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L’ouvrage de Catherine König-Pralong est le fruit de deux approches historiographiques complémentaires. Issue d’une communauté d’historiens de la philosophie médiévale, l’auteure adopte dans ses recherches une posture réflexive sur la constitution d’une représentation de son corpus médiéviste par l’historiographie des xviiie et xixe siècles. Elle la généralise peu à peu pour interroger d’un point de vue global, avec une nouvelle génération de chercheurs, une certaine conception de la philosophie élaborée par cette même historiographie.

Avec La Colonie philosophique, König-Pralong poursuit cette démarche en interrogeant les ressorts de la constitution disciplinaire de l’histoire de la philosophie qui se caractérise dès le xviiie siècle par une « réflexivité de second ordre » (p. 22), car elle s’élabore consciemment et se légitime comme rationalité nouvelle en se démarquant d’autres formes de rationalité. L’objectif principal de l’ouvrage est ainsi de réaliser une « histoire interdisciplinaire de l’histoire de la philosophie » (p. 22) en analysant comment cette dernière s’est constituée comme discipline autonome en dialoguant avec d’autres disciplines.

König-Pralong propose de réintégrer l’émergence disciplinaire de l’histoire de la philosophie à son contexte socioculturel, c’est-à-dire à l’ensemble des représentations structurant le monde savant des xviiie et xixe siècles. L’originalité de la démarche réside ainsi dans son approche interdisciplinaire. L’identité de l’histoire de la philosophie s’élabore sur un mode colonialiste par appropriation ou rejet d’autres disciplines et cultures. À l’ampleur disciplinaire de la recherche s’ajoute donc un large panorama géographique. Mais la méthode et les concepts mobilisés permettent de joindre l’ambition de l’approche et la spécificité de l’objet. En élargissant les perspectives disciplinaires et spatiales, l’auteure propose une extension de la définition canonique de l’histoire de la philosophie, qui produit du même coup une relativisation de celle-ci à d’autres disciplines et cultures. Ce travail présente donc une double originalité. D’une part, au regard de l’ampleur de l’objet étudié. D’autre part, dans la constitution du corpus, étudié via une méthode analytique qui se particularise dans l’étude de cas paradigmatiques permettant de tirer des conclusions plus heuristiques que celles auxquelles nous permettrait de parvenir une démarche exhaustive.

L’introduction pose les jalons méthodologiques qui structurent l’ensemble de la vaste enquête présentée dans l’ouvrage. Elle prend pour point de départ des textes produits autour de 1800, qui véhiculent « une conception géopolitique de la philosophie » en forgeant et développant l’idée d’une « colonie philosophique » (p. 12). Cette idée permet de déterminer le rôle de la philosophie « dans la légitimation de l’impérialisme intellectuel qui caractérise une partie des sciences européennes modernes » (p. 12). Elle précise ensuite l’usage qu’elle fait de la notion de « double colonisation savante » (p. 13). Sa première forme, la territorialisation culturelle, renvoie au développement hégémonique de la raison européenne par appropriation ou distinction d’avec de prétendues cultures asiatique, américaine ou africaine, jugées ancestrale, primitive ou irrationnelle. Sa seconde forme, la colonisation du passé, désigne un mouvement d’appropriation d’une tradition culturelle qui situe l’Europe dans l’histoire du progrès en excluant le passé qui, comme le Moyen Âge, n’irait pas dans le sens d’un développement téléologique de la raison européenne. Finalement, l’auteure applique cette notion à l’étude de l’écriture de l’histoire de la philosophie afin de proposer une « histoire du savoir avec des idées » (p. 17).

Les deux premiers chapitres prolongent l’introduction et interrogent l’émergence disciplinaire de l’histoire de la philosophie entre 1730 et 1880. Les quatre chapitres suivants analysent sa dimension interdisciplinaire en élargissant le corpus étudié en conséquence.

Le chapitre I : « La raison philosophique moderne et ses historiens (1730-1830) », porte sur les mécanismes oeuvrant à l’institutionnalisation de l’histoire de la philosophie au début du xixe siècle, sous l’impulsion de Meiners et Tiedemann puis de Degérando et Cousin. L’émergence disciplinaire de l’histoire de la philosophie contribue à « la consolidation de la philosophie » elle-même (p. 27). En faisant l’histoire de la rationalité, les philosophes et historiens légitiment leur propre rationalité comme étant la rationalité. Le premier chapitre de l’ouvrage démontre l’existence, chez les savants des xviiie et xixe siècles, d’une conscience de leur propre démarche d’appropriation culturelle du passé et de territorialisation européenne de la rationalité. König-Pralong en vient ainsi à esquisser la figure ou le « self » de l’historien de la philosophie européen, qui apparaît à la fois comme « juge et ethnographe », « professeur et pionnier », « généalogiste et évangéliste ». Lorsque l’historien de la philosophie prend, par exemple, une posture de « juge et ethnographe », il se présente à la fois comme juge impartial des « errances de la raison » (p. 37), pour légitimer la sienne, et comme ethnographe du passé philosophique envisagé sur le mode d’une « terre exotique et sauvage » (p. 38), pour légitimer la modernité rationnelle.

Le chapitre II : « La subjectivité de l’historien en question (1830-1880) », interroge plus précisément l’élaboration d’un « self » scientifique. Cette notion, en partie reprise à E. Goffman, désigne ici la subjectivité de l’historien de la philosophie en tant qu’il est non seulement philosophe, mais également auteur d’une histoire de la philosophie. On assiste, au milieu du xixe siècle, à une « crise de l’objectivité » : l’historien de la philosophie adopte une posture critique vis-à-vis de sa propre démarche et cherche à en justifier la légitimité scientifique. C. König-Pralong retrace ainsi les justifications méthodologiques de la pratique historiographique dans l’école historique allemande de Prantl, chez les précurseurs autrichiens de l’approche analytique et dans l’école néokantienne. Cette « faillibilité » assumée devient ainsi la marque d’une « supériorité épistémologique » (p. 64) en ce qu’elle témoigne d’une conscience de la nécessité « d’une purification qui permet de retrouver en soi la rationalité universelle » (p. 65). De l’autre côté du Rhin, Cousin construit un self français de l’historien de la philosophie qui s’incarne dans un éclectisme méthodologique doublé d’une théâtralité de la pratique philosophique qui semble paradoxalement a-méthodique. Ainsi, le critère de scientificité de l’histoire de la philosophie est contemporain de l’élaboration et de l’analyse d’une subjectivité scientifique historiquement située au terme d’un processus de civilisation.

Cette première partie de l’ouvrage peut être lue selon deux points de vue : l’auteure adopte une approche diachronique (1730-1880) dans laquelle elle identifie des régularités qui permettent une lecture synchronique de l’émergence disciplinaire de l’histoire de la philosophie. Celle-ci nous invite à suivre C. König-Pralong dans un geste réflexif consistant à interroger « la constitution et [les] transformations du self de l’historien de la philosophie » (p. 31) et à identifier les différentes formes d’appropriations philosophiques servant cette émergence disciplinaire.

L’auteure étudie ensuite l’élaboration de l’histoire de la philosophie par rapport à quatre autres disciplines (les sciences naturelles, la linguistique, l’ethnologie et la géographie) et propose de reconstruire « des chantiers d’interdisciplinarité » (p. 22). Cette approche permet de relever la situation équivoque de la philosophie au Xixe siècle, qui « se tient alors en équilibre sur une ligne de crête, entre spécialisation disciplinaire et revendication d’un savoir holistique » (p. 29). L’analyse interdisciplinaire de l’histoire de la philosophie s’accorde ainsi avec les caractéristiques de l’objet étudié.

Le chapitre III : « Altérité, races et hybridations. L’histoire de la philosophie naturalisée », se donne pour objectif d’analyser un double processus de naturalisation de la philosophie à l’aube du xixe siècle. Ce processus est d’une part géographique : « la philosophie est naturalisée européenne » ; et d’autre part épistémologique, par emprunt d’outils théoriques à « l’histoire naturelle » (p. 82). L’emprunt d’outils théoriques aux sciences de la nature permet aux historiographes du xviiie et du xixe siècle (Tiedmann, Tennemann et Degérando) de produire des histoires comparées des systèmes de philosophie selon le modèle de la biologie classificatoire et de la botanique. Le traitement naturaliste de la pensée arabe aboutit à une typologisation ambivalente de celle-ci dans l’histoire de la philosophie européenne. Elle est en effet à la fois radicalement exclue de la modernité rationnelle, comme une « greffe rejetée » (p. 102), et intégrée positivement à l’histoire européenne comme « terre en jachère » (p. 100) ou « souche active » permettant une « hybridation culturelle » (p. 104) qui correspondrait historiquement au passage du Moyen Âge à la modernité.

Le chapitre IV : « Généalogie philosophico-linguistique. Du français moderne au latin scolastique », examine le rapport entre l’histoire de la philosophie et la linguistique. Le début du xixe siècle philosophique voue un intérêt particulier à cette discipline : l’analyse comparative des langues sert une ambition nationaliste. Cette « exacerbation des nationalismes » (p. 113) par la linguistique passe paradoxalement par de vifs échanges franco-allemands, dont une partie du chapitre retrace les enjeux (p. 122-126). Deux processus sont alors privilégiés par les philologues du xixe siècle : d’une part, la réinscription de la langue nationale dans une généalogie linguistique servant de légitimation culturelle (le latin scolastique ou le grec) ; d’autre part, l’élaboration d’une identité linguistique nationale comme incarnation d’une identité intellectuelle, chez Schlegel, Humboldt, Hauréau, Cousin ou Rémusat.

Le chapitre V : « La philosophie comme nature et culture », revient sur les mécanismes de naturalisation de la discipline historiographique. König-Pralong analyse l’usage, par les historiens de la philosophie, de l’ethnologie et de l’histoire des cultures pour élaborer une définition spécifiquement européenne de la rationalité moderne. L’essentialisation d’une philosophie européenne comme foyer d’une civilisation rationnelle est issue d’un processus de naturalisation d’une culture, c’est-à-dire d’un ensemble de représentations et de pratiques intellectuelles communes qui définissent un « self collectivisé au niveau supranational, “occidental” » (p. 149). Cette autoessentialisation présente au moins cinq critères : une dimension sécularisée, un héritage du xviiie siècle et des Lumières, un rythme rapide contre la lenteur orientale, une capacité d’autoexamen et des origines grecques (p. 150). L’auteure nous avertit toutefois quant à la particularité de l’objet analysé : il s’agit d’un processus d’identification interne à un champ intellectuel donné animé par un but déterminé — légitimer un certain type de rationalité. Les résultats présentés ne permettent par conséquent pas de conclure à un propos systématique sur l’ensemble des milieux intellectuels et sociaux européens.

Le chapitre VI : « Géographie contre psychologie. Jules Michelet et Victor Cousin », analyse une interaction franco-française entre Michelet, représentant de la « géographie historique » et Cousin, celui de l’éclectisme comme méthode historiographique. D’une part, le rapport de la philosophie et de la géographie atteste d’une parenté méthodologique entre les deux disciplines. D’autre part, il révèle une analogie disciplinaire consistant, pour la philosophie, à se spatialiser en cartographiant les savoirs. C. König-Pralong retrace les interactions entre géographie et histoire de la philosophie et leurs effets sur lesdites disciplines : depuis l’histoire universelle qui marque les xviiie et xixe siècles, à un « spatial turn » dès la fin du xixe siècle, qui confirme l’opérativité des outils géographiques en histoire de la philosophie. Dans ce cadre, Cousin apparaît comme un interlocuteur privilégié pour Michelet. Celui-là propose une histoire psychologisante des civilisations, centralisée et annexée à la rationalité philosophique. Michelet promeut au contraire à partir des années 1850 une histoire des périphéries décentralisée, sur le modèle oriental ou germanique, incarnant des civilisations modernes et libres.

La conclusion propose un bilan synthétique dans lequel l’auteure identifie cinq caractéristiques principales de l’institutionnalisation de l’histoire de la philosophie : elle est universitaire ; elle est une spécialisation de l’histoire à la discipline philosophique ; elle est ambassadrice de la « raison critique moderne » ; elle donne ses objectifs à la philosophie et elle est interdisciplinaire (p. 206). König-Pralong illustre ces caractéristiques en présentant le parcours intellectuel d’un théologien et intellectuel allemand de la moitié du xviiie siècle, Franz Nikolaus Steinacher, dont la biographie et les productions scientifiques représentent les ressorts de la constitution disciplinaire de l’histoire de la philosophie. La conclusion propose ainsi un dernier exercice pratique de décolonisation du passé de l’historiographie philosophique européenne en présentant un acteur de l’institutionnalisation de cette discipline, qui n’a ni page Wikipédia, ni portrait numérisé par Google.

Par cette enquête, König-Pralong réaffirme la nécessité d’une analyse des xviiie et xixe siècles afin de comprendre nos pratiques actuelles d’historiens de la philosophie. Elle relève en effet l’ampleur des ressorts mobilisés par les historiographes de ces siècles pour établir l’autonomie institutionnelle de leur discipline et une certaine représentation de la rationalité occidentale. Les pistes et outils proposés par l’ouvrage présentent des possibilités fécondes afin d’engager « l’historien de la philosophie dans une critique de sa propre rationalité » (p. 210). Il peut ainsi être pertinent de poursuivre trois pistes ouvertes par l’ouvrage. La première consisterait à réinvestir certains outils méthodologiques, comme les concepts de « self », de « territorialisation culturelle » ou de « colonisation du passé », afin de questionner l’émergence disciplinaire de l’histoire de la philosophie au niveau national. La deuxième consisterait à réinvestir la perspective interdisciplinaire en l’appliquant à une approche internaliste des textes canoniques de l’histoire de la philosophie. La troisième consisterait à réinterroger les textes sans en réduire l’intention à la seule volonté d’impérialisme philosophique, mais en envisageant l’élaboration d’une communauté culturelle s’incarnant dans un ensemble de productions scientifiques.