferroviaire régional, la localité est rapidement devenue un lieu phare de l’exploitation forestière du nord de l’Ontario. L’accès à des terres abordables a attiré à Hearst des colons et des entrepreneurs du bois en provenance du Québec. Devenue majoritairement francophone, notamment en raison de l’aide du clergé qui relevait de l’archidiocèse d’Ottawa, la région s’est dotée d’un important réseau institutionnel (Coulombe, 1998). Ottawa, la « métropole » franco-ontarienne, a longtemps eu maille à partir avec cette région située à plus de 900 km. Au sein de l’ACFO, des tensions se firent sentir notamment durant les années 1980 lorsque la question socio-économique entra en conflit avec les aspirations nationalistes des élites ottaviennes (Bock et Miville, 2012).

L’affaire Montfort a peu intéressé l’éditeur du Nord durant la période retenue. Celui-ci a publié seulement cinq articles sur le sujet, dont trois de l’APF, et une lettre ouverte rédigée par le bloquiste Richard Nadeau en 1998 pour féliciter SOS Montfort et souligner l’appui du parti souverainiste à la cause[14]. Cela ne signifie toutefois pas que la population y était indifférente. Le journaliste Francis Bouchard a rapporté en effet que le conseil municipal de Hearst appuyait l’Association française des municipalités de l’Ontario dans sa dénonciation de la fermeture de l’hôpital. Le journaliste rapporte également que le député néo-démocrate de Cochrane-Nord, Len Wood, s’opposait à la fermeture. De plus, son article signalait qu’une pétition était disponible à la pharmacie de Hearst afin de permettre à la population de manifester son soutien à l’hôpital. Enfin, les services de counseling de la région ont également appuyé SOS Montfort, notamment en raison des liens entre les deux régions en matière de santé mentale (Arsenault et Martel, 2018)[15].

Cela dit, l’équipe des communications de SOS Montfort commit une bévue en se présentant comme le seul hôpital de langue française de la province, ce qui vexa les dirigeants de l’hôpital Notre-Dame de Hearst[16]. SOS Montfort corrigea rapidement le tir en précisant que son institution était en fait le seul hôpital universitaire de langue française à l’ouest de la rivière des Outaouais. Si la crise ne fut pas complètement ignorée par l’hebdomadaire, sa présence demeura toutefois marginale.

Les sources ne nous permettent pas de tirer des conclusions définitives pour expliquer l’absence relative de l’affaire Montfort dans les pages du Nord. Il est possible d’y voir une preuve du déclin des hebdomadaires francophones en Ontario qui ont vu des temps meilleurs durant les années 1970, notamment. Le Nord publiait alors une édition pour Hearst et une autre pour Kapuskasing, et desservait un territoire s’étendant jusqu’à Smooth Rock Falls, à 160 km à l’est de Hearst. L’édition de Kapuskasing a progressivement été abandonnée vers la fin des années 1980 (Miville, 2012). Avançons également comme hypothèse que la présence des plateformes de Radio-Canada, depuis la fondation en 1978 de la station régionale CBON à Sudbury, et celle de radios communautaires, comme CINN à Hearst en 1988 et CKGN à Kapuskasing en 1992, permettaient également de combler les besoins en information en français dans cette région majoritairement francophone. N’écartons pas, toutefois, l’existence sous-jacente de tensions régionales entre Ottawa et le nord de la province. En effet, SOS Montfort a ignoré l’existence d’autres établissements hospitaliers francophones en province et n’a pas inclus les enjeux régionaux dans sa stratégie discursive. Dans le cas de Hearst, cela a causé un certain remous, limitant ainsi la capacité des défenseurs de Montfort de générer dans la région un sentiment d’urgence d’agir pour défendre l’institution ottavienne.

À la défense d’un peuple fondateur; Le Carillon et l’Est ontarien

Si Le Nord a été peu loquace sur la crise, le contraire est vrai du Carillon de Hawkesbury, un hebdomadaire qui desservait principalement le territoire de Prescott-Russell, à l’est d’Ottawa, et la partie orientale de l’Outaouais québécois. Cette région agricole à majorité francophone se situe à une centaine de kilomètres de la capitale fédérale. Colonisée au début du 19e siècle par des Canadiens français, la région est caractérisée par ses nombreux villages francophones. Bien que son chef-lieu offre des services de santé à l’Hôpital général de Hawkesbury, la population du comté fréquente également l’hôpital Montfort où des soins spécialisés en français sont prodigués. Compte tenu de cette réalité, Le Carillon s’est engagé sans réserve dans la défense de l’établissement dès l’annonce de la fermeture et a reproduit le discours nationalitaire de ses défenseurs. Publiant des éditoriaux et les nouvelles de l’APF, l’hebdomadaire a été un grand allié pour les militants.

L’affaire Montfort devint dans la région un enjeu électoral lors du scrutin provincial de 1999. Le député libéral sortant, Jean-Marc Lalonde, s’est positionné contre la fermeture de Montfort[17]. Pour sa part, le candidat progressiste-conservateur, Alain Lalonde, cherchait à rassurer les électeurs la veille de l’élection. Les Libéraux ont contre-attaqué, promettant d’importants investissements pour l’hôpital[18]. Le résultat de l’élection n’offrit aucune surprise; Jean-Marc Lalonde fut réélu avec une large avance sur son rival[19]. Qui plus est, le seul ministre franco-ontarien dans le cabinet de Mike Harris, le député Noble Villeneuve de la circonscription adjacente de Stormont-Dundas-Glengarry, fut également battu. L’éditorialiste François Legault se dit peu surpris du résultat, remarquant que Villeneuve faisait les frais de son isolement au sein de son parti à cause de la crise[20].

Quelques semaines avant la décision de la Cour supérieure de l’Ontario en 1999, le propriétaire du journal, André Paquette, prit la plume pour dénoncer le premier ministre Mike Harris, lui reprochant de ne pas avoir compris la nature dualiste du pays lorsqu’il avait donné son accord à la fermeture de l’hôpital; « Quand-est-ce [sic] M. Harris allez-vous réaliser que le Canada c’est un pays bilingue, que la capitale de NOTRE (en majuscule dans l’original) pays, par conséquent, se doit d’être bilingue? Le fait français au Canada, M. Harris, c’est ce qui nous différencie des Américains[21]. » Le bilinguisme d’Ottawa et le maintien de Montfort représentaient le prix à payer dans un pays bilingue afin que la particularité du Canada face aux États-Unis puisse se maintenir.

La première victoire juridique de Montfort réjouit Paquette qui compare Gisèle Lalonde à Jeanne d’Arc menant ses troupes contre les Anglais. Il souligne également l’importante contribution du journal Le Droit qui, « comme lors du fameux [R]èglement 17, n’a pas hésité à mettre toutes ses ressources au service de la cause[22] ». Huguette Burroughs, qui signe l’éditorial le même jour, affirme qu’il s’agissait d’une décision « historique »; « Cette victoire, qui crée une première dans l’histoire du Canada, risque de faire des p’tits [sic] », en se répercutant sur d’autres causes juridiques en milieu minoritaire[23].

Malgré la jubilation, la cause a été portée en appel par la CRSSO et la province au début de l’année 2000. Burroughs se désole que la crise n’ait pas débouché sur un règlement politique. Elle se réjouit néanmoins que la manifestation ait provoqué – tout comme ce fut le cas avec le Règlement 17 – une vague d’unité en francophonie canadienne; « À l’exemple de nos mères il y a 87 ans lors de l’adoption du [R]èglement 17 », écrit-elle, les francophones de partout au pays, toutes classes ou origines confondues, ont été « unis dans un merveilleux élan de solidarité [et] ont crié sur la place publique “Montfort, fermer, Jamais!!!” ». D’ailleurs, « [g]râce aux médias », c’est l’ensemble du pays qui pouvait témoigner du fait « que les Franco- [O]ntariens forment un peuple fièrement attaché à ses institutions [et] qui ne veut pas mourir »[24]. Elle évoque de nouveau les aïeules et ajoute que les « premiers » Franco-Ontariens

qui [ont défriché] la province sont sans doute bien fier[s] de nous [le 22 mars 1997]. Ceux et celle qui [ont fait] abroger le [R]èglement 17 sont sans doute triomphants, 84 ans plus tard, de nous voir encore debout et savoir que le coeur de leurs descendants continue de vibrer au rythme de la francophonie[25].

Burroughs reprend ainsi à son compte le discours nationalitaire de SOS Montfort sur le sens de la crise, l’inscrivant notamment en continuité avec le Règlement 17. L’enjeu, pourtant bien régional, devient dans les pages du Carillon une question d’ordre national, voire une question existentielle. Les Franco-Ontariens formaient un « peuple » qui refusait de « mourir », au contraire d’une minorité ethnique qui s’intégrerait à la majorité. En ce sens, Montfort représentait beaucoup plus qu’une clinique de santé régionale, mais bien le symbole d’une vision particulière du Canada : celle de la dualité nationale.

Le Carillon a pu également compter sur les contributions d’Alain Fraser qui a signé de nombreux éditoriaux au cours de la crise. En réponse à la décision du CRSSO d’interjeter appel en 1999, Fraser accuse Mike Harris d’être un « tyran » qui se « moque » et qui « provoque » les Franco-Ontariens. Il appelle « les autres [f]rancophones du Canada » à « dénonce[r] ouvertement le racisme linguistique » du premier ministre qui s’acharne contre les Franco-Ontariens et « divise à nouveau les deux peuples fondateurs ». Pour Fraser, « [l]’unité canadienne » dépend de la reconnaissance par « les dirigeants de ce pays […] qu’il y a deux peuples […] deux cultures et deux langues », lesquelles auraient permis de créer le Canada, le pays « le plus envié du monde![26]  ».

Pour Fraser, tout comme pour ses prédécesseurs depuis les années 1970 (Miville, 2017a; 2012), l’unité nationale primait par-dessus tout. Mais contrairement à ce qui s’était passé durant les années référendaires et les crises constitutionnelles, l’avenir du pays ne dépendait plus du vote québécois durant un référendum ou de l’acceptation par les francophones hors Québec du compromis qu’imposait la Charte canadienne des droits et libertés (Savard, 2008; Behiels, 2005). Ce fardeau reposait désormais sur la province. L’équilibre entre les « deux peuples fondateurs » était alors menacé par le gouvernement provincial, d’où la nécessité de « lutter ».

Fraser se réjouit en décembre 2001 lorsque la Cour d’appel dévoile sa décision favorable à Montfort; « […] [Célébrons] notre dualité linguistique. OUI! Il est possible que les deux peuples fondateurs de ce pays continuent à l[a] bâtir […] ». La décision, selon lui, permettait « de nous projeter dans l’Avenir [sic] » avec « le courage de poursuivre nos efforts dans le grand combat de la défense de notre identité qui dure depuis l’arrivée des premiers colons français en terre d’Amérique ». Pour conclure cette apologie de la patrie, il rappelle que l’« histoire » des francophones est « une épopée […] parsemée de luttes et de combats » dont l’issue victorieuse dépend de leur unité[27]. Si l’objectif de SOS Montfort était de créer une « vision unanimiste », comme le suggère Marcel Martel (Martel, 2005, p. 90), Fraser y adhère pleinement. Soulignons néanmoins que la défense de Montfort ne représente pas pour Fraser une fin en soi, mais plutôt une étape vers un horizon à atteindre, une utopie plus ou moins bien définie, mais qui s’inscrit en continuité avec l’histoire de la présence française en Amérique.

D’une vision sociétale aux droits individuels; Montfort et L’Express de Toronto

C’est à L’Express de Toronto que la crise Montfort a été le plus suivie. Le journal publia plus de 69 articles signés par la Presse canadienne sur le sujet et 84 articles au total, plus que n’importe quel autre hebdomadaire de notre corpus. Cela dit, seulement deux éditoriaux ont traité de la question. Les lecteurs de L’Express ont pu ainsi suivre de près l’évolution de la crise, à raison parfois de plusieurs articles par numéro, sans toutefois que la rédaction ne fasse connaître son opinion sur la question. Notons également que c’est à Toronto que le discours nationalitaire est le moins performant. En effet, L’Express rejette la thèse des deux peuples fondateurs, mais défend l’Hôpital Montfort qu’il estime être victime de discrimination par la province. Bien que la présence française à Toronto remonte à l’époque de la Nouvelle-France, il faut la migration d’ouvriers canadiens-français, acadiens et français au 19e siècle pour que se structure une communauté de langue française. Celle-ci s’est d’ailleurs regroupée autour de la paroisse Sacré-Coeur, fondée le jour de la Saint-Jean-Baptiste en 1887. Largement marginalisée, la communauté franco-torontoise a néanmoins vécu un important essor après la libéralisation de la politique d’immigration du Canada qui permet, depuis les années 1970, d’accueillir un plus grand nombre de francophones, notamment des pays subsahariens, d’Haïti, de l’île Maurice et du Maghreb. Cette tendance s’est accélérée au tournant du 21e siècle, de sorte qu’en 2004, plus de 42 % de la population francophone de Toronto était issue de l’immigration internationale (Frenette, 2017, p. 368). Michel Bock souligne d’ailleurs que ce nouveau visage de la francophonie torontoise a été d’une importance capitale dans les mutations référentielles et identitaires qui se sont opérées au sein de la communauté franco-ontarienne. Le milieu associatif a abandonné de larges pans des éléments référentiels traditionnels afin de s’adapter à la diversité francophone de l’Ontario (Bock, 2017).

Le premier article qu’a rédigé l’équipe de LExpress est paru en août 1997 sous la plume de Mélanie Martineau. Elle remet en question la décision du CRSSO de transformer l’hôpital Montfort en une clinique qui serait privé de ses soins spécialisés : « [N]’est-ce pas en fin de comptes [sic] un recul? » D’après l’article, les francophones de Toronto « ne sont pas indifférents » au sort de Montfort. Un membre du Conseil des écoles catholiques du Grand Toronto, Charles Arsenault, s’inquiète effectivement de la situation; « Des services bilingues, ça n’existe pas. Ce sont des services en anglais. » D’ailleurs, pour l’ACFO de la Communauté urbaine de Toronto, les changements à l’hôpital mettent en péril la possibilité de former des médecins francophones et menacent du même coup la possibilité d’obtenir des services de santé dans cette langue. Cela dit, son président, François Guérin, se dit « un peu plus [préoccupé] de la prestation de services de santé de langue française » à Toronto, ce qui représente un défi unique[28]. Ici comme ailleurs, les enjeux locaux modulent l’importance que prend l’Affaire Montfort dans les régions.

Les éditoriaux de L’Express se distinguent largement du discours montfortain en matière de réflexion nationalitaire. François Bergeron effleure l’Affaire Montfort en 1998 dans un éditorial sur les droits fondamentaux protégés par la Charte canadienne des droits et libertés. Le texte, soulignons-le, a été publié avant le début des procédures judiciaires de SOS Montfort. L’éditorialiste torontois commente une décision de la Cour suprême du Canada contre l’Alberta concernant les droits des homosexuels et souligne les limites des codes des droits de la personne des provinces. Ces derniers, en effet, ne protègent pas nécessairement les individus contre de multiples formes de discrimination, dont la discrimination linguistique. Évoquant le recours judiciaire en cours pour sauver Montfort, Bergeron affirme qu’il serait nécessaire que la Cour suprême interprète les droits des citoyens en allant au-delà de la lettre de la loi[29]. L’éditorial est prémonitoire; quatre mois plus tard, le Renvoi relatif à la sécession du Québec stipulera qu’il existe dans la Constitution des droits « non écrits » qui protègent les minorités (RCS, 1998). Notons enfin, et c’est une différence importante par rapport au reste de notre corpus, que la réflexion de Bergeron s’articulait principalement autour d’une conception individuelle, et non nationalitaire des droits des francophones.

Bergeron affirme sans ambages quelques semaines plus tard qu’il est nécessaire d’abandonner la thèse des peuples fondateurs, puisque ceux-ci sont devenus « des communautés linguistiques pluralistes[30] ». S’il tient à la dualité linguistique, la notion de « peuple » parait beaucoup trop exclusive à l’éditorialiste pour être opérationnelle dans le Canada contemporain. La préservation de Montfort a ainsi un sens non pas pour la quête de l’autonomie d’un groupement nationalitaire, mais bien pour la défense des droits linguistiques des individus qu’ont consacrée le bilinguisme canadien et la Charte. Cette transformation référentielle, déjà entamée à la Fédération des communautés francophones et acadienne du Canada (FCFA) et à l’ACFO (Bock, 2016; 2017), montre bien qu’il existait des limites pour la réception du discours de SOS Montfort.

Ces prises de position constituent également une évolution pour L’Express qui, à ses débuts en 1976, tenait un discours nationalitaire et marxisant axé sur l’oppression des Canadiens français, discours qui contraste largement avec la position plus modérée adoptée par Bergeron à partir de 1978. Cet Express « deuxième mouture » flirte notamment avec le néolibéralisme, tout en maintenant, pendant une décennie, un rapport soutenu à la vision d’un Ontario français autoréférentiel (Miville, 2012, p. 120). Le changement de cap au cours de la crise de Montfort représente donc une importante mise à distance des positions qu’avait épousées l’hebdomadaire vingt ans plus tôt et montre un glissement majeur dans la représentation des Franco-Ontariens.

Si dans son contenu éditorial L’Express n’a pas adopté le récit que proposaient les défenseurs de Montfort, la publication par l’hebdomadaire d’un peu moins de soixante-dix textes de la Presse canadienne représentait un contrepoids important. Un article du 11 mars 1997, par exemple, fait notamment un lien entre la décision de fermer Montfort et « l’infâme Règlement 17 ». Le texte souligne également que la fermeture de l’hôpital donne de l’eau au moulin à l’option souverainiste québécoise[31], une assertion réitérée quelques semaines plus tard[32] et que reprendra Gisèle Lalonde la même année[33].

Le « Grand ralliement » du 22 mars 1997 a également été souligné en grande pompe par l’hebdomadaire. Les lecteurs ont alors appris que l’hôpital constituait un « [s]ymbole de la lutte des Franco-Ontariens », à l’instar de celle contre le Règlement 17. « Jamais depuis le [R]èglement 17 […] un événement n’a-il mobilisé autant la population francophone de l’Ontario. » Cet article d’Huguette Young citait d’ailleurs Gisèle Lalonde affirmant que la défense de Montfort était une « quête du destin » et qu’il s’agissait de « proclamer notre identité[34] ».

Les nouvelles au sujet de Montfort se sont multipliées au fil des années à L’Express. Le journal relate par exemple le souhait du Commissaire aux langues officielles, Victor Goldbloom, que l’hôpital devienne un centre national de formation en santé en français[35]. D’après une lettre ouverte signée par l’ancien ministre Bernard Grandmaître, cela « sera[it] profitable à la population francophone du Canada », en plus de représenter « un beau geste en faveur de l’unité canadienne »[36]. L’année 1998 se caractérise également par une série de dons que firent le Bloc québécois, Impératif français et d’autres organismes[37] à SOS Montfort, ce qui signalait un certain rapprochement entre le Québec et la francophonie ontarienne[38]. Pour le bloquiste Louis Plamondon, « Montfort est devenu un symbole qui touche tous les Québécois, souverainistes et fédéralistes ». Cela dit, l’intervention du Bloc à la crise n’a pas fait que des heureux. Le député libéral fédéral d’Ottawa-Vanier, Mauril Bélanger, a critiqué le geste où il voyait plutôt un complot par le mouvement souverainiste pour engranger des gains politiques sur le dos des Franco-Ontariens[39].

Lorsque la voie politique s’est épuisée, la judiciarisation du conflit a commencé, un épisode qu’a suivi de près L’Express[40] jusqu’à la décision favorable à l’hôpital rendue par la cour divisionnaire en décembre 1999. La Presse canadienne reprend les propos de Gisèle Lalonde selon lesquels il s’agissait de « la plus grande victoire jamais acquise par la communauté francophone de l’Ontario »; elle permettait aux Franco-Ontariens de prendre « leur place dans l’histoire » pour qu’ils puissent être « traités d’égal à égal » avec la majorité anglophone[41]. Tout comme l’APF, la Presse canadienne souligne que la décision de la Cour d’appel confirme que Montfort représente une institution « vitale » pour les Franco-Ontariens sur les plans « linguistique, culturel et éducatif », conformément au principe des droits « non écrits » de la Constitution du Canada[42].

La crise de Montfort a énormément animé les pages de l’Express. Si les dépêches de la Presse canadienne reprises par l’hebdomadaire ont fait une large place au discours de SOS Montfort, les rares éditoriaux qui ont abordé la question ont détonné. La cause préoccupait la francophonie torontoise, mais l’éditorialiste Bergeron, sans critiquer de front l’orientation discursive de SOS Montfort, a néanmoins rejeté de manière peu cérémonieuse la notion des deux peuples fondateurs, qui était, selon lui, désuète. La nature de la francophonie torontoise est certainement en cause; en effet, il était difficile d’arrimer un discours « canadien-français » à cette notion dans un milieu aussi éclaté et cosmopolite que Toronto.

Montfort et les « trois nations » canadiennes; Le Rempart de Windsor

Le Sud-Ouest ontarien, notamment le centre urbain de Windsor, représente le berceau du peuplement français en Ontario. L’établissement d’une communauté française dans la région remonte à 1701, lorsqu’Antoine Laumet de La Mothe-Cadillac fonde le fort Pontchartrain sur la rivière Détroit. Vers la fin du Régime français, la population du détroit se répand vers ce qui allait devenir l’Ontario, en fondant d’abord la paroisse de l’Assomption, aujourd’hui Windsor. Comme l’a souligné Jack Cecillon, la région a connu une deuxième vague de migration, celle-ci canadienne-française, au lendemain des Rébellions de 1837-1838. Les tensions entre les deux groupes étaient palpables durant le Règlement 17, les « anciens Canadiens » étant plus portés à accepter le règlement alors que le groupe issu de la seconde migration était beaucoup plus combatif. De plus, les mots d’ordre d’Ottawa appelant à la résistance ne concordaient pas toujours avec la réalité sur le terrain dans cette région fortement éloignée de la capitale fédérale (Cecillon, 2013).

Publié à Windsor, Le Rempart est l’un des journaux aux moyens les plus limités de notre corpus. La page d’information du journal ne présente aucun « journaliste », mais un « éditeur », Jean Mongenais, et une « rédactrice », Paulette Richer. Deux personnes s’acquittent des tâches d’« administration et production » : Johanne Gagnon et Céline Vachon. La surabondance de textes de l’APF publiés par Le Rempart ne doit pas surprendre. Soulignons néanmoins qu’au fil de la crise, la cause de Montfort a fréquemment fait la une du journal[43]. Ce choix éditorial montre qu’à défaut d’avoir les moyens de produire des articles originaux, le journal éprouvait de l’intérêt pour l’enjeu. En tout, 21 articles de l’APF, signés par Yves Lusignan, ont été publiés sur le sujet, en plus de quelques éditoriaux repris de journaux membres de l’association.

Néanmoins, en août 2000, Paulette Richer signe à la une de l’hebdomadaire un texte original qui s’alimente aux dépêches de l’APF. La publication de ce texte fait suite au dépôt par le gouvernement Harris d’un mémoire à la Cour d’appel de l’Ontario. Richer rapporte que l’ACFO et la Fédération de la jeunesse franco-ontarienne (FESFO) « s’objectent fermement à ce que la province ose parler en [leur] nom, et ce sans même [les] consulter ». La FESFO conteste la position du gouvernement selon laquelle les jeunes Franco-Ontariens se contenteraient de services en anglais, puisqu’elle ne tient pas compte « des milliers de jeunes [F]ranco-[O]ntariens qui manifestent en faveur de [SOS] Montfort » en 1997[44].

L’éditorial également signé par Richer dans le même numéro propose une réflexion nationalitaire inusitée qui lui est inspirée par un résident de Pointe-aux-Roches, Robert Chauvin. L’éditorialiste recommande qu’à l’instar des peuples autochtones qui revendiquent le titre de Premières Nations, les francophones du pays revendiquent celui de « Deuxième Nation ». La notion permettrait, écrit-elle, de régler le problème de la « dilu[tion de] notre sens d’identité commune » dans la francophonie canadienne et contribuerait à rétablir les liens avec le Québec. Richer suggère également de changer le nom de la FCFA en « Assemblée des Deuxièmes Nations », et ce, au moment même où l’organisme expurge de son discours les références à la dualité nationale. Quant aux anglophones qui sont venus « au Canada après nous », ils pourraient « se réclamer de la Troisième Nation![45]  ». Il s’agit d’une « bonification » de la thèse voulant que les Franco-Ontariens forment avec les autres francophones un « peuple », et qui incluait une prise en compte du fait autochtone au Canada.

Le 26 août 1998, le journal décide de reproduire un éditorial de l’Agricom de Clarence Creek, localité de l’Est ontarien. L’éditorialiste Pierre Glaude salue le geste de SOS Montfort d’aller devant les tribunaux afin que soit annulée la décision de la CRSSO. Il se dit également « déçu » que les négociations politiques « qui sont basées sur des valeurs de “fair play” […] et de respect mutuel entre deux peuples fondateurs d’un pays, n’ont à peu près rien donné ». La CRSSO et le gouvernement Harris auraient « évacué de leur cerveau les valeurs traditionnelles des Canadiens », d’où le nécessaire recours aux tribunaux. En cas d’échec, l’éditorial réclame néanmoins une nouvelle offensive politique afin que de nouveaux droits pour les francophones soient enchâssés dans la constitution[46]. Montfort, en ce sens, permettait de se projeter dans l’avenir.

Bien qu’isolé du reste de la province et doté de modestes moyens, Le Rempart a donc participé pleinement à la diffusion du discours nationalitaire autour de l’Affaire Montfort. Contrairement à son homologue torontois, l’hebdomadaire windsorois souhaitait, à l’instar de SOS Montfort, que soit maintenue la notion des « peuples fondateurs ». Il a néanmoins modifié quelque peu la notion en y ajoutant un troisième « peuple », en l’occurrence les nations autochtones, dans l’espoir qu’une définition renouvelée puisse mieux refléter la réalité canadienne et protéger le fait français au pays.

Produire un horizon : la crise à Sudbury

La ville de Sudbury, située au moyen-nord de la province, a été historiquement un fief des jésuites de Montréal qui assuraient depuis les années 1880 l’institutionnalisation du fait français dans ce qu’on nomme le « Nouvel-Ontario ». La région a participé activement au projet canadien-français durant la première moitié du 20e siècle et s’appuyait sur un espace institutionnel vigoureux que composaient le Collège Sacré-Coeur, les journaux catholiques et l’ACFO régionale. Il n’en demeure pas moins que certaines figures de la région ont manifesté une certaine méfiance à partir des années 1950 envers les projets nationalistes que parachutait Ottawa (Bock, 2017, p. 209-217). Cette méfiance s’est traduite par une importante remise en question du rôle de la maison mère de l’ACFO à Ottawa (Bock et Miville, 2012). La ville représentait également un important pôle culturel qui a accru son importance en Ontario français durant les années 1970 (Hotte et Melançon, 2010). Son journal, Le Voyageur, fondé en 1968, a longtemps maintenu une tradition nationalitaire, surtout pendant la direction d’Hector-L Bertrand, S.J., entre 1975 et 1996 (Miville, 2017a; 2012), tradition qui a été ravivée durant la crise de Montfort. Tout comme la plupart des journaux régionaux, les textes de l’APF lui fournissaient l’essentiel de l’information relayée aux lecteurs. Fortement rattaché à un projet franco-ontarien, Le Voyageur fut néanmoins soucieux de rappeler à Ottawa l’existence d’autres enjeux que ceux qui préoccupaient la capitale.

Il importe de souligner que la restructuration que proposait la CRSSO a également provoqué un important ressentiment dans la région. Les fusions qu’elle envisageait entre les deux hôpitaux unilingues de Sudbury avec l’hôpital Saint-Joseph, une institution bilingue, ont soulevé une grande inquiétude quant à l’avenir des services de santé en français dans le Moyen-Nord. Il y a donc eu à Sudbury un deuxième front sur le plan linguistique, ce qui eut une influence sur l’appui à Montfort.

L’édition du 19 mars 1997 a abordé directement les divergences entre Ottawa et Sudbury. L’éditorialiste Jacques Des Becquets y prend position en faveur de l’ACFO du grand Sudbury qui refuse d’affréter un autobus pour participer au « Grand ralliement ». Le conseil d’administration de l’ACFO sudburoise a plutôt décidé d’appuyer la « Fête de la résistance » contre le gouvernement progressiste-conservateur qui se déroule les 21 et 22 mars à Sudbury et que pilotent les syndicats ainsi que le milieu éducatif de la région. Cela dit, l’ACFO régionale a également affirmé qu’elle enverrait des lettres en appui à SOS Montfort à la Province et au CRSSO. L’Association s’engage d’ailleurs à « rassembler du monde, des personnes qui porteront des pancartes d’appui au [sic] Montfort[47] ». Des Besquets écrit que, compte tenu du contexte sudburois, il « applaudit » la décision de l’ACFO du grand Sudbury de manifester localement plutôt que de noliser des autobus pour l’événement à Ottawa. « [A]ussi importante soit la cause de l’hôpital Montfort », écrit-il, les enjeux régionaux nécessitent une réponse à l’échelle locale. Il est essentiel, selon Le Voyageur, que le nouvel hôpital régional qu’impose la CRSSO soit également désigné sous la Loi sur les services en français :

Voilà pourquoi il faut appuyer les initiatives de l’ACFO. Il est très important qu’en tant que collectivité de langue française la plus importante hors du Québec, nous puissions assurer notre espace de vie, un espace dans notre langue. C’est comme ça que l’on obtient le respect[48].

Ce n’est pas dire que Le Voyageur abandonne pour autant la cause Montfort. Il reconnaît son importance et critique notamment la composition de la CRSSO, qui ne comptait aucun francophone pour sensibiliser la commission aux enjeux de la communauté avant la nomination « honteusement tardive », en avril 1997, de Muriel Parent, une enseignante, entrepreneure et anciennement préfet de la municipalité Val Rita-Harty. De plus, la fermeture de Montfort et le transfert de ses services spécialisés à l’hôpital Général d’Ottawa, ironise Des Becquets, sont « dénudé[s] de tout bon sens »[49]. Il dénonce d’ailleurs la tentative par la commission de « noyer la voix franco-ontarienne » avec sa décision en août de maintenir un Montfort dépourvu de son urgence et de services spécialisés[50].

S’il appuie la défense de Montfort et envisage une action juridique, l’éditorialiste se demande toutefois si les Franco-Ontariens vont appuyer « les autres combats au moment opportun », une référence à peine voilée à l’enjeu de l’accès aux soins de santé en français à Sudbury[51]. En effet, l’espace médiatique, nous l’avons vu, était dominé par la crise de Montfort, ce qui ne laissait que peu d’espace pour les questions locales. Puisqu’il n’existait aucun hôpital de langue française à Sudbury à cette époque, l’enjeu n’était pas la gestion du nouvel établissement régional, mais bien l’offre de services en français.

Le dernier texte qu’a produit Le Voyageur sur l’Affaire Montfort est l’éditorial de Marco Roy en juillet 2000. Celui-ci critique sévèrement l’avocat du gouvernement, le Franco-Sudburois Michel Hélie, qui affirme que la jeunesse franco-ontarienne « s’accommodait fort bien des services en langue anglaise » offerts par la province. Roy fustige le mémoire de la province déposé devant la Cour d’appel : « Ça n’aura guère pris plus qu’une centaine de pages au gouvernement de Mike Harris pour remettre en question les fondements de l’Ontario français. » En quoi consistent ces fondements? Pour Roy, l’histoire franco-ontarienne est caractérisée par une série de luttes pour préserver le fait français, et l’Affaire Montfort ne représente qu’une cause parmi d’autres pour l’avenir des Franco-Ontariens. Roy souligne qu’elle s’inscrit au même chef que le projet de créer une université de langue française dans la province. L’éditorialiste préfère de loin l’autonomisation de la minorité. Il appelle donc les Franco-Ontariens à « poursuivre la lutte avec acharnement », car, « [c]omme à plusieurs autres reprises dans l’histoire de l’Ontario français », c’est par le combat politique et juridique que la communauté obtiendra gain de cause. Confiant en l’avenir, Roy termine l’éditorial de manière rassurante; « Demain sera un jour meilleur[52] ».

Les éditorialistes du Voyageur n’ont pas rejeté le discours nationalitaire en provenance d’Ottawa, mais ils l’ont élargi et adapté à leur milieu, le mettant en pratique sur un deuxième front, celui de Sudbury. En effet, un enjeu analogue se dessinait dans la région au même moment; un nouvel hôpital était annoncé et il était nécessaire d’assurer une offre de services en français dans la région. Or, il a fallu attendre jusqu’en 2001 pour que ce nouvel établissement, Horizon Santé-Nord, obtienne sa désignation dite « partielle », en vertu de la loi 8 sur les services en français, et ce, à la suite de la demande de la communauté franco-sudburoise (Forgue, Bahi et Michaud, 2011, p. 44-45). La désignation complète se laissera désirer pour sa part jusqu’en 2013[53]. L’affaire Montfort ne représentait pour Le Voyageur qu’une cause parmi d’autres concernant l’avenir du fait français en Ontario.

SOS Montfort a cherché à faire de la fermeture de l’hôpital une crise provinciale, voire nationale. Selon Martel, le groupe a « gomm[é le conflit] et propos[é] une vision unanimiste » (Martel, 2005, p. 90) de la crise lorsqu’il s’est engagé dans l’élaboration d’un discours selon lequel la fermeture de l’établissement menaçait l’unité nationale, d’une part, et a inscrit d’autre part la crise dans la longue histoire des luttes franco-ontariennes pour la préservation du fait français en Ontario. En effet, « [l]’événement retenu [a été] simplifié », ce qui a « facilit[é] son utilisation » pour le rendre « performant dans les stratégies de mobilisation pour préserver Montfort (Martel, 2005, p. 90). SOS Montfort a cru, avec raison, qu’un discours nationalitaire s’élevant contre la menace que représentaient les décisions de la province pour la dualité nationale du Canada pouvait générer un sentiment de solidarité. C’est notamment le cas à Ottawa, où le seul quotidien francophone de l’Ontario, Le Droit, s’est engagé corps et âme dans la lutte.

Ailleurs en province, le recours à ce discours en temps de crise s’est aussi avéré être une stratégie gagnante, avec des nuances. D’un côté, les journaux se sont insurgés contre les coupes qui frappaient les Franco-Ontariens et ont dénoncé la remise en question d’une vision dualiste du pays. En ce sens, la posture nationalitaire, loin d’être ancrée dans une « mémoire douloureuse » pétrie de « nostalgie », exprimait plutôt un projet sociétal porteur d’une vision d’un Canada plurinational dans lequel Montfort représentait à la fois le symbole et le champ de bataille. Mais d’un autre côté, la nature régionale de la crise de Montfort a limité la force de frappe du mouvement; l’hôpital ne représentait pas pour tous les Franco-Ontariens une institution de nature provinciale. Si la recette fut la bonne, la réalisation laissait à désirer. En effet, à Windsor comme à Sudbury, le discours a été adapté à la réalité sociale pour protéger les quelques acquis toujours à défendre. De son côté, l’hôpital Notre-Dame de Hearst n’était pas menacé de fermeture. Sans remettre en question les fondements de la vision portée par le discours, le fait que cette vision était centrée sur Ottawa a largement contribué à limiter l’efficacité de la mobilisation dans cette région.

C’est dans la métropole de Toronto que l’idée de la défense d’un peuple fondateur a posé le plus grand problème. S’il fallait sauver Montfort, c’était pour enrayer une forme de discrimination perpétrée par le gouvernement provincial et non, comme le voulait la stratégie discursive de SOS Montfort, pour préserver la vision de la dualité nationale. La renonciation à cet élément primordial que constituait la référence franco-ontarienne et canadienne-française témoigne de la profonde mutation identitaire qui s’opérait déjà au sein des mouvements associatifs au début des années 1990 (Bock, 2016). Il en découle une difficulté pour l’hebdomadaire torontois d’envisager l’Ontario français comme un groupe autoréférentiel plutôt qu’un fragment de la société majoritaire canadienne.

Il est néanmoins étonnant que le discours nationalitaire véhiculé par SOS Montfort ait réussi à susciter autant de sympathie compte tenu des importantes transformations référentielles déjà en cours en Ontario français. Il faut sans doute en conclure que la trace d’une « intention vitale » (Thériault et Meunier, 2008) était toujours présente et porteuse de sens en Ontario français à la fin du 20e siècle. La stratégie a d’ailleurs connu un succès important, en ce sens qu’elle a réussi à consolider l’appui local à Ottawa et dans l’Est ontarien et à interpeller le Québec. Cela dit, en simplifiant un enjeu complexe qui avait d’innombrables variantes régionales, en ne reconnaissant pas les défis en matière d’accès aux soins de santé en français en d’autres endroits de la province, et en limitant leur champ d’action uniquement à un hôpital situé à Ottawa, les défenseurs de Montfort ont du même coup contribué à réduire la capacité mobilisatrice de leur discours dans l’ensemble de l’Ontario français.