Corps de l’article

1. Introduction

La notion d’objectivité des valeurs représente un enjeu important chez plusieurs philosophes moraux. Mais lorsqu’on lit les textes des auteurs qui se sont intéressés à cette notion et qu’on tente de comprendre exactement à quoi réfèrent les expressions « objectif », ou « objectivité » ou « objectivité des valeurs », il est parfois difficile de savoir précisément de quoi il est question. Si on jette un coup d’oeil chez quelques-uns des principaux auteurs qui ont écrit sur la question aux 20e et 21e siècles, on se rend compte qu’ils sont parfois très critiques à l’égard de cette notion.

Moore considère qu’on fait souvent un usage erroné des termes « subjectif » et « objectif ». Il affirme notamment que le sens du terme « subjectif » est désespérément ambigu et que « objectif » est souvent confondu avec « intrinsèque », et « objectivité » avec « internalité » (internality)[1]. Hare parle de la « difficulté extrême » qu’il y a à faire la distinction entre « subjectif » et « objectif »[2]. Il considère également que l’objectivisme est une notion confuse et inutile, notamment parce qu’elle est indistinctement opposée au relativisme, au subjectivisme ou à l’émotivisme[3]. Il affirmera aussi que les termes « objectif » et « subjectif » n’ont apporté que de la confusion dans la philosophie morale et qu’ils n’ont jamais reçu une définition claire[4]. Timmons juge que les caractérisations de l’« existence objective » en termes d’indépendance sont vagues[5].

De son côté, Wiggins affirme que lorsque les philosophes parlent d’objectivité, il faut toujours garder à l’esprit la possibilité qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ou qu’ils n’ont aucune idée de ce qui s’est dit avant eux[6]. Selon Searle, les notions d’objectivité et de subjectivité sont une source de confusion massive dans notre tradition intellectuelle occidentale[7]. Enfin, voici un commentaire de Darwall et al. : « One cannot, of course, assume that “objective knowledge”has any definite, well-understood and articulated meaning[8] ». Et pourtant, malgré ces commentaires critiques, on trouve également des auteurs qui jugent cette notion fondamentale : « Objectivity is the central problem of ethics. Not just in theory, but in life[9] ».

Les auteurs qui soulignent la confusion qui caractérise selon eux la notion de l’objectivité des valeurs en viennent souvent à s’interroger sur l’usage et la signification des termes « objectif » et « objectivité »[10]. Dans « Miscellanea Metaethica » notamment, onzième essai de Ethics, Wiggins s’interroge sur la différence entre « objectif » et « non-subjectif ». Cette question est fondamentale et on peut penser qu’une analyse plus systématique des éléments constitutifs de la notion d’objectivité permettrait d’en arriver à une compréhension plus claire de cette distinction.

Le but du présent article est de clarifier cette notion qu’est l’objectivité des valeurs. Je défends deux thèses. Premièrement, à partir de ce qu’on constate dans la littérature, je défends l’idée qu’on peut réduire et assimiler la signification de « objectif » aux deux caractéristiques fondamentales suivantes : ontologique et épistémique. J’avance également l’idée que ces deux significations sont individuellement suffisantes et conjointement non nécessaires (l’une et l’autre suffisent à définir « objectif »). Ma seconde thèse est que, si « objectif » a le sens épistémique de « valide universellement », l’absence d’éléments subjectifs comme la partialité, les préjugés ou les préférences dans une affirmation ou une production intellectuelle quelconque (thèse, compte rendu, analyse, etc.) ne peut garantir ou justifier cette objectivité. Autrement dit, et malgré ce qu’on entend souvent, il n’est pas suffisant d’affirmer qu’un énoncé ou un texte est impartial ou dénué de préjugés pour conclure qu’il est objectif (au sens épistémique).

La distinction sur laquelle je m’appuie est notamment proposée par John Searle dans The construction of social reality (1995), dans Rationality in action (2001) et dans Seeing things as they are (2015). Selon Searle, les quatre catégories suivantes permettraient d’inclure tous les faits, empiriques et non empiriques, ainsi que les affirmations correspondantes : l’objectivité ontologique et épistémique, et la subjectivité ontologique et épistémique. Mais Searle ne s’intéresse pas spécifiquement à l’objectivité en morale et sa proposition ne s’appuie pas sur une étude de l’usage de cette notion chez les philosophes moraux (ni sur aucun autre corpus d’ailleurs). L’intérêt du présent article est, entre autres, de démontrer la validité de la thèse searlienne à partir surtout de ce qu’on constate chez les philosophes moraux des 20e et 21e siècles qui se sont particulièrement intéressés à l’objectivité des valeurs[11].

Voici les détails de l’organisation du présent texte. La première partie apporte des précisions sur les textes à l’étude, ma démarche méthodologique et sur certaines considérations préliminaires. L’objectif de la deuxième partie est d’identifier divers énoncés types susceptibles de représenter adéquatement les explications ou les définitions proposées par les auteurs relativement à l’objectivité des valeurs en général et à l’adjectif « objectif » en particulier. Ce travail s’effectuera notamment à partir de l’opposition entre énoncés à caractère négatif et énoncés à caractère positif (essentiellement : ce qu’est et ce que n’est pas l’objectivité). Au terme de cette deuxième section, j’aurai regroupé l’ensemble des conceptions sous cinq énoncés. Enfin, dans la troisième section, j’explique comment on peut réduire ou assimiler ces cinq énoncés à deux énoncés qui sont censés représenter les significations épistémique et ontologique. J’avance notamment l’idée que toutes les définitions négatives de l’objectivité, sauf celle référant à l’indépendance existentielle, peuvent être réduites et assimilées à une définition positive à caractère épistémique. J’explique également pourquoi l’absence d’éléments subjectifs comme la partialité ou les préjugés ne peut garantir ou justifier l’objectivité.

2. Textes à l’étude, démarche et considérations préliminaires

Il y a divers aspects à considérer avant d’aborder la question de la conception de l’objectivité des valeurs. Le premier concerne la manière qu’ont les auteurs de présenter leur proposition de ce qu’est l’objectivité en général, l’objectivité des valeurs en particulier. Ce ne sont pas tous les auteurs qui proposent une définition explicite, circonscrite dans l’espace de quelques phrases. Ce qu’on pourrait appeler la « conception » d’un auteur s’élabore parfois sur plusieurs pages et/ou dans plusieurs textes. Pour parvenir à une compréhension juste de ce qu’est l’objectivité des valeurs pour un auteur, il faut parfois tenir compte de plusieurs passages qui ne réfèrent pas toujours explicitement et directement au thème de l’objectivité. C’est la raison pour laquelle il est restrictif de parler de définition et plus juste de parler de conception ou d’explication, même si ces deux derniers termes ne devraient pas non plus impliquer que les auteurs en question ont spécifiquement développé une théorie sur la question. Néanmoins, la plupart des textes choisis dans le présent article sont ceux d’auteurs qui accordent une place importante à cette notion et, comme on le verra, la plupart ont quelque chose à dire sur sa signification.

En second lieu, il sera beaucoup question dans ce qui suit de l’objectivité en général. Le fait est que même si les auteurs réfèrent ou semblent spécifiquement référer à l’objectivité des valeurs dans leur propos, ils parlent souvent de l’objectivité tout court ou de l’objectivité en général. On doit comprendre que, notamment pour ceux qui défendent une conception objectiviste des valeurs ou des jugements moraux, il est généralement implicite que les phénomènes moraux sont aussi objectifs que les phénomènes empiriques des sciences de la nature. Dans ces cas, évidemment, les auteurs ne prennent pas la peine de constamment répéter qu’ils parlent bien d’objectivité des valeurs. Ceci étant, ce n’est pas toujours le cas non plus. Si certains défendent une conception objectiviste des valeurs, c’est en vertu d’un type particulier d’objectivité[12]. D’un autre côté, pour ceux qui défendent une conception non objectiviste, la notion d’objectivité ne possède apparemment pas les caractéristiques nécessaires pour convenir aux phénomènes moraux, peu importe le type d’objectivité qu’on peut invoquer. Dans ce qui suit donc, je ne préciserai pas qu’il s’agit d’objectivité des valeurs si les auteurs ne le font pas eux-mêmes : on devra supposer que l’objectivité dont il est question concerne indifféremment les valeurs et les faits empiriques. Et lorsqu’il sera question d’un type particulier d’objectivité, il s’agira de bien spécifier de quoi il s’agit. L’idée est d’être fidèle à ce que disent les auteurs.

Un autre aspect concerne l’attribution de l’adjectif « objectif ». Qu’est-ce qui est objectif exactement ? L’adjectif « objectif » n’est habituellement pas associé à des objets concrets et tangibles. On ne parle pas, du moins pas dans l’usage courant, de pierre objective, de table objective, de chaise objective, de planète objective, etc. Ce n’est pas ce que l’usage a retenu au fil du temps. La qualité ou caractéristique « objectif » ne fait pas partie de celles appartenant aux pierres, aux tables, aux chaises ou aux planètes. Dans le langage courant ou scientifique, on parle plutôt de thèse objective, de compte rendu objectif, d’analyse objective, d’étude objective, etc. Dans la littérature éthique et métaéthique, « objectif » est associé à une multitude de notions. Parmi les plus courantes, on parle de fait objectif, de réalité objective, de vérité objective, de validité objective, de concept objectif et de jugement objectif[13]. Dans les moins courantes, on parle d’entité objective, d’existence objective, de standard objectif, d’exigence objective, de point de vue objectif et de représentation objective[14].

Tous ces termes ont-ils quelque chose en commun ? De prime abord, pour faire suite à ce qui vient d’être dit, on peut affirmer effectivement que tous ces termes sont des concepts abstraits. Si on s’attarde à la première liste mentionnée à l’instant, celle qui concerne le langage courant ou scientifique, tous ces termes renvoient fondamentalement à des énoncés. Lorsqu’on parle d’une thèse, d’un compte rendu, d’une analyse ou d’une étude, ces termes renvoient tous à ce qu’on pourrait appeler des productions intellectuelles écrites, c’est-à-dire des textes et donc, des énoncés. Si on s’attarde maintenant aux termes rencontrés dans la littérature éthique et métaéthique, on peut les diviser en deux groupes. Il y a les termes qui sont utilisés en lien avec l’idée d’indépendance existentielle : des termes comme « réalité », « existence », « entité » ou « fait ». En second lieu, il y a les termes qu’on peut réduire de manière plus ou moins directe à l’idée d’énoncé, comme c’était le cas pour la première liste mentionnée plus haut. Lorsqu’on parle de vérité, de validité, de standard, de critère, etc., ces termes impliquent ou se réduisent généralement à des énoncés. On peut difficilement parler de vérité objective ou de standard objectif sans référer à l’énoncé qui l’incarne. Je laisse de côté les expressions comme « jugement objectif » ou « affirmation objective » qui renvoient évidemment à des énoncés.

Un autre aspect à considérer concerne les couples dépendant/indépendant et intérieur/extérieur, deux couples qui reviennent constamment lorsque les auteurs parlent d’objectivité. La première chose à souligner concernant le couple dépendant/indépendant est que l’indépendance se définit nécessairement par rapport à la dépendance et la dépendance est avant tout une relation. Ce qui signifie notamment que deux ou plusieurs éléments sont impliqués dans la relation de dépendance. Il peut paraître inutile de rappeler ce truisme, mais lorsqu’on analyse les textes des auteurs qui ont écrit sur cette question ou qui invoquent l’idée de dépendance ou d’indépendance, il est souvent difficile de déterminer quels sont exactement les éléments en présence dans la relation de dépendance qui caractérise généralement la subjectivité, et le contraire, c’est-à-dire les éléments impliqués dans la non-relation de dépendance (l’indépendance) qui caractérise généralement l’objectivité. Par exemple, si nous disons que « ce fait est objectif parce qu’il existe indépendamment de l’esprit », les deux éléments en présence dans la non-relation de dépendance sont ici le fait et l’esprit. Ces éléments varient beaucoup d’un auteur à l’autre (et parfois aussi, chez un même auteur)[15]. Dans ce qui suit, une de mes préoccupations sera de bien identifier ces éléments pour mieux déterminer sur quel plan on se trouve et à quelle signification nous avons affaire.

Un dernier point concerne la relation entre l’objectivité et le réalisme. Encore une fois, il s’agit d’un sujet potentiellement très vaste. Mon point ici est simplement de souligner certains aspects de la relation entre ces deux notions, tels qu’on peut les observer dans la littérature éthique et métaéthique. Les explications sur l’objectivité s’accompagnent (ou se confondent) souvent avec des commentaires sur le réalisme. Dans ces cas, il n’est pas toujours facile de distinguer exactement à quelle notion on réfère et surtout, quelle est la relation entre « objectivité » et « réalisme ». Rappelons premièrement que, comme les suffixes l’indiquent, le terme « réalisme » renvoie plutôt à une doctrine ou une thèse et que le terme « objectivité » réfère davantage à une qualité ou une caractéristique. Plusieurs philosophes définissent le réalisme comme une thèse qui défend l’idée que les entités ont une existence objective, c’est-à-dire indépendante de l’esprit. Dans ces cas, on pourrait parler d’une relation d’implication entre la thèse « réaliste » et la caractéristique « objectivité », c’est-à-dire que la première notion implique la seconde[16]. Mais certains auteurs parlent aussi d’objectivisme, en lien avec le réalisme[17]. Dans ces cas précis, on devrait plutôt parler d’une relation, sinon d’équivalence, à tout le moins de synonymie entre les deux notions. Encore que certains auteurs ont des positions nuancées sur la question. Pour Sayre-McCord par exemple, dans la mesure où il est question de conditions de vérité, le subjectivisme, l’inter-subjectivisme et l’objectivisme sont toutes des formes de réalisme[18]. Le point important pour la question qui m’occupe est de garder à l’esprit que la relation entre ces deux notions n’est pas clairement déterminée dans la littérature, qu’elle en soit une d’implication, d’équivalence ou de synonymie.

3. Un premier regroupement : conceptions positives et négatives de l’objectivité

L’objectif de cette section est d’identifier certains énoncés types qui peuvent représenter adéquatement les multiples définitions ou explications de l’objectivité des valeurs, telles qu’on les retrouve, surtout dans la littérature éthique et métaéthique, mais parfois aussi, dans d’autres domaines. On peut effectuer une première distinction à partir de l’opposition entre définitions positives et négatives[19]. Par définition négative, j’entends une définition qui s’appuie ou met l’accent sur ce que n’est pas l’objectivité. Par exemple, on parle d’énoncés dans lesquels on retrouve des expressions ou des termes comme : « indépendant de l’esprit », « indépendant des attitudes individuelles », « indépendant des émotions ou des sentiments », « indépendant de toute connaissance ou idée », « impartial », « détaché », « désintéressé » ou « impersonnel »[20]. Les quatre premières expressions s’appuient sur l’idée d’indépendance et les quatre derniers termes sont à caractère connotatif ou métaphorique.

Le terme « indépendant » ainsi que les termes à caractère connotatif ou métaphorique mentionnés sont morphologiquement construits avec des préfixes de négation : in-dépendant, im-partial, dé-taché, dés-intéressé et im-personnel[21]. D’où l’idée que ce sont des définitions négatives. Tous ces termes renvoient à une chose qui est jugée devoir être absente pour définir ou justifier, d’une certaine façon, ce qu’est l’objectivité : la dépendance, la partialité, l’attachement, l’intérêt, etc.

Par ailleurs, on peut dégager deux types d’usages concernant l’idée d’indépendance : un premier où il est spécifiquement question d’indépendance existentielle[22] ; un second où il est davantage question d’indépendance relativement à l’état mental du sujet, sans qu’il soit spécifiquement question d’existence[23]. Ainsi, dans le cas de l’indépendance existentielle, on dira qu’une entité est objective parce que celle-ci existe indépendamment de l’esprit, des croyances, de l’état mental ou de l’expérience subjective humaine. En ce qui a trait aux définitions où il est question d’indépendance sans qu’il soit spécifiquement question d’existence, la non-relation de dépendance se situe habituellement entre d’un côté, la raison ou des énoncés et, de l’autre, des manifestations subjectives[24].

De leur côté, les définitions positives sont celles qui s’appuient ou mettent l’accent sur ce qu’est l’objectivité. Celles-ci sont peut-être moins nombreuses et moins faciles à identifier. Ce qui est clair cependant, c’est que la plupart des conceptions positives sont celles qui tendent à attribuer le prédicat « objectif » à des énoncés et à associer l’idée d’objectivité à celles de validité[25]. Enfin, comme on le verra plus loin, on peut mettre dans la catégorie des définitions positives celles qui impliquent l’opposition intérieur/extérieur.

En résumé, nous pourrions dégager cinq catégories de définitions :

  1. celles impliquant l’idée d’indépendance existentielle ;

  2. celles impliquant l’idée d’indépendance, sans qu’il soit question d’existence ;

  3. celles impliquant des termes à caractère connotatif ou métaphorique ;

  4. celles impliquant l’idée de validité ;

  5. celles impliquant le couple intérieur/extérieur ;

Dans ce qui suit, je vais tenter de montrer qu’on peut identifier cinq énoncés types correspondant à ces cinq catégories. L’énoncé type qui pourrait englober les divers éléments mentionnés à l’instant concernant l’indépendance existentielle pourrait être le suivant :

Cette entité est objective parce qu’elle existe indépendamment de l’esprit.

J’utilise le terme « entité » pour le moment dans un souci de neutralité, même s’il peut paraître abstrait ou trop général. Plus bas, j’explique pourquoi le terme qui est le mieux à même de remplacer « entité », dans le cas des définitions ontologiques, est le terme « fait ». Par ailleurs, comme tous les énoncés qui vont suivre, celui-ci pourrait être la réponse à l’une ou l’autre des questions suivantes : pourquoi cette entité est-elle objective ? Ou : pourquoi cet énoncé est-il objectif ? Ou encore : quelle qualité cette entité possède-t-elle pour être jugée objective ?

Le deuxième usage du terme « indépendant » n’implique pas l’idée d’existence et concerne généralement ce qu’on pourrait appeler les attitudes individuelles ou subjectives[26]. On dira qu’une entité est objective parce qu’elle est indépendante de la volonté, des préférences, des sentiments, des goûts, etc. Il est impossible de trouver un terme résumant ou regroupant ces diverses notions et j’ai choisi « volonté » comme deuxième énoncé type :

Cette entité est objective parce qu’elle est indépendante de la volonté.

Le terme « volonté » n’est évidemment pas synonyme de « préférence », « sentiment », ou « goût ». Je ne prétends pas non plus qu’il peut les regrouper ou les recouvrir : il s’agit d’un cas type. L’important est que tous ces termes ont en commun de renvoyer à une attitude individuelle ou subjective dont l’absence est jugée nécessaire pour garantir ou justifier l’objectivité de ce dont il est question. L’extrait suivant met l’accent sur l’importance de l’accessibilité universelle aux données, accès qui peut être compromis par la volonté du chercheur qui viendrait interférer dans sa sélection des cas : « In fact, if something is objective in the sense of being testable by other subjects as well as by me, it is also necessarly independent of my will[27] ». Par ailleurs, notons que le terme « volonté » doit être entendu ici dans le sens « désir » et non pas dans le sens de ce qui constitue une motivation à l’action.

Qu’en est-il maintenant des définitions négatives n’impliquant pas les termes « indépendant » ou « indépendance » ? Il s’agit des termes à caractère connotatif ou métaphorique. On parle par exemple de : impartial, détaché, impersonnel et désintéressé[28]. Comme mentionné plus haut, ces termes sont morphologiquement construits avec des préfixes de négation, d’où l’idée qu’il s’agit de définitions négatives. L’énoncé type traduisant ce genre d’énoncé pourrait être celui traitant de la partialité :

Cette entité est objective parce qu’elle est impartiale.

Ensuite, quatrième cas, l’énoncé suivant illustre une définition positive de l’objectivité :

Cet énoncé est objectif parce qu’il est valide universellement.

Ici, il est clair que seul un énoncé peut être valide universellement.

Enfin, l’autre opposition qu’on retrouve fréquemment dans les explications de l’objectivité concerne le couple extérieur/intérieur. Il est généralement question de ce qui est à l’extérieur de l’esprit, des représentations, des attitudes, des désirs, etc.[29] L’énoncé qui pourrait le mieux traduire cette idée pourrait être :

Cette entité est objective parce qu’elle existe à l’extérieur de l’esprit.

Il y a plusieurs questions philosophiques fondamentales touchant au thème de la dépendance et il serait facile de se perdre dans des réflexions connexes[30]. J’aimerais me concentrer ici sur deux aspects qui touchent à l’usage du terme « dépendant » : l’usage concret ou réel et l’usage abstrait ou conceptuel[31]. Lorsqu’on réfère à deux entités concrètes du monde physique qui sont en relation de manière causale, on parle habituellement de dépendance. L’arrivée de nuages gris cause généralement de la pluie : par conséquent, la pluie dépend de la présence des nuages. Il en va ainsi d’une multitude de phénomènes physiques dont on dira qu’ils sont en relation de dépendance causale les uns par rapport aux autres de manière plus ou moins nécessaire selon le niveau de régularité qu’on constate. Dans ce cas-ci, le terme « dépendant » réfère à une relation entre entités concrètes du monde physique.

Mais il y a aussi un autre usage, conceptuel celui-là. Par « usage conceptuel », je parle de cet usage qu’on fait par exemple en linguistique, en logique, en géométrie, etc. En linguistique, on dira que le sens d’un verbe dépend à la fois du verbe lui-même et du complément qu’il sélectionne. Par exemple, quand le verbe sortir prend comme complément un groupe prépositionnel, comme dans sortir avec des amis, il a le sens de « aller à l’extérieur ». Mais lorsqu’il prend un groupe nominal comme complément, comme dans sortir un nouveau livre, il a le sens de « faire paraître ». En logique, on dira que la vérité d’une proposition complexe dépend de ses composantes. En géométrie, on dira que le carré dépend de la présence de quatre côtés égaux et de quatre angles droits. Mais dans tous ces cas, il s’agit d’une relation de dépendance entre entités abstraites qui n’implique pas une relation causale entre entités du monde physique. Il n’y a pas non plus, dans la dépendance abstraite et conceptuelle, l’aspect temporel qui caractérise la relation causale réelle. On pourrait parler de relation analytique, peut-être surtout en logique ou en géométrie. Dans ces domaines, la valeur de vérité des énoncés correspondants ne dépend que de leur forme logique ou que de la signification de leurs composantes. Et de même, lorsqu’il est question d’entités abstraites qui ne sont pas en relation de dépendance, on réfère implicitement à l’idée qu’ils pourraient l’être. Bref, nous avons donc deux usages du terme « dépendant » : un premier qui renvoie à une relation entre entités concrètes et réelles, un second qui renvoie à la relation entre entités abstraites et conceptuelles.

De son côté, l’opposition intérieur/extérieur ne réfère qu’à la spatialité, qu’au lieu ou à la position des choses dans l’espace. Du moins lorsqu’il est question d’entités concrètes et réelles. On parle par exemple de choses qui sont à l’intérieur ou à l’extérieur d’un territoire, d’une boîte, d’une chambre, etc. Mais ici aussi, on peut constater un usage concret et un usage abstrait. Par exemple, on parle de manière abstraite d’un personnage qui est à l’intérieur d’un récit, de variables qui sont à l’intérieur d’une classe d’objets, etc. La principale différence entre le couple intérieur/extérieur et le couple dépendant/indépendant réside donc dans l’aspect relationnel. Lorsqu’on dit d’une chose qu’elle est à l’intérieur d’une autre, a priori, rien n’est dit à propos de la relation entre ces deux choses. Et de manière plus spécifique, lorsqu’on parle de la relation de dépendance causale réelle, on pourrait ajouter que le couple intérieur/extérieur ne réfère qu’à la spatialité et non au temps.

Un problème qui s’ajoute à celui-ci est que les critères d’indépendance et d’extériorité caractérisent souvent, indifféremment, l’objectivité (ou l’objectivisme) et le réalisme. Comme il en a été question plus haut, un énoncé comme celui-ci se rencontre fréquemment pour désigner l’une ou l’autre de ces deux notions : cette théorie est réaliste (ou objectiviste) parce qu’elle défend l’idée qu’il existe des entités physiques indépendamment ou à l’extérieur de notre esprit (de nos pensées, nos connaissances, nos idées, etc.). Bien que le problème du réalisme dépasse largement le cadre du présent article, le travail de réduction et d’assimilation proposé dans ce qui suit sur l’objectivité pourrait apporter un certain éclairage sur la question de la définition du réalisme.

4. Réduction et assimilation

Dans la section précédente, j’ai procédé à un premier regroupement en proposant cinq énoncés types qui sont censés représenter les multiples manières qu’ont les auteurs de définir ou d’expliquer leur conception de l’objectivité, essentiellement en lien avec les valeurs. Revoici ces cinq définitions types :

  1. Cette entité est objective parce qu’elle existe indépendamment de l’esprit.

  2. Cette entité est objective parce qu’elle est indépendante de la volonté.

  3. Cette entité est objective parce qu’elle est impartiale.

  4. Cet énoncé est objectif parce qu’il est valide universellement.

  5. Cette entité est objective parce qu’elle existe à l’extérieur de l’esprit.

Dans la présente section, j’ai deux objectifs qui correspondent à mes deux thèses mentionnées en début d’article. Mon premier est de montrer qu’il est possible de réduire ou d’assimiler ces cinq énoncés à deux qui représenteraient ou expliciteraient les deux significations fondamentales suivantes : ontologique et épistémique. Mon deuxième objectif est de montrer que si « objectif » a le sens épistémique de « valide universellement », l’absence d’éléments comme la partialité, les préjugés ou les préférences dans un énoncé ou une production intellectuelle quelconque ne peut garantir ou justifier cette objectivité.

Tout d’abord, réglons le cas des énoncés 1 et 5. Plus haut, j’ai expliqué que l’usage n’avait pas retenu que le qualificatif « objectif » s’applique à des termes concrets comme pierre, chaise, planète, etc. On parle de faits objectifs, non de pierres objectives. Ainsi, on dira que c’est un fait objectif que les pierres existent indépendamment de l’esprit ou à l’extérieur de celui-ci[32]. Pour simplifier l’argumentation, je vais considérer que les faits existent comme tel, sui generis, à l’extérieur de l’esprit et de manière indépendante de celui-ci. Il s’agit d’un choix, d’un postulat. Mais étant donné que ce choix peut impliquer un débat philosophique très large, il faut être plus précis.

Si on prend le mot « indépendant » au sens fort et si on considère deux entités, A et B, qui existent de manière parfaitement indépendante, ceci implique que si l’entité A n’existe plus, l’entité B va continuer d’exister. C’est le sens que je donne à l’idée d’indépendance existentielle. Une des façons de clarifier le problème est de poser le genre de questions suivantes : est-ce que le « fait » que les pierres existent prévaudrait quand même s’il n’y avait pas d’humains sur terre ? Ou : est-ce que le « fait » que la terre tourne autour du soleil prévaudrait encore s’il n’y avait pas d’humains sur terre ? Si on répond oui à ces questions, alors on peut dire que ces faits existent indépendamment et à l’extérieur de l’esprit. Sauf que cette affirmation ne peut s’appliquer à tous les faits en général. Par exemple, les faits historiques, les faits sociologiques ou les faits politiques impliquent apparemment la présence d’humains sur terre.

C’est vrai, mais il y a ici deux niveaux qui se confondent. Le but visé par le postulat en lien avec le terme « fait » est de caractériser le monde physique et son fonctionnement, c’est-à-dire l’objectivité ontologique. Il n’est pas ici question du statut ontologique des connaissances (ou de la conscience, des pensées, des idées, etc.). On pourrait effectivement défendre l’idée que les connaissances en général et les faits qui les représentent (physiques, mais aussi historiques, sociologiques, politiques, etc.) existent indépendamment de ce que les humains en pensent. Si on choisissait cette option, alors on pourrait considérer que les connaissances ont un statut ontologique. Mais ce n’est pas l’option que je choisis dans ma démonstration. Dans celle-ci, il est question du statut ontologique d’entités comme les molécules, les pierres ou les montagnes. Il est aussi question du statut ontologique des lois physiques, comme la loi universelle de la gravitation. C’est le sens que je choisis de donner au terme « fait ».

Bien que les critères d’indépendance et d’extériorité sont distincts, je choisis également de les assimiler en un seul énoncé. Il est vrai qu’il n’y a pas, a priori, de lien logique entre le couple dépendant/indépendant (qui a essentiellement un caractère temporel et causal, du moins en ce qui a trait à la dépendance concrète) et le couple intérieur/extérieur (qui a essentiellement un caractère spatial, du moins en ce qui a trait aux entités physiques). Une chose peut être à l’intérieur d’une autre sans qu’il y ait de relation de dépendance entre les deux. À l’inverse, une chose peut être à l’extérieur d’une autre et avoir un lien de dépendance avec cette dernière. Mais l’ontologie objective que je cherche à caractériser possède ces deux caractéristiques : les pierres, les arbres et les montagnes existent indépendamment et à l’extérieur de l’esprit. D’autre part, ils sont souvent mentionnés — voir clairement réunis ou associés — dans les discussions portant sur la nature de l’objectivité[33]. Enfin, je choisis également de ne pas m’aventurer dans les nuances du statut ontologique de la conscience ou de l’esprit. Car si nous adoptons une position irréductionniste et considérons que l’esprit n’a aucune réalité physique, les questions de dépendance et d’extériorité n’ont plus la même portée et la même pertinence.

Les énoncés 1 et 5 pourraient donc être assimilés en un seul qui constituerait l’explicitation de la définition ontologique :

Ce fait est (ontologiquement) objectif, parce qu’il existe indépendamment de l’esprit et à l’extérieur de celui-ci.

Réglons maintenant le cas de l’énoncé 4. Celui-ci a clairement un caractère épistémique. On pourrait ici arguer que ce n’est pas seulement un énoncé qui peut être valide. Effectivement, dans l’usage, on parle couramment de données valides, de cas valides, de faits valides, etc. Mais à partir du moment où il est question d’une donnée valide, c’est qu’il y a déjà eu un jugement porté sur celle-ci. Une « donnée valide » est une donnée à propos de laquelle on peut faire des affirmations qui seront ultimement vraies ou fausses. Le même raisonnement s’applique aux cas et aux faits.

D’autre part, il est pertinent de parler de « validité universelle ». Ici, « universel » réfère à la totalité des individus rationnels qui portent un jugement sur ce dont il est question. Ce sens est bien expliqué par Kant dans un passage assez clair des Prolégomènes. Il explique que « validité universelle » équivaut à « validité objective » et que ces expressions renvoient à ce qui est vrai pour tous les individus[34]. Si ceci est juste, l’énoncé 4 pourrait devenir l’explicitation épistémique de l’objectivité :

Cet énoncé est (épistémiquement) objectif parce qu’il est valide universellement et donc, possiblement vrai ou faux.

Je me concentre maintenant sur les énoncés 2 et 3 impliquant respectivement l’indépendance vis-à-vis de la volonté et l’impartialité. Ces deux énoncés sont ceux qui sont les plus problématiques car il n’est pas facile de voir à quel type d’objectivité ils renvoient. Par quoi pouvons-nous remplacer le terme « entité » ? Je vais tenter de démontrer que seul le terme « énoncé » (ou « affirmation ») peut remplacer adéquatement le terme « entité ». Je vais aussi tenter de montrer comment et pourquoi ces deux énoncés peuvent être remplacés par des énoncés positifs à caractère épistémique. Voici l’énoncé no 2, mentionné en début de section :

2) Cette entité est objective parce qu’elle est indépendante de la volonté.

Ce dont il est question ici, ultimement, c’est d’une affirmation ou d’une production intellectuelle quelconque, comme un texte. Comme mentionné à l’instant, il pourrait s’agir de données, mais on parle en réalité de données qui ont déjà fait l’objet d’un choix, d’une évaluation. C’est ce qui se dégage de l’extrait suivant d’Agazzi : « In fact, if something is objective in the sense of being testable by other subjects as well as by me, it is also necessarily independent of my will[35] ». Une chose testable est une chose jugée valide pour l’expérience, pour la connaissance. Et cette chose valide pourra faire l’objet d’énoncés qui pourront être rassemblés dans des textes, des théories. On parle par exemple d’une étude objective, d’un rapport objectif, d’un compte rendu objectif, d’une analyse objective, etc.

Dans une des définitions qu’il propose de l’objectivité, Nadeau (1999) pose la question suivante : « Comment garantir que la volonté même des chercheurs, ou leurs préférences intimes, n’influent pas sur les résultats qu’ils obtiennent, et ce, particulièrement dans les sciences humaines et sociales ?[36] ». Prenons l’exemple d’une étude sociologique, faite à partir de données. Si on voulait rendre l’énoncé 2 plus explicite, en s’inspirant de l’extrait de Nadeau, on pourrait le formuler de la manière suivante :

2’) Cette étude est objective parce que ses résultats sont indépendants de la volonté du chercheur, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas été influencés par celle-ci.

Maintenant, comment atteste-t-on du fait qu’une étude est objective en ce sens ? On peut l’analyser pour voir si elle contient des erreurs logiques (essentiellement des sophismes, surtout si la volonté du chercheur est en cause) et si elle n’a pas sciemment exclu des données dans sa recherche (de manière volontaire). Ce sont essentiellement les deux aspects de l’étude qui pourraient nous faire conclure qu’elle n’est pas indépendante de la volonté du chercheur. Si on voulait expliciter davantage l’énoncé 2’, on pourrait dire ce qui suit :

2’’) Cette étude est objective parce qu’elle n’a pas été influencée par la volonté du chercheur, volonté qui lui aurait fait commettre des sophismes et/ou omettre des données.

Mais comment fait-on pour attester du fait qu’il n’y a pas de sophismes ou que le chercheur n’a pas exclu des données dans sa recherche ? Pour attester du fait qu’il n’y a pas de sophismes, il faut vérifier toutes les inférences et tous les raisonnements. Et pour attester du fait que l’étude n’a omis aucune donnée, il faut refaire le processus d’identification de toutes les données et s’assurer qu’aucune n’a été laissée de côté. Ainsi, on pourrait transformer l’énoncé 2’’ de la manière suivante :

2’’’) Cette étude est objective parce qu’elle respecte les règles et les procédures logiques et parce qu’elle tient compte de l’universalité des données.

Pour attester du fait qu’un énoncé est objectif au sens où celui-ci est indépendant de la volonté du chercheur, on devrait donc 1) respecter les règles logiques et 2) s’assurer que nous avons tenu compte de tous les cas. Maintenant, quelle est la différence entre l’énoncé 2’’’ et l’énoncé 2’ ? La première différence est que l’énoncé 2’ est construit avec un critère négatif : il définit l’objectivité à partir de l’absence de cet élément subjectif qu’est la volonté (ou l’absence de ses effets indésirables, comme le fait d’entraîner un biais). L’énoncé 2’’’ est positif au sens où il présente deux caractéristiques qu’on doit retrouver pour attester de l’objectivité (épistémique) : 1) des procédures logiques reconnues et acceptées et 2) l’universalité des cas. Si ce raisonnement est juste, l’énoncé 2’ que nous avions au départ et qui a un caractère négatif pourrait être assimilé à l’énoncé 2’’’, qui a un caractère positif. Les deux critères de l’énoncé 2’’’ sont épistémiques et on peut considérer que l’énoncé 2’’’ est une explicitation épistémique de l’objectivité.

Traitons maintenant du dernier cas, celui impliquant l’idée d’impartialité.

3) Cette entité est objective parce qu’elle est impartiale.

Par quoi pouvons-nous remplacer « entité » ? On parle habituellement d’une personne qui est impartiale. Mais on réfère également, par métonymie, à un jugement impartial, un point de vue impartial, une perspective impartiale[37]. Je dis « par métonymie » parce qu’au départ, ce sont des personnes qu’on dit partiales ou impartiales. Cependant, encore ici, on conviendra qu’il est toujours ultimement question d’un jugement ou d’une évaluation. Sinon, de quoi parle-t-on ? Une personne qui a un comportement impartial, c’est nécessairement une personne qui affirme ou pourrait affirmer quelque chose à propos de son comportement. Maintenant, comment atteste-t-on du fait qu’un jugement est impartial ? La réponse est simple : pour attester du fait qu’un jugement (une décision, une étude, un compte rendu, une analyse, etc.) est impartial, il suffit de s’assurer de l’absence d’éléments partiaux, l’absence de manifestations de partialité. Mais la seule façon de parvenir à nos fins est, encore une fois, de tenir compte de l’universalité des cas et de s’assurer d’avoir respecté les règles logiques. À l’inverse, ne pas faire des inférences valides ou ne pas tenir compte de la totalité des données, c’est souvent une des conséquences de la partialité.

Voici un passage de Prinz (2007) qui explique bien cette idée :

According to the first definition, objectivity is tied to impartiality. An objective fact is one that is ascertained by an objective judgment, and an objective judgment is one that a person would make if she had all the evidence, no biases, and a good capacity for reasoning. Leiter (2001) calls freedom from bias “epistemic objectivity.” It has something to do with the process by which we obtain knowledge.[38]

Dans cet extrait, Prinz en arrive à des conclusions similaires à ce qui a été mentionné plus haut dans l’exemple de la volonté. Les deux critères pour attester d’un jugement objectif (entendu au sens de « impartial ») sont : le fait de tenir compte de l’universalité des cas (« all the evidence ») et le fait de suivre des procédures de raisonnement valides (« good capacity for reasonning »). Dans un autre passage, Prinz affirme d’ailleurs clairement le caractère épistémique de l’impartialité : « Impartiality is an epistemic construct[39] ». Pour reprendre l’exemple de l’étude sociologique, on pourrait reformuler le dernier énoncé de la manière suivante, pour le rendre plus explicite :

3’) Cette étude est objective (au sens d’impartiale) parce qu’elle (son auteur) respecte les règles et les procédures logiques et tient compte de l’universalité des données.

Or l’énoncé 3’ est le même que l’énoncé 2’’’ (outre les termes entre parenthèses). Et les énoncés 2’’’ et 3’ sont des énoncés positifs à caractère épistémique, ce qui montre que des expressions comme « indépendant de la volonté » ou des termes comme « impartial », essentiellement à caractère négatif, peuvent être assimilés à des énoncés positifs à caractère épistémique. Si on voulait pousser l’explication plus loin, on pourrait dire que ces deux critères (la validité universelle et les procédures logiques reconnues et acceptées) sont individuellement nécessaires et conjointement suffisants à l’objectivité épistémique. Une étude sociologique pourrait avoir tenu compte de la totalité des données, mais comporter plusieurs erreurs logiques ; ou le contraire, être sans erreur logique, mais ne pas avoir tenu compte de la totalité des cas. Dans cette perspective, pour attester de l’objectivité épistémique d’une étude, il faudrait donc s’appuyer sur des règles ou des procédures logiques valides et tenir compte de l’universalité des données. Enfin, on notera que dans l’extrait de Prinz cité plus haut, celui-ci réfère à un article de Leiter où ce dernier qualifie ce type d’objectivité d’épistémique, ce qui va dans le sens de notre propos.

La réduction et l’assimilation effectuées pour les énoncés 2 et 3 montrent en quoi ces définitions négatives ne sont pas explicites, du moins si on parle d’objectivité épistémique. Si on juge que la seule absence d’éléments subjectifs comme la partialité ou la volonté suffit à rendre un énoncé objectif, alors « objectif » a le sens de « non-subjectif ». Mais si on juge que « objectif » a le sens épistémique de « valide universellement », cette seule absence ne suffit pas. Le problème ici est qu’on présuppose que si une personne est impartiale ou ne se laisse pas influencer par sa volonté, elle ne commettra pas d’erreurs. Mais c’est faux : ce n’est pas parce qu’on est impartial ou indépendant vis-à-vis sa volonté qu’on aboutira nécessairement à des résultats objectifs, c’est-à-dire des énoncés valides universellement. Par contre, le fait d’être partial ou influencé par sa volonté implique généralement qu’on fait sciemment des erreurs, c’est-à-dire des sophismes.

Pour illustrer ce qui précède, je vais utiliser l’exemple suivant. Supposons quatre botanistes qui se rendent sur une île pour étudier une sorte particulière de plantes. Leur objectif est de pouvoir tirer certaines conclusions sur la comestibilité de la plante en question. Leur méthode consiste à prélever une certaine quantité de plantes selon un échantillonnage qui est censé refléter la totalité des plantes dans toutes les zones de l’île qui en compte trois, les zones 1, 2 et 3.

Supposons que le botaniste A procède à son prélèvement, mais qu’il néglige de se rendre dans la zone 2, parce qu’il juge que cette zone n’a pas à être étudiée. En fait, il souhaite ardemment prouver que cette plante est comestible et il sait que cette zone comporte des spécimens qui pourraient modifier ses conclusions. Pour sa part, le botaniste B décide d’inclure la zone 2, mais exclut la zone 3. Il est convaincu, à tort, que le relief de la zone 3 et la composition chimique du sol font en sorte que les plantes qu’il étudie ne peuvent se retrouver à cet endroit. Pour sa part, le botaniste C procède au même échantillonnage, mais n’exclut aucune zone du territoire. Sauf que, selon l’identification à laquelle il procède, il conclut que seule la zone 3 contient les plantes en question. Enfin, le botaniste D se rend sur l’île, n’exclut aucune zone et identifie que toutes les zones contiennent les plantes en question. Les botanistes reviennent chez eux et produisent leur rapport.

Le botaniste A est partial, ce qui le conduit à ne pas tenir compte de la totalité des cas qu’on trouve sur l’île. Le botaniste B commet un sophisme de « non-observation », ce qui le conduit également à laisser de côté une partie des données. Le botaniste C commet un sophisme de « mauvaise observation », ce qui le conduit également à ne pas tenir compte de tous les cas[40].

Je pose maintenant les questions suivantes. À partir de quelles procédures pourra-t-on invalider les rapports des botanistes A, B et C ? L’absence de marques de partialité, de préjugés ou de préférences dans le rapport du botaniste D suffirait-elle à valider ses conclusions, à les rendre objectives au sens épistémique ? Voici la réponse à la première question : pour invalider les conclusions des botanistes A et B, il faut montrer qu’ils n’ont pas tenu compte de tous les cas et une des seules façons de faire cette démonstration est d’aller sur le terrain pour refaire l’étude et montrer que certaines données ont été laissées de côté. Mais en toute rigueur, ce n’est pas la seule façon : un seul contre-exemple pouvant suffire à invalider un énoncé (prétendument) universel, il n’est pas nécessaire de vérifier la totalité des cas. Sauf que pour mesurer l’ampleur de l’erreur et avoir une idée des cas manquants, oui, c’est nécessaire. Pour ce qui est du botaniste C, il faut également refaire le travail, en s’assurant cette fois que les critères d’identification choisis permettent de reconnaître la plante en question. Voici la réponse à la seconde question : non, l’absence de partialité, de préjugés ou de préférences ne peut suffire à valider les résultats du rapport du botaniste D, à le rendre objectif au sens épistémique. La seule façon d’atteindre ce but est de s’assurer, encore ici, qu’on a tenu compte de la totalité des cas et que toutes les inférences et les raisonnements de l’étude sont conformes à des procédures logiques valides.

De manière générale, la réponse à cette deuxième question constitue la conclusion de ma deuxième thèse. Il se pourrait très bien qu’une affirmation ou une étude soit exempte de partialité ou de préjugés et qu’elle contienne quand même des erreurs logiques ou qu’elle ne s’appuie pas sur l’universalité des données. Autrement dit, et malgré ce qu’on constate souvent chez les auteurs, il n’est pas suffisant d’affirmer qu’un texte est objectif parce qu’il est impartial, exempt de préjugés ou indépendant de la volonté de son auteur. Ces manifestations peuvent être une indication qu’il n’est pas objectif, mais ce n’est pas suffisant. Il faut encore montrer en quoi ces « absences » ont contribué à garantir l’objectivité épistémique.

L’objectif de la présente section était aussi de montrer que les énoncés 2 et 3 ne pouvaient concerner l’objectivité ontologique. En procédant à un travail de réduction et d’assimilation, on a pu montrer que les énoncés 2 et 3 recelaient un caractère épistémique. Nous avons montré que « entité » renvoyait ultimement à « énoncé » et que, ce faisant, il était question de validité universelle, de vérité et de fausseté. Sauf que cette assimilation n’est pas une équivalence logique. L’énoncé 2 n’est pas équivalent à l’énoncé 2’’’ ; idem pour 3 et 2’’’. Ceci pour les raisons invoquées plus haut. Les énoncés 2’’’ et 3’ spécifient que l’objectivité en question est garantie par les deux critères suivants : 1) l’universalité des cas et 2) la présence de procédures logiques valides.

Si l’analyse qui précède est juste, on pourrait réduire ou assimiler les explicitations de l’objectivité étudiées aux deux énoncés types suivants :

a) Ce fait est (ontologiquement) objectif parce qu’il existe à l’extérieur de l’esprit et indépendamment de celui-ci.

b) Cet énoncé est (épistémiquement) objectif parce qu’il est valide universellement, c’est-à-dire possiblement vrai ou faux.

On fera remarquer que le terme « fait » pourrait remplacer « énoncé » dans la définition épistémique de l’objectivité. C’est vrai et on rencontre des affirmations qui ressemblent à cette formulation dans la littérature. Sauf que plus haut, j’ai convenu que le sens donné à « fait » référait à l’idée qu’ils sont sui generis et qu’ils existent comme tels, indépendamment de la présence des humains sur terre. Dans cette perspective — et il s’agit d’un choix, d’un postulat de base -, les faits existent indépendamment et à l’extérieur de l’esprit. C’est la raison pour laquelle la notion de fait s’applique moins à l’objectivité épistémique qui concerne des énoncés et qui se définit, pour cette raison, en termes de validité universelle.

Maintenant, si on voulait traduire les énoncés a et b en définitions formelles en bonne et due forme, avec une definiendum et un defininiens, on le ferait de la manière suivante :

OBJECTIF : a) Qualité de ce qui existe à l’extérieur de l’esprit et indépendamment de celui-ci ; b) Qualité de ce qui est valide universellement, c’est-à-dire possiblement vrai ou faux.

La première qualité s’applique aux faits et la seconde aux énoncés. D’autre part, si on tient compte encore une fois de ce qu’on constate dans l’usage, ces deux qualités sont individuellement suffisantes, mais non conjointement nécessaires. Autrement dit, l’une et l’autre peuvent suffire à définir « objectif ».

5. Conclusion

Le texte qui précède se veut le résultat d’une enquête philosophique, mais également linguistique et sémantique. J’ai tenté de faire la démonstration qu’à partir de l’usage qu’on constate dans la littérature, le terme « objectif » a deux significations fondamentales, deux significations qui sont individuellement suffisantes et conjointement non nécessaires (l’une et l’autre suffisent à définir l’objectivité). Selon la première, « objectif » a un sens épistémique et le terme est surtout associé à des énoncés, des énoncés pouvant être vrais ou faux ; selon la seconde, « objectif » a un sens ontologique et le terme est surtout associé à des faits, des faits qui existent indépendamment et à l’extérieur de l’esprit.

L’analyse qui précède a également permis de montrer que toutes les définitions négatives de l’objectivité, sauf celle référant à l’indépendance existentielle, sont réductibles et assimilables à des définitions positives ayant un caractère épistémique. Ce faisant, le travail a fait voir que ces conceptions négatives s’appuyaient sur l’absence de manifestations subjectives pour garantir ou justifier l’objectivité.

Or, l’absence de manifestations comme la partialité, les préjugés ou les préférences dans une affirmation ou une production intellectuelle quelconque ne suffit pas à garantir ou justifier l’objectivité épistémique. Autrement dit, il n’est pas suffisant d’affirmer qu’un texte est objectif parce qu’il est impartial, exempt de préjugés ou indépendant de la volonté de son auteur. Ces manifestations peuvent être une indication qu’il n’est pas objectif, mais ce n’est pas suffisant. Pour obtenir cette garantie, il faut s’appuyer sur l’universalité des données et sur des procédures logiques valides.