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L’ouvrage récent de Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme, se propose de plonger dans un champ d’études longtemps « cacophonique », où les confusions sémantiques comme les désaccords théoriques abondent : le champ d’analyse sociopolitique du populisme. Si de nombreux ouvrages sont parus sur cette question dans la dernière décennie, l’auteur ne s’appuie que très peu sur cette littérature. En partant du postulat que le phénomène du populisme n’a pas encore été véritablement pensé, Rosanvallon se donne pour projet de comprendre le populisme comme une idéologie cohérente, marquée d’une certaine vision de la démocratie, de la société, de l’économie. Il s’essaie à une théorie du populisme, reconnu comme une idéologie, de manière à consolider sa critique sur le terrain de la théorie démocratique et sociale. Rappelons que Rosanvallon est marqué par son double engagement syndical et en tant qu’historien, animateur des groupes de discussion la « Fondation Saint-Simon » et la « République des idées », puis du magazine La vie des idées, deux pôles d’analyse et d’information sur de grands débats intellectuels contemporains. Enfin, ce qui n’est pas anodin, il a entrepris depuis 2001 un travail théorique imposant sur les mutations de la démocratie contemporaine.

L’ouvrage se découpe en trois parties : une description de l’anatomie du populisme ; une présentation de l’histoire de « moments » populistes, à laquelle il adjoint une section utile sur l’articulation du populisme à la démocratie moderne ; une critique des fondements du populisme ; et, pour conclure, plusieurs propositions de réponse (politique) aux populismes. L’introduction de l’ouvrage revient classiquement sur les lacunes des théories actuelles du populisme, « mot caoutchouc », à l’emploi désordonné. Il manquerait un véritable travail de conceptualisation, les populismes n’étant pas saisis « dans leur pleine dimension de culture politique originale qui est en train de redéfinir notre cartographie politique ».

L’anatomie du populisme est d’abord celle de ses éléments constitutifs, celle d’une culture politique populiste. Celle-ci tient à une certaine conception du peuple (le « peuple-un »). Elle suppose une certaine théorie de la démocratie directe, privilégiant les référendums, le rejet des corps intermédiaires, fonctionnellement ou moralement illégitimes ; et la domestication des institutions non élues – qu’il s’agisse des cours constitutionnelles ou des autorités indépendantes de contrôle : on s’opposera ainsi à un gouvernement des juges ou à une « juridictature ». C’est une démocratie polarisée qui est au coeur de l’idéal-type populiste, contre les théories de l’argumentation et de la délibération. Qu’il s’agisse de Rousseau ou de Schmitt, les sources intellectuelles de cette perception de la démocratie sont largement abordées. Les modes de représentation sont marqués par la notion d’« homme-peuple », incarnant ce dernier tout entier. Rosanvallon insiste enfin sur l’économie politique du populisme, ce qu’il nomme « national-protectionnisme ». Le point le plus riche de ce premier chapitre est l’invitation à considérer les régimes d’affects auxquels s’adosse la culture politique populiste. Partant de l’idée selon laquelle « ce qui pousse les gens à agir, ce sont les affects » (Mouffe), Rosanvallon souligne que les populismes mobilisent stratégiquement les émotions – de position (sentiment d’abandon, d’être méprisé), d’intellection (restauration d’une lisibilité du monde), d’action (dégagisme).

La seconde partie du livre se penche sur trois « moments » populistes. D’abord, le césarisme et la démocratie illibérale en France, le Second Empire se présentant comme l’expression d’un culte du suffrage universel et du référendum. Ensuite, la période 1890-1914 en Europe, qui voit la montée en puissance des thèmes populistes dans les cultures politiques française, allemande, britannique, américaine ; la période étant marquée par de « nouveaux imaginaires » démocratiques et sociaux, entre revendication de démocratie plus directe et de protectionnisme teinté de xénophobie. L’auteur se réfère ici autant à Boulanger qu’à Barrès ; en passant par l’exemple du « protectionnisme ouvrier », redéfinissant la question sociale autour de la nation. Ce que Rosanvallon appelle étonnamment « laboratoire » latino-américain clôture le chapitre, lui permettant d’agréger différentes expériences survenues sur le continent, sur plus de 50 ans d’histoire. Sont ainsi évoqués Gaitán (Colombie) et Perón (Argentine), figures du modèle populiste de la représentation-incarnation et de la force de mobilisation de l’opposition peuple/oligarchie, dans des sociétés dont l’auteur reconnaît les fortes différences avec les compositions sociodémographiques européennes. L’un des apports majeurs de l’ouvrage tient à son approche conceptuelle du populisme, intégré à l’histoire longue des démocraties. Faisant écho aux travaux de Mudde, Rosanvallon propose une définition du populisme comme forme limite du projet démocratique, polarisée, risquant de dériver vers une démocrature, soit un pouvoir autoritaire qui reste cependant doté d’une capacité (variable) de réversibilité.

L’auteur présente enfin une critique de la théorie démocratique qui structure l’idéologie populiste. Le référendum est ainsi critiqué en ce qu’il conduit à la dissolution de la responsabilité politique ; à une secondarisation de la dimension délibérative de la démocratie ; à rendre irréversible le fait majoritaire, etc. En amenant une critique sociologique de la conception populiste du social – l’opposition entre les 99 % et les 1 % –, Rosanvallon insiste sur le nécessaire passage d’une démocratie polarisée à une démocratie démultipliée ; et sur la construction de la démocratie plutôt que sur l’imagination du peuple.

La conclusion de l’ouvrage lui offre plus largement l’espace pour formuler une proposition concurrente aux populismes, autour d’une démocratie comme « travail permanent à accomplir », exploration à poursuivre. En renfort de son propos, il vient défendre un droit d’initiative renforcé ; une participation citoyenne accrue ; ou encore une démocratie « interactive », une démocratie de confiance.

Pour qui cherche des illustrations historiques d’expériences populistes, l’ouvrage de Rosanvallon est un outil précieux tant il fourmille de références et met en lumière les dynamiques profondes qui habitent la vie publique, notamment française. Rosanvallon montre que les ingrédients d’une culture politique populiste étaient présents au tournant du XXe siècle ; donc qu’en ce sens, le populisme nous précède. Comment expliquer l’absence de régimes populistes à l’époque ? Il cite ici l’adoption de mesures institutionnelles aux États-Unis, la consolidation d’autres frontières (raciales par exemple) ; l’importance d’un système partisan et syndical appuyant de solides réformes sociales (Allemagne, Angleterre). Le sujet méritera d’être approfondi tant il est essentiel pour la sociologie historique du politique.

L’ouvrage intègre le populisme dans la démocratie, en le caractérisant comme l’une de ses formes « limites », à partir des apories structurantes de cette dernière (plutôt qu’en opposition). Utile est sa définition de la « démocrature », et des conditions dans lesquelles un mouvement populiste peut s’y fondre – mise en place d’une philosophie et d’une politique de l’irréversibilité ; dynamique de polarisation institutionnelle et de radicalisation politique ; épistémologie et morale de la radicalisation. 

Le livre de Rosanvallon manque peut-être de nouveauté méthodologique ou théorique en matière d’analyse des populismes contemporains, ce qui était sa promesse initiale. Un flou entoure la qualification du populisme (tantôt idéal-type, idéologie, mouvement, forme démocratique, type diffus dans l’air du temps…). On regrette aussi l’absence d’exemples contemporains, hors Europe, tant le phénomène populiste se présente sous des formes politiques diversifiées. Un autre problème tient à la notion de « national-protectionnisme ». Si Rosanvallon en fait l’un des traits du populisme, cela n’explique pas l’extrême variété des régimes populistes – entre libéralisme (Menem, Fujimori), souverainisme économique, ou encore modèles hybrides (Trump). La notion même de national-protectionnisme tend aussi à confondre idéologiquement populismes de droite et de gauche et à en exclure les dimensions historique et géopolitique. L’auteur s’en tient à une analyse des discours plutôt que des pratiques du pouvoir, pour qualifier, par exemple, le Rassemblement national (ex-Front national) de « protectionniste » (ses pratiques du pouvoir étant plus libérales que protectionnistes, surtout en matière sociale). En amalgamant souverainisme économique et rigidification de la frontière ethnique, Rosanvallon n’opère pas de différenciation idéelle entre les populismes, là où d’autres travaux récents mettaient en avant leur dépendance à d’autres idéologies et la variabilité des frontières consolidées par le discours populiste.

L’un des points majeurs de Siècle du populisme tient à sa défense théorique de la démocratie représentative et de l’éthique de la délibération, quoique ne sont pas mentionnés les dynamiques de pouvoir entrant en jeu dans ces dernières ou les modes de confiscation de la représentation politique. En opposant la théorie de la démocratie représentative aux pratiques du populisme, il n’est pas certain que l’ouvrage permette de renverser véritablement leur progression ; cela a du moins le mérite d’en faire un examen critique.

C’est finalement dans ses intuitions que l’ouvrage contribue le plus, nous semble-t-il, à la littérature scientifique dans ce champ. Pierre Rosanvallon vient inscrire les populismes dans les tensions inhérentes au projet démocratique – entre l’unanimité comme principe de légitimation et pluralité comme technique de décision, ce qui rajoute utilement aux travaux de Mudde sur le populisme comme « pathologie normale », par exemple. La notion de populisme « diffus » nous appelle à qualifier le populisme au-delà de ses régimes (et à en percevoir la dimension culturelle, des gilets jaunes à La République en marche). Enfin, son intuition d’une recension des affects du populisme sera utile au chercheur qui souhaite se pencher sur l’analyse des motifs d’adhésion au populisme, au XXIe siècle.