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On trouve dans cet ouvrage une analyse des idées libérales ayant motivé l’un des plus grands bouleversements politiques du XXe siècle, soit la chute de l’Union soviétique. Guillaume Sauvé s’emploie à comprendre la responsabilité de l’intelligentsia libérale russe dans l’essor et l’essoufflement des ambitions démocratiques et réformatrices en URSS sous l’impulsion des réformes de Mikhail Gorbatchev ainsi que dans son État successeur, la Russie de Boris Eltsine. La perspective employée dans Subir la victoire. Essor et chute de l’intelligentsia libérale en Russie (1987-1993) est inédite, considérant que l’effondrement de l’URSS n’est guère observé sous l’angle des idéologies politiques dans la littérature. Tout au plus, les analystes perçoivent un certain « triomphalisme » ou une « désillusion » dans l’adhésion de l’intelligentsia russe aux idées libérales occidentales (p. 12-13). L’auteur situe ces débats idéologiques au moyen de plusieurs entrevues avec des acteurs de l’époque, ainsi qu’avec la consultation de près de 200 documents originaux.

Le livre se divise en deux grandes sections. Tout d’abord, la première partie de l’ouvrage s’engage à développer la vision de la morale des intellectuels libéraux russes lors de l’avènement de la perestroïka et de la glasnost. Ensuite, cette « perspective morale » est transposée aux circonstances qui entourent le développement d’un certain pluralisme en Union soviétique ainsi qu’en Russie.

Dans la section sur le développement des enjeux moraux, l’auteur débute en définissant ce qui compose le libéralisme russe de 1987 à 1993. Celui-ci est constitué simultanément des « idéaux » du socialisme humaniste et des « aspirations » du romantisme » (p. 20). En effet, ce qui distingue le libéralisme en Russie de celui de « l’Occident » est son « moralisme assumé » qui prétend pouvoir améliorer les moeurs populaires dans le but d’avoir des bases solides où constituer la liberté. Le libéralisme russe a aussi de particulier qu’il s’oppose à la conception de la morale du marxisme-léninisme, mais l’utilise à des fins « instrumentales » pour l’État et la révolution. La perspective individualiste serait donc laissée pour compte dans cette équation. Ces débats ne sont toutefois pas entretenus que par l’intelligentsia libérale et les communistes alors que s’opposent aussi les nationalistes conservateurs et libéraux qui ont une conception plus traditionnelle de la morale. Pour ces deux groupes, la morale se trouve à l’intérieur de chacun, permet de rejeter le mensonge et se rattache aux valeurs paysannes traditionnelles. Cependant, ce qui divise les deux groupes nationalistes, c’est leur rapport aux pays occidentaux alors que les conservateurs s’opposent à tout rapprochement avec ceux-ci dans l’optique que la Russie doit poursuivre son cheminement historique unique.

L’intelligentsia libérale russe se trouve donc au centre du dialogue de la perestroïka par son combat contre l’héritage stalinien, sa volonté d’établissement de la démocratie et du libre marché ainsi que son désir d’un retour à la « civilisation mondiale » (p. 54). Pour ce faire, les libéraux mobilisent les valeurs universelles tout en évitant d’exclure entièrement le socialisme. La critique amenée est plutôt orientée vers la déconstruction de la structure artificielle (ou « système administratif de commandement ») qui engendre cynisme et corruption (p. 69). Pour démanteler cette charpente du parti-État, l’intelligentsia se lance dans une bataille sur les opinions et la vérité au sujet des réformes politiques entreprises par Gorbatchev. Le paradoxe de ce combat pour le pluralisme et la séparation du vrai du faux est qu’il génère, chez les libéraux, un monisme idéologique qui rejette les opposants de la perestroïka qui sont pour la plupart des communistes conservateurs.

Dans la partie sur la transposition des idées libérales au contexte réformateur et révolutionnaire russe, on constate rapidement que l’émulsion des idées qui suit la fin de la censure d’État n’apporte pas de dialogue constructif, mais plutôt des affrontements entre les idéologues des différentes conceptions morales. L’intelligentsia libérale collabore d’ailleurs avec Gorbatchev dans l’établissement des réformes, mais elle agit surtout comme opposition en ce sens qu’elle critique ouvertement le régime sans toutefois le contester. Cependant, cette collaboration s’effrite autour de 1990 alors que les libéraux russes s’impatientent devant le peu de volonté et d’empressement des réformes et une nouvelle direction contestatrice, qui abandonne l’idéal socialiste, est entamée sous l’égide de « Russie démocratique ». Ce mouvement connaît lui aussi une scission alors que les partisans d’une « main de fer » (ou d’une consolidation du régime), opposés aux « rouges-bruns » (communistes nationalistes), se heurtent à ceux qui souhaitent créer une réelle opposition autonome en Russie (p. 212). Ces divergences semblent, au premier coup d’oeil, être un désaccord entre les pragmatiques et les idéalistes, mais l’auteur précise que cette perception d’une lutte binaire chez les libéraux ne reflète pas tout à fait la réalité. En effet, tout indique qu’un certain mélange entre les intellectuels des deux options s’est effectué et que les frontières idéologiques n’étaient pas si étanches. Finalement, ce sont les partisans de « la main de fer » qui l’emportent et les projets d’une opposition autonome pouvant remettre en cause le pouvoir disparaissent momentanément.

En guise de conclusion, Guillaume Sauvé rappelle que la démocratie ne dépend pas uniquement de la « forme » qu’elle emprunte, mais aussi de la « manière » dont elle est construite. Ainsi, l’intelligentsia libérale, malgré son importance dans l’établissement des changements politiques en URSS et en Russie, n’a pas su persuader jusqu’au bout de la pertinence de son option morale. Ce sont plutôt les partisans de la « main de fer » qui, à l’aide du spectre de la contre-révolution, ont détruit les aspirations démocratiques. Cette pratique autoritaire, apparue dès les premiers jours du nouvel État, est toujours d’actualité et caractérise encore la politique contemporaine russe.

Il est possible, croyons-nous, de soulever des questions méthodologiques en lien avec le choix des intellectuels libéraux interviewés. Bien qu’il soit évident que l’auteur discute de la transition idéologique-historique de l’Union soviétique vers la Russie, nous jugeons qu’il aurait été intéressant de voir les conceptions morales et libérales des intellectuels d’autres républiques socialistes soviétiques (RSS). En effet, l’emploi, en grande partie, d’intellectuels russes, ou de penseurs basés à Moscou laisse peu de place à l’influence des libéraux des autres RSS dans la perestroïka, la démocratisation et finalement l’éclatement de l’URSS. D’ailleurs, Sauvé n’hésite pas à employer des exemples d’autres États socialistes comme la Pologne ou l’Estonie comme points de comparaison ou d’inspiration pour l’intelligentsia russe. Ainsi, il aurait été pertinent, à notre avis, d’intégrer les conceptions morales d’acteurs provenant des autres entités fédérées afin d’entrevoir l’étendue des contestations du pouvoir soviétique.

En définitive, l’apport scientifique de cet ouvrage sur les idées, la démocratisation et la transition autoritaire en Russie est remarquable. Non seulement Guillaume Sauvé offre une lecture renouvelée et accessible au sujet de la chute de l’Union soviétique et de l’avènement d’un nouvel État, mais il intègre aussi une richesse dans les détails qui plonge le lecteur dans des débats longtemps ignorés dans le milieu universitaire. Subir la victoire a le potentiel d’être une ressource intéressante pour traiter des enjeux idéologiques de l’espace postsoviétique et il contribuera certainement à alimenter les discussions entourant cet événement marquant de l’histoire moderne.