Corps de l’article

Le Parlement français est un objet d’étude peu privilégié des sciences sociales (Nay 2003a ; 2003b ; Milet 2010 ; De Galembert, Rozenburg et Vigour 2013). Parfois définis comme étant une simple « chambre d’enregistrement » (Vallin 1978) soumise à un « gouvernement-législateur » (Cahen-Salvador 1903 ; Gicquel et Gicquel 2013, 735-736), les pouvoirs de cette institution sont, en effet, peu comparables à ceux de son homologue états-unien (Gagnon 2006 ; Beaussier 2012). Les constitutionnalistes préfèrent ainsi le qualifier d’organe « délibérant » plutôt que « législatif » (Hauriou 1938, 166-167 ; Gicquel et Gicquel 2013, 651-742), tout en évoquant un « rabaissement du pouvoir législatif » sous la Cinquième République (Duhamel et Tusseau 2020, 763), mettant « en crise » cet organe (Ardant et Mathieu 2020, 531).

Pourtant, concernant les déserts médicaux, le Parlement français fait preuve d’une créativité largement négligée par la littérature en dépit de l’intérêt que celle-ci porte à ce sujet. L’état de l’art révèle ainsi un certain attrait pour les indicateurs et les réformes de la désertification médicale (Bontron 2012 ; Véran 2013 ; Chevillard, Lucas-Gabrielli et Mousques 2018). Ce phénomène serait essentiellement préjudiciable aux personnes âgées (Chaix et al. 2005 ; Savignat 2013) et aux médecins eux-mêmes en raison des heures supplémentaires imposées en zone sous-dense. La recherche s’intéresse également aux déterminants de l’installation des jeunes médecins (Delattre et Samson 2013 ; Dagot 2017) et à d’autres facteurs pouvant expliquer l’existence de zones déficitaires (Denoyel-Jaumard et Bochaton 2015). Elle questionne, de même, l’efficacité des réformes adoptées (Schweyer 2004 ; 2019 ; Dormont et Samson 2008 ; Bras 2011 ; 2016 ; Esterle, Mathieu-Fritz et Espinoza 2011 ; Mathieu-Fritz et Esterle 2013 ; Fournier 2014 ; 2015 ; Chevillard 2015 ; Durupt et al. 2016 ; Braun 2018) et ambitionne de créer des indicateurs nouveaux vis-à-vis de ceux des pouvoirs publics (Gao 2017 ; Nguyen-Khac 2017 ; Lucas-Gabrielli et Mangeney 2019).

Ces travaux scientifiques mettent également en avant un double verrouillage de l’action publique effectué, d’une part, par le principe de la liberté d’installation et, d’autre part, par les groupes d’intérêt de médecins. Le premier verrouillage insiste ainsi sur la Charte de la médecine libérale du 30 novembre 1927 (Steudler 1977 ; Hassenteufel 2008 ; Bourgueil, Marek et Mousquès 2009) et son corollaire – la liberté d’installation (Bourgueil 2010 ; Batifoulier 2011 ; Abitbol 2012) – qui « interdit toute régulation géographique de la médecine conventionnée avec l’assurance maladie » (Tabuteau 2004, 115). Le second verrouillage met en avant les plus grands syndicats de médecins qui adhèrent largement à ce corollaire (Hassenteufel 2008 ; Bloy et Schweyer 2010, 24 ; Ducos 2010, 124-126 ; Barbereau 2016) et sont en mesure de freiner les tentatives d’encadrement de la médecine libérale (Hassenteufel 1997 ; Déplaude 2007 ; 2009a ; 2009b ; Hassenteufel et al. [à paraître]). Deux tentatives de réformes ont ainsi échoué en raison de leur mobilisation : le « contrat santé solidarité », prévoyant de sanctionner financièrement les médecins qui refusaient d’effectuer quelques consultations en zone défavorisée, et l’obligation, pour un médecin, de déclarer ses congés à l’Agence régionale de santé (Hassenteufel et Davesne 2013, 74).

Ce double verrouillage et cette faiblesse politique expliqueraient, peut-être, l’existence d’une telle créativité parlementaire : la prévisibilité d’un échec stimulerait-elle, en effet, la proposition d’innovations « heureusement » incapables de se concrétiser ? À ce jour, seule une thèse met en avant cette exception du Parlement français en démontrant la position hostile des parlementaires à l’égard des sans-papiers en comparaison avec l’administration, aux groupes d’intérêt et à la presse qui sont, en moyenne, plus bienveillants à l’égard de cette population (Moncada 2019). En revanche, pratiquement aucune explication n’est donnée pour comprendre cette anomalie parlementaire.

L’innovation peut se définir comme étant « une idée, une pratique ou un objet perçu comme nouveau par une personne ou une autre unité d’adoption[1] » (Rogers 1983, 11). En science politique, l’innovation est souvent rattachée à l’entrepreneur d’action publique. En effet, « [l]’innovation politique […] nécessite généralement l’intervention d’un entrepreneur politique habile » (Walker 1981, 91). Cet entrepreneur découvre, plus précisément, « des besoins insatisfaits et propose des moyens innovants pour les satisfaire » (Mintrom et Vergari 1996, 422). L’entrepreneur défend ainsi une solution nouvelle pour résoudre un problème donné ; il est « spécialisé dans l’identification des problèmes et la recherche de solutions » (Polsby 1984, 171). Plus exactement, « pour l’entrepreneur politique talentueux et dynamique, le système politique offre des occasions inhabituelles de transformer une petite quantité de ressources en une grande participation politique » (Dahl 2005, 227). En ce sens, l’entrepreneur possède une « volonté d’investir [ses] ressources – temps, énergie, réputation et parfois argent » en encourageant l’adoption et la mise en oeuvre d’un projet « chouchou » (pet project) (Kingdon 1984, 129). Cette notion de volonté est importante :

Les entrepreneurs d’action publique se distinguent par leur désir de changer de façon significative les façons de faire actuelles dans leur domaine d’intérêt […] Les entrepreneurs d’action publique se caractérisent par les efforts qu’ils déploient pour promouvoir d’importants changements d’action publique.

Mintrom et Norman 2009, 650-651

L’échec annoncé des innovations parlementaires permet-il de qualifier ces parlementaires d’entrepreneurs ? Autrement dit, la volonté de changement des parlementaires est-elle suffisamment forte pour leur adjoindre cette étiquette ? Finalement, les verrous sont-ils institutionnels (groupes d’intérêt) ou idéels (principe de la liberté d’installation) ? La problématique de cet article se formule plus simplement ainsi : Les parlementaires français sont-ils des entrepreneurs d’action publique ?

Le débat public portant sur les déserts médicaux révèle un clivage entre, d’une part, les mesures contraignantes, peu défendues, et, d’autre part, les mesures incitatives à l’installation ou à l’exercice, largement privilégiées. Les mesures contraignantes les plus souvent évoquées par l’administration, le Parlement et les groupes d’intérêt sont le paiement d’une astreinte en cas d’installation en zone surdense ou de non-exercice de la profession médicale, l’obligation ou l’interdiction d’exercer dans une zone déterminée pour un médecin en formation ou un médecin diplômé, la déclaration obligatoire de ses absences à l’Agence régionale de santé et, enfin, le conventionnement sélectif – c’est-à-dire le déremboursement total ou partiel des médecins installés en zone surdense. Ce conventionnement, très polémique, existe déjà pour les infirmières libérales[2], les sages-femmes[3], les pharmacies[4], voire les masseurs-kinésithérapeutes[5] et les chirurgiens-dentistes[6], ces derniers ayant, pour leur part, des prérogatives assouplies.

Cette faible mobilisation en faveur des mesures contraignantes est ainsi singulière au vu de ces professions. Elle est également singulière pour deux raisons supplémentaires. Premièrement, si l’évaluation de ce dispositif est insuffisante, deux travaux indiquent tout de même que les mesures contraignantes agissent efficacement sur les zones désertifiées, notamment en Espagne et en Italie (Hartmann, Ulmann et Rochaix 2006), et que le conventionnement sélectif intervient positivement sur les zones déficitaires situées à proximité des zones surdenses (Cardoux et Daudigny 2017, 69-70). Deuxièmement, des restrictions à la liberté d’installation existent déjà dans d’autres pays développés pour les médecins généralistes et spécialistes. Ainsi, en Allemagne et en Autriche, les caisses d’assurance maladie et les représentants de médecins négocient entre eux le nombre et l’emplacement des autorisations d’installation des médecins conventionnés. Au Québec et en Angleterre, ces autorisations sont respectivement délivrées par l’Agence régionale de santé et le National Health Service. Enfin, en Suisse, une ordonnance nationale module le nombre des professionnels de santé conventionnés par canton (Sénat 2008, 35-37).

Cette publication répond à la problématique en deux temps. D’un côté, l’analyse qualitative montre bien l’existence d’une innovation parlementaire en faveur des mesures contraignantes en comparaison avec les programmes présidentiels, à l’administration et aux groupes d’intérêt qui sont plus hostiles à ces mesures. De l’autre côté, l’analyse quantitative répond par la négative à la problématique : en dépit de cette innovation, les parlementaires ne peuvent être considérés comme étant des entrepreneurs d’action publique en raison de leur subordination volontaire à l’exécutif et aux groupes d’intérêt médicaux.

L’innovation parlementaire en France

Les données[7] sur la répartition territoriale des médecins permettent l’émergence, dès le début du vingtième siècle, d’un débat public sur « l’encombrement de la profession médicale » (Jeanne 1898 ; Gouffrier 1900), puis sur la « pléthore médicale » (Anonyme 1938). Il faut cependant attendre les années 1950-1960 pour que l’inégale répartition des médecins soit vivement dénoncée (Chasteland et Laugier 1957 ; Michel 1957 ; Bui-Dang-Ha-Doan 1963). Deux réformes renforcent pourtant ce phénomène inégalitaire en diminuant le nombre de médecins en exercice. La première instaure, en 1968[8], un troisième cycle de médecine générale obligatoire pour les anciens diplômés et la seconde établit, en 1971[9], un numerus clausus pour la deuxième année des études de médecine.

La métaphore du « désert médical » apparaît ainsi dans la presse en 1975 (Le Vaillant 1975) pour le cadre hospitalier, puis en 1976 (Escoffier-Lambiotte 1976) pour les médecins. L’expression s’introduit également à partir des années 1970 au Parlement. À l’Assemblée nationale, elle se rapporte aux hôpitaux (Hage 1982), puis aux médecins (Étienne 1995). Au Sénat, elle concerne les pharmacies (Bac 1975), les radiologistes (Husson 1998) et, plus tardivement, les médecins (Bécot 2001 ; Neuwirth 2001, 132 ; Trégouët 2001). À l’exception de Georges Hage qui est communiste, l’expression est portée par des parlementaires de droite (Rassemblement pour la République et Union pour un mouvement populaire).

La lutte contre ces zones désertées devient ainsi une priorité pour les principaux candidats aux dernières élections présidentielles. Jean-Luc Mélenchon (2016) mise sur le déploiement des centres de santé (médecins salariés), la création d’un corps de médecins généralistes fonctionnaires et l’obligation d’effectuer un stage d’internat dans les zones sous-dotées. Benoît Hamon (2017) encourage le développement des médecins salariés, le soutien financier et logistique des médecins s’engageant à exercer en zone déficitaire, le déploiement des maisons de santé (médecins libéraux) et, enfin, le desserrement du numerus clausus. Emmanuel Macron (2017) insiste quant à lui sur le doublement des maisons de santé, l’augmentation du numerus clausus et la télémédecine. François Fillon (2017) privilégie de son côté les maisons de santé, la coordination des soins, la régionalisation du numerus clausus et la télémédecine. Enfin, Marine Le Pen (2017) se positionne en faveur de la coopération entre professionnels de santé, le soutien financier des médecins retraités exerçant en zone sous-dense, le développement des maisons de santé et le relèvement du numerus clausus.

Concernant l’administration, seuls la Cour des comptes (2011, 170 ; 2014, 256 ; 2015, 216 ; 2017, 256), le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (2007a, 5 ; 2007b, 83) et le Conseil économique, social et environnemental (Castaigne et Lasnier 2017, 21) défendent, notamment, le conventionnement sélectif. Un rapport de 2019 prévoit également de rendre obligatoires les stages des internes en milieu rural (Labaronne et al. 2019). Néanmoins, la grande majorité des rapports de l’administration sont opposés aux dispositifs contraignants[10].

Du côté des groupes d’intérêt[11], rares sont ceux qui défendent également de telles mesures. Le conventionnement sélectif est par exemple soutenu par quelques groupes d’intérêt d’élus locaux (Villes de France 2012 ; 2019 ; Association des Petites Villes de France 2016, 11) et de patients (CISS, FNATH et UNAF 2012, 41 ; UFC-Que Choisir 2016 ; UNAF 2019). Une organisation communale encourage l’obligation, pour des médecins en formation, d’exercer temporairement en zone sous-dense (Association des maires ruraux de France 2019). Cependant, d’autres groupements d’élus locaux importants, dont l’Association des maires de France et des présidents d’intercommunalité, ne se prononcent pas en faveur de tels dispositifs. De même, aucune structure médicale ne les défend.

Pourtant, si les mesures contraignantes intéressent peu l’administration et les groupes d’intérêt, le Parlement semble pour sa part être friand de ces outils d’action publique. La présente étude analyse deux types de matériaux : les rapports et les débats parlementaires. Les rapports parlementaires ont été collectés qualitativement. Le tableau 1 confirme d’ailleurs l’attention récente du Parlement français à l’égard de la désertification médicale.

Tableau 1

Liste des rapports parlementaires analysés

Liste des rapports parlementaires analysés

S : Sénat, AN : Assemblée nationale.

* Le rapport intitulé « La démographie médicale » est un document de travail qui n’a pas de rapporteur.

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Concernant les débats parlementaires, un échantillon a été créé à l’aide du logiciel NVivo (version 12) qui permet d’effectuer des recherches d’occurrences sur un grand nombre de fichiers. Des débats parlementaires ont ainsi été collectés à partir des lois (voir liste en annexe) entourant la mise en place des principaux instruments de lutte contre la désertification médicale et des autres lois de finances (depuis 1970) et de financement de la sécurité sociale (depuis 1996). Une fois ces débats collectés, une recherche d’occurrences a été effectuée à partir des mots clés suivants : « “démographie médicale” ou “désert médical” ou “déserts médicaux” ou “désertification médicale” ou “densité médicale” ».

La répartition annuelle de ces occurrences permet de construire un échantillon de 50 fichiers en privilégiant ceux qui en ont le plus grand nombre. Les débats à l’Assemblée nationale (30 fichiers) sont plus nombreux que ceux au Sénat (20 fichiers). Le tableau 2 montre la répartition temporelle des fichiers de l’échantillon et confirme également l’intérêt récent du Parlement pour le dépeuplement médical.

Tableau 2

Échantillon des débats parlementaires pour 50 fichiers

Échantillon des débats parlementaires pour 50 fichiers

Tableau 2 (suite)

Échantillon des débats parlementaires pour 50 fichiers

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La lecture des rapports, des débats en hémicycle et des débats en commission (retranscrits dans ces rapports) permet de construire un fichier Excel où chaque ligne correspond à un locuteur pour un jour donné. Un même locuteur peut ainsi être mentionné plusieurs fois s’il s’exprime à des jours différents. Les propositions des rapports sont également ajoutées au nom du ou des rapporteurs. Une même proposition peut être copiée plusieurs fois pour plusieurs rapporteurs, à la condition que cette proposition ne soit pas le fruit du travail final de la commission – ce qui « dénaturerait » la volonté première du ou des rapporteurs.

Deux onglets sont constitués selon que ces locuteurs se positionnent pour ou contre l’une des mesures contraignantes mentionnées en introduction. Ces deux onglets sont analogues : 196 locuteurs sont « pour » ces mesures coercitives et 199 locuteurs sont « contre ». Cette proportion diffère ainsi de l’administration et des groupes d’intérêt où seule une minorité se prononçait en faveur de ces mesures. Le Parlement présente de la sorte une position innovante encourageant de tels dispositifs contraignants.

Le logiciel NVivo permet également d’identifier les mots les plus utilisés d’un corpus. Les 100 premiers mots employés ayant au minimum cinq caractères sont listés au tableau 3 selon le positionnement des locuteurs. Les nombres entre parenthèses sont les occurrences. Le lexique commun est identique chez les « pour » et les « contre », contrairement au lexique propre qui est spécifique à chacun.

Tout d’abord, ce lexique confirme une division forte sur les mesures incitatives et coercitives. Les « pour » estiment que les mesures incitatives sont insuffisantes, tandis que les « contre » s’opposent fortement aux propositions coercitives du camp adverse. La notion de régulation permet aux « pour » d’atténuer leurs propos en s’appuyant, parallèlement, sur les rapports parlementaires qui vont dans leur sens.

La liberté d’installation est donc questionnée par les « pour » qui n’hésitent pas à dénoncer ce « sacro-saint principe » (Autain 2009a ; Morel-A-L’huissier 2011 ; Ferrand 2012 ; Vigier 2012 ; Poletti 2016) pourtant remis en cause dans d’autres pays. Inversement, selon les « contre », les restrictions à la liberté d’installation – notamment en Allemagne (Fouché 2007 ; Boënnec 2008, 34 ; Bachelot-Narquin 2009 ; Door 2009a ; 2009b ; 2012a ; 2016 ; Bertrand 2011 ; Bignon et Peiro 2012, 125 ; Lemorton 2015 : 167 ; Tian 2016 ; Cardoux et Daudigny 2017 : 75 ; Christophe 2019 ; Garot 2019a, 15 ; 2019b, 56) – ne permettent pas de mettre un terme à la désertification médicale (les cas de l’Espagne et de l’Italie, cités plus haut, ne sont mentionnés par aucun d’eux). Le principe de la liberté d’installation, inscrit dans « notre ADN » (Aboud 2015), ne peut en conséquence être remis en cause car il est un élément constitutif de notre système sanitaire. La liberté d’installation devient ainsi une rhétorique corporatiste essentialisant volontairement un système privilégié. Ce discours peut se résumer de la manière suivante : « la liberté d’installation est consubstantielle au système de santé – la remettre en cause déstabiliserait en partie ce système ». Toujours selon les « contre », la voie conventionnelle, utilisée pour d’autres professions de santé, doit être privilégiée pour obtenir la confiance des jeunes, des internes et des étudiants et éviter de nouvelles grèves. Des mesures coercitives seraient ainsi contre-productives car, d’une part, elles s’imposent contre les médecins eux-mêmes ; d’autre part, elles interdisent le remboursement de certains patients, voire, dans une moindre mesure, restreignent leur offre médicale et, enfin, elles détournent les étudiants de la médecine générale et de l’exercice libéral – spécialité et pratique déjà largement délaissées. L’abandon des sanctions en cas d’irrespect du « contrat santé solidarité » est ainsi regretté par les « pour » mais félicité par les « contre ».

Tableau 3

Lexique des locuteurs selon leur position sur les mesures contraignantes

Lexique des locuteurs selon leur position sur les mesures contraignantes

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Le (dé)conventionnement sélectif est une mesure privilégiée par les « pour ». Elle instaure une obligation contractuelle entre les nouveaux médecins (généralistes ou spécialistes), l’assurance maladie (sécurité sociale) et l’Agence régionale de santé – cette dernière déterminant les zones sous-denses à prioriser. Selon cette coalition, il est effectivement du devoir des médecins d’accepter une telle mesure en raison des finances publiques investies dans leurs études et leur salaire, et du service public auxquels ils participent. Ils opposent ainsi le droit à la santé prévu dans la Constitution (Autain 2007 ; Paul 2007a ; 2007b ; Autain 2009b ; Maurey 2009 ; Paul 2009 ; 2011 ; 2012 ; Morel-A-L’Huissier 2016) à l’existence de besoins de santé sur le territoire, d’inégalités d’offre de soins et d’accès aux soins. Ils insistent également sur le problème des déserts médicaux et sur la réalité d’une densité médicale irrégulière à l’origine de zones surdotées et sous-dotées.

Les « contre » estiment que les professionnels de santé ont signé des conventions avec lesquelles ils étaient en accord. Les conventions signées avec l’Ordre national des pharmaciens (Milon 2014) et le Conseil national de l’Ordre des masseurs-kinésithérapeutes (Cardoux et Daudigny 2017, 69) en sont des exemples. Or, des groupements de médecins sont opposés à des mesures coercitives, notamment l’Intersyndicale nationale des internes, le Regroupement autonome des généralistes jeunes installés et remplaçants, l’Intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale, l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Door 2012b ; 2016) et le Conseil national de l’Ordre des médecins (Door 2015 ; 2016 ; Cardoux et Daudigny 2017, 74). Les rares groupes d’intérêt invoqués par les « pour » qui attestent de l’inefficacité des mesures incitatives sont l’Association nationale des élus de montagne (David 2014), le Collectif interassociatif sur la santé (CISS) (Fischer 2011 ; Fraysse 2011), la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés (FNATH), l’Union nationale des associations familiales (UNAF) (Fischer 2011 ; Fraysse 2011), l’UFC-Que Choisir (Union fédérale des consommateurs) (Fraysse 2012 ; Vigier 2016), voire, de manière plus confuse, la Fédération des médecins de France (Bapt 2009). Cet argumentaire confirme l’observation faite en introduction : les groupements de médecins s’opposent aux organisations de patients et d’élus locaux.

Enfin, un dernier résultat concerne l’expression du gouvernement des « contre », où le (ou la) ministre devient un véritable appui à cette rhétorique. Un renversement est d’ailleurs observable pour Marisol Touraine qui, députée, a défendu en 2009 (Bernier 2008, 159-165 ; Touraine 2009) et en 2011[12] des mesures contraignantes puis, une fois ministre de la Santé, est devenue la plus fervente opposante à ces mesures. Ce basculement est également visible chez Cécile Duflot qui déclare en 2013, en tant que ministre de l’Égalité des Territoires et du Logement : « S’agissant de la prise de mesures coercitives, vous ne serez pas étonnés que ma position soit celle du gouvernement car, quand bien même je pourrais avoir une autre opinion, il ne serait pas aujourd’hui utile d’en faire état. » (Maurey 2013, 89)

La position de Touraine est plus confuse encore. En 2007, celle-ci combat, dans l’opposition, le conventionnement sélectif (2007a[13]) et les mesures coercitives (2007b[14]). Pourtant, les deux années suivantes, elle souhaite « obliger les étudiants ayant passé l’internat à effectuer des stages dans des zones sous-denses » (Touraine 2009) et « freiner les installations dans les zones excédentaires » par des « mesures désincitatives (sur les charges sociales) [et] un conventionnement plus sélectif (quotas d’installations nouvelles) » (Bernier 2008, 163-164). Ce cas confirme la lourdeur de l’institution partisane face aux convictions personnelles et consolide une étude qui gagnerait à être réactualisée (Converse et Pierce 1986). Dit autrement, « [u]ne des dimensions essentielles de ce travail politique est comme mis en scène, théâtralisé par les indignations qui rythment le cours du débat social […] (Re)susciter ces croyances, c’est là chercher à intensifier des phénomènes d’identification, à faire reconnaître sa capacité à représenter les intérêts de sa “base” sociale et à se réassurer de son soutien. » (Collovald et Gaïti 1990, 11) Ce verrouillage institutionnel s’affine au regard de l’analyse quantitative.

Le manque de volonté des parlementaires

Des paramètres supplémentaires sont ajoutés aux parlementaires (fonction politique, parti politique au moment de la locution et profession[15]) et aboutissent aux résultats illustrés à la figure 1.

Premièrement, les mesures contraignantes font l’objet d’un blocage ministériel fort (Marisol Touraine, Roselyne Bachelot-Narquin et Xavier Bertrand).

Deuxièmement, les médecins sont extrêmement bien représentés dans le débat. En effet, en 2017, les médecins forment à peine 4 à 5 % des députés et des sénateurs pour chacune des chambres. De même, depuis la fin des années 1990, la part la plus élevée a été à peine de 8 % au Sénat en 1998[16]. Pourtant, dans le débat, ils représentent respectivement 28 % et 43 % des locuteurs des coalitions « pour » et « contre ». Les données sont malheureusement insuffisantes sur leur spécialité : la proportion des généralistes vis-à-vis des spécialistes ne peut donc être donnée. Ces résultats nous renseignent tout de même sur trois points. D’abord, une profession se mobilise volontiers au Parlement lorsqu’elle fait l’objet d’une réforme. Ensuite, de nombreux médecins défendent les mesures contraignantes en raison, sans doute, des heures supplémentaires que leur impose cette situation et du principe de l’accès et de la continuité des soins. Enfin, la profession médicale est fortement mobilisée pour freiner l’arrivée de ces mesures coercitives en raison, certainement, d’une identité professionnelle commune et des potentielles retombées négatives de la part des groupes d’intérêt de médecins à l’égard des « confrères parlementaires ».

Ainsi, au risque de renforcer un « mythe “politico-journalistique” » (Pierru 2007, 74), le verrouillage médical s’exerce sur le Parlement et, dans une moindre mesure, sur le gouvernement qui craint leur mobilisation. Ces résultats confirment ainsi l’idée d’une « profession législatrice » (Tabuteau 2010, 111) exerçant un « pouvoir négatif : un pouvoir de blocage » (Hassenteufel 1997, 23).

Figure 1

Pourcentage des interventions au Parlement

Pourcentage des interventions au Parlement

UDI : Union des démocrates et indépendants.

NOTE : « Les Républicains » comprennent l’Union pour un mouvement populaire et le Rassemblement pour la République. Chacun des quatre ensembles (fonction au Parlement, parti politique, profession et chambre) est égal à 100. Une intervention est celle d’un même locuteur sur une journée entière.

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Dans le cadre du conventionnement sélectif, les médecins freinent donc le plus possible l’intrusion de l’État dans leurs négociations avec l’assurance maladie[17]. Pourtant, ce dispositif conventionnel de 1971[18] « confère aux organisations syndicales des professions de santé une compétence quasi législative » (Tabuteau 2010, 112-113). Plus exactement, il s’agit d’« une véritable délégation de pouvoir que le Parlement a consentie aux syndicats médicaux et aux caisses d’assurance maladie pour définir les règles applicables à l’installation des professionnels » (Tabuteau 2013, 45).

Troisièmement, un clivage partisan s’est constitué sur cette question : la gauche est favorable aux mesures contraignantes et la droite y est opposée. Ces deux courants sont cependant divisés, notamment à droite. La division du PS correspond en grande partie aux interventions de Marisol Touraine en tant que ministre de la Santé.

Enfin, les positions favorables aux mesures contraignantes s’expriment davantage au Sénat en comparaison avec les positionnements hostiles, confirmant par là même le caractère territorial du mandat sénatorial.

Les tableaux 4 et 5 affinent ces résultats selon la densité médicale du département d’élection des parlementaires (généralistes en exercice, d’une part, et généralistes et spécialistes inscrits au CNOM, d’autre part) (CNOM et INSEE 2020), ou selon la position de majorité ou d’opposition dans laquelle sont placés ces parlementaires[19].

Tableau 4

Densité médicale du département d’élection pour 100 000 habitants

Densité médicale du département d’élection pour 100 000 habitants

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Les moyennes indiquées sont celles des interventions orales (194 « pour » et 171 « contre »[20]) et non des orateurs. Les deux mesures révèlent une moindre densité chez les députés « pour » (en comparaison avec les députés « contre ») et une plus grande densité chez les sénateurs « pour » (en comparaison avec les sénateurs « contre »). Ces différences sont cependant trop faibles pour être significatives. De même, la plupart de ces chiffres sont à peine en deçà de la moyenne nationale de 2018[21]. Le département d’élection n’est donc pas un paramètre influent.

Tableau 5

Orateurs en situation de majorité ou d’opposition parlementaire

Orateurs en situation de majorité ou d’opposition parlementaire

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En revanche, les orateurs favorables aux mesures contraignantes sont plus souvent en situation d’opposition (115 contre 73) que leurs opposants (81 contre 126). Ce résultat reste valable en retirant les ministres et les secrétaires d’État (79 contre 99). Cette opposition favorable aux mesures contraignantes est surtout constituée du Parti socialiste (48 interventions) et des communistes (22)[22] (suivis de l’UDI [14] et des Républicains [11]). À l’inverse, une fois en situation de majorité, les socialistes et les communistes « pour » ne représentent respectivement plus que 12 et 8 interventions (contre 40 chez les Républicains « pour » majoritaires). Or, ces Républicains « pour » sont en minorité face aux Républicains « contre », majoritaires également (73 interventions). De même, les socialistes et les communistes « pour » majoritaires (12 et 8) sont inférieurs aux socialistes « contre » majoritaires (18) et aux Républicains « contre » de l’opposition (44).

La défense des mesures contraignantes est ainsi effectuée par l’opposition socialiste et communiste et par la majorité (insuffisante) des Républicains. Le verrouillage ministériel des Républicains, exprimé par Roselyne Bachelot-Narquin et Xavier Bertrand, cherche ainsi l’inflexion d’une famille politique divisée. Plus précisément, ces ministres transforment le Parlement en un véritable « forum de la rhétorique politique » à même d’« agréger différents intérêts pour devenir majoritaire » (Palier et Surel 2005, 25).

En outre, si les socialistes et les communistes défendent les mesures contraignantes lorsqu’ils sont dans l’opposition, tel n’est plus le cas une fois qu’ils sont dans la majorité. Les travaux des années 1960 portant sur l’opposition parlementaire confirment l’observation faite ici : une opposition « s’oppose au comportement d’un gouvernement » (Dahl 1966, 18) et a pour objectif de « renverser le gouvernement en place » (Schapiro 1967, 182).

La « surpolitisation » des déserts médicaux met donc en scène une « amplification des oppositions partisanes sur des scènes symboliques majeures » (Lascoumes 2009, 460) car le locuteur s’adresse tout autant à son groupe parlementaire qu’à l’extérieur. Ce « chahut » agonistique, garant du débat démocratique (Dompnier 2010), est visible chez les ministres qui tentent de rassurer les groupes d’intérêt médicaux et chez l’opposition socialiste et communiste qui justifie sa présence dans l’hémicycle.

Cependant, l’innovation parlementaire est condamnée à l’échec en raison de l’opposition du pouvoir exécutif (administrations et ministres). Cette résistance s’explique, en priorité, par le désaccord des intérêts corporatistes (parlementaires médecins et groupes d’intérêt de médecins) qui peuvent potentiellement influencer l’opinion publique : « Aux yeux d’une partie des élus, le médecin est supposé exercer une forte influence sur les choix politiques de ses patients. L’ancien chancelier allemand [Konrad] Adenauer justifiait ainsi l’impossibilité de réaliser une réforme structurelle de l’assurance maladie : “il est extrêmement difficile de faire une loi contre 70 000 médecins qui voient chacun 30 patients par jour”. » (Hassenteufel 2015, 7)

Conclusion

Les parlementaires français ne sont pas des entrepreneurs d’action publique en dépit de l’innovation de leurs idées. En effet, les parlementaires socialistes et communistes, favorables aux mesures contraignantes, se soumettent aisément au blocage ministériel lorsqu’ils sont dans la majorité. Une nuance peut cependant être apportée pour les parlementaires de droite qui défendent plus vigoureusement ces mesures lorsqu’ils sont dans la majorité, même s’ils les oublient une fois dans l’opposition. Les parlementaires se placent donc en situation de subordination vis-à-vis de l’exécutif. Parallèlement, pour le cas précis des déserts médicaux, l’exécutif et, dans une moindre mesure, quelques parlementaires médecins sont sensibles aux intérêts corporatistes. Le verrouillage est donc tout autant institutionnel (groupes d’intérêt et ministres) qu’idéel (subordination volontaire à ces deux corps).

La relation de subordination entre les pouvoirs législatif et exécutif est mise en avant par Armel Le Divellec (2010, 134) : « la relation de confiance entre gouvernement et députés de la majorité est surdéterminée par la présence du leadership présidentiel […] les interventions des députés de la majorité sont généralement vues comme illégitimes par l’exécutif ». Pierre Avril (2013, 17) propose d’interpréter le « contrôle [de] l’action du gouvernement » introduit en 2008[23] dans un sens d’évaluation de l’action publique et non plus de censure du gouvernement : « ce sont les électeurs eux-mêmes qui renouvellent – ou refusent – aujourd’hui leur confiance à la majorité sortante et décident donc du sort du gouvernement […] [L]a nouvelle rédaction de l’article 28 C [qui] associe le contrôle de l’action (et non de la politique générale) du gouvernement avec l’évaluation des politiques publiques […] Dès lors, le contrôle n’est plus le monopole de la seule opposition ». L’évaluation semble ainsi être une piste d’interprétation de la Constitution susceptible d’offrir aux parlementaires la possibilité de se comporter comme de véritables entrepreneurs d’action publique.