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L’ethnographie est une méthode de collecte de données employée dans de nombreuses disciplines. Elle suppose de se familiariser avec les pratiques, les savoirs et les visions du monde qui circulent dans un environnement social donné, afin de mieux comprendre les significations que les personnes impliquées dans ce même environnement accordent à leurs expériences et à leur vie. La sociologue Miriam Boeri et la criminologue Rashi K. Shukla ont réuni, pour cet ouvrage, plusieurs chercheurs et chercheuses qui partagent, à partir de leurs propres travaux avec des populations invisibilisées et difficiles à atteindre, des réflexions poignantes sur l’approche ethnographique, les défis tant logistiques qu’émotionnels auxquels il·elle·s se sont heurté·e·s en menant leurs enquêtes de terrain, ainsi que les stratégies utilisées pour affronter ces défis (p. 15-16).

Le chapitre de Marie Rosenkrantz Lindegaard prête attention aux manières dont elle a établi des liens de confiance, dans le cadre de son projet doctoral, avec des hommes ayant commis des crimes violents (agressions sexuelles, voies de fait, meurtres, etc.), tout en respectant ses propres limites émotionnelles. Lindegaard souligne la nécessité de développer des règles de sécurité adaptées aux différents milieux dans lesquels l’étude se déroule, de tracer des frontières claires entre les contextes associés à la recherche et ceux qui sont liés aux autres sphères de notre vie, puis d’identifier des zones de confort mutuel avec les participant·e·s, tant par rapport aux informations partagées qu’aux services rendus (p. 46). Elizabeth Bonomo et Scott Jacques se penchent, pour leur part, sur une étude ethnographique avec des joueurs d’échecs afro-américains en situation d’itinérance dans la ville d’Atlanta. Cette étude les a menés à se poser de nombreuses questions importantes : les avantages et les limites de la dissimulation de son identité comme chercheur·euse (p. 57-58), les façons de conjuguer avec les demandes parfois excessives des participant·e·s (p. 53-55), parmi bien d’autres exemples.

Le chapitre de Curtis Smith et Leon Anderson se concentre sur une enquête à propos de travailleur·euse·s qui interviennent auprès de personnes en situation d’itinérance dans plusieurs villes aux États-Unis. Ces auteurs présentent trois formes d’incertitude auxquelles les ethnographes sont couramment confronté·e·s, en l’occurrence la négociation avec les comités d’éthique de la recherche, l’insertion dans des communautés instables et la définition émergente des stratégies d’analyse, ainsi que trois manières de faire face à ces incertitudes, soit le soutien institutionnel, l’engagement personnel et le courage (p. 77-78). Eugene Soltes propose dans son chapitre quelques réflexions à partir de ses travaux auprès de hauts dirigeants d’entreprises déclarés coupables d’inconduite dans le cadre de leurs activités professionnelles. Il affirme entre autres que d’avoir développé une expertise dans le domaine des pratiques commerciales illicites l’a amené à conseiller un grand nombre de personnes oeuvrant dans le monde des affaires et de la finance afin de les aider à reconnaître et à éliminer les pratiques pour lesquelles il·elle·s pourraient être accusé·e·s de fraude, ce qui a étendu l’utilité de ses recherches ethnographiques au-delà du milieu universitaire (p. 96-97).

Le chapitre de Merrill Singer et J. Bryan Page met en lumière comment les études ethnographiques peuvent contribuer aux luttes contre la stigmatisation dont plusieurs communautés sont la cible dans nos sociétés. En s’appuyant sur leurs recherches avec des usager·ère·s de drogues, Singer et Page indiquent qu’une attention sans jugement accordée à des personnes marginalisées permet de leur offrir le respect et la légitimité dont elles se voient trop souvent privées par les institutions dominantes (p. 116-117). Jason N. Fessel, Sarah G. Mars, Philippe Bourgois et Daniel Ciccarone soutiennent, à partir d’un projet collaboratif d’évaluation ethnographique rapide portant sur la consommation d’héroïne dans plusieurs villes américaines, que les manières de gagner la confiance des participant·e·s doivent être adaptées aux contraintes de temps auxquelles les chercheur·euse·s sont soumis. Une présentation du projet qui répond aux craintes et aux préoccupations des participant·e·s et l’utilisation stratégique des expertises et des expériences de vie des chercheur·euse·s s’avèrent cruciales dans de tels contextes (p. 127-129). Le chapitre d’Avelardo Valdez, Alice Cepeda et Charles Kaplan se base sur une étude combinant une enquête ethnographique auprès d’usager·ère·s de drogues à Mexico avec une campagne d’éducation en santé publique sur la prévention du VIH et les conséquences néfastes du crack. Cette étude leur a permis à la fois d’encourager l’adoption de pratiques sécuritaires chez les usager·ère·s de drogues et de mieux comprendre l’inscription de leurs trajectoires personnelles dans des circuits internationaux d’immigration et de déportation entre les États-Unis et le Mexique (p. 154-156). Ana Lilia Campos-Manzo, se basant sur ses travaux avec des pères et des mères incarcéré·e·s ainsi qu’avec des jeunes dont les parents vendent ou consomment des drogues, insiste sur l’importance d’établir des liens de coopération étroits entre les ethnographes et les comités d’éthique de la recherche. Campos-Manzo signale aussi que tout en protégeant les communautés avec lesquelles nous collaborons, les recherches peuvent constituer des plateformes permettant à ces mêmes communautés d’être entendues (p. 180). Honoria Guarino et Anastasia Teper proposent quant à eux des stratégies pour atteindre des populations « cachées » dans le cadre de recherches ethnographiques, en s’appuyant sur leur travail avec des usager·ère·s de drogues originaires de l’ex-Union soviétique et résidant dans la ville de New York. Ces stratégies incluent l’identification et l’établissement de liens de confiance avec les membres les plus estimé·e·s d’une communauté pour faciliter l’approche des autres membres, l’usage des différents rôles et statuts portés par les chercheur·euse·s afin d’encourager la participation des personnes et des communautés concernées, l’adoption d’une méthodologie flexible et des discussions avec les participant·e·s sur ce que les chercheur·euse·s peuvent leur offrir en échange de leur temps (p. 195-199).

Le travail de terrain qu’il conduit depuis plus de trente ans au Brésil amène Robert Gay à s’interroger sur les inégalités de statut entre, d’une part, les chercheurs et les chercheuses et, d’autre part, les participants et les participantes. La reconnaissance de ces inégalités a notamment poussé Gay à soutenir financièrement la famille avec laquelle il collabore le plus étroitement, afin de les compenser pour leur temps et leur confiance (p. 215-216). À partir d’une étude portant sur des usager·ère·s de méthamphétamine résidant en Alabama, Heith Copes se penche sur le travail émotionnel que les ethnographes accomplissent dans le cadre de leurs recherches. Face à l’ampleur de la souffrance vécue par les personnes qui participaient à son étude, Copes a décidé de leur offrir son aide aussi souvent que possible (en les mettant en contact avec des services sociaux, en les transportant en voiture à différents rendez-vous, etc.), ce qui a facilité l’obtention de leur confiance tout en soulageant partiellement l’anxiété et l’abattement qu’il éprouvait devant leur douleur (p. 226-227). Joshua Price examine, pour sa part, les stratégies permettant d’écrire sur la souffrance sociale tout en évitant le voyeurisme intellectuel, qui se contente d’exposer les violences auxquelles les communautés marginalisées sont confrontées sans présenter les autres dimensions de leur vie et sans proposer des pistes de solution pour atténuer ces mêmes violences (p. 235). Tout comme Singer et Page, Price insiste sur l’importance de l’écoute et du respect accordés aux participant·e·s, tout en invitant les ethnographes à faire preuve de patience et de constance devant la lenteur du changement social. L’impossibilité de régler tous les problèmes auxquels font face les participant·e·s n’invalide pas pour autant la pertinence de mener des recherches ethnographiques aspirant à faire entendre leurs voix et à améliorer, dans la mesure du possible, les conditions dans lesquelles il·elle·s vivent (p. 246-247).

Le romancier Milan Kundera (L’art du roman, Paris, Gallimard, 2012 [1986], p. 193) a écrit que l’art crée un espace où aucun et aucune d’entre nous ne détient la vérité et où chaque personne a le droit d’être comprise. Ce constat s’applique aussi aux ethnographies, qui brossent des portraits de différents mondes sociaux afin de montrer leurs logiques internes et les processus de construction du sens qui s’établissent entre les acteur·rice·s qui y sont engagé·e·s. Miriam Boeri et Rashi K. Shukla soulignent dans leur conclusion que le succès des recherches ethnographiques repose sur la négociation des relations entretenues avec les participant·e·s, le développement d’une communauté de soutien (avec des collègues universitaires, des collaborateur·rice·s sur le terrain, les comités d’éthique de la recherche, etc.) et la pleine reconnaissance des conséquences émotionnelles associées à de telles recherches (p. 255-257). Inside Ethnography contribue à une réflexion plus large sur l’impact des travaux menés en sciences sociales et les manières dont ils nous permettent d’en apprendre plus à la fois sur les communautés avec lesquelles nous collaborons et sur nous-mêmes.