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Bien qu’inscrite dans les débats philosophiques du xviiie siècle, la pensée politique de Rousseau se révèle d’actualité en ce qu’elle permet de poser des questions pertinentes à notre modernité, notamment celle de savoir « comment » institutionnaliser la puissance souveraine du peuple ; autrement dit, comment réaliser une démocratie « véritable » ? Il est nécessaire de bien distinguer les deux sens[1] dans lesquels Rousseau utilise le terme de démocratie : le premier pour qualifier la forme du gouvernement direct par le peuple lui-même, le second pour désigner un État légitime ou une « république ». À condition de discerner ces deux sens dans son oeuvre, on peut, d’une part voir en Rousseau un partisan de la démocratie (république), et d’autre part comprendre pourquoi il défend la souveraineté du peuple tout en déclarant la quasi-impossibilité de la forme gouvernementale démocratique. Dans sa recherche des principes du droit politique ou des fondements théoriques d’une société politique légitime, le philosophe genevois est convaincu que l’institution d’un gouvernement répond à une nécessité logique[2], car la généralité ne peut procéder à des actes particuliers, la nécessaire distinction du gouvernement et de la souveraineté s’imposant afin de garantir la souveraineté du peuple et l’autorité des lois. Cependant, l’institution de cette magistrature n’en demeure pas moins un problème. Pour quelle forme de gouvernement légitime opter avec la contrainte théorique d’exclure toute forme de soumission d’homme à homme, et avec l’impératif de voir s’exprimer effectivement la volonté générale ou de garantir l’effectivité de la souveraineté du peuple (de droit et de fait) ? Si la forme du gouvernement (magistrature) semble avoir peu d’importance pour Rousseau, puisque la seule forme d’État légitime est celle du règne de la volonté générale, la lecture de ses textes politiques invite à défendre la thèse d’une préférence pour un gouvernement de type aristocratique que nous qualifions de gouvernement « énarétocratique[3] », reposant sur la vertu de ses membres. Notion très fréquente sous la plume du Genevois, il s’agit le plus souvent d’une vertu morale, consistant pour l’individu à être juste en s’efforçant de lutter contre ses désirs et de maîtriser ses passions. Rousseau utilise aussi le terme dans un sens politique : la vertu consiste alors en la conformité de la volonté particulière à la volonté générale[4] et détermine le règne effectif de cette dernière. Point commun à ces deux sens, « [c]e mot de vertu signifie force. Il n’y a point de vertu sans combat[5] ». Si la vertu politique exige des efforts constants, c’est que l’intérêt privé possède un caractère dominant sur l’intérêt général[6]. Aussi doit-elle être vertu en acte, et non une vertu intériorisée. Nous verrons que la théorie politique du Genevois peut être reçue comme une convergence de principes et de moyens institutionnels permettant de préserver le législatif contre l’usurpation oligarchique de sa souveraineté par l’exécutif (dérive inéluctable vers le despotisme que le Genevois observe en son temps dans la République de Genève), ou tout au moins de ralentir ce processus inéluctable — cette pente naturelle[7] — par l’actualisation de la vertu politique qui vise notamment à rattacher les individus-citoyens au politique par les moeurs. Sa pensée politique permet d’envisager l’institutionnalisation de la puissance souveraine du peuple. Le présupposé est que l’impossibilité de la démocratie absolue (ou directe) en tant que gouvernement n’exclut pas pour autant l’actualisation du pouvoir effectif de tous. Notre hypothèse est que le gouvernement énarétocratique permettrait une égalité d’accès de tous les citoyens à la fonction de magistrat selon le seul critère de vertu politique. Un tel gouvernement serait en mesure de garantir une étroite et nécessaire subordination de l’exécutif au législatif, ainsi qu’une action politique de ses membres conforme à la volonté générale. La théorie du gouvernement de Rousseau vise, nous semble-t-il, à pallier la dégénérescence du politique, processus inéluctable qui débute dès le moment même de l’institution du gouvernement et qui conduit inévitablement de l’inégalité à la domination. Il s’agit d’empêcher l’établissement d’une distinction politique entre magistrats et citoyens. Suivant cette « inégalité de crédit et d’autorité », les particuliers « sont forcés de se comparer entre eux et de tenir compte des différences qu’ils trouvent dans l’usage continuel qu’ils ont à faire les uns des autres[8] ». Les différences à partir desquelles les individus se mesurent les uns aux autres sont de plusieurs natures, mais les principales sont « la richesse, la noblesse ou le rang, la puissance et le mérite personnel ». Rousseau précise que la richesse est la différence à laquelle toutes les autres « se réduisent à la fin[9] ». La préférence du Genevois pour un gouvernement énarétocratique permet d’envisager l’évacuation de ces distinctions politiques et civiles aux conséquences délétères sur les sociétés. Avec sa théorie de la volonté générale, Rousseau pense une nouvelle conception de la souveraineté, celle du peuple qui désigne collectivement les individus associés. Il établit le peuple souverain, le peuple qui se reconnait lui-même comme souverain de droit, et qui n’est pas dépossédé de fait de sa souveraineté. Le problème posé par l’institution du gouvernement conduit Rousseau à explorer les différentes théories de l’art de gouverner afin de proposer celle qui pourrait instituer un gouvernement (républicain) selon la volonté générale (seule source possible des normes humaines et du pouvoir suprême). La « bonne » économie politique « est celle de tout État, où règne entre le peuple et les chefs unité d’intérêt et de volonté[10] ». Le gouvernement de type aristocratique auquel Rousseau accorde sa préférence semble permettre de se rapprocher le plus possible de cette exigence de conformité. Cette forme de gouvernement désigne une aristocratie spécifique fondée sur la vertu politique des magistrats comprise comme la capacité à conformer leur action exécutive à la volonté générale[11]. Elle s’oppose aux formes historiques de l’aristocratie : il ne s’agit ni de l’aristocratie naturelle ni de celle héréditaire, mais d’une forme élective-vertueuse[12]. Partant de l’impossibilité d’un gouvernement démocratique[13] (au sens strict) et établissant la vertu politique comme principe d’une société véritablement démocratique, le Genevois semble opter pour cette préférence. L’objet du Contrat social semble être de faire en sorte que le gouvernement, toujours second et qui doit le rester, n’excède pas la loi (condition de la liberté) d’où l’on peut comprendre la nécessaire participation de tous à l’élaboration de la volonté générale.

Rousseau et le gouvernement énarétocratique

Dans la sixième des Lettres écrites de la montagne, se référant au Contrat social, Rousseau poursuit sa comparaison des différentes formes de gouvernement et réaffirme sa préférence pour l’aristocratique :

Les diverses formes dont le gouvernement est susceptible se réduisent à trois principales. Après les avoir comparées par leurs avantages et par leurs inconvénients, je donne la préférence à celle qui est intermédiaire entre les deux extrêmes, et qui porte le nom d’aristocratie[14].

Il précise qu’il faut distinguer « la constitution de l’État et celle du gouvernement » : « On doit se souvenir ici que la constitution de l’État et celle du gouvernement sont deux choses très distinctes, et que je ne les ai pas confondues[15] » ; ce qui permet d’évacuer le spectre d’un Rousseau laudateur du régime aristocratique, puisqu’il souligne ici l’impératif de garantir la souveraineté, le pouvoir suprême appartenant au peuple : si le « meilleur des gouvernements est l’aristocratique ; la pire des souverainetés est l’aristocratique[16] ». Ce rejet de la souveraineté aristocratique est aussi présent à la fin du Jugement sur la Polysynodie — « l’aristocratie [est] la pire des souverainetés[17] » — et met en lumière l’élément central de la théorie politique de Rousseau que constitue la distinction fondamentale entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, entre le corps qui détient la puissance législative — le souverain ou peuple — et celui qui détient la puissance exécutive — le gouvernement ou prince. La distinction entre ces « deux personnes morales très distinctes » apparaît dès la première phrase du chapitre V du livre III du Contrat social, et implique « deux volontés générales, l’une par rapport à tous les citoyens, l’autre seulement pour les membres de l’administration ». Rousseau en tire la conséquence suivante : « […] bien que le gouvernement puisse régler sa police intérieure comme il lui plaît, il ne peut jamais parler au peuple qu’au nom du souverain, c’est-à-dire au nom du peuple même ; ce qu’il ne faut jamais oublier[18] ». L’insistance à la fin du passage témoigne de l’importance de la distinction rousseauiste entre gouvernement ou administration et souveraineté, et les prérogatives accordées aux magistrats rappellent la nécessaire subordination du pouvoir exécutif au pouvoir souverain. Il s’agit de nommer des « commissaires[19] ». Au même chapitre, lorsque que Rousseau écrit que « l’aristocratie proprement dite » est « le meilleur » de tous les gouvernements, il utilise l’adverbe « proprement » pour signifier, nous semble-t-il, que le terme « aristocratie » doit être pris dans son sens strict, c’est-à-dire celui du grec ancien aristos : « meilleur », « excellent ». Le mot ne doit recevoir aucune connotation nobiliaire, ni de réputation, ni encore de puissance ; les « meilleurs » n’étant pas nécessairement ni les plus riches ni les « mieux nés ». Ajoutons que Rousseau semble rapprocher le sens de « meilleur » de celui de « sage » : « En un mot, c’est l’ordre le meilleur et le plus naturel que les sages gouvernent la multitude », à la condition bien sûr d’être « sûr qu’ils la gouverneront pour son profit et non pour le leur[20] ».

Partant de l’idée que les premières sociétés se gouvernaient de manière aristocratique par les chefs de famille délibérant entre eux des affaires publiques et assurant la légitimité de leur autorité par l’expérience, Rousseau décrit le processus de dégénérescence de cette aristocratie naturelle vers les deux autres sortes d’aristocratie, élective et héréditaire :

[…] à mesure que l’inégalité d’institution [c’est-à-dire les inégalités instituées par les hommes dans les sociétés constituées] l’emporta sur l’inégalité naturelle [c’est-à-dire ici les différences des âges], la richesse ou la puissance fut préférée à l’âge, et l’aristocratie devint élective. Enfin la puissance transmise avec les biens du père aux enfants rendant les familles patriciennes, rendit le gouvernement héréditaire, et l’on vit des sénateurs de vingt ans[21].

Ensuite, après avoir écarté d’une part la possibilité à l’époque moderne d’une aristocratie naturelle car elle ne peut convenir « qu’à des peuples simples », et qualifié d’autre part l’aristocratie héréditaire[22] de « pire de tous les gouvernements[23] », notre auteur retient l’aristocratie élective comme étant « le meilleur[24] ». Le propos peut sembler surprenant, puisque Rousseau vient au paragraphe précédent de souligner le passage décadent de l’autorité de l’expérience à celle de la richesse et de la puissance. On devrait s’attendre à un rejet de l’aristocratie élective. Cependant, cette impression d’une contradiction se dissipe lorsque l’on comprend, en poursuivant l’étude de ce chapitre, que le Genevois distingue deux modèles ou deux types d’aristocratie élective. La première, négative, est celle produite par l’histoire et fondée sur la richesse et la puissance, la seconde, positive, est celle mise en lumière par son raisonnement dans son traité politique et à laquelle il attribue des caractéristiques bien différentes s’agissant des membres du gouvernement : « la probité, les lumières, l’expérience, et toutes les autres raisons de préférence et d’estime publique » et qui « sont autant de nouveaux garants qu’on sera sagement gouverné[25] ». Ainsi la sagesse devient le critère de choix privilégié des bons gouvernants. L’aristocratie élective offre cet avantage du choix de ses membres en sus de celui de la distinction des deux pouvoirs, exécutif et législatif. Le même avantage n’existe pas dans le cas d’un gouvernement démocratique puisque « tous les citoyens naissent magistrats », alors que, dans l’aristocratique, seul un petit nombre choisi par élection le devient[26]. Cette modalité de désignation offre la garantie que les raisons de préférence citées ci-devant, qui sont les conditions nécessaires à un sage gouvernement, puissent être le mieux observées. Le Genevois met l’accent dans une note à la même page sur l’importance qu’il faut accorder au fait que la forme de l’élection des magistrats doive être réglée par des lois, et donc par le peuple souverain. Dans le cas contraire, ce gouvernement aristocratique légitime ne pourrait éviter de se corrompre en aristocratie héréditaire. En outre, sous ce gouvernement, les assemblées se forment plus facilement et les discussions sur les affaires publiques se déroulent dans des conditions plus confortables et mieux ordonnées, aboutissant ainsi à des décisions plus promptes et plus efficaces. Rousseau estime qu’il ne faut pas « faire avec vingt mille hommes ce que cent hommes choisis peuvent encore mieux[27] », à condition bien sûr d’avoir la garantie que les magistrats gouvernent pour le « profit » du peuple et non « pour le leur[28] ». Cependant, cette forme d’administration n’est pas exempte du défaut naturel de tout gouvernement, dès lors que l’intérêt de ce corps constitué « commence à moins diriger […] la force publique sur la règle de la volonté générale, et qu’une autre pente inévitable enlève aux lois une partie de la puissance exécutive[29] ». La mise en avant de cet inconvénient, caractérisé par le risque d’une autonomie de la puissance exécutive, rappelle que le pouvoir exécutif doit demeurer le prolongement en actes des volontés du souverain. Si la force publique n’est plus dirigée selon la volonté générale, alors les lois qui en sont l’expression perdent leur légitimité politique.

Au chapitre V du livre III du Contrat social, Rousseau fait d’une inégalité modérée dans les richesses (et non d’une « égalité rigoureuse[30] ») une exigence de vertu propre au gouvernement aristocratique : « la modération dans les riches et le contentement dans les pauvres[31] ». L’inégalité contenue peut se justifier car elle permet de faire le choix de magistrats qui pourront consacrer tout leur temps —ils ne seront pas préoccupés par le fait d’assurer leur propre subsistance — au ministère qui leur est confié :

[…] c’est bien pour qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner tout leur temps, mais non pas […] pour que les riches soient toujours préférés. Au contraire, il importe qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il y a dans le mérite des hommes des raisons de préférence plus importantes que la richesse[32].

Mais la fortune ne saurait être le seul critère ni même le critère décisif. Le critère déterminant devrait être le mérite, c’est-à-dire une valeur procédant de qualités civiques et morales dignes d’estime publique. Il est en outre possible de relever dans cet extrait la marque d’un euphémisme avec l’emploi de l’adverbe « quelquefois », et par conséquent de voir le « mérite » comme le critère par excellence dans le choix des gouvernants, critère qui n’est pas de fait circonscrit à un petit nombre d’individus en raison de leur richesse, de leur naissance ou de leur rang, mais potentiellement ouvert à tout citoyen, à la seule condition d’être vertueux, de le mériter au sens civique et moral. Notons que Rousseau n’opte pas pour le modèle technocratique ou épistocratique de la compétence politique — reposant sur ceux qui détiennent le savoir — défendu par Platon notamment au livre VI de La République dans sa démonstration d’un gouvernement raisonné de la cité[33], où le savoir ou la science autorise une supériorité de certains individus sur d’autres. La préférence de Rousseau pour le choix des magistrats sur le critère de la vertu et contre celui de la richesse se trouve réitérée dans les Considérations pour le gouvernement de la Pologne :

Toujours l’objet de l’admiration publique sera celui des voeux des particuliers, et s’il faut être riche pour briller, la passion dominante sera toujours d’être riche. […] Si d’autres objets attrayants, si des marques de rang distinguaient les hommes en place, ceux qui ne seraient que riches en seraient privés, les voeux secrets prendraient naturellement la route de ces distinctions honorables, c’est-à-dire celles du mérite et de la vertu[34].

Pour ce faire, le Genevois, réaliste, se montre pessimiste quant à la possibilité de faire disparaître le luxe en tant qu’objet d’admiration publique lorsqu’il déclare : « Ôter tout à fait le luxe où règne l’inégalité me paraît, je l’avoue, un entreprise bien difficile ». Aussi suggère-t-il un moyen détourné afin d’agir sur ce mal. Il s’agit en quelque sorte de chercher un remède au mal dans le mal, autrement dit de changer « les objets de ce luxe » contre des objets plus dignes d’estime, soit de faire advenir « un luxe vraiment grand et noble ». L’objectif visé est d’élever les âmes des Petits, de leur donner « des sentiments » et du « ressort[35] » (de la force morale).

Dans le Contrat social, Rousseau soutient que les deux objets principaux de tout système de législation sont la liberté et l’égalité, et que la liberté ne peut subsister dans l’État sans l’égalité[36]. Les deux sont consubstantiellement liées, l’égalité est condition de possibilité de la liberté. S’il ne défend pas une égalité stricte, le Genevois met en garde contre l’effet néfaste d’une trop grande inégalité dans les fortunes :

Le plus grand mal est déjà fait, quand on a des pauvres à défendre et des riches à contenir. C’est sur la médiocrité seule que s’exerce toute la force des lois ; elles sont également impuissantes contre les trésors du riche et contre la misère du pauvre ; le premier élude, le second leur échappe ; l’un brise la toile, et l’autre passe au travers[37].

La liberté publique est menacée lorsque l’écart de fortune entre riches et pauvres est trop grand. Cet éloge rousseauiste de la « médiocrité » est très présent dans son oeuvre et permet une interrogation critique de notre modernité, dans laquelle les écarts de richesse ne cessent de s’accroître. Dans le passage suivant de la neuvième des Lettres écrites de la montagne, Rousseau défend la nécessité d’une inégalité modérée dans les richesses et vante l’ordre moyen de la République de Genève, celui entre les riches et les pauvres, entre les chefs de l’État et le peuple :

Cet ordre, composé d’hommes à peu près égaux en fortune, en état, en lumières, n’est ni assez élevé pour avoir des prétentions, ni assez bas pour n’avoir rien à perdre. Leur grand intérêt, leur intérêt commun est que les lois soient observées, les magistrats respectés, que la constitution se soutienne et que l’État soit tranquille. Personne dans cet ordre ne jouit à nul égard d’une telle supériorité sur les autres qu’il puisse les mettre en jeu pour son intérêt particulier. C’est la plus saine partie de la République, la seule qu’on soit assuré ne pouvoir dans sa conduite se proposer d’autre objet que le bien de tous.[38]

La limitation des inégalités économiques apparaît comme condition de possibilité de l’égalité politique. Sur ce point, Rousseau rejoint la pensée d’Aristote, pour qui la cité — ou la communauté politique — la plus parfaite est celle dans laquelle le plus grand nombre de citoyens vit dans une condition moyenne : « Partout où la fortune extrême est à côté de l’extrême indigence, ces deux excès amènent ou la démagogie absolue, ou l’oligarchie pure, ou la tyrannie[39] » ; « La constitution n’est solide que là où la classe moyenne l’emporte en nombre sur les deux classes extrêmes, ou du moins sur chacune d’elles[40] ». Ailleurs encore, le Stagirite écrit : « La république où domine la classe moyenne, et qui se rapproche de la démocratie plus que ne le fait l’oligarchie, est aussi le plus stable de ces gouvernements[41] ». Cet idéal d’une cité la plus parfaite et la mieux gouvernée, lorsque la classe moyenne est la plus nombreuse, est donc aussi celui de Rousseau, comme l’a fait remarquer R. Derathé dans son commentaire[42], et ainsi que nous le relevons à différents endroits de son oeuvre. Notamment au chapitre XI du livre II du Contrat social :

[…] et quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre : ce qui suppose du côté des grands modération de biens et de crédit, et du côté des petits, modération d’avarice et de convoitise[43].

Et en note, Rousseau accentue son propos :

Voulez-vous donc donner à l’État de la consistance ? Rapprochez les deux extrêmes autant que possible : ne souffrez ni des gens opulents ni des gueux. Ces deux états, naturellement inséparables, sont également funestes au bien commun ; de l’un sortent les fauteurs de la tyrannie et de l’autre les tyrans ; c’est toujours entre eux que se fait le trafic de la liberté publique ; l’un l’achète et l’autre la vend[44].

Le philosophe genevois est convaincu que de trop grandes inégalités économiques nuisent inévitablement au bien de la cité et empêchent l’actualisation de la vertu politique chez les individus-citoyens. Il ne saurait y avoir d’égalité politique durable sans une certaine égalité matérielle ou économique. Une régulation des écarts de richesse semblerait s’imposer afin d’éviter une dérive oligarchique. C’est dans ce sens, nous semble-t-il, que l’on peut lire la dernière note du livre I du Contrat social à propos de l’égalité politique (égalité « par convention et de droit ») :

Sous les mauvais gouvernements cette égalité n’est qu’apparente et illusoire ; elle ne sert qu’à maintenir le pauvre dans sa misère et le riche dans son usurpation. Dans le fait les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien : D’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose et qu’aucun d’eux n’a rien de trop[45].

Aussi la loi doit-elle pouvoir garantir une certaine égalité : « C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir[46] ». La politique devrait chercher à préserver la société contre cet état de division entre riches et pauvres, entre « une poignée de puissants et de riches au faîte des grandeurs et de la fortune » et « la foule […] dans l’obscurité et dans la misère[47] ». On trouve la même idée dans son Discours sur l’économie politique : « C’est donc une des plus importantes affaires du gouvernement, de prévenir l’extrême inégalité des fortunes[48]. Rousseau se préoccupe ici du problème de l’inégalité sociale selon un point de vue strictement politique, car « c’est l’autorité de l’État qui peut être mise en échec par les puissances d’argent[49] ». Un peu avant dans ce texte, Rousseau avait évoqué le rôle précieux du gouvernement pour protéger le pauvre contre le riche : « Ce qu’il y a de plus nécessaire, et peut-être de plus difficile dans le gouvernement, c’est une intégrité sévère à rendre justice à tous, et surtout à protéger le pauvre contre la tyrannie du riche[50] ». On trouve chez Platon la même défiance à l’égard de l’enrichissement et de l’appauvrissement des citoyens, lorsqu’il propose des moyens destinés à prévenir ces deux extrêmes dans le Livre V des Lois : en matière de possession de richesses et de biens, « l’excès […] engendre inimitiés et séditions pour les cités et les individus ; le défaut, pour l’ordinaire, les asservit[51] ».

L’éloge récurrent chez Rousseau de cette modération dans les écarts de richesse semble permettre d’éclairer et de justifier sa préférence pour un gouvernement de type aristocratique fondé sur la vertu (politique). Afin de maintenir une faible inégalité entre les citoyens et de protéger les pauvres contre la tyrannie des riches, la vertu politique des magistrats semble requise comme condition nécessaire, et l’actualisation de cette vertu dans l’État comme impératif civique. Ce choix des plus vertueux, des aristos, pourrait pallier une difficulté constitutive de tout acte de gouvernement — d’administration de la cité -, en ce qu’il introduit dans l’espace public des cas particuliers, lesquels sont toujours susceptibles de réactiver les oppositions d’amour-propre entre les individus-citoyens ou les groupes d’individus.

Au terme de l’examen des arguments montrant la préférence rousseauiste pour un gouvernement aristocratique, on peut penser que le Genevois trouve dans les caractéristiques de ce type de gouvernement les moyens de réaliser une démocratie de « commission » vertueuse. L’institution d’un gouvernement de type aristocratique-vertueux pourrait être une condition nécessaire à la réalisation de la démocratie « de fait », un gouvernement susceptible de ne pas dériver négativement en oligarchie. Devant l’impossibilité de la démocratie en tant que gouvernement à la nécessité de la démocratie (république au sens du philosophe genevois), Rousseau opte pour cette voie médiane, la plus à même de réaliser en pratique l’exigence de garantie d’une souveraineté effective du peuple, en instituant en quelque sorte la particularisation « la moins mauvaise possible », avec des magistrats capables d’exécuter la volonté générale sans tendre à l’incarner, c’est-à-dire à même de conformer leur volonté particulière et leur action aux directives de la volonté générale ; un gouvernement garantissant l’adéquation entre les ordres des chefs et l’intérêt général[52]. Une des tâches de ces magistrats rejoindrait en outre celle du Législateur pensé par Rousseau, à savoir d’éclairer les autres citoyens en montrant l’exemple par leur action politique vertueuse, par l’exécution bonne et juste des lois. Cette action serait un expédient afin d’élever le peuple aux lumières et à la vertu, les magistrats impulsant par leur action l’amélioration des moeurs des citoyens et l’exercice de la vertu civique, celle qui consiste à se rattacher au politique, à viser le général ou du moins un bien non oppositif (non exclusif), qui peut être le bien commun lorsque la raison le lui fait connaître.

D’un point de vue plus général, l’effectivité de la vertu politique dans l’État apparaît comme la condition de possibilité de l’actualisation du système politique de Rousseau. De bonnes moeurs sont une condition de la réalisation de la loi et sont nécessaires à la réalisation de cette vertu. Dans les Considérations pour le gouvernement de la Pologne, la tâche du législateur consiste, à partir des Polonais tels qu’ils sont, à s’appuyer sur l’orgueil qui oriente leur amour-propre en suscitant le désir de se distinguer, mais en l’orientant vers d’autres objets d’admiration, dignes d’estime publique, car tournés vers le bien commun. Via les fêtes publiques et les jeux décrits dans les CGP, cette action vise un rattachement des individus-citoyens au politique par les moeurs : « montrer [à la volonté générale] le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières[53] ». Le rousseauisme politique peut être reçu comme la pensée d’un ensemble de principes, de personnages-clés et de moyens concourant à actualiser la vertu politique. Les actions conjuguées des différentes figures majeures du rousseauisme politique — le législateur, le « gouverneur » d’Émile et les magistrats du gouvernement — concourent à la connaissance par les citoyens de l’intérêt commun, à en développer le goût, et par conséquent à l’expression authentique de la volonté générale. Elles rendent possible la constitution du peuple comme un tout véritable, un « moi commun[54] ».

Dans les Lettres écrites de la montagne, l’influence grandissante du petit Conseil constitue un exemple typique de corruption de la magistrature démocratique : « Il vous est arrivé, Messieurs, ce qu’il arrive à tous les gouvernements semblables au vôtre[55] ». Comme l’écrit André Charrak, la septième des Lettres permet de vérifier « toutes les causes spécifiques de dégénérescence d’une démocratie dégagées plus ou moins explicitement dans le Contrat social — qu’elles tiennent à la vie institutionnelle, à l’économie du pays ou à l’état moral du peuple » […] [La République de Genève a ainsi subi] […]la loi absolument générale qui régit le devenir d’une démocratie[56] ». En partant de la nécessité pour le peuple souverain « de charger quelques-uns de ses membres d’exécuter ses volontés[57] », Rousseau montre comment la puissance législative se voit peu à peu soumise de manière effective au seul gouvernement, et dénonce l’intention du petit Conseil qui est pointée comme cause de cette dégénérescence des institutions. Le constat de la fragilité constitutive de la démocratie — elle dégénère inéluctablement en oligarchie (processus décrit par Rousseau à propos de la démocratie genevoise de son temps et de l’usurpation de la souveraineté du peuple par le petit Conseil de la République de Genève au xviiie siècle) — pourrait expliquer la préférence de Rousseau pour un gouvernement de type aristocratique. La vertu politique se présente alors à la fois comme la condition de réalisation de la démocratie et comme l’expédient contre sa dénaturation, à savoir la dépossession de fait de la souveraineté du peuple. Elle offre une garantie à l’actualisation du pouvoir effectif de tous.

Cependant, la difficulté pratique de l’institution d’un gouvernement énarétocratique — de cette méritocratie basée sur la vertu en acte — reste entière. Quelles modalités pratiques pourraient donner l’assurance que seront bien choisis les « meilleurs citoyens » comme futurs magistrats ? En outre, comment de tels citoyens pourraient exister dans des sociétés « telles qu’elles sont », c’est-à-dire constituées d’hommes « corrompus » par la vie sociale ? Avec sa théorie de la vertu politique, le Genevois esquisse des solutions : le rôle des institutions et du Législateur, les fêtes publiques ou encore le parcours des honneurs.

Des interventions critiques qui interrogent notre modernité démocratique

La critique rousseauiste des titres à gouverner peut éclairer nos démocraties contemporaines. Dans celles-ci, on constate en outre une prééminence de l’exécutif sur le législatif au sein de l’ensemble des institutions politiques. Selon Daniel Gaxie :

[…] dans la plupart des pays européens, on observe la constitution d’une position de pouvoir à la tête de l’exécutif. […] Cette transformation est également observée dans des régimes parlementaires plus classiques. Les spécialistes parlent d’une “présidentialisation” des régimes parlementaires[58].

Le chercheur conclut son article en envisageant « une déprofessionnalisation de l’activité politique[59] », un objectif qui fait écho au refus de Rousseau de la personnalisation du pouvoir et à son attachement à la défense du statut politique unique de citoyen dans l’État. Dans les démocraties actuelles, les membres des exécutifs sont issus majoritairement de la catégorie des « élites » prétendument capables de gouverner. Or, la démocratie est d’abord un gouvernement « fondé sur rien d’autre que l’absence de tout titre à gouverner[60] ». Rousseau amorce, nous semble-t-il, cette idée dans sa théorie du gouvernement[61], qui peut être reçue comme « un avertissement à ne point se laisser leurrer par les titres de légitimité que présentent les gouvernements[62] ». La forme d’aristocratie élective qu’il suggère est singulière en ce qu’elle ne se fonde sur aucune supériorité, comme c’est le cas du pouvoir des aînés (gérontocratie), du pouvoir des savants sur les ignorants (technocratie ou épistémocratie), celui des plus riches, des plus forts, des mieux nés… Elle se fonde sur « le titre propre à ceux qui n’ont pas plus de titre à gouverner qu’à être gouvernés[63] » :

[…] le pouvoir de n’importe qui, l’indifférence des capacités à occuper les positions de gouvernant et de gouverné. […] Le gouvernement des États n’est légitime qu’à être politique. Il n’est politique qu’à reposer sur sa propre absence de fondement. C’est ce que démocratie exactement entendue comme “loi du sort” veut dire[64].

Le gouvernement rousseauiste de type aristocratique-vertueux semble permettre d’écarter les modèles ou pratiques de gouvernement d’autorité fondés sur une hiérarchie des positions des individus selon des critères exclusifs, ou encore d’exclure tout titre à gouverner. Néanmoins, si le gouvernement énarétocratique ouvre la possibilité d’un accès universel — sans exception a priori ou de fait — à la charge de magistrat pour tout citoyen, Rousseau n’envisage pas la modalité de désignation par tirage au sort pour les membres de l’exécutif. Les fondements théoriques d’une société politique légitime recherchés parle Genevois sont ceux d’une société qui ne serait pas divisée entre ceux qui commandent et ceux qui obéissent, entre ceux qui ont le pouvoir et ceux qui sont soumis à ce pouvoir[65] : « Il ne doit point y avoir d’autre état permanent […] que celui de citoyen et celui-là seul doit comprendre tous les autres[66] ». L’idée du principe d’identité du gouvernant et du gouverné au fondement de la démocratie se trouve déjà chez Aristote[67]. La théorie du gouvernement de Rousseau peut se révéler féconde afin d’interroger notre modernité suivant ces principes d’identité théorique et d’inégalité pratique entre gouvernants et gouvernés, à partir du nécessaire présupposé de l’égale capacité (politique) de tous à s’occuper de tous[68]. À l’époque contemporaine, les classes populaires sont exclues de fait de la participation au pouvoir politique. La préférence rousseauiste pour une forme aristocratique élective pourrait permettre d’actualiser le principe d’occuper indifféremment les positions de « gouvernant » et de « gouverné », d’envisager la réalisation d’une égalité politique complète de tous les citoyens (absence de hiérarchie de fait). L’aristocratie rousseauiste (selon le critère non exclusif de la vertu politique) apparaît comme une forme de gouvernement qui pourrait réconcilier la nécessité d’une certaine excellence avec le principe démocratique selon lequel aucun citoyen ne doit bénéficier d’un quelconque privilège dans l’accès à la magistrature.

Le mérite de la philosophie politique de Rousseau est d’avoir mis en lumière les difficultés de la forme représentative de la démocratie, qui demeurent aujourd’hui non résolues. En témoignent les mouvements de contestation populaire récents dans le monde, qui expriment un désir de démocratie participative (en dehors du temps électoral)et qui mettent en lumière le décalage entre les aspirations citoyennes et les institutions politiques réelles : Printemps arabes, Podemos, mouvements des « Indignés » en Europe, actions Occupy, « Nuit Debout », « Gilets Jaunes », mouvements visant une refondation démocratique (Algérie, Liban, Colombie, Chili, Hongkong, Catalogne, Soudan…).La critique sévère par Rousseau du système représentatif anglais de son temps est bien connue : « Le peuple anglais pense être libre ; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du Parlement ; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde[69]. » Il reproche aux Anglais de faire un usage restreint de leur liberté politique qui se réduit à la participation ponctuelle aux élections des représentants du peuple[70]. Le système représentatif supprime d’une certaine manière les conditions d’exercice de la liberté politique, laquelle « consiste […] à n’être pas soumis à la volonté d’autrui[71] ». Le refus rousseauiste de la représentation de la souveraineté[72] s’articule autour de la conviction qu’un tel système politique ne peut préserver du risque de la constitution de volontés politiques particulières, lesquelles s’émancipant de celles du peuple pourraient exprimer des intérêts particuliers et non plus l’intérêt général[73] ; une indépendance qui pourrait dessaisir en pratique le peuple de sa volonté en tant que force originaire et motrice du politique. Pour Rousseau, pour que le pouvoir du peuple subsiste en démocratie, il faut qu’un peuple soit effectivement un peuple, c’est-à-dire que « perdure en lui cette coïncidence entre le consentement au pouvoir et l’exercice de la puissance de décision politique[74] ». Il est convaincu que le système représentatif ne permet pas l’actualisation de cette coïncidence.

Si dans le CS le refus de la représentation de la souveraineté est catégorique, Rousseau tempère sa position dans ses CGP, en envisageant sous conditions cette forme d’organisation politique : dans les « grands États », « la puissance législative ne peut s’y montrer elle-même, et ne peut agir que par députation[75] ». Cet infléchissement pratique pourrait être un effet de la confrontation de la théorie politique de Rousseau à la réalité politique d’un État donné. Il s’agit alors pour le Genevois de penser un moyen permettant d’éviter que l’institutionnalisation de cette médiation politique ne conduise à la corruption et à l’usurpation de la souveraineté. S’il ne rejette pas l’idée d’instituer des députés, ceux-ci doivent être soumis à des mandats impératifs et courts, qui fixent leur rôle à celui de suivre strictement, dans leur action législative, l’expression de la volonté générale, et de rendre compte de cette action[76].Dans ses CGP, Rousseau recommande aussi le renouvellement fréquent des représentants et la limitation des mandats successifs (ne pas être éligible à deux élections consécutives ; ne pas pouvoir être élu « un grand nombre de fois[77] »). L’objectif de ces modalités pratiques est de répondre à la nécessité d’une souveraineté effective du peuple, qui repose sur « l’existence et la possibilité d’une présence et d’une réalité effectives du peuple, en l’occurrence sur les moyens de faire qu’un peuple prolonge son existence comme peuple au-delà des élections[78] ».

Le parcours des honneurs comme moyen d’actualiser la vertu politique

Comme moyen de prévenir les fautes des représentants ou la non-conformité de leur volonté particulière à la volonté générale, Rousseau suggère la mise en place d’un système d’élections successives aux différentes fonctions publiques, un cursus honorum électif : « une marche graduelle « dans l’accès de « [t]ous les membres actifs de la République » aux « affaires publiques[79] ». Il prône un principe selon lequel tous les rangs dans les charges publiques, tant pour les fonctions relevant de la puissance exécutive que pour celles attachées à la puissance législative, doivent être également accessibles à tous les citoyens qui les rempliront graduellement selon une courbe croissante de leur degré de vertus et de talents. Outre les mandats impératifs et courts pour les députés, le cursus honorum constitue une autre solution destinée à promouvoir l’actualisation de la vertu politique, l’objectif étant de développer « un zèle ardent pour contribuer au bien public[80] ». Dans cette marche graduelle, notre auteur prévoit trois grades successifs, du « premier pas dans les affaires publiques[81] » au « troisième grade le plus élevé dans l’État[82] ». On trouve également une gradation ascendante dans le Projet de constitution pour la Corse[83]. Ce modèle méritocratique et républicain du cursus honorum, décrit dans les Considérations pour le gouvernement de la Pologne et inspiré du droit public romain, doit permettre d’examiner de manière approfondie la manière de servir de candidats dans les postes subalternes occupés précédemment. Cette conception rousseauiste de la « virtus antique du citoyen désintéressé » souligne l’importance que Rousseau attache à la nécessité de respecter une ascension graduelle dans les différentes charges et magistratures, lesquelles sont accessibles en principe à tous les citoyens à l’unique condition de l’avoir mérité[84] : « J’exhorte les Polonais à faire attention à cette maxime [selon laquelle le citoyen occupant un poste doit être reconnu méritant afin de pouvoir prétendre à l’échelon supérieur], sur laquelle j’insisterai souvent : je la crois la clé d’un grand ressort dans l’État[85] ». Ajoutons que Rousseau se montre clair sur le critère de jugement du mérite. Le cursus honorum répond à un objectif didactique, il s’agit de faire en sorte que : « […] chacun voie devant lui la route libre pour arriver à tout, que tout tende graduellement en bien servant la patrie aux rangs les plus honorables, et que la vertu puisse ouvrir toutes les portes que la fortune se plaît à fermer[86] ». Applicable des fonctions les plus simples de l’administration à la charge de magistrat, le système de sélection fondé sur la vertu politique emporte ainsi l’avantage de permettre une égalité d’accès, puisque tous les individus sont susceptibles de se comporter vertueusement. Un tel système était en vigueur, écrit Rousseau, dans « les beaux temps de Rome » où l’on passait par la « préture pour arriver au consulat[87] » et la « questure était le premier pas pour arriver aux charges curules[88] ». Par ce système progressif, les chargés de fonctions publiques doivent ainsi mériter l’estime publique de leurs concitoyens. À Athènes les citoyens étaient aussi désignés en fonction de leur mérite — leur capacité à la vertu politique en acte — pour assurer une fonction dans les magistratures. Les qualités personnelles étaient mises en valeur, la condition sociale n’était pas un obstacle pour l’accès aux responsabilités. L’estime publique était le seul critère. Périclès affirmait que tous les citoyens étaient égaux devant la loi. La fortune n’avait aucune place dans l’arbitrage des différends et dans l’accès aux charges de magistrature.

Rousseau fait de la vertu politique à la fois le critère privilégié de sélection des gouvernants comme des députés et la garantie du politique légitime. Le Genevois souligne le droit pour tout citoyen d’accéder à tous les rangs, à la condition de faire preuve de sa vertu politique dans la fonction occupée, une vertu en acte ainsi érigée en critère de désignation et qui désigne la capacité à conformer son action publique à la visée de l’intérêt général et à la recherche du bien commun. Ce principe d’un mérite fondé sur le critère de vertu politique se distingue nettement du mode de désignation contemporain des responsables politiques, élitaire et reposant sur des critères de réputation, de pouvoir, de potentiel électoral, de popularité, d’éloquence ou de cursus de formation. Même si au premier abord une analogie avec le cursus honorum peut sembler valide compte tenu du fait que le personnel politique contemporain gravit en général les échelons un à un, du parti au ministère en passant par la députation, la similitude s’arrête là. Notons, d’une part, que le franchissement des différentes étapes n’est pas ou est peu fondé sur la vérification d’une véritable recherche d’un bien commun, d’autre part, que la très grande majorité des citoyens se trouvent de fait — et non de droit — exclus de la possibilité d’être choisis, ce qui pose par conséquent la question du caractère véritablement démocratique de ce système de désignation. La modernité du rousseauisme réside ici dans la mise en question qu’il induit des critères de sélection des élites politiques de nos démocraties contemporaines, et ce, en recherchant les modalités d’un choix des « représentants » fondé sur leur capacité à agir véritablement pour l’intérêt général et le bien commun.

Peut-on envisager la mise en place dans nos démocraties contemporaines d’un parcours des honneurs sur le modèle de celui proposé par Rousseau aux Polonais, et ce, pour l’ensemble des individus appelés à occuper une charge publique (législative ou exécutive) ? Ce système graduel d’élections successives aux différentes fonctions publiques (cursus honorum électif) pourrait constituer un instrument efficient de mesure de la vertu politique des députés comme des gouvernants. Cependant, énoncer l’idée d’un cursus honorum contemporain ne suffit ni à résoudre le problème pratique des procédures permettant effectivement de mesurer ce type de mérite chez les individus, ni à exclure la résurgence d’intérêts particuliers dans l’action exécutive. Un tel parcours nécessiterait de pouvoir s’entendre sur une mesure objective et légitime de la vertu politique, par conséquent de pouvoir définir de manière univoque ce qu’est l’intérêt général. Comment surmonter la difficulté qui consiste à donner un contenu objectivable à cette vertu (critères et modalités de choix) ? Cette sélection selon le critère de la vertu politique requiert en outre la capacité des citoyens à reconnaître dans les actes d’administration publique la conformité de l’action politique à l’intérêt général et au bien commun. Se pose alors la question de la nécessité d’envisager une éducation civique[89] susceptible d’entraîner une « réforme » morale. Si le système proposé par le Genevois exige une communauté politique déjà orientée vers le bien commun, et si cette condition n’est pas remplie dans les sociétés existantes, alors l’idée rousseauiste d’une action sur les moeurs, avec le rôle du Législateur et de son action idéale qui consiste à pouvoir en quelque sorte dominer l’opinion[90], en orientant ses jugements vers des objets d’admiration dignes d’estime publique et en suscitant chez les citoyens le désir de se distinguer pour le bien de la cité et l’intérêt commun, devient nécessaire. Là vertu pour un peuple rousseauiste se caractérise par l’effort, l’activité du citoyen à reconnaître son intérêt individuel dans l’intérêt général (ou le bien de la société comme étant le sien propre[91]), afin de conformer « naturellement » sa volonté particulière à la volonté générale.

En dépit de ces difficultés, le parcours des honneurs, en tant que gradation méritocratique des honneurs dans les charges publiques, offre l’avantage de mettre en lumière que ce type de mérite fondé sur l’action politique vertueuse semble faire défaut dans le système de choix contemporain, et révèle la portée critique du rousseauisme sur notre modernité, en permettant notamment une prise de conscience de la nécessité de placer la vertu politique au centre des modalités de désignation du personnel politique contemporain. Le parcours des honneurs pourrait constituer un expédient pertinent pour la mise en oeuvre de dispositifs institutionnels de contrôle, de sanction et de promotion, et permettre d’envisager une évaluation de la vertu politique en acte des détenteurs du pouvoir. Toutefois, on pourrait rappeler une objection bien connue à la réalisation de la politique rousseauiste : comment ne pas douter de la possibilité de voir advenir de tels citoyens vertueux, en sachant que ceux-ci se seront développés dans des sociétés « telles qu’elles sont », c’est-à-dire dans lesquelles les hommes subissent l’inévitable corruption de leurs « bonnes » passions dans l’existence civile ? Cette aporie est celle qui se pose à l’action éducative du gouverneur d’Émile et rejoint le problème plus général sur lequel Rousseau semble avoir buté : comment pourrait-on, à partir d’hommes formés dans des institutions injustes, parvenir à des hommes justes pour faire des institutions justes ? Par ailleurs, cette marche graduelle vers les fonctions les plus prestigieuses n’exclut pas le danger de constitution d’une nouvelle élite politique et par là même une exclusion de fait de la majorité des citoyens. Une solution pour garantir le principe démocratique d’égale possibilité d’accès aux charges publiques pourrait être la mise en place de mandats courts et non renouvelables (cf. ci-dessus dans les CGP).

La pensée politique du Genevois permet un débat contemporain sur la nature de la démocratie, laquelle n’est pas, pour Rousseau, le gouvernement du peuple par le peuple, mais désigne le pouvoir réel du peuple, sans pour autant en passer par la démocratie absolue. La question est alors celle de savoir comment actualiser la souveraineté du peuple, cette dernière étant le fondement à partir duquel les modalités d’organisation politique sont ouvertes. Il s’agirait de donner à la démocratie un sens véritablement politique : celui de la mise en place d’un pouvoir « appropriable[92] » par tous les citoyens. La démocratie « véritable » serait la recherche de la possibilité d’institutionnaliser effectivement le pouvoir de tous, dans le cadre d’une citoyenneté active par opposition à celle passive des citoyens-électeurs de la démocratie représentative contemporaine. Pour autant, il ne s’agit pas de disqualifier toute forme de régime représentatif, puisque les interventions critiques de Rousseau sur ce système politique fournissent des pistes permettant d’envisager une réforme des institutions politiques existantes, susceptible d’en renforcer la légitimité démocratique (tirage au sort des « représentants » de la puissance législative, mandats courts et impératifs, parcours des honneurs, assemblées périodiques[93], redonner un surplomb aux lois en restreignant leur nombre, redéfinir des lois générales…Nous l’avons vu, la question de la représentation politique demeure une difficulté y compris chez Rousseau (rejet dans le CS, sous conditions dans les CGP). Si cette question est au coeur de l’expérience démocratique moderne, les modalités mises en oeuvre n’ont pas permis de répondre à l’exigence de l’institutionnalisation du pouvoir de tous, ni au désir actuel de démocratie participative. Les formes modernes de la démocratie — démocratie représentative électorale (ensemble de procédures, choix parmi une offre de programmes), démocratie des droits de l’homme[94], ensemble de normes et de valeurs pour un modèle universel, système politique incluant des instruments de démocratie directe (qui n’instituent pas une communauté de décision) — semblent avoir contribué à vider la démocratie de sa substance véritablement politique. La pensée du Genevois rappelle que la forme existante de la démocratie représentative n’est pas la fin de l’histoire de la démocratie, et invite à penser des formes dans lesquelles les citoyens ne seraient pas seulement ceux qui consentent au pouvoir mais également ceux qui y accèdent et y participent. Entre la souveraineté du peuple dans une démocratie directe et la souveraineté de la nation (héritée de la pensée de Sieyès) dans une démocratie représentative, le rousseauisme politique laisse entrevoir la possibilité d’une voie alternative afin de réaliser une souveraineté effective du peuple, notamment par le contrôle de l’action exécutive ou législative des pouvoirs institués. L’aristocratie élective rousseauiste est une forme de gouvernement qui peut constituer une source de renouvellement de la démocratie dans les sociétés modernes, en ouvrant la perspective d’une réconciliation entre une forme non exclusive d’élitisme — les « meilleurs » ont toujours historiquement constitué une élite exclusive (naissance, richesse, science…), tendant à instituer de fait un gouvernement oligarchique[95] — et la démocratie radicale.

Si les lois une fois établies semblent difficilement modifiables, et si l’exécutif rousseauiste décide seul des modalités de son administration[96], le gouvernement énarétocratique pensé par le Genevois doit permettre, dans l’exercice du pouvoir exécutif réel, de garantir l’effectivité de la souveraineté du peuple, en empêchant, grâce à la vertu politique de ses membres, la dérive usurpatrice — cette pente à dégénérer inhérente à tout gouvernement, que Rousseau a décrite dans la seconde partie du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes et rendue patente dans le cas de l’histoire de la République de Genève entre le xve et le xviiie siècle. Le rousseauisme politique offre ainsi la possibilité de construire une alternative au modèle démocratique contemporain, à partir de la question de savoir comment rendre effective et garantir la souveraineté du peuple — c’est-à-dire en recherchant les formes institutionnelles possibles de son expression réelle. La théorisation rousseauiste de la souveraineté continue du peuple permet d’envisager l’institution de relais (magistrats et députés) pour une expression authentique de la volonté souveraine du peuple ; ce qui exige sans doute au préalable d’être parvenu à redonner du sens à la volonté générale et à la visée du bien commun.

Sans un contrôle périodique véritablement démocratique de l’action du pouvoir exécutif afin de s’assurer de sa conformité à la volonté générale, nos régimes « démocratiques » contemporains — fondés sur une simple procédure démocratique de désignation des gouvernants — révèlent la réalité d’une dépossession de la souveraineté du peuple par le gouvernement. Le rousseauisme politique rend patente d’une certaine manière l’hypertrophie (plus ou moins prononcée selon les États) du pouvoir exécutif dans nos sociétés politiques contemporaines ainsi que cette dépossession de fait. Rousseau dessine une conception spécifique de la démocratie que la souveraineté du peuple pourrait suffire à caractériser. Elle consiste en deux actions : l’une ponctuelle, la déclaration de la volonté générale, l’autre continue, le contrôle de l’expression réelle de la volonté générale (contrôle de l’action des pouvoirs institués).La pensée politique du Genevois permet une prise de conscience, d’une part par les citoyens de détenir collectivement la souveraineté, d’autre part de la nécessité de l’actualisation de la vertu politique en tant que principe éthique et condition de possibilité du règne effectif de la volonté générale ; prise de conscience encore du décalage entre l’existant politique et le politique véritable (à savoir l’identité entre démocratie et souveraineté de fait du peuple). L’exigence démocratique dans la théorie politique de Rousseau suggère à notre modernité que l’élection de représentants ne saurait suffire à définir la démocratie, ou que l’assimilation entre représentation et démocratie est indue. Elle révèle sa modernité et sa pertinence à interroger la crise de la représentation politique que connaissent les démocraties contemporaines, et ouvre des perspectives de réforme du fonctionnement de nos régimes représentatifs modernes. Les mandats impératifs (pour les représentants de la puissance législative), le parcours des honneurs, ou encore les assemblées périodiques, en tant que moyens de contrôle, de sanction et de promotion, apparaissent comme des expédients d’évaluation pratique de la vertu politique en acte. Si le rousseauisme politique ne fournit pas de solutions de contrôle et de participation politique directement applicables à nos démocraties contemporaines, la pensée du Genevois permet une prise de conscience de la part des citoyens du caractère restreint de leur participation politique et de leur pouvoir de décision, et invite à penser les modalités pratiques d’une institutionnalisation de la puissance souveraine du peuple, sans en passer pour autant par la démocratie directe. Le pouvoir du peuple désigne sa capacité originelle de produire un effet sur la politique réelle. Aussi doit-il disposer de possibilités institutionnelles lui permettant d’actualiser sa puissance politique.