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Je fais résolument métier d’abstraction. Je défends les concepts contre les puissances qui les conjuguaient et les entremêlent encore avec l’argent pour opprimer les gens de ma lignée. Je ne ferai pas accroire aux pauvres que je suis illettré. Je garde le territoire de la théorie. Comment le garder pour eux, plutôt que pour les propagandes de gauche ou de droite ? Comment leur rendre à la fin ce patrimoine ?

Fernand Dumont, « L’âge du déracinement » (1974)

Exposant au début du Lieu de l’homme le dessein général de son ouvrage, Fernand Dumont y allait de cette remarque : « Une théorie de la culture ? Ce projet appelle des réserves qu’il sera plus approprié d’indiquer en conclusion. De toute façon, une théorie de la culture est, pour moi, solidaire d’une philosophie des sciences de l’homme[1]. »

C’est à cette philosophie des sciences de l’homme qu’est consacré le livre qui, après Le Lieu de l’homme, est sans doute le plus important de toute son oeuvre, mais aussi, il faut bien l’avouer, l’un de ses plus difficiles : L’Anthropologie en l’absence de l’homme, paru aux Presses universitaires de France en 1981. Précisons d’entrée de jeu que l’anthropologie dont il s’agit ne s’identifie pas à la discipline du même nom mais recouvre un champ beaucoup plus vaste qui « englobe les sciences de l’homme, la philosophie (selon l’une de ses dimensions principales tout au moins) et même les idéologies puisque celles-ci sont des pratiques proprement collectives de l’interprétation[2] ». Reste que, sans négliger ni la philosophie ni les idéologies, Dumont accorde une attention particulière aux sciences modernes de l’homme, au motif que, réunissant « les deux tendances extrêmes de toute anthropologie possible dans la culture occidentale d’aujourd’hui[3] », à savoir la destruction et la reconstruction de la culture, elles représentent à ses yeux « un laboratoire de la culture[4] ». Soulignons également qu’en dépit du haut degré d’abstraction du propos, l’anthropologie telle que Dumont la conçoit comporte des enjeux éthiques et politiques qui concernent les hommes réels, l’anthropologie n’étant elle-même possible que parce qu’il existe des anthropologues, c’est-à-dire des hommes en chair et en os, mais qui ont cette particularité par rapport aux autres hommes de se vouloir en quelque sorte « des prototypes de “l’homme en général”[5] ». Avant l’anthropologie elle-même, ce sont eux, les anthropologues, qui intéressent Dumont, plus exactement leur statut singulier dans la culture.

Mais qu’est-ce au juste qu’un « anthropologue » ? Le terme désigne ce que l’on appelle communément un intellectuel ou, plus précisément, selon la définition que Dumont lui-même en donne, un praticien du savoir qui se distingue par un surplus, lequel consiste en « une visée globale de l’homme, un souci de son destin, un pari sur son devenir ». Pour Dumont, l’intellectuel, ou l’anthropologue, a pour fonction première d’« entretenir le débat collectif sur les finalités », un débat qui, précise-t-il, « pourrait bien être le fond de la condition humaine elle-même[6] ».

Difficile, on l’admettra, de mieux justifier le rôle de l’intellectuel, de l’anthropologue, dans la société et la culture. Telle n’est pourtant pas l’intention de Dumont dans son livre, qui vise plutôt à analyser en profondeur la situation dans laquelle le déracinement de la culture à l’époque moderne place l’intellectuel. Évoquons ici le jugement qu’il portait sur l’intellectuel dans « L’âge du déracinement », un article paru en 1974 : « Les intellectuels sont des déracinés (des dé-culturés). Leur statut, leur existence ne sont intelligibles que comme production du déracinement. De leur premier mouvement, les intellectuels répètent cette abstraction de la culture. Comment seraient-ils compétents pour poser le problème de la déculturation, eux qui en profitent tout en constituant son plus éclatant symbole ?[7] » Que les anthropologues en restent pour la plupart à ce « premier mouvement », qu’ils aient tout intérêt à ce que soient maintenues les conditions du déracinement d’où ils tirent non seulement un profit matériel et symbolique, mais prétexte et argument pour parler des hommes en leur absence, voilà le principal motif de la critique à laquelle Dumont soumet l’anthropologue dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme.

Mais, avant d’aller plus loin, il importe de mieux cerner la nature du lien étroit que Dumont postule entre sa théorie de la culture et une philosophie des sciences de l’homme. En quoi la théorie dumontienne de la culture est-elle étroitement solidaire d’une philosophie des sciences de l’homme ?

Une philosophie des sciences de l’homme

Déjà manifeste dans ses écrits de jeunesse[8], l’intérêt de Dumont pour les sciences humaines semble à première vue relever de ce qu’on appelle l’épistémologie. Cependant, à y regarder de près, cet intérêt transcende l’analyse épistémologique proprement dite et porte, à travers elle, sur la signification éthique et politique des sciences de l’homme, sur leurs fondements en légitimité[9]. Dans l’introduction de sa thèse de doctorat en sociologie, parue sous le titre La Dialectique de l’objet économique, Dumont écrivait ceci :

Les sciences de l’homme sont […] décomposition de la cohérence existentielle de l’histoire commune. Pour expliquer, elles désintègrent la culture qui est l’incarnation concrète de cette cohérence. Dès lors, comment peuvent-elles […] se donner une histoire propre si ce n’est en se constituant elles-mêmes comme une sorte de culture seconde ? […] L’idéal de la science de l’homme serait donc, à la limite, de refaire une autre histoire des hommes[10].

L’Anthropologie en l’absence de l’homme prolonge et approfondit cette hypothèse, en menant plus loin la réflexion sur les fondements de cet idéal de la science de l’homme[11]. Le Lieu de l’homme débouchait sur un diagnostic global sur la culture moderne en tant que théâtre d’un divorce grandissant entre culture première et culture seconde et susceptible, à la limite, de compromettre la dialectique constitutive de la culture et la mémoire qui en constitue l’enjeu capital. Déjà, dans ce livre, Dumont insistait sur le fait que les sciences de l’homme constituent, dans leur genèse même, le produit de ce divorce, de cette crise de culture. Loin — comme il le dira plus tard dans un entretien — de n’être que « de simples démarches vis-à-vis d’un objet », les sciences de l’homme « sortent de cet objet. C’est lorsque l’objet se brise qu’on le considère comme un objet[12] ». L’objet qui se brise et qui, en se brisant, se révèle comme objet, qui devient l’objet d’une science, c’est la culture, qui, avant cette rupture, ne s’impose pas à la conscience, un peu comme la maison que l’on habite depuis toujours sans s’être avisé qu’on lui devait sa protection. Mais si les sciences de la culture et de l’homme naissent de la crise de la culture, elles se veulent aussi des « réponses » et « des remèdes » à cette crise, un « laboratoire de la culture », où celle-ci n’est plus conçue comme un donné, comme la maison de l’homme, mais comme un idéal à produire et une matière à remodeler.

D’où la question que Dumont adresse aux anthropologues, eux qui, pour parler de l’homme, « se placent ailleurs que là où les autres hommes se situent[13] » : quelle est la pertinence et quelle est la légitimité (éthique) de leurs vérités anthropologiques ? Ou, plus radicalement encore : « Qu’est-il possible à l’homme de faire du savoir de l’homme ?[14] »

Cette question fait écho à la remarque que formulait Dumont dans l’article précité de 1974 et selon laquelle les intellectuels sont des déracinés qui se vouent à une recherche « contaminée par l’objet de l’analyse[15] », c’est-à-dire par le déracinement. On objectera que Dumont est lui-même, en tant qu’émigré (voir Récit d’une émigration), un déraciné. Cela est indéniable, comme lui-même le reconnaît du reste. Mais aussi déraciné soit-il, il se distingue toutefois de la vaste majorité des déracinés par la conscience aiguë de son état de déracinement, un état que Simone Weil identifiait à une « maladie », à la grande maladie de l’homme occidental[16]. Ce sont les symptômes de cette maladie, l’absence qu’elle cache et révèle tout à la fois, que Dumont met au jour et interprète dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme.

L’absence et l’ombre

Comme son titre le suggère, le thème de l’absence est au coeur du livre. Il n’est guère douteux qu’il renvoie ultimement à la croyance religieuse de Fernand Dumont, à l’absence de Dieu sur laquelle se fonde sa foi, le Dieu de Dumont se révélant, comme on peut s’y attendre chez un croyant moderne, sur le mode même de l’absence[17]. Cette dimension religieuse demeure cependant ici à l’arrière-plan, l’argumentation à laquelle obéit l’ouvrage reposant sur les seules lumières de la raison, pour autant toutefois que l’on donne à celle-ci toute sa portée, à savoir celle d’une « raison ardente […] inquiète de ce qui survient d’avant elle et qui se profile à son horizon[18] ». Pour Dumont, cette inquiétude est consubstantielle à la raison et à l’homme. Pas d’humanité sans inquiétude ; pas d’humanité sans absence. « Il y a conscience, déclare-t-il d’entrée de jeu, parce que subsiste en nous une ouverture, une absence que nos conduites explorent sans la combler[19]. »

Cette absence fut longtemps voilée par la présence du Monde, au sens qu’Alexandre Koyré donne à ce mot, en tant que ce « monde clos » qui « formait le cadre de l’existence » et qui s’est évanoui avec l’avènement de « l’univers infini » de la science moderne[20]. Qu’est-ce qui, jadis, permettait à l’homme de clore le monde, de conférer au Monde son ordre, sa cohérence, sa plénitude de sens ? Sans doute la croyance en un autre monde, en un « arrière-monde[21] », celui que Nietzsche, le philosophe au marteau, plaçait à l’origine du nihilisme et qu’il n’eut de cesse de combattre, sans parvenir à en triompher, en le restaurant même. Car, comme le remarque pertinemment Marcel Gauchet, Nietzsche « réaffirme ce qu’il déclare intenable » ; il « discerne la brèche qui s’ouvre, mais il la colmate instantanément avec sa cosmologie de l’éternel retour, cette non-science qui frappe de nullité, certes, les prétentions de la science, mais qui en reconduit la structure sous-jacente[22] ».

Cette « brèche qui s’ouvre » et que Nietzsche s’efforce en vain de colmater, que désigne-t-elle sinon la distance entre la culture première et la culture seconde qui, autrefois médiatisée par le mythe ou par la tradition, se révèle désormais en tant que telle, c’est-à-dire comme cette distance où, à la fin du Lieu de l’homme, Dumont presse le philosophe de s’installer en quête de « médiations neuves », afin de « chercher inlassablement des réconciliations[23] » ? Au début du premier chapitre de L’Anthropologie en l’absence de l’homme, on peut lire un aphorisme de Nietzsche tiré du Crépuscule des idoles : « Il y a des cas où nous sommes comme les chevaux, nous autres psychologues. Nous sommes pris d’inquiétude parce que nous voyons notre propre ombre se projeter devant nous. Le psychologue doit se détourner de soi pour être capable de voir[24]. » Apparemment, à travers cet aphorisme et la métaphore de « l’ombre » qui en est au centre, Nietzsche n’aurait cherché qu’à mettre le « psychologue » en garde contre sa propre subjectivité dans la recherche de la vérité. Or Dumont ne se satisfait pas d’une telle interprétation ; selon lui, ce que Nietzsche recommanderait au psychologue, à l’anthropologue, c’est de se détourner non pas d’abord de sa subjectivité, mais de son « ombre » ; ce qui, dit-il, n’est pas la même chose.

Avec l’absence, l’ombre est l’autre image qui irrigue L’Anthropologie en l’absence de l’homme, mais qui risque aussi, il faut l’admettre, d’en décourager la lecture, en particulier chez le lecteur réfractaire à la dimension poétique de l’existence[25]. Qu’est-ce que l’ombre pour Dumont ? Pour le dire succinctement, elle est un autre nom pour le dédoublement de la culture ; l’ombre, c’est ce qui, paradoxalement, permet de faire la lumière, d’éclairer le monde où se meuvent les hommes, d’écrire et d’interpréter l’histoire.

L’ombre de l’anthropologue, précise Dumont, ce n’est donc pas d’abord celle de ce sujet particulier qui, pour évoquer le monde de l’homme, doit se départir de soi. L’ombre, c’est ce par quoi le monde est suspendu à son absence, ce par quoi il est vu grâce à son Autre […]. Il faut que le vécu soit dédoublé, que l’Écriture le sépare, pour que nous ayons le sentiment de le voir. Effacer l’ombre, ce serait nous couler dans un vécu inconsistant[26].

Or ce que, dans son aphorisme, Nietzsche exige de l’anthropologue pour penser l’homme dans son immanence radicale, comme « volonté de puissance », c’est de se soustraire à l’emprise de cette ombre, de sauter par-dessus pour ainsi dire. Dans les termes mêmes de Dumont, l’entreprise nietzschéenne relève « des efforts pour dissiper l’Ombre[27] ». Cette tentative prométhéenne échoue pourtant, car Nietzsche, comme le soutient Gauchet, maintient « la structure sous-jacente » de l’arrière-monde qu’il prétend liquider, cette structure sous-jacente que Dumont appelle l’ombre. Ce qui ne sera plus le cas quelques décennies plus tard, quand sera levé le postulat que, de l’ombre de l’anthropologue, « chacun était complice en fait ou en puissance[28] », quand l’ombre elle-même ne sera plus qu’absence.

Que l’anthropologie contemporaine s’édifie en l’absence de l’homme, voilà une idée apparemment déraisonnable, voire inutilement provocante. Il suffit pourtant, pour lui accorder quelque crédit, de prêter attention à ce que l’anthropologie de notre temps finit par dire d’elle-même à travers le discours de l’un de ses plus éminents représentants, Michel Foucault, qui avoue sans ambages ne point parler de l’homme, dont la figure disparaîtrait « comme à la limite de la mer un visage de sable[29] ». Bien sûr, Foucault est d’abord philosophe et, à ce titre, il n’a pas la prétention de parler objectivement de l’homme, d’en parler comme en parle l’anthropologue scientifique, le sociologue ou le psychologue, ce « spectateur savant » qui adopte une position épistémologique d’essentielle supériorité par rapport à l’humanité même de l’homme[30]. Si Foucault, lui, prétend ne pas parler de l’homme, n’est-ce pas au fond parce qu’il se sait, en tant que philosophe, supérieur aux autres hommes, supérieur en ce que « lui seul comprend la supériorité de la nature sur les conventions que les hommes confondent avec elle », supérieur parce qu’il sait « le propre de celui dont le nom le plus usuel est “l’homme”[31] », là où le sociologue, lui, ne se soucie aucunement de cette question[32]. Tel est en gros l’argument qu’invoque Pierre Manent pour distinguer le philosophe du sociologue. Sauf que Manent lui-même ne manque pas de souligner (ce qui tend à confirmer la thèse de Dumont selon laquelle, par-delà tout ce qui peut différencier la science de l’homme et la philosophie, il existe, à l’époque contemporaine, telle chose qu’une anthropologie en l’absence de l’homme) que « le langage sociologique est devenu en quelque sorte la langue officielle de la démocratie moderne » et que « l’incapacité revendiquée [par le sociologue] de rien dire de “l’homme” rejoint la volonté [philosophique] de définir l’homme comme liberté[33] ». On pense bien sûr à Sartre, ce philosophe de la liberté que Michel Foucault lui-même désigne comme le dernier philosophe, le dernier « à avoir cru que la philosophie devait “dire ce que c’était que la vie, la mort, la sexualité, si Dieu existait ou si Dieu n’existait pas, ce que c’était que la liberté”[34] ». Mais Foucault lui-même ne tire-t-il pas l’ultime conclusion de la liberté sartrienne, en confessant ouvertement ce que les autres anthropologues « dissimulent plus ou moins adroitement sous le couvert de méthodes et de théories, sous l’alibi de la connaissance[35] », à savoir justement que l’homme n’est pas l’objet de l’anthropologue, mais son prétexte pour écrire[36], pour trouver « dans le lieu de l’écriture enfin détaché de tous les autres un salut réservé à lui seul[37] ». Sauf qu’une telle position implique, selon Dumont, une énorme parenthèse…

Foucault n’invoque que des textes, il s’enferme dans l’univers de l’Écriture. Jamais il ne nous renvoie aux plus larges pratiques des hommes […]. L’ambiguïté de la tentative de Foucault est […] là : nous ayant raconté l’histoire de l’Ombre, il semble avoir pris l’Ombre pour l’homme. Il n’a pas négligé la praxis ; il nous a retracé celle des anthropologues. Aussi a-t-il eu tort de nous annoncer, à la fin de son livre, la disparition prochaine de l’homme ; il aurait dû se borner à parler d’une éventuelle liquidation de cette pratique singulière par quoi s’est constitué en Occident le discours anthropologique et qui en fait une histoire singulière[38].

À quelle finalité dernière répond le projet de Foucault ? Pourquoi se donne-t-il la peine d’écrire s’il est par ailleurs convaincu que l’homme est mort ou en passe de disparaître ? Que cherche-t-il au fond à travers l’Écriture ? Qu’espère-t-il en consacrant sa vie à l’Ombre au point de prendre celle-ci pour l’homme ? Ne serait-il pas habité par ce « secret désir » que Dumont croit déceler à la source même de l’anthropologie moderne ?

Se donnant comme vérité aux dépens de l’opinion, philosophie et science ont fini par jeter le soupçon sur toute la culture, mais en dissimulant qu’elles sont elles-mêmes culture. S’opposant aux institutions de l’homme, elles n’ont pas cessé d’ambitionner d’instituer l’homme. Elles empruntent à des visions du monde ce qui les justifie de s’en éloigner ; leur vérité tire sa pureté de notre secret désir de nous libérer de nous-mêmes[39].

De la contemplation à l’ombre de l’histoire

Le diagnostic que Dumont porte sur l’anthropologie moderne est pour le moins saisissant. Mais retenons-le, du moins à titre d’hypothèse ; supposons que la philosophie et la science de notre temps, loin d’obéir à la volonté d’accroître la connaissance de l’homme, participent du rêve démiurgique d’échapper à la condition qui lui est donnée. Mais n’en a-t-il pas toujours été ainsi, du moins en Occident ? En effet, aussi loin que l’on remonte dans l’histoire de l’Écriture occidentale, l’homme ne fut-il pas toujours pour l’écrivain, pour le philosophe, un prétexte pour écrire, un alibi pour échapper, par la grâce de l’Écriture, aux limitations, à la finitude que lui impose le fait d’être un homme et d’appartenir à une culture particulière, « comme le corps n’est un obstacle que pour la conscience qui se veut radicalement souveraine[40] » ?

La philosophie platonicienne revêt ici une importance primordiale. Si, comme Dumont lui-même l’affirme, la « disqualification de la culture commune […] est sans doute le premier moment épistémologique, l’acte de naissance des anthropologies […] dites philosophiques[41] », l’oeuvre de Platon ne doit-elle pas alors être considérée comme l’écrit fondateur d’une anthropologie en l’absence de l’homme, comme le modèle de cet humanisme paradoxal qui « a prétendu conquérir ses vérités par le procès de la communauté des hommes[42] » ?

Les références explicites à Platon ne sont guère nombreuses dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme, pas plus du reste que dans l’ensemble de l’oeuvre de Dumont. Son attention se porte plutôt sur le personnage de Socrate[43], qu’il va jusqu’à qualifier de « héros éponyme de notre humanisme », dans la mesure où son existence témoignerait exemplairement de « la crise du langage », c’est-à-dire du conflit entre l’autonomie et la dépendance de la parole, qui constitue le drame fondateur de la culture occidentale. Car :

Ce n’est pas seulement entre Socrate et sa société que se nouait le conflit. Pour lui, se posait déjà l’antinomie qui devait se durcir jusqu’à nous : ou bien je me tiens du côté de ce qui est significatif chez les hommes et, pour réconcilier les préférences communes avec la vérité, je cède à l’arbitraire de l’opinion utile ; ou bien je me tiens du côté de la vérité mais je ne sais plus où se trouve ce monde nouveau qui n’est pas celui de mes appartenances quotidiennes[44].

Mais n’est-ce pas dans l’oeuvre du plus célèbre disciple de Socrate, dans la théorie platonicienne des deux mondes, sensible et intelligible, que cette antinomie s’inscrit décisivement dans la culture occidentale ? Quelle que soit sa spécificité, l’anthropologie moderne n’est-elle pas tributaire d’une longue tradition platonicienne ? Cette question me paraît cruciale quant à la détermination de ce que Dumont entend précisément par une anthropologie en l’absence de l’homme.

Comme je l’ai souligné, les références à Platon ne sont guère nombreuses dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme. De Platon, on ne relève en effet que trois courtes occurrences. D’abord à la page 32 (OC, II, p. 28), Dumont cite un passage de Phèdre dans lequel Platon manifeste son inquiétude à l’égard de l’écriture. Puis plus loin, à la page 164 (OC, II, p. 147), se trouve un extrait de La République (550 cd) où Platon affirme que le philosophe, « qui vit avec ce qui est divin et conforme au cosmos, devient lui-même conforme au cosmos et divin, autant que le comporte la nature humaine ». Ce que Dumont interprète ainsi : « L’homme tient, pour ainsi dire, son anthropologie devant lui. Ce que nous sommes tentés de considérer, dans les pensées de ces temps reculés, comme aliénation dans l’autre est, au contraire, réfraction de l’homme dans l’autre, de manière à ce que face à l’homme apparaisse une figure de l’homme. Cette figure est horizon de la contemplation, mais aussi de l’action. » Enfin, un peu plus loin, à la page 168 (OC, II, p. 150), Dumont cite un autre passage de La République (592 b) où, à propos de sa cité idéale, Platon déclare qu’il n’est pas utile de savoir si cette cité existe « quelque part sur la terre ou si elle existera dans l’avenir », car elle est « un modèle dans le ciel » et sur lequel l’homme doit régler son comportement, car c’est d’elle « et de nulle autre cité qu’il suivra les lois ».

Qu’est-ce qui, au vu de telles occurrences, pourrait bien distinguer l’anthropologie ancienne de l’anthropologie moderne ? Certainement pas la disqualification de la doxa par l’épistémè, commune à l’une et à l’autre, Platon étant considéré par Dumont lui-même comme celui qui signe « l’acte de naissance des anthropologies philosophiques ». Il semble que la différence entre les deux anthropologies doive être cherchée plutôt dans la culture où chacune s’enracine. Alors que chez Platon, dans l’anthropologie ancienne, le discrédit jeté sur le monde périssable des illusions donne accès à un autre monde, « à une figure de l’homme » offerte comme un « horizon de la contemplation », l’anthropologue moderne, lui, ne tient plus « son anthropologie devant lui », c’est-à-dire que, s’il se détourne, comme l’anthropologue ancien, de la culture commune, du monde des illusions, ce retrait ne lui donne pas pour autant accès à un autre monde, au monde de la contemplation, mais uniquement à lui-même et à l’absence à laquelle son moi se heurte. Telle est, me semble-t-il, la différence fondamentale que Dumont décèle entre les deux anthropologies, une différence qui tient à ce qu’il appelle une « pratique concrète de la transcendance[45] », celle qu’autorise la Cité grecque elle-même, qui, aussi éloignée qu’elle soit de la République idéale, ne la rend pas moins pensable.

Son report [celui de Platon] à la transcendance est en quelque sorte l’inversion de la Cité et, par conséquent, elle en dépend encore ; l’échec de la politique inspire la philosophie […]. Cette inversion de la politique conduit plus loin, répond à une exigence plus profonde. Il n’y a pas d’affirmation de l’homme, de lecture de sa condition, sans qu’il se donne une représentation de la transcendance ; celle-ci peut porter bien des noms, s’appeler par exemple la liberté, elle n’en est pas moins aujourd’hui comme hier l’image d’un dépassement. Celui-ci fait entrevoir un autre de l’homme. Cet autre, le mythe le désignait à sa manière ; aujourd’hui, nous le posons devant nous plutôt que de le recevoir. Pour les Grecs, ce transcendant se situe au-delà de l’action : il est contemplation. Il n’est pas accès à la liberté pure ni à un cogito, mais vocation qui ressortit à une demeure de l’homme. Le sage doit chercher dans un ordre qui le dépasse la norme de l’humaine condition[46].

Autrement dit, si Platon peut « chercher dans un ordre qui le dépasse la norme de l’humaine condition », c’est parce qu’il existe encore une Cité grâce à laquelle, même en s’y opposant, le philosophe peut accéder à la contemplation, donner une forme « concrète » et crédible à son idéalisation de l’histoire et de l’écriture[47]. Or force est d’admettre que la Cité a depuis longtemps disparu. « Il nous reste l’État, les partis, les enceintes des universités ou des technocraties ; mais nous n’avons plus de Cité », déclare Dumont. De sorte que, « n’[étant] plus délégué par une parole des hommes fondée en communauté[48] », l’anthropologue moderne n’a plus accès à la contemplation, à une figure « concrète » de la transcendance.

Mais si la contemplation n’a plus aucun sens, faute d’une Cité qui la rendrait concevable ou praticable, alors sur quoi la pensée fondera-t-elle son exercice ? Sur l’action, comme l’affirme Hannah Arendt[49]. Mais sur quoi l’action elle-même se fondera-t-elle ? Sur l’histoire ou sur ce que Dumont appelle, de façon encore une fois métaphorique, « l’ombre de l’histoire ». Qu’est-ce à dire au juste ?

Pour Dumont, la dualité ou le dédoublement est constitutif de l’histoire comme de la culture. De sorte que toute histoire comporte deux temporalités distinctes : celle, imprévisible, où les événements se produisent de façon contingente, puis celle qui, surplombant la première, en indique et en commande le sens[50]. Sans doute un tel schéma s’est-il trouvé considérablement bouleversé avec l’avènement du judaïsme et, plus encore, du christianisme, qui, en proclamant la bonne nouvelle, l’incarnation du divin, attribuait du même coup une certaine autonomie à l’histoire profane[51]. Mais celle-ci, quel que fût son degré d’autonomie, n’en demeurait pas moins, dans la chrétienté, subordonnée à une autre histoire, à une histoire sainte. Or la conception moderne de l’histoire implique une toute nouvelle perspective : « Il nous faut toujours dominer l’histoire pour la comprendre ; cependant, cet accès à un dépassement n’est pas assuré par un dessein providentiel. Il est immanent à l’histoire ; il doit en être dégagé par des efforts de lecture, par des débats sans cesse repris sur l’arrangement et le sens des événements[52] ».

Ce mouvement de dépassement de l’histoire au sein de l’histoire elle-même, voilà ce que Dumont appelle, au sens strict du terme, « l’ombre de l’histoire ». Avant l’époque moderne, cette ombre, qui permet à l’anthropologue de travailler, de penser et d’interpréter l’histoire des hommes, s’identifiait à un objet, à « une objectivité inscrite dans un monde préalable aux entreprises politiques, aux efforts de la connaissance ou de la poétique », une objectivité que le christianisme identifiait à un « livre, la Bible, référence pour des croyances communes [et] incarnation concrète de l’Ombre de l’histoire et de l’Ombre de l’écriture[53] ». Aujourd’hui, l’Ombre ne s’identifie plus à un objet, elle ne renvoie plus au « cosmos parfait des temps anciens ». L’Objet perdu, l’Ombre n’est plus qu’une ombre, que « l’effet de décalage entre le présent privilégié et le passé dont elle permet la lecture, entre la rationalité conquise et le résidu des croyances, entre le présent et l’utopie d’un éventuel triomphe de la rationalité[54] ».

Qu’il soit bien entendu que l’Ombre qui n’est plus qu’une ombre n’implique pas la suppression de la dualité de l’histoire, auquel cas c’en serait fini de l’histoire humaine elle-même, faute de la distance nécessaire à son interprétation[55]. L’ombre de l’histoire, en son sens spécifiquement moderne, signifie plutôt que la dualité de l’histoire réside désormais dans une seule et même histoire, « celle où les situations, les événements, les origines et les fins sont les nôtres[56] ». Ainsi a-t-on cru — et telle est du reste, selon Dumont, « l’utopie globale qui inspire solidairement l’anthropologie et la culture[57] — pouvoir fonder l’intelligibilité de l’histoire sans faire intervenir « un moteur extérieur ou […] des figures exemplaires transcendantes[58] », la fonder à partir de la relativité même de l’histoire, par un effort de déchiffrement de ses situations et de ses événements. Sur cette idée, ou cette croyance, reposent les philosophies modernes de l’histoire, au premier chef celle de Hegel, qui situe la vérité de l’histoire dans l’histoire elle-même, dans « l’histoire-réalité ». Impensable avant l’époque moderne, cette idée fondamentale, cette thèse de culture, Dumont s’applique à en dégager la logique sous-jacente[59], selon un enchaînement qu’il résume ainsi :

La vérité n’est pas au-dessus de l’histoire mais en elle, et ainsi je tiens de l’histoire la promesse de lui trouver une intelligibilité ; à partir de cette raison qui lui est immanente, et qui est aussi la mienne puisque je ne suis qu’un être historique, je peux mettre le reste à distance, m’attacher à l’expliquer comme un résidu de strictes déterminations (économiques, par exemple), ou encore d’« intérêts » et de « croyances ». D’ailleurs, dans la conjoncture historique actuelle, je suis censément mieux en mesure de surplomber le passé : mon présent à moi invite davantage à l’explication que leur présent ne le suggérait aux hommes d’autrefois. Enfin, ce qui n’est pas encore assuré comme vérité de l’histoire sera instauré comme projet historique[60].

Le philosophe-sociologue Fernand Dumont n’omet pas cependant de souligner que ces postulats des philosophies modernes de l’histoire trouvent leurs répondants « dans la vie collective », dans les multiples transformations sociales, politiques et économiques par lesquelles, à partir du vide créé par la culture elle-même, à partir autrement dit du déracinement, l’anthropologie moderne en arrive à concevoir l’histoire elle-même comme histoire à produire par la raison, en attendant le triomphe de la rationalité. L’anthropologue n’a donc pas en lui le pouvoir de transformer la culture. C’est la culture elle-même qui, dans le tissu même de l’histoire des sociétés humaines, crée les conditions où sa dualité n’est plus pensable que dans l’immanence, comme une ombre. Cette ombre, précise Dumont, « joue de quelque façon le même rôle que les “mythes” des origines ou les “histoires saintes” de jadis. Sauf qu’elle n’explique rien ; elle permet seulement la tâche d’expliquer. Elle met l’anthropologue au travail. Elle l’invite à transformer l’Histoire en Écriture[61] ».

Qu’aujourd’hui l’ombre de l’histoire n’explique rien, qu’elle ne permette tout au plus que la tâche d’expliquer, qu’elle ne soit plus que prétexte à écriture, c’est ce dont témoigne ce que l’on a appelé « la fin des grands récits ». Après avoir été porteuses d’une grande utopie, les philosophies modernes de l’histoire ont perdu leur pouvoir de mobilisation[62]. Les anthropologues n’en sont pas les premiers responsables : ni la fin de l’utopie ni l’utopie elle-même n’ont leur source en eux, elles prennent racine dans la culture, dans le « drame de culture » dont les anthropologues sont eux-mêmes tributaires :

Le statut de l’anthropologue est le produit d’un drame de culture. Il suppose, et il représente, une extraordinaire dislocation de la culture commune. L’entreprise de l’anthropologue est une effraction : l’ombre de l’histoire ne se profile qu’à la condition que soient écartées les croyances au profit d’une raison historique ; l’ombre de l’Écriture ne se dessine qu’au prix d’une néantisation de l’existence. Dès lors, comment rendre ensuite à la culture ce qui n’a pu se poursuivre qu’à ses dépens ? Sans doute, les produits de l’anthropologie sont accessibles au connaisseur, au lecteur, à l’étudiant. Là n’est pas la question : voué à l’interprétation de la culture, l’anthropologue est-il, dans son travail même, solidaire d’une communauté des interprétants ?[63]

Cette dernière question porte sur la pertinence même des vérités anthropologiques. Elle nous ramène à la question que Dumont formulait dans son article de 1974, « L’âge du déracinement », à savoir : comment les intellectuels, dont le statut n’est intelligible que comme « production du déracinement », seraient-ils en mesure de poser le problème du déracinement, « eux qui en profitent tout en constituant son plus éclatant symbole » ? Et à cette question, Dumont répondait : bien que, de « leur premier mouvement », les intellectuels (les anthropologues) « répètent » le déracinement de la culture, qu’ils en profitent même, ils n’en sont pas moins appelés, en raison même de « leur spécialisation dans la parole », à « ressentir plus que d’autres » le drame du déracinement et, partant, à tenter de le surmonter[64].

Les anthropologues sont appelés… Mais quelle est la nature de cet appel ? Déraciné comme le sont tous les anthropologues modernes, Dumont n’est pas à l’abri de sa propre critique de l’anthropologie. Il n’est pas non plus sans savoir qu’il se situe quelque part dans le vaste champ des pratiques anthropologiques, lesquelles, tout en tirant leur origine de la crise de la culture à l’époque moderne, de son déracinement, visent à répondre à cette crise, à produire une nouvelle culture en mesure de combler la béance entre la culture première et la culture seconde. Dans la deuxième partie de L’Anthropologie en l’absence de l’homme[65], Dumont s’attache à dégager les trois vecteurs autour desquels gravitent les pratiques anthropologiques modernes, les trois variétés d’anthropologies avec leurs utopies respectives, à savoir : l’anthropologie de l’opération, qui, animée par un dessein d’objectivité radicale, tend à confondre la culture avec une production de savoir ; l’anthropologie de l’action, qui se veut médiatrice d’une nouvelle cité politique ; l’anthropologie de l’interprétation, où l’anthropologue se définit comme un pédagogue voué à l’édification d’une communauté des interprétants.

C’est à cette dernière anthropologie que Dumont lui-même se rattache ; c’est elle qui lui paraît le plus susceptible de poser la question fondamentale, celle du pouvoir de parler et d’interpréter le monde. Reste que son propre engagement ne se réduit pas à privilégier une anthropologie en particulier. Il répond à un appel qui, à l’image de celui auquel a répondu Simone Weil, est un appel éthique[66]. Ce qui, dans la perspective qui est la sienne, signifie que c’est en s’interrogeant sur son « pouvoir d’interpréter », en se voulant, dans son travail même, solidaire d’une communauté des interprétants, que la recherche de l’anthropologue peut se faire, par-delà la vérité qu’il vise, pertinente.

Vérité et pertinence

Il ne serait nullement exagéré de soutenir que la distinction entre vérité et pertinence constitue le principal enjeu de L’Anthropologie en l’absence de l’homme. Non qu’il s’agisse pour Dumont, à l’instar d’un certain nietzschéisme, de délégitimer purement et simplement l’idée de vérité ou de réduire les énoncés scientifiques à des productions sociales. « Le travail de la science reprend ce que les idéologies mettent particulièrement en relief. Reprend, disons-nous, et non pas reproduit. Gardons-nous d’utiliser ce mot de “reproduction” qui, pour être à la mode, ne dit rien d’intelligible en cette matière comme en d’autres[67]. »

On peut penser que la remarque vise implicitement Pierre Bourdieu et ses disciples, dont la théorie de la reproduction serait encore, aux yeux de Dumont, tributaire d’une théorie marxiste du reflet et, par conséquent, incapable de poser la question du statut de l’anthropologue en tant que producteur de culture. Car la science de l’homme ne se borne ni à critiquer les idéologies ni à reproduire des idéologies produites par ailleurs : elle est productrice de culture. La pertinence dont elle prétend se dissocier au départ pour atteindre la vérité des phénomènes, elle la reconstitue à sa façon, « (l)e plus souvent en donnant naissance à des techniques ou en fondant une morale, comme le voulait Durkheim, par exemple ; à la limite, en espérant l’avènement du “dieu Logos” dont parle mystérieusement Freud. » Et Dumont de demander : « De quel droit la science en vient-elle ainsi à l’instauration de la pertinence ? Car il ne s’agit plus seulement de la rectitude d’un savoir mais de sa légitimation[68]. »

Dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme, Dumont multiple les exemples afin de montrer que les différentes sciences humaines, les diverses disciplines anthropologiques (la sociologie, l’économie politique, la psychologie, etc.), bien loin de se limiter à l’étude de l’homme, « se constituent elles-mêmes en culture[69] », qu’elles sont le lieu de production d’une nouvelle culture et d’un homme nouveau. Dès lors : « La question ne se réduit pas […] à l’élucidation d’une certaine idée de l’homme par la philosophie ; c’est la pratique d’une idée de l’homme, son institution pour ainsi dire, qui est en cause[70] ».

Voilà pourquoi la réflexion sur les fondements des sciences de l’homme ne peut se borner à une épistémologie de la vérité, « à l’analyse des démarches opératoires et des constructions, aux modèles et aux vérifications[71] ». Réduire l’examen des fondements des sciences de l’homme à l’épistémologie ainsi entendue, c’est refuser de voir que les fondements « ne se limitent pas à des assurances de procédures [mais] concernent la légitimité de l’entreprise du scientifique dans la communauté des hommes[72] ». Il ne s’agit donc pas de rejeter les réquisits d’une épistémologie de la vérité, mais d’ouvrir celle-ci aux exigences d’une épistémologie de la pertinence.

Mais pertinence par rapport à quoi, se demandera-t-on ?

Ce devrait être en regard de nos existences. Pour nous, qui sommes des hommes, quel sens a l’étude de l’homme, sinon de nous faire comprendre notre emplacement dans le monde, de nous permettre de poursuivre notre destin avec des interrogations plus nuancées ? […] L’anthropologie prendrait tout naturellement la suite de l’homme qu’avant elle, je suis déjà : l’anthropologie prolongerait la culture que j’habitais avant qu’elle n’intervienne[73].

En fût-il ainsi, la question de la pertinence de l’anthropologie ne se poserait pas. « Or, constate Dumont, il n’en est pas ainsi[74]. » Bien loin de prolonger la culture donnée, l’anthropologie la remet radicalement en question dans le but de la transformer. C’est cette idée que formule sans la moindre équivoque le passage suivant de L’Anthropologie en l’absence de l’homme :

Se donnant comme vérité aux dépens de l’opinion, philosophie et science ont fini par jeter le soupçon sur toute la culture, mais en dissimulant qu’elles sont elles-mêmes culture. S’opposant aux institutions de l’homme, elles n’ont pas cessé d’ambitionner d’instituer l’homme. Elles empruntent à des visions du monde ce qui les justifie de s’en éloigner ; leur vérité tire sa pureté de notre secret désir de nous libérer de nous-mêmes[75].

Une objection surgit aussitôt : la pertinence est-elle une question épistémologiquement recevable ? Après tout, pertinente, l’anthropologie n’a pas, du moins explicitement, la prétention de l’être. Aussi ne peut-on lui reprocher de ne pas l’être en lui appliquant de surcroît un critère étranger. La seule prétention que revendique l’anthropologie n’est-elle pas de comprendre et d’expliquer autant que faire se peut l’homme, la culture, la société ? Et n’est-ce pas uniquement sur cette prétention, sur la vérité intrinsèque de ses théories et de ses méthodes, qu’elle devrait être jugée ? Quant aux applications que l’on a pu en tirer, aux techniques de manipulation sociale, culturelle ou politique auxquelles elle a pu se prêter, l’anthropologie n’en est pas plus responsable que la physique nucléaire ne l’est par exemple de la bombe atomique. Responsabilité, pertinence : ce sont là, objectera-t-on encore, des catégories que l’on ne saurait en toute rigueur appliquer au savoir scientifique ou philosophique puisqu’elles relèvent d’une autre logique, d’un autre jeu de langage. Plus encore, la possibilité de la science de l’homme, comme de toute science, ne repose-t-elle pas sur une mise en question préalable et radicale de la question de la pertinence, au nom et au profit de la seule question qui intéresse la science, à savoir celle de la vérité ? Que les vérités scientifiques ne soient pas pures, comme l’affirme Dumont[76], une telle impureté n’est-elle pas imputable, non pas aux vérités elles-mêmes, mais à ce que l’on en fait, non pas à la rupture que la science opère par rapport à la culture commune, mais à l’inévitable récupération par celle-ci de celle-là, à l’utilisation humaine, trop humaine de la science ?

Soyons clair : Dumont ne conteste pas la réalité de la rupture épistémologique qu’opèrent les sciences de l’homme ; mais cette rupture, qui constitue le moment de la construction de l’objet scientifique, il ne se borne pas non plus à la constater et à l’entériner. Il s’interroge plutôt sur ses tenants et aboutissants, en cherchant ce qui, en amont, au sein de la culture, rend possible la rupture et ce que celle-ci, en aval, induit ou produit. Deux moments épistémologiquement distincts, mais qui n’en sont pas moins indissociables en ce qu’ils renvoient à la dialectique de la culture moderne, à son mouvement d’autoproduction. Examinons de plus près cette dialectique.

D’abord, qu’est-ce qui, dans la culture, rend possible la rupture épistémologique et, partant, l’entreprise anthropologique ? Autrement dit, en quoi les anthropologies sont-elles des produits de culture pour Dumont ? En ceci qu’elles naissent d’une « défection de culture », d’un déracinement et d’une absence, celle qu’a laissée derrière elle la liquidation « des représentations d’un arrière-monde garant de celui où nous sommes[77] ». Cette absence, la culture cherche à la combler et, à cette fin, fait appel ou plutôt suscite le travail de l’anthropologue, c’est-à-dire de l’idéologue (du politicien, notamment), du praticien des sciences de l’homme et du philosophe, ces trois figures de l’anthropologue moderne. Pourquoi, dans L’Anthropologie en l’absence de l’homme, l’attention de Dumont se porte-t-elle davantage sur la seconde figure ? Parce que « le scientifique se donne racine dans le moment épistémologique » et que, ce faisant, il « pose plus ouvertement que le philosophe ou l’idéologue la question qui sous-tend toute l’entreprise anthropologique : quelle est la légitimité de son travail, d’où lui vient le droit d’interpréter ?[78] »

Les sciences anthropologiques rompent épistémologiquement avec le vécu et, par conséquent, dissocient vérité et pertinence, lesquelles ne font qu’une dans les pratiques idéologiques. Toutefois, cette rupture ne s’accomplit pas dans le vide culturel : « Le moment de la connaissance, une fois posé aux dépens de la pratique, éclaire non seulement des objets mais ce que déjà la pratique impliquait plus confusément[79]. » Entre les pratiques idéologiques et les pratiques scientifiques se dessine donc une continuité, mais qui n’est pas linéaire, la science effectuant sur les pratiques idéologiques « son travail propre », tout en demeurant dépendante d’une détermination préalable des aires de ces pratiques[80]. Car c’est toujours la culture qui, à une époque donnée, incite la science (mais aussi la philosophie) à s’intéresser à tel ou tel objet. Les exemples que Dumont donne le plus souvent pour illustrer ce lien entre d’un côté les théories et les méthodes et, de l’autre, l’expérience de culture qui les a suscitées, sont ceux de Durkheim avec la contrainte, et de Marx avec le travail. Au chapitre III de L’Anthropologie en l’absence de l’homme, il va même jusqu’à soutenir que cette présence de la culture n’est pas uniquement au point de départ ni même à des moments distincts de la connaissance, mais que c’est tout au long de ses cheminements que la science de l’homme se montre perméable aux valeurs, aux normes et aux idéaux de la culture ambiante. « La pertinence, insiste-t-il, est partout mêlée à la vérification[81]. »

C’est précisément cette complicité souterraine de la pertinence et de la vérification qui fait problème pour Dumont, plus encore que la rupture épistémologique que revendique la science. Car la pertinence dont elle prétend se dissocier au départ pour atteindre la vérité des phénomènes, la science la reconstitue à sa façon, en engendrant des utopies épistémologiques, comme Dumont le souligne à propos de Freud. Mais ces utopies, souligne-t-il, se nourrissent de l’absence, d’« une absence habitée par la nécessité », une absence qui « suppose et supporte la production du savoir, sans qu’elle soit, dans la condition de l’homme, supposée et supportée par rien[82] ». Si bien que nous sommes prisonniers d’un cercle : l’absence produit (de) l’anthropologie, laquelle, à son tour, produit (de) l’absence. Ce cercle dessine le noeud du problème de la pertinence. Si « la question de la pertinence de l’anthropologie est la plus complexe qui soit », c’est parce qu’il y a « complicité de l’anthropologie et de la culture[83] », au point « qu’on ne saurait trancher sur quelque antériorité de part et d’autre », et que, si l’on peut « suivre les suggestions d’une critique de l’anthropologie, on peut aussi pratiquer le chemin inverse, « celui qui engage à une critique de la culture elle-même[84] ».

Mais si le chemin qui mène directement à la critique de la culture moderne est lui aussi praticable, pourquoi alors Dumont s’est-il donné la peine d’effectuer un si long détour par la critique de l’anthropologie ? Pourquoi a-t-il écrit L’Anthropologie en l’absence de l’homme ?

Il semble que ce soit par-dessus tout pour une question de méthode. De même que l’interprétation des rêves constituait pour Freud la voie royale de la psychanalyse — celle qui, mieux que toute autre, permettait d’avoir accès aux mécanismes de l’inconscient —, de même la critique des fondements de l’anthropologie représenterait pour Dumont la voie d’accès privilégiée à la culture moderne, à ses présupposés les plus prégnants et les moins discutés, telle que, par exemple, « l’idée de développement culturel » dont il a esquissé la psychanalyse[85].

Une chose est certaine : ce n’est pas en tant que savoir positif, comme contenu manifeste, que les anthropologies intéressent Dumont, « non pas dans ce qu’elles nous apprennent de l’homme, mais en ce qu’elles trahissent les embarras de sa culture[86] ». Mais n’est-ce pas là conférer une portée excessive à l’anthropologie ? « L’anthropologie, souligne-t-il, n’est pas l’homme. Elle est quand même un signe, un témoignage sur ce qu’on peut dire de la culture, sur ce que la culture suggère de dire de l’homme[87]. »

De sorte que la question dumontienne de la pertinence de l’anthropologie semble pouvoir se ramener à celle-ci : ce que la culture moderne suggère de dire de l’homme à travers l’anthropologie, cela est-il pertinent pour l’homme ? Ainsi formulée, la question de la pertinence risque cependant de se perdre dans une hypostase de la culture comme totalité objective qui transcenderait l’homme et le dominerait. Ce que paraît exclure la dialectique des cultures, des formes collectives de la culture (savante, populaire, bourgeoise, traditionnelle, de masse, etc.) dont Dumont a ébauché le modèle[88]. Une dialectique qui met en jeu non pas tant le pouvoir économique que celui, autrement plus insidieux et dont le premier dépend en grande partie, de parler, de définir, d’interpréter la société, de la constituer par le discours. « Que les pouvoirs, qui interviennent comme médiateurs et exégètes, contrôlent aussi la propriété des moyens matériels de production, cela, fait-il observer dans Les Idéologies, est tout autant un effet qu’une cause[89]. »

Ainsi Dumont soumet-il l’anthropologie à ce que l’on pourrait appeler, pour user d’une image kantienne, le tribunal de la pertinence, où « les privilégiés qui détiennent la parole[90] » sont convoqués, non pas pour parler encore, mais pour se taire et écouter ceux qui n’ont pas la parole et tâcher de comprendre ce que recouvre leur silence. « Comprendre, écrit Paul Ricoeur, c’est entendre. Autrement dit, mon premier rapport à la parole n’est pas que je la produise, mais que je la reçoive […]. Cette priorité de l’écoute marque le rapport fondamental de la parole à l’ouverture au monde et à autrui[91]. »

Tout se passe comme si, de cette priorité ontologique de l’écoute, Dumont avait su tirer les implications épistémologiques et méthodologiques pour l’anthropologie. Celles-ci concernent la signification même de la recherche dans les sciences de l’homme, le statut des vérités que celles-ci prétendent tirer de leurs recherches sur l’homme, la culture, la société, le langage, etc.

En me vouant au strict devoir de la connaissance, je m’interdis de trouver par le même chemin la raison d’être du connaître […]. Ayant abandonné la culture de ma naissance et de mes préjugés afin d’accéder à la vérité, aurais-je donc perdu des vérités qui constituent la substance de ma vie ? […] Les raisons de l’intérêt que nous portons à nous-mêmes peuvent nous conduire au savoir. Elles n’en procèdent pas[92].

Ce caractère second de la vérité du savoir par rapport à la pertinence de l’existence relève pour lui de l’« évidence », celle que Kant lui-même plaçait « au coeur d’un dessein où, pourtant, les conditions du savoir occupaient une place déterminante[93] ». Sur cette évidence repose la raison même de la raison. Car, avant de servir la connaissance, et pour mieux la servir, la raison doit se rappeler qu’elle est d’abord intéressée, engagée dans l’existence et dans l’histoire. Ainsi la distinction capitale que Dumont établit entre vérité et pertinence se rattache-t-elle à l’idée kantienne d’un intérêt de la raison, elle-même fondée sur la différence que Kant postule entre Vernunft et Verstand, entre raison et intellect, entre besoin de penser et appétit de savoir. Or, comme le faisait remarquer Hannah Arendt, non seulement « Kant n’a pas creusé cette implication particulière de sa pensée », mais « on ne rencontre nulle part dans l’histoire de la philosophie de démarcation tranchée entre ces deux modes tellement différents ». Pourtant, souligne-t-elle :

Il est plus que probable que l’homme, dût-il perdre cet appétit de signification appelé pensée, et cesser de poser des questions sans réponse, verrait disparaître non seulement le pouvoir de fabriquer ces êtres de pensée qu’on nomme oeuvres d’art, mais aussi celui de poser les questions auxquelles on peut répondre, et sur lesquelles se fonde une civilisation […]. En posant la question, sans réponse, de la signification, les hommes se posent en êtres de l’interrogation. Derrière toutes les questions relevant de la connaissance auxquelles on trouve des réponses, rôdent celles qui n’en ont pas, qui paraissent parfaitement oiseuses, et ont, de tout temps, été dénoncées comme telles[94].

C’est l’importance fondamentale de ces questions insolubles que Dumont affirme à la dernière ligne de son livre : « Si l’homme est absent, il n’est pas mort, comme on l’a prétendu. Il s’interroge[95]. »

Pour être celles d’un croyant, les questions « oiseuses » que soulève L’Anthropologie en l’absence de l’homme me paraissent relever non pas tant de la foi religieuse que de ce que Karl Jaspers, le maître de Hannah Arendt, appelait la foi philosophique[96], celle qui nous maintient en éveil dans le cercle du croire et du comprendre : « Que l’on brise ce cercle, que le savoir ne veuille s’appuyer que sur ses propres origines, alors, affirme Dumont, la croyance ne prêtera plus que prétexte à penser[97] ».