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La théorie du sujet politique et les nouveaux mouvements sociaux

L’essor des nouveaux mouvements sociaux à partir des années 1960 a mis la théorie du sujet politique en crise. En effet, les théories et les pratiques politiques radicales sont aujourd’hui engagées dans un débat devenu presque inintelligible sur l’identité, la constitution et les fins de l’action du sujet politique. À l’évidence d’une figure jacobine du peuple en arme, s’est d’abord substitué un constat désenchanté, puis une interrogation désormais sans fin sur l’identité du sujet. L’émancipation viendra-t-elle des Suds globaux ? Des femmes ? Des marginaux, des « fous » et des prisonniers ? Des migrants ? Des « multitudes » ? De la communauté LGBTQ2S+ ? Des animaux ? Ou bien, comme le concept d’intersectionnalité cherche à le penser aujourd’hui, d’un sujet situé au croisement des différentes sources d’oppression ? Faut-il chercher à réveiller les « peuples », que ce soit sous une forme constructiviste et postnationale ou bien nationaliste ? Aussi n’existe-t-il aucun consensus sur les modalités de la constitution du sujet politique. Comme le souligne bien Razmig Keucheyan (2010), le débat marxiste et postmarxiste, déjà fort complexe, sur les conditionnements historiques de la constitution de la « conscience de classe » a été remplacé par une inflation des discours événementialistes et spontanéistes et de ceux portant, à la suite de la critique poststructurale des catégories d’identité et de totalité, sur l’indétermination de la subjectivité. Les événements subjectivants et désubjectivants ont remplacé la dialectique de l’histoire, contribuant à renvoyer la question stratégique aux limbes de la raison pratique. Enfin, les finalités de ce désormais fantomatique sujet politique sont aujourd’hui floues et indécises. Doit-il se réduire à une lutte particulariste, limitée aux intérêts politiques attachés à son identité singulière et historiquement déterminée, ou bien se situer sur le terrain de la totalité et de la transformation révolutionnaire, au risque de faire revenir le spectre du « totalitarisme », ou encore penser une forme inédite de l’universalité comme « pluriverselle » ? Les contributions les plus fortes et les plus marquantes aujourd’hui dans le domaine de la théorie du sujet politique[1], chacune d’entre elles renvoyant aux nouveaux mouvements sociaux comme contexte politique d’énonciation, sont, ainsi, autant de réponses fragiles à la crise des conceptions modernes du sujet politique, c’est-à-dire autant de réponses à l’indétermination affectant son identité, les voies de sa constitution, les modalités et les fins de son action.

Quelque peu ignorée dans les débats contemporains sur cette question, la théorie castoriadienne du sujet politique propose cependant des ressources descriptives, critiques et normatives qu’on propose d’expliciter et de commenter dans cet article. Elle permet non seulement de donner une définition renouvelée des nouveaux mouvements sociaux, mais elle fournit par ailleurs un cadre normatif afin d’évaluer les ambiguïtés de leur évolution historique. L’objet de cet article est donc de restituer la triple portée descriptive, critique et normative de la théorie castoriadienne de la subjectivité politique à l’intérieur du débat postmarxien portant sur l’identité, les conditions et les fins du sujet politique.

Pour ce faire, on procédera tout d’abord à une analyse du concept castoriadien de dèmos. Il ne s’agira, à cette étape, que de faire une synthèse des développements de Cornelius Castoriadis [1922-1997] autour de ce concept. Dans un deuxième temps, on affermira cette première compréhension à partir d’une distinction proposée par Pierre Dardot [1952--] et Christian Laval [1953--] dans leur ouvrage Commun entre « peuple constituant » et « peuple instituant ». On démontrera, ce faisant, que la conception castoriadienne de la subjectivité politique est porteuse d’une conception inédite de l’unité et de la temporalité du sujet politique. Cette seconde étape préparera à la troisième, où l’on proposera de circonscrire le rôle descriptif, critique et normatif que la théorie castoriadienne du sujet politique est susceptible de jouer aujourd’hui.

Analyse du concept de dèmos chez Castoriadis : autoconstitution souveraine, égalité, unité

La définition castoriadienne de la subjectivité politique a pour référence principale le dèmos athénien (Castoriadis 1999a, 325-328). En se référant à ce dernier, Castoriadis n’entendait pas isoler des traits historiques qu’il conviendrait de recréer à l’identique aujourd’hui. Il voulait plutôt identifier les invariants d’une subjectivité politique déployant authentiquement le « projet d’autonomie ». Cela précisé, on peut isoler trois caractéristiques principales de la subjectivité politique autonome d’après lui : l’autoconstitution souveraine  ; l’égalité dans la participation ; l’unité.

L’autoconstitution souveraine et la démocratie directe

Comme le soulignent Philippe Caumières (2013) et Antoine Chollet (2015), la subjectivité politique selon Castoriadis (2008a, 76) s’énonce tout d’abord comme « souveraineté de la collectivité ». Le sujet politique est le peuple qui exerce le pouvoir : « On a donc un dèmos au sens large, et “démocratie” veut dire pouvoir du peuple, souveraineté de la collectivité » (ibid., 74). Se référant à Thucydide plutôt qu’à Bodin, Castoriadis écrit que la souveraineté des membres du dèmos fait qu’ils sont « autonomoi, autoteleis, autodikoi » (ibid., 75).

Le dèmos est autonomos car il « se donne à lui-même ses lois » (ibid.). La souveraineté du dèmos se manifeste en premier lieu dans son rapport au nomos : le dèmos est souverain car il est créateur de normes et d’institutions. Si cette définition semble recouper la définition bodinienne de la souveraineté – la première « marque » de la souveraineté étant précisément celle de faire les lois[2] –, Castoriadis donne néanmoins, à partir des résonnances offertes par le sens grec du terme « nomos », un sens extrajuridique à la souveraineté. « Légiférer » ne consiste pas seulement à créer des normes juridiques garanties par l’État, mais, bien plus généralement, à prendre en charge la totalité de l’activité sociale. Le champ d’activité du dèmos est la totalité des institutions, au sens large de médiations intersubjectives de la pratique, ce qui inclut aussi bien les institutions « politiques » à proprement parler que les moeurs, les coutumes et les mentalités.

Les membres du dèmos sont, par la suite, autoteleis : ils « se jug[ent] [eux]-même[s] » (ibid.). Cela signifie que le peuple exerce les fonctions judiciaires. L’application du droit et le jugement des infractions à la loi ne sont pas l’oeuvre de spécialistes, mais bien du peuple à qui il revient, notamment par le tirage au sort, d’exercer cette prérogative souveraine.

Enfin, le dèmos est autodikos, car il gouverne. Ce gouvernement du peuple s’exerce dans le cadre constitutionnel de la démocratie directe. « L’ecclèsia, assistée par la boulè (Conseil), légifère et gouverne. Cela est la démocratie directe » (Castoriadis 1999a, 360). Castoriadis (2010, 101-102) rejette par ailleurs l’objection libérale selon laquelle la démocratie directe ne serait réalisable que sur un petit territoire et moyennant une définition restreinte de la citoyenneté. L’argument des libéraux modernes en faveur de la représentation s’expliquerait moins par des raisons pragmatiques que par les contraintes découlant de la réinstitution capitaliste des rapports sociaux, qui impose d’avoir du temps pour travailler et créer de la valeur. Comme le rappelle Castoriadis, c’est en ces termes que Constant, et avant lui Ferguson, justifiaient la représentation : la « liberté des Modernes » est celle qui permet de dégager le temps nécessaire à la conduite des affaires privées (ibid.).

L’égalité dans la participation

Le dèmos est un champ relationnel politique et égalitaire. Chaque membre du dèmos possède un droit égal à la formation de la loi et aux différentes fonctions régaliennes de la souveraineté. C’est l’isonomie, au double sens d’égalité de participation à la création de la loi et d’égalité dans son application. « L’égalité des citoyens est naturellement une égalité au regard de la loi (isonomia), mais essentiellement elle est bien plus que cela. Elle ne se résume pas à l’octroi de “droits” égaux passifs – mais est faite de la participation générale active aux affaires publiques. » (Castoriadis 1999a, 359) Cette égalité est politique : « égalité signifie l’égale possibilité effective de participation de tous ». Elle est une « égalité de participation au pouvoir » (Castoriadis 2009b, 185).

Cependant, cette égalité ne serait que formelle et vide si elle n’était pas plus fondamentalement associée à une égalité sociale. Dans un dialogue à distance avec Hannah Arendt, Castoriadis fait remarquer que la création d’une sphère d’activité proprement politique ne peut pas faire l’économie d’une prise en charge consciente de ses conditions sociales de possibilité (Castoriadis 1999d, 400). Aussi une telle politique ne concerne-t-elle pas seulement la « question sociale », mais la totalité des facteurs pouvant contribuer à l’inégalité, par exemple l’organisation territoriale (Castoriadis 2008a, 103-104) ou la structuration interne de la famille (ibid., 177-180). Si Castoriadis s’accorde avec Arendt pour dire qu’il y a une spécificité de la politique et qu’elle n’est ni identifiable au social ni réductible à la prise en charge de la sphère pragmatico-technique, il reste qu’il existe des conditions prépolitiques à l’effectuation de la politique, et qu’elle ne peut se maintenir comme participation égale sans s’assurer de ses conditions de réalisation (Castoriadis 1999a, 366-367 ; 2008a, 106-107 et 170-171). Plus encore, la garantie d’une politique qui ne soit pas réductible à la défense d’intérêts privés ne peut passer que par une égalisation des conditions, sans quoi l’espace public deviendrait immanquablement un espace pour la revendication de besoins insatisfaits (Castoriadis 2008a, 106-107).

L’unité du dèmos : une remédiation politique de la culture

Enfin, le dèmos est unitaire. Il est une totalité dynamique engagée dans un processus d’autotransformation conscient et lucide. La conception castoriadienne du sujet politique est institutionnaliste, c’est-à-dire que son unité est avant tout un construit institutionnel. En cela, elle tend à mettre à distance les conceptions culturalistes du nationalisme politique, pour lesquelles l’unité se fonde principalement sur une homogénéité culturelle ou dans la « nature d’un peuple », même si, on le verra, Castoriadis considère aussi que la culture et la tradition sont des conditions de l’autonomie.

Dans un premier temps, Castoriadis s’interroge sur les facteurs de constitution de l’unité politique. Il fait tout d’abord remarquer que l’unité du dèmos n’est pas immédiatement politique, mais plutôt prépolitique. C’est à ce niveau qu’interviennent les conditionnements culturels de l’unité, que son ontologie du social comme « imaginaire social instituant » permet d’objectiver sur le plan théorique (Castoriadis 1999c). La constitution d’une subjectivité politique comme politique est donc reconstitution d’une unité déjà donnée dans les pratiques sociales : « au moment où un mouvement d’auto-institution ou de ré-institution commence, la communauté qui s’auto-institue se reçoit en quelque sorte elle-même de son propre passé ; avec tout ce que ce passé charrie, avec tout ce qu’il comporte » (Castoriadis 2008a, 102). L’essor du projet d’autonomie est remédiation du social d’après un nouveau principe de synthèse et de totalisation réflexive. C’est dans cette nouvelle forme de synthèse qu’advient la subjectivité politique comme dèmos, c’est-à-dire comme subjectivité collective réfléchissante.

Prenant pour exemple la réforme clisthénienne (‑508/‑507), Castoriadis montre comment l’essor du projet d’autonomie au seuil de la période classique de l’antiquité grecque s’est simultanément présenté comme reprise politique d’une matérialité prépolitique et constitution unitaire de la subjectivité politique. La réforme clisthénienne, en réorganisant l’organisation tribale de la société athénienne selon des critères géographiques et non plus seulement héréditaires, réarticulait les données prépolitiques d’après le principe démocratique d’isonomie, faisant ainsi advenir le sujet politique comme tel moyennant un nouveau dispositif institutionnel.

Bref, l’élément prépolitique passe à l’arrière-plan mais n’est pas détruit. La communauté politique est une unité qui s’articule, elle ne peut que s’articuler : nous ne nous trouvons pas devant une masse où chacun est en rapport direct avec le pouvoir – mais les éléments anciens, sans être supprimés, s’effacent dans la nouvelle unité. Pour avoir une vraie démocratie, il faut que l’accès à chaque magistrature soit égal pour chaque partie de la population, mais ces parties ne sont plus « naturelles », elles ont été justement définies en vue du fonctionnement politique […] Dans le cas de la réforme de Clisthène, il y a création d’un espace politique articulé qui s’étaye sur des traits prépolitiques sans se laisser déterminer par eux, sans s’y asservir.

Ibid., 104

La formation unitaire de la subjectivité politique est un construitinstitutionnel. C’est à travers la création de nouvelles médiations institutionnelles qu’elle est rendue possible. L’unité politique n’est donc pas obtenue sur une base nationale, idéologique ou religieuse, même si ces facteurs entrent dans la collection des déterminations prépolitiques et qu’ils sont dialectiquement réarticulés à travers leur redétermination institutionnelle. Si la culture, voire la tradition, est bien une condition nécessaire de la subjectivité politique (Vibert 2020), elle n’en est pas pour autant une condition suffisante. C’est la raison pour laquelle le concept castoriadien de politique ne s’épuise pas dans le mouvement de traduction juridico-politique et institutionnelle d’une matérialité culturelle (ce qu’est le nationalisme dans sa version culturaliste), mais désigne bien plus précisément le processus d’égalisation des conditions d’accès à la formation du nomos à travers la création d’institutions. L’universalisation de la réflexivité et de ses conditions institutionnelles devient la nouvelle éthicité (Sittlichkeit) se substituant, ou redéterminant, les traits culturels donnés préalablement (Tranchant 2019, chap. 6).

Peuple constituant et peuple instituant : repenser l’unité, la temporalité et l’activité du sujet politique au-delà du constitutionnalisme démocratique moderne

Malgré ses inflexions en faveur d’une conception radicale de la démocratie, ces caractéristiques générales de la subjectivité politique ne paraissent pas très éloignées de celles du « peuple constituant », figure cardinale, sinon centrale, du sujet politique moderne. Castoriadis a cependant cheminé vers une conception originale de la subjectivité politique, de son activité et de son unité, dont les possibles n’ont pas encore été suffisamment développés et appropriés. La distinction proposée par Pierre Dardot et Christian Laval (2015, 415-421) entre « peuple constituant » et « peuple instituant » est une base conceptuelle heuristique afin de mieux circonscrire cette originalité.

L’unité abstraite du peuple constituant et l’unité praxéologique du peuple instituant

La première ligne de partage entre le « peuple constituant » moderne et le « peuple instituant » castoriadien est la manière dont leur unité est conçue. Si, pour Castoriadis, l’unité est incluse dans la définition de la subjectivité politique, il n’en reste pas moins qu’il la conçoit sur des bases opposées. Contrairement à l’unité du peuple constituant, celle du peuple instituant ne se fonde ni dans la Nation ni dans la « volonté générale ». L’unité infondée du peuple instituant est donnée dans et par son activité institutionnelle ; elle se situe au point de conjonction des multiples procès de recréation du nomos, multiplicité toutefois synthétisée et unifiée par l’émergence d’un sens commun, celui du « projet d’autonomie ». Tout l’enjeu de cette différence conceptuelle est la revalorisation de la multiplicité et de la conflictualité du dèmos, que les fondements théoriques du constitutionnalisme démocratique moderne occulteraient. Pour mieux comprendre cette différence et ses enjeux, il faut repartir du constitutionnalisme de l’abbé Emmanuel-Joseph Sieyès [1748-1836], qui, comme le soulignent Dardot et Laval (ibid., 415-416), a proposé une des formes les plus explicites de la notion moderne de pouvoir constituant.

À l’instar de ses prédécesseurs contractualistes et jusnaturalistes, la théorie politique sieyèsienne est fondée sur une ontologie sociale individualiste. Dans Qu’est-ce que le Tiers-État ?, en particulier dans le chapitre V, les notions de volonté générale, de volonté absolue et de pouvoir constituant sont rapportées à une genèse individualiste et contractualiste du corps social et politique. Car si le pouvoir constituant est bien l’attribut de la Nation comme volonté générale, celle-ci se forme initialement par l’association « d’individus isolés qui veulent se réunir » (Sieyès 1982, 65). C’est cette association de « volontés individuelles » qui est à « l’origine de tout pouvoir » (ibid., souligné dans le texte). La formation ultérieure d’une « volonté commune » sur laquelle repose le pouvoir constituant de la Nation est ainsi une création d’individus particuliers, qui consentent à réunir leurs volontés sous l’unité d’une volonté générale afin de « donner consistance à leur union » (ibid., 65-66). Son régime d’unité politique est par conséquent agrégationniste et conventionnaliste.

Une fois créée, la volonté nationale, également volonté générale, est le fondement du pouvoir constitué. La radicalité de la doctrine sieyèsienne consiste non seulement à identifier sociologiquement la volonté nationale au tiers-état (Guilhaumou 1997, 5), mais surtout à rabattre le droit naturel sur la volonté générale. La « nation se forme par le droit naturel » et « le gouvernement au contraire […] appartient au droit positif » (Sieyès 1982, 68). Dès lors, fondateur de l’ordre politique nouveau, le pouvoir constituant est le principe immanent et unique de limitation du pouvoir positif. C’est pourquoi, en retour, les institutions qui dérivent du pouvoir constituant sont « privées du pouvoir constituant » (Sommerer 2011, 81). Bref, « le pouvoir constituant est la source dont procède la constitution et, comme tel, ne peut découler d’une quelconque constitution ni même s’engager par avance à ne pas modifier la constitution qu’il a pour tâche d’édicter » (Dardot et Laval 2015, 415-416).

C’est contre cette conception de l’unité politique, certes grossièrement synthétisée ici, que Castoriadis bâtit la sienne. C’est toutefois plutôt dans le cadre d’une lecture critique du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau qu’il entend se dégager de la conception moderne du peuple comme unité nationale dotée d’une volonté générale.

La première objection de Castoriadis au modèle contractualiste de l’unité politique est celle de son « abstraction », directement liée à son ontologie sociale individualiste. Tout comme Sieyès, Rousseau fait en effet découler l’ordre social et politique d’un accord volontaire entre individus donnés préalablement, tant ontologiquement que logiquement : la volonté générale est issue d’un accord contractuel d’individus intéressés à une telle union. Or, pour Castoriadis, le problème n’est pas tant de poser l’unité comme condition inéliminable de l’autonomie que de la penser dans les termes abstraits de l’union de volontés particulières et séparées préalablement à l’unité politique. La question de l’unité politique est celle de la remédiation institutionnelle d’une unité sociale déjà existante dans une épaisseur social-historique où existent des formes antérieures de synthèse (imaginaires, culturelles, traditionnelles, entre autres). Le modèle contractualiste du passage de l’état de nature à l’état civil évacue toute la problématique de la prise en compte des conditions objectives de la rationalité pratique. À la contre-objection selon laquelle la fiction contractualiste de l’état de nature a une fonction transcendantale et non pas historique (ce qui permet à Kant [1988] de remobiliser le modèle contractualiste comme idée régulatrice du droit), Castoriadis (2002, 195-197) rétorque que la question politique ne peut pas non plus se mouler à l’intérieur d’une telle forme de rationalité. La question politique ne s’épuise pas dans le quid juris transcendantal, mais dans l’activité de transformation d’une positivité social-historique. Aussi la résolution rousseauiste de la subjectivité démocratique comme volonté générale n’est-elle qu’une construction dont l’abstraction ne peut pas valoir dans les circonstances objectives imposées par le social-historique. La première objection de Castoriadis est donc que le modèle contractualiste repose sur une modélisation des rapports entre théorie et pratique qui n’est pas adaptée à la phénoménalité politique.

Sa seconde objection est que l’inadéquation de ces rapports entre théorie et pratique débouche sur l’occultation de la multiplicité effective du corps politique et, possiblement, sur des conséquences pratiques contraires à l’idée démocratique. En effet, la « volonté générale » comme figure de l’unité politique ne parvient pas à penser la question « de la différenciation politique du corps politique » (ibid., 197), difficulté dont la contrepartie est chez Rousseau la critique des « factions », c’est-à-dire du conflit propre à la vie démocratique. Le défaut principal du modèle contractualiste est de ne pas rapporter le nomos à la pratique du sujet politique démocratique, dont une des caractéristiques principales est sa différenciation intrinsèque. La démocratie est la prise en charge politique explicite de la pluralité des opinions dans la création des normes et des institutions qui s’imposent à tous. Au contraire, le modèle contractualiste fonde en dernière instance la légitimité de la loi dans l’unité abstraite et anonyme de la volonté générale (la « volonté de tous » n’étant pas politique). Ce qui est ainsi évacué, c’est la pratique démocratique elle-même, qui n’a aucune fondation, sinon la mise en commun de la pluralité des volontés. Ainsi, « toute la construction de la volonté générale devient de ce fait à la fois impossible (logiquement) et dangereuse (effectivement) » (ibid.). C’est pourquoi, faisant écho aux thèses de Jacques Julliard (1985), Castoriadis voit dans la « volonté générale » une condition de possibilité de la dégradation de la Révolution française en Terreur, car elle ouvre, comme le remarque également Claude Lefort (1986), sur la possibilité de l’appropriation de la volonté générale, conduisant à mettre un terme au pluralisme démocratique. Les fondements théoriques du constitutionnalisme démocratique moderne, en particulier le contractualisme, proposent une théorie démocratique antidémocratique, c’est-à-dire une surdétermination théorique de la pratique démocratique entravant son déploiement.

À la figure de l’unité comme volonté générale, il convient donc de substituer une conception de l’unité qui fasse droit à la pluralité effective des opinions et à la conflictualité interne du corps politique, ou, en d’autres termes, au fait démocratique. C’est à cet enjeu, parmi d’autres, que répond la figure castoriadienne du peuple instituant. La solution offerte par Castoriadis est, on le voit, institutionnaliste, et ce, en deux sens. En un premier sens, il s’agit de rapporter l’unité du dèmos à ses conditions institutionnelles de possibilité : elle est construite par un réseau institutionnel historiquement contingent, dont la réforme clisthénienne fournit un exemple. La question de l’autonomie et de la pratique démocratique n’est pas celle de la formation de la volonté générale, mais celle « de trouver les institutions telles que leur intériorisation par les individus fabriqués par ces institutions les rende le plus possible autonomes, à savoir aussi le plus possible capables de critique envers ces mêmes institutions » (Castoriadis 2002, 197). Il ne s’agit donc pas de penser abstraitement l’unité du corps politique, mais de la construire à travers la création d’institutions permettant l’accès universel à la formation du nomos. L’unité politique n’est pas donnée antérieurement à la pratique démocratique, elle n’en est pas non plus une condition transcendantale ; elle est plutôt la conséquence de l’accès partagé à la loi, qui est institué. C’est pourquoi, en un second sens, l’unité du peuple instituant est praxéologique. Elle se donne dans l’activité même de la création de la loi et de l’institution, dans le partage de la créativité institutionnelle, qui est la mise en commun de la pluralité des doxaï. Il n’y a d’unité politique que sur le fond inéliminable de la pluralité démocratique.

Temporalité du peuple instituant : repenser le rapport du sujet politique à ses institutions

La deuxième ligne de partage entre le peuple constituant moderne et le peuple instituant castoriadien se situe au niveau de leur régime de temporalité. Un des enjeux principaux de la théorie castoriadienne du sujet politique, comme l’ont bien remarqué Dardot et Laval également, est de repenser la relation unissant le sujet politique à l’objet de son activité : les normes et les institutions. Il s’agissait pour Castoriadis de figurer la dialectique entre l’acte instituant et l’institué, de sorte que celui-ci ne soit pas un poids mort pour celui-là. Or, c’est à travers une mise à distance de la temporalité de l’acte constituant, raison d’être du peuple constituant, que celle du peuple instituant est acquise.

La temporalité du peuple constituant est celle de la création ex nihilo conservatrice. Au même titre que Dieu tire l’être du néant, la Nation fait advenir par la seule force de sa volonté la constitution où elle s’installe durablement. Dans la pensée politique sieyèsienne, la question du changement institutionnel et historique se trouve en effet compressée entre deux pôles radicaux : le thème de l’absoluité de la volonté générale ; celui des dispositifs institutionnels de protection de la constitution. D’un côté, en effet, le « constitué » est exposé à sa recréationradicale par le pouvoir constituant de la Nation dans le cas où il l’entraverait ou l’opprimerait. Dans le chapitre V de Qu’est-ce que le Tiers-État ? Sieyès souligne, mobilisant en cela la théorie bodinienne (Bodin 1993, 111 et suiv.) de la souveraineté comme absoluité, que la Nation, étant souveraine, ne peut pas se lier à ses propres créations. Elle est, de droit, libre de révoquer, d’annuler ou de refonder sa positivité institutionnelle (Sieyès 1982, 69-70).

D’un autre côté, l’idée d’une recréation radicale par la réactivation de la volonté générale côtoie chez Sieyès, sans perspective de résolution dialectique, celle de la conservation du même. Comme le souligne Erwan Sommerer (2011, 85-100), la dichotomie franche au coeur de la pensée constitutionnaliste sieyèsienne entre un « pouvoir constituant » et un « pouvoir constitué » a fait naître très tôt un problème qu’il a dû résoudre après 1789 : la conservation de la constitution contre les excès possibles de la Nation et contre son éventuel désordre interne une fois constituée.

Faisant irruption dans l’histoire par la révolution, la figure du peuple constituant est paradoxalement anhistorique, dans le sens où elle ne s’installe que dans l’éternel présent de l’acte constituant et de sa conservation. Son point aveugle est celui des médiations entre l’activité créatrice du sujet politique et la transformation institutionnelle, si bien que le changement ne peut y être pensé que comme recréation radicale, c’est-à-dire comme révolution par la réactivation de la volonté générale, ou bien comme une impossibilité. C’est ce rapport adialectique entre le constituant et le constitué qu’entend dépasser Castoriadis avec la figure du peuple instituant. À la temporalité de l’acte constitutionnel, Castoriadis oppose celle du rapport entre l’instituant et l’institué.

C’est en référence à la philosophie merleau-pontienne de l’institution qu’est construite la figure castoriadienne du peuple instituant[3]. Comme l’explique Maurice Merleau-Ponty dans son cours de 1954-1955 au Collège de France, la notion d’institution (dérivée de la notion husserlienne de Stiftung) s’oppose à celle de constitution en faisant valoir un autre rapport de la subjectivité à l’objectivité. Par la Stiftung le sujet est non seulement codéterminé par l’objectivité (ce serait alors le rapport dialectique), mais participe de son objectivité, qui demeure pourtant une extériorité irréductible à la conscience :

Constituer […] est presque le contraire d’instituer : l’institué a sens sans moi, le constitué n’a sens que pour moi et pour le moi de cet instant. Constitution signifie institution continuée i e. jamais faite. L’institué enjambe son avenir, a son avenir, sa temporalité, le constitué tient tout de moi qui constitue.

Merleau-Ponty 2003, 48

C’est ce concept merleau-pontien d’institution que Castoriadis prolonge sur le plan de la théorie du sujet politique. Il s’agit de penser un rapport continu de codétermination poïétique entre la subjectivité politique du peuple et son objectivité institutionnelle. Si le peuple est bien créateur de ses institutions (l’acte instituant donnant lieu à de l’institué), le résultat de son action institutionnelle est la condition même de la poïétique institutionnelle. Dardot et Laval (2015, 445) écrivent dans leur commentaire du concept de praxis chez Castoriadis : « La praxis instituante est donc tout à la fois l’activité qui établit un nouveau système de règles et l’activité qui cherche à relancer en permanence cet établissement de manière à éviter l’enlisement de l’instituant dans l’institué. » C’est pourquoi l’autonomie n’est pas seulement la « constitution » par une subjectivité unitaire, homogène et extérieure à l’objectivité, mais bien « l’institution », au sens de maintien dans le temps de l’acte créateur par une subjectivité différenciée et participant à l’objectivité qu’elle institue.

C’est donc un tout autre rapport au temps, à l’historicité et à l’objectivité que promeut la figure du peuple instituant, qui ne se définit pas, au contraire du peuple constituant, en référence au moment de la fondation, et qui, par conséquent, n’inscrit pas son action dans les coordonnées de la conservation de la pureté événementielle. Ainsi, le peuple instituant n’est pas une figure unitaire s’épuisant dans la fulgurance de la constitution d’un ordre nouveau. Il est une figure différenciée qui trouve son unité dans sa pratique historique. L’unité du peuple instituant n’est jamais donnée une fois pour toutes, elle se fait dans la transformation consciente de son milieu institutionnel, dont le peuple est à la fois le sujet et l’objet (le sujet, car il en est l’auteur ; l’objet, car il en est l’acteur). Car ce qui est en jeu dans cette temporalisation de la subjectivité politique, c’est également son « être-au-monde » : instituer, c’est réaliser la liberté à l’intérieur d’un réseau de nécessités imposé par les conditions objectives où se situe le sujet politique, celles-ci étant aussi bien d’ordre naturel que social.

C’est cette figure de la subjectivité politique comme « peuple instituant » qui constitue un modèle descriptif, critique et normatif efficient afin d’approcher la pluralité des nouveaux mouvements sociaux.

Le peuple instituant et les nouveaux mouvements sociaux

Bien que la sociologie des « nouveaux mouvements sociaux » (NMS) se soit désormais éloignée du paradigme théorique des NMS, il reste que de nombreuses luttes sociales héritent encore aujourd’hui des coordonnées théoriques et pratiques tracées lors des années 1960 et 1970. On souhaite désormais expliciter le rapport de la théorie castoriadienne du « peuple instituant » à ce contexte théorique et pratique afin d’instruire la délicate problématique postmarxiste de la nature et de l’unité du sujet de l’émancipation. On retournera dans un premier temps au rapport ambigu que Castoriadis a entretenu aux NMS, qu’il percevait aussi bien comme un approfondissement du « projet d’autonomie » que comme sa contamination par une idéologie individualiste et libérale le compromettant. C’est la signification de cette ambiguïté qu’on se propose de redéployer dans un second moment. D’un côté, le rapport de Castoriadis aux NMS a une portée descriptive originale, car il permet d’objectiver, encore aujourd’hui, une raison commune de ces mouvements politiques malgré leur pluralité interne. D’un autre côté, sa critique montre néanmoins qu’une telle raison commune n’est pas suffisante pour former une « subjectivité révolutionnaire » ou un « sujet de l’émancipation ». Celle-ci reste suspendue d’après lui à un certain rapport à l’égalité politique et à la totalité.

Castoriadis et les nouveaux mouvements sociaux : retour sur une relation ambiguë

Érik Neveu (2015) soutient que le paradigme sociologique des « nouveaux mouvements sociaux » est désormais daté, bien qu’il ne soit pas encore tout à fait inopérant. Élaborée par Jürgen Habermas (1981), Alberto Mellucci (1980), Claus Offe (1985) et Alain Touraine (1984 ; 1993 ), parmi d’autres, cette grille d’analyse visait à rendre compte de la dialectique complexe entre la restructuration du capitalisme à l’ère « postindustrielle », d’un côté, et la transformation du contenu et de la morphologie des luttes sociales, d’un autre côté. Avec des accents différents selon leurs théoriciens, la « nouveauté » de ces mouvements résidait dans des facteurs tels que la transformation de l’appartenance sociologique de leurs membres (Parkin 1968), le recentrement culturel des luttes (Boltanski et Chiapello 1999, 266 et suiv. ; Inglehart 1999), la secondarisation des luttes sociales et économiques en faveur de luttes identitaires pour la « reconnaissance » (Fraser 2005 ; Honneth 2008), leur reconstitution autour d’un paradigme juridique dont le fondement normatif est constitué par les droits de l’homme (Saillant et Truchon 2013) et, enfin, la décentralisation et l’horizontalisation des structures organisationnelles, ainsi qu’une méfiance à l’égard des institutions politiques traditionnelles (Melucci 1980 ; 1983). En dehors de la stricte sociologie des mouvements sociaux, ces mutations ont été interprétées et théorisées de diverses manières par les philosophes, tant sur le plan normatif que descriptif. Ils ont pu être considérés selon le prisme des « micropouvoirs » versus la souveraineté (Deleuze 1986, 77-99), à partir de la logique des droits de l’homme (Lefort 1994), selon la perspective néogramscienne de la formation d’une « chaîne d’équivalence » et d’une « hégémonie » (Laclau et Mouffe 2009), comme formation d’une « multitude » permise par le développement d’une forme postmoderne et « immatérielle » de capitalisme (Negri et Hardt 2004), ou encore comme une ruse de la raison libérale (Michéa 2011).

Aujourd’hui, le paradigme sociologique des NMS est critiqué pour trois raisons principales. Premièrement, il est idéologiquement biaisé en faveur des mouvements de gauche, ce qui a contribué à rendre invisibles d’autres « nouveaux mouvements sociaux », notamment conservateurs, voire réactionnaires. Ce faisant, la définition des NMS et de leurs traits structurels (par exemple, l’horizontalité organisationnelle) est une généralisation abusive et ne s’applique pas à d’autres mouvements (Pichardo 1997). Deuxièmement, le paradigme sociologique des NMS a contribué à occulter la permanence et les nouvelles formes de la « question sociale » ayant structuré le mouvement ouvrier (ibid.). Troisièmement, leurs caractéristiques se retrouvent dans des mouvements antérieurs aux années 1960 (Tilly 2016). Le paradigme théorique des NMS dispose cependant encore d’une portée heuristique, à condition de constituer une « boîte à outils » plutôt qu’une grille de lecture dogmatique (Neveu 2015), car le répertoire des luttes progressistes aujourd’hui hérite des coordonnées pratiques et théoriques dessinées au tournant des années 1960-1970.

Il importait de rappeler ce contexte théorique, car il permet de mieux circonscrire le rapport de Castoriadis aux NMS. Sa théorie du sujet politique comme peuple instituant doit être rapportée, tant dans sa genèse que dans son contenu, aux formes « progressistes » des NMS issues des années 1960 : le mouvement des femmes, des étudiant·e·s, des homosexuel·le·s, des écologistes, celui de la contre-culture et de la lutte contre le consumérisme (ou « l’aliénation »), ou encore les nouvelles luttes ouvrières autogestionnaires. En effet, si Castoriadis ne s’est jamais présenté comme un « sociologue des nouveaux mouvements sociaux », sa trajectoire intellectuelle s’est néanmoins bel et bien déployée, en particulier à l’époque de Socialisme ou barbarie (1977a), comme une théorisation descriptive et normative des nouvelles formes de luttes sociales progressistes et des facteurs économicopolitiques les conditionnant. Une de ses thèses principales était, en effet, que le capitalisme était entré dans une nouvelle phase historique, le « capitalisme bureaucratique » (Castoriadis 1977a ; 1979c). Or, selon lui, cette nouvelle condition objective de la lutte des classes nécessitait une redéfinition du contenu du socialisme autour d’objectifs autogestionnaires (Castoriadis 1979d), une réorganisation de la lutte ouvrière (Castoriadis 1974 ; 1979d), mais aussi une attention aiguë aux nouvelles formes de contestation. En d’autres termes, Castoriadis expliquait la naissance des NMS par le procès de bureaucratisation de la société dans son ensemble (Castoriadis 1979c), celui-ci engendrant la « contradiction fondamentale du capitalisme », c’est-à-dire la séparation hiérarchique entre les organisateurs et les exécutants (et non celle entre rapports et forces de production [Castoriadis 1977b]), dans toutes les sphères d’activité de la société. Pour lui, la contrepartie d’une telle universalisation de la rationalité capitaliste bureaucratique était la résistance de tout un chacun contre une telle colonisation du monde vécu (Castoriadis 1979a ; 1979b ; 1979c). La bureaucratisation universelle de la société, y compris de la famille, de l’éducation, des loisirs et de la sexualité, engendrait de nouvelles formes de luttes et de socialisation afin de se réapproprier des sphères d’activité en voie d’être formalisées et soumises à la logique abstraite de l’organisation capitaliste (Castoriadis 1979c, 176, 186). Ces nouvelles luttes, ce sont précisément les nouveaux mouvements sociaux.

C’est pourquoi, lors des événements de Mai 68, Castoriadis a soutenu avec ferveur le mouvement révolutionnaire porté par la jeunesse. Dans La brèche, commentaire à chaud de Mai 68, il écrivait que « la jeunesse, [les] étudiants, [les] travailleurs de l’industrie de l’enseignement et de la culture [sont] une nouvelle avant-garde révolutionnaire de la société » (Morin, Lefort et Castoriadis 1988, 193). Il considérait que ce nouveau mouvement social soulevait la question centrale que le mouvement ouvrier ne posait plus à cause de son collaborationnisme de classe et de sa soumission au consumérisme, à savoir la critique de la bureaucratisation de la société. Pour Castoriadis, Mai 68 ouvrait clairement sur une nouvelle phase de créativité institutionnelle autonome (ibid. 88 et suiv.). C’est pourquoi, vingt ans plus tard et contre l’interprétation de Mai 68 faite par Luc Ferry et Alain Renault (1985) dans La pensée 68 en termes d’individualisme hédoniste, Castoriadis réaffirmait le caractère révolutionnaire de ces nouveaux mouvements, auxquels il associait aussi les mouvements féministes et ceux des droits civiques américains : « il faudrait surtout cesser d’évacuer purement et simplement, ou d’embarquer en contrebande sur le cargo de l’individualisme, les modifications considérables dans la réalité (et l’institution) sociale introduites par les mouvements des années 1960-1970, explicitement visés par ceux-ci » (en italique dans l’original ; Castoriadis 2007c, 33).

Si Castoriadis a accompagné l’essor des NMS progressistes, il n’en reste pas moins que leur évolution historique l’a amené à les qualifier très défavorablement à partir des années 1980. Dans ces années, il considérait au contraire que les luttes sociales avaient de nouveau dégénéré en raison de leur abandon présumé de toute perspective révolutionnaire explicite et de leur adhésion acritique à une logique libérale de revendications d’intérêts privés moyennant les droits humains. De manière cinglante, Castoriadis posait cette question faussement ingénue en 1986 : « Est-ce parce que la société a évolué comme elle l’a fait que la liberté de la contraception ou de l’avortement ont basculé du plateau de l’autonomie des sujets vers celui de l’hédonisme sans principes ? » (Ibid.) Pour lui, les années 1980 et 1990 ont constitué une formidable phase de régression politique à la suite de l’effervescence des années 1960 et 1970, les mouvements sociaux antérieurs s’étant transformés en groupes d’intérêt. Ainsi pouvait-il écrire que les luttes sociales étaient, dans ces années, « dépourvues de préoccupations générales » et qu’elles prenaient « inévitablement la forme de lobbies, dont les pressions opposées contribuent à bloquer la société sur bien des points » (Castoriadis 2009a, 158). Il voulait par-là mettre en cause l’abandon par les NMS de la question politique telle qu’il l’entendait, à savoir la prise en charge de la totalité sociale moyennant la transformation des institutions en vue de la participation égale de chacun à la formation du nomos (Castoriadis 1990, 151 ; 2007b, 82). Ce fut donc la perception d’un abandon d’une visée de transformation et de création institutionnelle au profit d’une logique individualiste de revendication de droits subjectifs qui fit passer Castoriadis de l’enthousiasme de 1968 à l’amère critique des années 1980 et 1990.

Selon nous, cette appréciation contrastée de Castoriadis à l’égard des NMS permet de circonscrire avec précision les points de rupture et de recoupement entre sa théorie du sujet politique comme « peuple instituant » et l’évolution des luttes sociales progressistes dans la seconde moitié du XXe siècle.

Portée descriptive de la théorie castoriadienne du sujet politique comme peuple instituant : la créativité institutionnelle comme rationalité commune des nouveaux mouvements sociaux

La thèse historique de Castoriadis était donc que les NMS ont perdu leur dimension créatrice et institutionnelle en se limitant à la revendication de droits subjectifs. Par une telle interprétation, Castoriadis rejoignait, certes pour des raisons et selon des objectifs différents, une critique comme celle de Marcel Gauchet (2002) contre Claude Lefort, selon laquelle les NMS contribuent à saper les fondements de l’ordre social républicain. Avec et contre Castoriadis, on va, dans un premier temps, montrer que la notion de « peuple instituant » jette un regard original sur les NMS au-delà de leur recentrement juridique et permet de relativiser leur critique en termes d’individualisme hédoniste. Le concept de « peuple instituant » a une portée descriptive intéressante, car il permet de désigner leur point d’unité comme processus de création institutionnelle moyennant la revendication de droits subjectifs égalitaires.

Comme le souligne Catherine Colliot-Thélène (2009), les formes de solidarité qui se créent dans le cadre de la revendication de droits subjectifs ont une portée politique importante, puisqu’elles visent précisément à redessiner les contours des institutions et des pratiques qui s’y rattachent. L’acquisition d’un nouveau droit ou l’abrogation d’un droit inégalitaire conduit à la création ou à la modification des structures institutionnelles qui le garantissent. L’intervention juridique, aussi « formelle » puise-t-elle paraître, est une intervention concrète dans la matérialité des rapports de pouvoir et vise aussi les institutions qui les structurent afin d’inscrire de nouvelles règles de justice. C’est en ce premier sens que l’on peut dire que les « luttes pour le droit », effectivement distinctives des NMS, sont porteuses d’une véritable créativité institutionnelle, bien au-delà de la simple objectivation juridique d’une conception « libérale et individualiste », voire « hédoniste », de la liberté. Au Québec, par exemple, les mouvements LGBTQ, ceux des femmes, des malades mentaux, des sans-papiers ou des personnes en situation de handicap, dont la mémoire est aujourd’hui bien documentée (Saillant et Lamoureux 2018), se déploient selon une raison commune : le passage, par la revendication de droits subjectifs égalitaires, d’une situation jugée discriminatoire à une transformation des lois et des institutions afin de parvenir à l’égalité. Ainsi, en luttant par et pour le droit, le mouvement des femmes est parvenu à acquérir au Québec des gains importants dans le droit marital, du travail ou de la justice reproductive (Lamoureux et Mayer 2018) ; acquis juridiques s’articulant, permis et relayés par la création de nouvelles institutions d’État telles que le Conseil du statut de la femme en 1973 ou le Secrétariat de la condition féminine en 1979. Des acquis semblables peuvent être mentionnés dans le cas du mouvement LGBTQ, qui est parvenu à transformer le droit marital québécois, notamment en faisant adopter les projets de loi 32 en 1999 et 84 en 2002 (Chamberland et al. 2018), mais aussi en aboutissant à la création de nouvelles dynamiques institutionnelles telles que des stratégies nationales de lutte contre l’homophobie garanties par le ministère de la Justice.

Il est, en ce sens, délicat de voir dans la restructuration de la conflictualité politique autour du paradigme juridique, comme le soutiennent Michel Freitag (2012, chap. 13) et Castoriadis, une « dissolution du politique ». Il s’agit plutôt d’une relocalisation du politique dans les conditions de sa juridicisation croissante (Commaille, Dumoulin et Robert 2010). Avec et contre Castoriadis, il faut plutôt dire que les NMS, même par la revendication de droits subjectifs, oeuvrent très précisément à ce qu’il estimait lui-même être l’activité distinctive du peuple instituant, à savoir l’élucidation critique et pluraliste des fondements des pratiques sociales dans toutes leurs dimensions afin d’instituer l’égalité. Diane Lamoureux (2016, 20) écrit ainsi :

Les luttes pour les droits ne visent ni la conquête du pouvoir […] ni la destruction du pouvoir existant, mais plutôt à énoncer de nouvelles formes de justice. La revendication des droits questionne les fondements du juste et de l’injuste dans une société et oblige le pouvoir à rendre des comptes et à justifier ses actions. On peut ainsi dire que ceux et celles qui revendiquent des droits agissent politiquement en mettant en question les fondements et la légitimité du pouvoir et que, en ce sens, ils et elles constituent des sujets politiques.

La recréation institutionnelle et l’exhibition critique des fondements normatifs des institutions par un peuple politiquement différencié sont précisément ce que Castoriadis désignait comme « politique de l’autonomie », qui est celle d’un « peuple instituant ». C’est donc en ce sens que l’on peut dire que les NMS sont porteurs d’une forme de créativité institutionnelle. C’est cette dynamique institutionnelle et poïétique qu’une figure comme celle du « peuple instituant » de Castoriadis permet de rendre visible, bien plus que les thèses massives les identifiant uniquement à une forme de libéralisme individualiste, voire hédoniste.

Toutefois, dire que la figure du « peuple instituant » permet de porter un regard nouveau sur les NMS, ce n’est pas dire qu’ils sont déjà conformes à une telle figure ; c’est seulement exhiber la raison commune qui les anime. Or, comme le remarquait Castoriadis au sujet du « mouvement des années 1960 », « on ne peut ignorer purement et simplement, comme le veut maintenant la mode, les “contenus” du mouvement, c’est-à-dire la substance, des demandes et la signification des formes et des modes d’activité » (Castoriadis 2007c, 32, souligné dans le texte). C’est pourquoi l’élucidation d’une telle raison commune doit aussi se prolonger dans une critique normative du contenu des NMS, ce que permet également de faire la figure du « peuple instituant ».

Portée normative et critique de la théorie castoriadienne du sujet politique comme peuple instituant : l’égalité politique et le rapport à la totalité comme critères de la raison pratique

Le recentrement des NMS autour d’un paradigme juridique lors des années 1980 ne saurait donc être compris comme l’abandon de toute visée de transformation institutionnelle égalitaire, contrairement à ce que Castoriadis affirmait dans ses diverses interventions critiques publiques. Cependant, son concept de « peuple instituant » permet aussi de rendre manifeste ce qui, dans le recentrement juridique des NMS, contrevient ou limite l’émergence d’une subjectivité politique telle que le dèmos.

 

Quelle égalité ? L’égalité politique comme critère de la raison pratique – Ce qui fait la spécificité du concept de dèmos est moins son rapport critique aux institutions que l’égalité politique de chacun dans ce rapport. Le « peuple instituant » de Castoriadis est une subjectivité politique unifiée, structurée par un réseau institutionnel permettant l’accès de tous à la formation du nomos. On l’a vu, l’unité du dèmos, ou du peuple instituant, est une unité praxéologique, conditionnée culturellement, mais surtout institutionnellement, c’est-à-dire qu’elle dérive de la restructuration égalitaire des institutions politiques permettant aux citoyens de participer activement au processus de création des lois, des moeurs et des institutions. Ce qui distingue le dèmos en tant que subjectivité politique, ce n’est donc pas l’égalité en soi, mais bien une forme particulière d’égalité, qui est politique et institutionnelle (donc de participation). Dans « Nature et valeur de l’égalité », Castoriadis (1999d) prenait soin de souligner que l’égalité politique est une création historique contingente et qu’elle doit être distinguée d’autres conceptions historiques de l’égalité, par exemple anthropologique (l’égalité naturelle des hommes) ou bien théologique (l’égalité des hommes devant Dieu), compatibles avec l’hétéronomie politique. Aussi, l’égalisation des conditions sociales et économiques, dont un des fondements est effectivement l’acquisition de droits subjectifs, ne suffit pas à l’institution d’un « peuple instituant », et peut même être réalisée sans qu’une telle subjectivité politique advienne nécessairement. Il est en effet possible que les conditions de vie soient égalisées sans pour autant qu’en découle une transformation des critères d’accès à la citoyenneté et de son exercice. Pour qu’un « peuple instituant » advienne, il faut qu’il soit, justement, institué, c’est-à-dire qu’il faut que soient créées et maintenues les institutions de la participation universelle à la création du nomos, ce qui n’est pas identifiable à la seule acquisition de droits sociaux égaux ou de conditions de vie égalitaires.

Cette figure du « peuple instituant », et surtout la manière dont l’égalité y est conçue, permet en retour de jeter une lumière sur certaines tendances des NMS et d’expliquer pourquoi Castoriadis (2009a, 157-158) a pu voir dans leur réorientation juridique une forme de « non-mouvement » contraire au « projet d’autonomie ». Elle rend visible la secondarisation de la question proprement politique au sein des NMS progressistes, c’est-à-dire le processus pratique et polémique moyennant lequel sont créées les institutions permettant l’égale participation à la détermination du nomos. C’est ce que voulait résumer l’affirmation péremptoire selon laquelle les NMS étaient devenus des « lobbies ». De fait, il est remarquable qu’une synthèse historique des luttes des NMS progressistes comme celle proposée récemment par Francine Saillant et Ève Lamoureux (2018) dans le cas du Québec, dont la source documentaire principale est la mémoire de leurs acteur·rice·s, ne fasse pas état de luttes en faveur de la transformation des institutions politiques, bien qu’on y trouve un vaste répertoire de luttes et de réussites afin d’oeuvrer en faveur de l’égalité sociale (par exemple Fougeyrollas, Boucher et Grenier 2018). Plus encore, la question de la « participation citoyenne » y est moins comprise comme visée de création des institutions politiques permettant l’avènement d’un « peuple » que comme la capacitation (l’« empowerment ») de populations vulnérables. Le « politique », selon cette documentation, semble bel et bien être identifié à la participation aux institutions de la démocratie libérale en vue de promouvoir des intérêts – et non à la création d’institutions politiques nouvelles visant un idéal démocratique isonomique. Cela dérive, en termes arendtiens, d’une confusion entre le social et le politique stricto sensu.

 

L’oubli de la société ? La totalité comme critère de la raison pratique Ce qui fait la spécificité du peuple instituant n’est pas seulement la conception institutionnaliste et politique de l’égalité que l’on y trouve, mais aussi une conceptualisation aiguë de son rapport à la totalité, et ce, en deux sens : celui des conditions et celui des fins.

En effet, dans un premier sens, la question de la totalité chez Castoriadis ne renvoie pas uniquement à celle de l’universalisation de la participation citoyenne, mais aussi à celle plus large de l’inscription de la subjectivité politique à la totalité d’un monde à la fois naturel et social. D’une manière assez proche de la sociologie dialectique de Freitag (Filion 2006 ; Freitag 2012), Castoriadis pense l’exercice de la liberté à partir de ses conditions ontologiques et anthropologiques de possibilité, conditions infrapolitiques sur lesquelles l’artifice politique repose et à partir desquelles il peut faire sens. L’exercice de la liberté repose sur un « étayage » de la culture sur la nature et sur un certain nombre d’invariants anthropologiques (Castoriadis 1999c ; Vibert 2013). La liberté, pour Castoriadis, comme pour Freitag de ce point de vue, est la reprise dialectique des différentes « strates » du sens offertes par la nature et la culture moyennant une remédiation institutionnelle ancrée sur la pratique réflexive d’un peuple instituant et créant un monde commun. Toujours à l’instar de Freitag, Castoriadis considère que ces conditions (qui ne sont pas des déterminations), pensées à partir de sa théorie de l’institution imaginaire de la société (qui n’est pas notre objet ici), peuvent être minées par l’activité du dèmos lui-même, prompt à substituer une telle conception dialectique de la liberté par l’expédiant de la liberté subjective comme absence d’entrave. D’où une réarticulation constante de sa conception de l’autonomie à une méditation sur l’institution de ses contours et de ses limites ontologiques (Castoriadis 1999a). D’où, également, une instruction de la raison pratique par cette sensibilité à l’inscription de la liberté de l’individu dans la nature et le social. Qu’en est-il en retour, peut-on demander avec Castoriadis aujourd’hui, de cette sensibilité de l’action politique à la normativité de l’être naturel et social dans les NMS ?

Non seulement la liberté, pour Castoriadis, dépend de son inscription dans la totalité d’un monde que l’homme ne fait pas volontairement, mais elle doit aussi aspirer, c’est là le second sens du rapport du dèmos à la totalité, à créer de nouvelles formes de totalisation herméneutique des pratiques, soit un contenu de la liberté, et non simplement l’aménagement des conditions de la liberté de l’individu. L’institution du projet d’autonomie n’est pas seulement la création d’un réseau institutionnel permettant à tout un chacun de s’exprimer ou de se mouvoir librement, mais aussi la création d’institutions permettant l’avènement dialogique ou polémique de significations communes et historiquement contingentes. « L’autonomie » n’est pas seulement l’autodétermination de la volonté garantie par le droit, mais aussi, et surtout, la création et le partage d’un sens objectif, dont le fondement ontologique est le social-historique comme strate irréductible de l’être (Castoriadis 1999b). L’avènement d’une telle objectivité herméneutique (un « esprit objectif », pourrait-on dire avec Hegel) n’est ni un formalisme vide, ni, pour reprendre l’expression habermassienne, une forme de « patriotisme constitutionnel ». Elle est, au contraire, détermination d’une finalité commune moyennant la création autonome de valeurs substantives, l’une et l’autre pouvant faire l’objet d’une redétermination – ce qui nécessite des institutions le permettant. Castoriadis, rejoignant ici à nouveau Freitag (2012), considère que la conception libérale de la liberté abandonne la question de la finalité normative de l’action politique, alors qu’elle devrait aussi être pensée comme visée commune d’une substance axiologique. Ce serait là une leçon des Grecs, que l’oraison funèbre de Périclès permettrait d’expliciter : « Quand je dis que les Grecs sont pour nous un germe, je veux dire […] [qu’]ils ont apporté cette réponse : la création d’êtres humains vivant avec la beauté, vivant avec la sagesse et aimant le bien commun » (Castoriadis 1999a, 382).

C’est ce double rapport du dèmos à la totalité qui inspire les critiques de Castoriadis à l’égard de l’évolution historique des NMS et du recentrement perceptible de leur dynamique autour de la revendication de droits subjectifs. Le moment « conservateur » de la pensée de Castoriadis, développé notamment par des auteurs comme Christopher Lasch ou Jean-Claude Michéa (Michéa 2011 ; Castoriadis et Lasch 2012), est que l’identification de l’émancipation à l’acquisition de droits subjectifs garantis par l’État peut contribuer à saper les conditions d’exercice de la liberté, qui, pense Castoriadis, sont d’ordre « ontologique ». Si, pour Castoriadis, la nature ne détermine pas le champ « social-historique », il reste que l’institution de l’autonomie, du moins telle qu’il l’entend, est conditionnée par le respect de certaines limites qu’imposerait un ordre objectif, mais fragile, du monde en dehors du « domaine de l’homme ». Or, l’identification de l’émancipation à l’autonomie de l’individu, ce en quoi consiste d’après lui le recentrement des NMS autour de la défense des droits subjectifs, a un effet ambigu, qui est, en même temps, d’instituer une forme d’autonomie et d’en détruire certaines conditions d’exercice, ce qui serait particulièrement vrai dans le cas des mouvements ayant pris l’éducation et la structure familiale pour objets (Castoriadis 2007a). D’où cette remarque assassine selon laquelle l’évolution des NMS a contribué à rendre le « monde occidental […] moins viable encore » (ibid., 18), puisqu’elle aurait concouru à créer la « désorientation » plutôt que la création de nouvelles « significations ». La thèse castoriadienne est que la logique du droit subjectif n’est pas à elle seule capable de créer une signification totalisante autre que celle, libérale, de l’autonomie de l’individu et que la « substance » de ces mouvements ne serait finalement par fort différente du libéralisme politique. C’est pourquoi l’on peut dire que la conception castoriadienne du peuple instituant rejoint certaines sensibilités conservatrices (dites parfois « de gauche », en raison de leur attachement normatif à l’égalité politique et sociale) selon lesquelles les NMS progressistes, en recentrant leur répertoire autour des droits subjectifs, n’ont fait que contribuer à relayer une conception libérale de la liberté comme autonomie d’un individu indépendamment de ses conditionnements sociaux et naturels.

Conclusion

Dans le contexte très éclaté des théories postmarxistes du sujet politique, celle proposée par Cornelius Castoriadis se distingue par un ensemble de traits singuliers, notamment la place qu’il accorde à la question institutionnelle et à celle de l’unité. Contrairement à certains de ses contemporains – on pense à des auteurs comme Gilles Deleuze et Félix Guattari, Michael Hardt et Antonio Negri, Jacques Rancière, Alain Badiou, etc., chacun d’entre eux ayant cheminé vers des conceptions singulières de la subjectivité politique radicale –, Castoriadis n’a pas emprunté le tournant de la dialectique postalthussérienne entre désubjectivation et subjectivation, qui fournit un fondement philosophique aux politiques oppositionnelles faisant des droits subjectifs un de leurs instruments privilégiés. Il lui a préféré la voie étroite de la Sittlichkeit hégélienne, passée au crible de la critique du fondationnalisme métaphysique et de celui de sa théorie de l’institution imaginaire de la société. Cette trajectoire singulière a abouti à une théorie de la subjectivité politique centrée sur un concept de politique identifié à la créativité institutionnelle. Pour Castoriadis, le sujet politique, le « dèmos » ou le « peuple instituant », est défini par son activité : la destruction et la création des médiations intersubjectives, les institutions, moyennant lesquelles il se retotalise comme unité réflexive. Selon lui, l’autonomie est éthicité, celle-ci étant, avec et contre Hegel, le partage universel de la créativité institutionnelle. S’il partage avec ses contemporains une critique radicale des formes de fondationnalisme métaphysique, il s’en distingue par une attention particulière portée à la question, héritée de l’hégélianisme politique, de la « concrétude » éthique. De ce point de vue, toute l’originalité de Castoriadis est d’avoir identifié la substance éthique du sujet politique à son activité institutionnelle, et non à l’objectivation d’une idéalité métaphysique donnée préalablement à la pratique. C’est en ce sens que Castoriadis est aussi un héritier des philosophies de la praxis, puisqu’il fait de la pratique du sujet le lieu où la raison trouve son origine, son contenu et ses formes historiques. C’est cette conception du sujet politique qu’on a souhaité, dans un premier temps, synthétiser dans cet article, et qu’on peut désigner adéquatement comme « peuple instituant » afin de marquer son identité et sa différence avec la figure moderne du « peuple constituant ».

Or, c’est cette définition du sujet qui peut faire l’objet d’une réappropriation pratique, à la fois descriptive et normative, dans le contexte actuel d’éclatement des mouvements sociaux auquel les théories de la « subjectivation politique » ont voulu, parmi d’autres, apporter une réponse. La théorie castoriadienne du sujet politique, dans la mesure où elle est une création conceptuelle permettant de requalifier la phénoménalité politique, autorise une description adéquate de la rationalité commune des NMS comme créativité institutionnelle. Or, en tant que penseur de la praxis, Castoriadis entendait bien dégager, selon l’expression hégélienne, la « rose dans la croix du présent », c’est-à-dire les formes de pratiques par lesquelles la raison s’objective et se réalise dans l’histoire. C’est cette opération performative, si l’on préfère un vocabulaire d’usage contemporain, que permet également la théorie castoriadienne du sujet politique, marquant ainsi son actualité. Elle ne donne pas seulement à voir la raison commune des NMS – la créativité institutionnelle –, mais fournit un cadre afin de discriminer les formes de créativité institutionnelle assurant le passage de la multiplicité oppositionnelle – la diversité des procès de « désubjectivation » et de « resubjectivation » – à l’autoinstitution d’un « peuple instituant » à proprement parler. L’égalité politique, le rapport à la totalité et la réinscription des pratiques dans leurs conditions ontologiques et anthropologiques de déploiement sont trois composantes importantes de la dimension « performative » de la théorie castoriadienne du sujet politique comme peuple instituant, c’est-à-dire les trois critères principaux sur lesquels une pratique démocratique radicale est susceptible de se fonder en vue de la constitution, aujourd’hui, d’un « universel concret », ou, en d’autres termes, d’une forme de totalité politico-institutionnelle coïncidant avec le concept de démocratie comme isonomie.