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À la suite du référendum de 1995 sur la souveraineté du Québec, le gouvernement fédéral a demandé à la Cour suprême du Canada (ci-après la Cour) si le Québec pouvait, en vertu du droit constitutionnel, déclarer son indépendance à la suite d’un référendum gagnant. En réponse, la Cour publie en 1998 le Renvoi sur la sécession du Québec (ci-après Renvoi) où elle identifie quatre principes indissociables sur lesquels repose l’ordre constitutionnel canadien, soit le fédéralisme, la démocratie, le constitutionnalisme et la primauté du droit, et la protection des minorités.

Rédigé afin de souligner le vingtième anniversaire du Renvoi, cet ouvrage propose de « discuter et de débattre de la manière dont les quatre « prémisses inexprimées » de l’ordre constitutionnel peuvent contribuer – ou même nuire – à l’établissement de modalités équitables pour l’aménagement de la diversité au Canada » (p. 5). Pour y arriver, les directeurs ont structuré l’ouvrage en quatre parties où chaque principe identifié par la Cour est analysé.

Sur le principe de fédéralisme

La première partie de l’ouvrage étudie le concept de fédéralisme tel que défini dans le Renvoi. En principe, le fédéralisme est un système d’organisation politique décentralisé conçu pour permettre à plusieurs minorités présentes sur un territoire donné de participer à la vie démocratique. À l’inverse, la définition du fédéralisme proposée par le Renvoi tend plutôt à favoriser une centralisation des décisions à Ottawa. Selon les auteurs, cette posture d’Ottawa explique le braquage politique du Québec et des Premières Nations, qui rejettent cette manière de fonctionner. Comme le souligne Alain G. Gagnon, une fédération devrait être construite sur des bases inverses, c’est-à-dire être décentralisée et diverse avec des trajectoires culturelles variées (p. 29). Dans son analyse sur les langues autochtones, Catherine Viens ajoute que ce braquage politique est encore plus important chez les Premières Nations. Alors que le gouvernement fédéral s’inscrit dans une logique de réconciliation, les Premières Nations sont plutôt dans une dynamique de résurgence nationale, c’est-à-dire qu’elles adoptent et réaffirment leurs cultures traditionnelles et se réapproprient leurs langues dans une perspective de lutte contre le gouvernement fédéral (p. 93).

Lorsque des différends surgissent ainsi au sein de la fédération, il est de la responsabilité des juges de la Cour de mener les arbitrages nécessaires. Selon Eugénie Brouillet, les décisions de la Cour sont souvent fondées sur un préjugé favorable à la vision centralisatrice d’Ottawa (p. 56-58). La reproduction de cette vision d’un fédéralisme centralisateur se trouve en quelque sorte assurée par la Cour, rendant ainsi très difficile d’incorporer et de « constitutionnaliser » une place adéquate pour les minorités dans le fédéralisme canadien.

Sur le principe de démocratie

Les trois chapitres qui abordent le principe de démocratie sont unanimes : la définition de la démocratie présentée dans le Renvoi est réductrice. La Cour réduit le principe à l’action de voter lors des élections, rejetant ainsi toutes les autres manifestations de la démocratie. Cette définition occulte les difficultés systémiques vécues par les groupes minoritaires au sein de la fédération, qui les empêchent d’exprimer leurs préoccupations. Par exemple, les Premières Nations ne sont pas autorisées à s’exprimer sur d’éventuels amendements constitutionnels puisque uniquement les membres des assemblées législatives dûment élus peuvent approuver la ratification d’une nouvelle constitution. Enfin, les auteurs rappellent que la Constitution canadienne de 1867 n’a pas été adoptée de manière démocratique. Il y a donc une contradiction importante entre, d’une part, la promotion d’une démocratie restrictive de la part de la Cour et, d’autre part, la promotion qu’elle fait du respect de l’ordre constitutionnel, alors que les principes de cette Constitution n’ont pas été adoptés de manière démocratique.

Sur le principe de constitutionnalisme et de primauté du droit

La troisième partie étudie un aspect précis de l’ordre constitutionnel canadien, soit la distinction opérée par la Cour entre une constitution formelle et une constitution souple. Concernant la constitution formelle, les auteurs montrent comment la procédure de révision prévue lors de la rédaction de la Constitution de 1982 rend difficile toute forme d’amendement du document. La Constitution se trouve ainsi figée dans un temps et un espace ne correspondant plus aux réalités d’aujourd’hui. Pour régler ce problème, la Cour utilise le concept de conventions constitutionnelles – d’où la notion de constitution souple – afin d’encadrer les angles morts de la Constitution. Pour reprendre l’expression d’Amélie Binette, cette « densification normative » qui s’accumule au fil des ans rend la jurisprudence constitutionnelle de plus en plus complexe (p. 261). Conséquemment, l’interprétation de cette jurisprudence demeure entre les mains de celles et ceux qui ont les clés pour comprendre la profondeur de ces conventions, écartant de facto le reste de la population de ces débats qui ont un impact important sur l’organisation de notre société.

Sur le principe de la protection des minorités et de l’intégration des communautés culturelles

Dans les années 1980 et 1990, la position de la Cour vis-à-vis des droits linguistiques était celle du compromis entre les francophones et les anglophones. Le Renvoi met de côté ce principe et avance plutôt l’idée que les minorités doivent être protégées à l’aide d’outils législatifs adéquats. Ce nouveau principe repose sur l’idée selon laquelle le Canada a toujours été tolérant envers les groupes minoritaires. En réponse à cette vision de la Cour, les auteurs soulignent que le principe même de protection des minorités est absent de la Constitution de 1867. Par ailleurs, les quatre paragraphes du Renvoi qui parlent du principe de protection des minorités ne définissent en aucun cas ce que l’on entend par le concept de « minorités ». Devant l’absence de définition, ce principe relève donc davantage de la théorie que d’une réelle protection constitutionnelle des minorités. À la suite de ces constats, Martin Papillon conclut qu’un cinquième principe devrait être ajouté au Renvoi, soit les traités historiques avec les peuples autochtones (p. 395). Afin d’assurer un socle constitutionnel à notre relation avec les Premières Nations et, conformément aux recommandations de la Commission de vérité et réconciliation, Papillon demande à ce que les traités historiques signés avec les Premières Nations soient dorénavant pris en compte dans les décisions de la Cour.

La principale force du livre réside dans son approche interdisciplinaire. Les directeurs de ce collectif avaient en effet comme objectif de soumettre le Renvoi à l’examen de plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales. Cette approche permet d’extraire le Renvoi des débats des juristes et de le rendre accessible à un plus large public. C’est également cette approche qui fait en sorte que la contribution de l’ouvrage à la littérature scientifique est importante. Selon Mathieu et Guénette, le Renvoi n’est pas uniquement un document juridique : plusieurs disciplines se trouvent en filigrane du texte, telles l’histoire, la philosophie, la sociologie et la science politique (p. 5). La mobilisation de l’appareil critique et méthodologique de ces disciplines pourrait inspirer d’autres chercheur·euse·s à faire de même pour d’autres textes d’importance de l’histoire constitutionnelle canadienne.

À mon sens, ce collectif ne présente pas de réelle faiblesse structurelle, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’erreur de raisonnement sur le plan de la problématique qui viendrait réduire les arguments avancés. L’ouvrage comporte tout de même quelques faiblesses.

Dans un premier temps, l’analyse présentée dans le chapitre « Les récits du fédéralisme au Parti libéral du Québec » n’est pas convaincante. Gustavo Gabriel Santafé et Félix Mathieu y proposent une analyse comparative entre le Livre beige rédigé par le Parti libéral du Québec (PLQ) en 1980 et le Livre bleu du Secrétariat du Québec aux relations canadiennes publié en 2017. En comparant ces deux textes, les auteurs soulignent que l’évolution de la pensée du PLQ sur le fédéralisme a glissé d’une vision souple et binationale vers un fédéralisme flexible et plurinational. Bien qu’ils nous mettent en garde contre cette erreur, le texte fait une confusion conceptuelle entre le PLQ et le gouvernement du Québec. Pour renforcer son argumentaire et ses conclusions, les auteurs auraient pu comparer deux documents rédigés par les instances du PLQ.

Une autre lacune réside dans le manque de dialogue entre les quatre principes qui structurent le livre. Les directeurs auraient pu conclure en présentant une synthèse des quatre piliers de l’ordre constitutionnel et proposer une réponse critique à la question de départ, à savoir si ces quatre principes contribuent ou au contraire nuisent à « l’établissement de modalités équitables pour l’aménagement de la diversité au Canada » (p. 5). La conclusion actuelle, qui aurait pu être ajoutée dans la quatrième partie, laisse le lecteur sur sa faim et lui transfère la responsabilité de répondre à la question initiale. Une conclusion critique sur la problématique donnerait au lectorat les bases sur lesquelles construire son opinion.

En somme, cet excellent ouvrage s’adresse avant tout à des personnes ayant une bonne connaissance du fonctionnement de la fédération canadienne. Ré-imaginer le Canada : vers un État multinational ? demeure néanmoins accessible et d’une très grande richesse pour celles et ceux qui ont à travailler sur ces questions. En plus des étudiant·e·s, il est pertinent pour les juristes, les fonctionnaires et toutes les personnes qui s’intéressent aux questions constitutionnelles.