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Maurice Bellemare et Maurice Duplessis, détail d’une photo représentant les membres du conseil de ville du Cap‑de‑la‑Madeleine venus chez le premier ministre pour lui offrir leurs voeux de bonne année, 4 janvier 1954

Source : collection Alain Lavigne. Assemblée nationale du Québec

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Le philistinisme du gouvernement de Maurice Duplessis est en quelque sorte un fait acquis de l’histoire québécoise. Cela s’explique par la conjonction de plusieurs phénomènes, à commencer par de nombreuses déclarations anti‑intellectuelles du premier ministre et des membres de son gouvernement. À cela il faut ajouter le faible engagement du gouvernement Duplessis dans le développement de plusieurs secteurs des arts au Québec (notamment le théâtre[3]), ainsi que l’opposition farouche que lui a servie une large part des artistes et intellectuels de l’époque. Le premier ministre Duplessis n’a pas eu à se donner une image de lettré ou d’esthète pour assurer le succès de son gouvernement. Il semblait plutôt croire le contraire. Par exemple, collectionneur d’art averti, possédant notamment des tableaux de Krieghoff, de Corot et de Boudin, il ne parla à peu près jamais, du moins publiquement, de cette passion[4]. Comme le dira le personnage de Duplessis, interprété par Jean Lapointe dans la série éponyme, diffusée à Radio‑Canada en 1978 :

Quand j’ai commencé, moi, à Trois‑Rivières, la moitié du monde avait de la misère à lire la gazette. J’étais pas pour commencer à leur citer Victor Hugo. Fait que je faisais attention dans mes discours pour avoir l’air d’un habitant. […] Comme pour mes tableaux, faut pas que j’en parle trop trop. Ça me nuirait. Le monde est habitué, ils ont vécu avec des calendriers du Cap de la Madeleine[5].

De tels propos, fussent‑ils fictifs, ne doivent pas surprendre et témoignent bien de l’état d’esprit de cet homme politique. Certes, à partir de la fin du xviiie siècle, il a existé au Canada français une tradition d’hommes de lettres qui se faisaient hommes d’État, selon des modèles hérités des Lumières[6] puis du romantisme[7], mais aussi par simple vénalité[8]. À l’époque de Duplessis, cette tradition était à peu près disparue ou sur le point de disparaître. Le décès en fonction du premier ministre libéral Félix‑Gabriel Marchand, en 1900, a valeur de symbole : il aura été le dernier écrivain (en plus d’être notaire) à diriger la province. Il sera suivi par des hommes d’affaires, comme Simon‑Napoléon Parent, lequel réalisera, selon le correspondant parlementaire du quotidien La Presse à l’époque, « le rêve de ceux qui voulaient introduire dans nos institutions provinciales le principe pur et simple des affaires[9] ».

La professionnalisation (relative) du métier de politicien, que l’on peut situer, au Canada français, pendant les 30 premières années du xxe siècle[10], passe notamment par une meilleure délimitation des champs politique et littéraire. Il n’y aura plus de Pierre‑Joseph‑Olivier Chauveau, tout à la fois premier ministre du Québec (1867‑1873), avocat et écrivain. Pour reprendre les mots de Jean‑Charles Bonenfant, à partir du moment où l’homme politique n’est plus « un monsieur qui a des loisirs et qui, pour se distraire, vient passer l’hiver à Québec[11] », le rapport à la culture change singulièrement et n’apparaît plus comme le marqueur social qu’il était auparavant pour une petite bourgeoisie professionnelle francophone, écartée du pouvoir économique, lequel appartient, pour l’essentiel, à la grande bourgeoisie anglophone. Mais ce rapport à la culture ne disparaît pas pour autant. Pour mieux en saisir les tenants et aboutissants, pour mieux apprécier les passerelles entre les champs littéraire et politique qui persistent après leurs autonomisations respectives (si tant est qu’elles aient eu lieu), on peut proposer différentes pistes. En voici une, certes mineure, parmi plusieurs autres : l’étude de la bibliothèque de Maurice Duplessis, ce premier ministre qui affirmait n’avoir rien lu depuis le collège classique[12]. S’attachant ainsi au contenu de sa bibliothèque personnelle, conservée au Musée Pierre‑Boucher du séminaire Saint‑Joseph de Trois‑Rivières, nous serons en mesure de raffiner le portrait que l’on peut se faire de cet homme politique. Nous verrons également, par l’abondance de livres dédicacés se trouvant dans sa bibliothèque, que les liens entre l’institution littéraire et le duplessisme sont complexes. Davantage, en tout cas, que ce que le discours social hérité de la Révolution tranquille a souvent illustré comme une lutte à finir entre le milieu culturel et le gouvernement de Maurice Duplessis.

Quelques travaux ont été consacrés aux bibliothèques d’hommes politiques québécois : Roger Lemoine a étudié attentivement le contenu de la bibliothèque de Louis‑Joseph Papineau[13]; Yvan Lamonde et Daniel Olivier ont dressé un recensement des bibliothèques personnelles québécoises — dont celles de plusieurs hommes politiques comme Honoré Beaugrand, George‑Étienne Cartier, Joseph Cauchon, Henri‑Edmond Faucher de Saint‑Maurice, Denis‑Benjamin Viger — à partir, entre autres, des catalogues d’encans et des inventaires après décès[14]; la Bibliothèque de l’Assemblée nationale a récemment mis en valeur le contenu de la collection de Pierre‑Joseph‑Olivier Chauveau, dont quelques incunables, dans le cadre d’une exposition en 2014[15]; Gilles Gallichan, dans ses recherches sur Honoré Mercier et la culture, revient sur la vente de sa bibliothèque (dont nous n’avons pas de catalogue) alors qu’il est acculé à la faillite[16]. Jean‑Pierre Chalifoux et Pierre Hébert ont quant à eux consacré une étude aux dédicaces faites au chanoine Lionel Groulx[17]. Cette analyse systématique a été rendue possible grâce à l’intégrité de la bibliothèque de 8 000 ouvrages de l’historien. Nous voulons, comme Chalifoux et Hébert, réfléchir aux rapports entre les dédicateurs et le dédicataire. La bibliothèque de Maurice Duplessis, inventoriée en 1984 par l’archiviste du Musée Pierre‑Boucher, Serge Désaulniers, se prête bien à l’exercice.

Fortune de la bibliothèque de Maurice Duplessis

La fortune de la bibliothèque du premier ministre unioniste, jusqu’à son arrivée au Musée Pierre‑Boucher du séminaire Saint‑Joseph de Trois‑Rivières, n’est pas sans intérêt pour notre propos. Après le décès du premier ministre Duplessis en 1959, sa secrétaire, Auréa Cloutier, s’assure que l’intérieur de sa maison, 240, rue Bonaventure à Trois‑Rivières, demeure intact[18]. Dix ans plus tard, en 1969, un journaliste du Nouvelliste constate qu’au sous‑sol se trouve toujours le « bureau de travail » du premier ministre, « avec ses grandes tables, son beau pupitre, ses rayons de bibliothèque chargés de livres, ses bibelots préférés[19] ». Auréa Cloutier, qui est également secrétaire de la Société des Amis de Maurice Duplessis, ouvre pour ce dixième anniversaire les portes de la maison au public[20], ce qu’elle continuera à faire occasionnellement[21]. La maison ayant été vendue en 1973, la ville de Trois‑Rivières s’entend avec la Société des Amis de Maurice Duplessis pour recréer, dans le vieux manoir de Niverville situé tout près, le bureau ainsi que le salon particulier du premier ministre. Visitant l’exposition, le journaliste Fernand Gagnon s’arrête sur la bibliothèque de l’ancien premier ministre :

La bibliothèque témoigne de l’intérêt que M. Duplessis portait à l’histoire de son pays, de sa province, de la France, de tous les pays, aux biographies des grands hommes politiques et même aux ouvrages de culture générale et de littérature. Elle contient tous les ouvrages écrits par Churchill et sur Churchill, l’Histoire du Canada par Sir Thomas Chapais, tous les livres d’histoire de Robert Rumilly sur le Canada et le Québec, on y trouve le « Génie du Christianisme » de Victor Hugo [sic], « Les Grands Courants de l’histoire universelle », « L’Évolution humaine des origines à nos jours », « Le droit public de l’Église », « L’Art de gouverner », « Cartier et son temps », « Mark Twain Speeches », les oeuvres complètes d’Antoine de St‑Exupéry, quelques oeuvres d’André Malraux, « Deadline, every minute » (Joe Alex Morris), « The Two Solitudes » (Hugh MacLennan), des oeuvres de Victor Hugo, de Racine, d’André Maurois (Edouard VII et son temps), la collection « Les Grands Destins ». En fait, pour tout énumérer il faudrait couvrir plusieurs feuillets encore, mais ajoutons deux grands auteurs encore : Henri de Montherlant et Jacques Maritain[22].

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Droits : BAnQ.

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Quelques années plus tard, les objets de Duplessis (y compris sa bibliothèque) seront déplacés au Musée Pierre‑Boucher du séminaire Saint‑Joseph[23], où Maurice Duplessis a étudié. Ils ont fait l’objet d’un inventaire plus précis à partir de 1984. Ils y sont toujours. À l’automne 2019, un agrandissement du musée a permis de renouveler l’exposition dédiée au premier ministre[24].

Le premier ministre Duplessis se cachait‑il pour lire ? En 1973, le journaliste du Nouvelliste, Fernand Gagnon, interroge la secrétaire de Duplessis, Auréa Cloutier, à propos des lectures de son patron : « Monsieur Duplessis en fait lisait beaucoup plus qu’il ne voulait bien le faire croire ou que s’acharnent à le prétendre quelques‑uns de ses dénigreurs. Mademoiselle Auréa Cloutier, sa fidèle secrétaire, affirme que la littérature qui intéressait M. Duplessis était celle qui comportait une indéniable valeur éducative[25]. » On reviendra sur l’importance de cette valeur éducative, y reconnaissant plutôt une valeur utilitaire.

Contenu de la bibliothèque

Dans son état actuel, la bibliothèque de Maurice Duplessis se compose de 1 151 volumes. Puisque les pages d’une large part d’entre eux n’ont pas été coupées, on peut tenir pour acquis qu’ils n’ont pas été lus. Cela dit, ceux dont les pages ont été coupées n’ont pas nécessairement été lus par le premier ministre — d’autant que sa soeur Jeanne Duplessis‑Balcer et son mari habitaient aussi au 240, rue Bonaventure. Qui a lu quoi, donc ? De telles informations sont à peu près impossibles à confirmer, à moins que le principal intéressé ait consigné ses lectures, ce qui n’est pas le cas. On ne peut donc que se replier sur la composition générale de la bibliothèque et signaler au passage les traces qui donnent à penser que tel ou tel ouvrage a été lu.

Cette bibliothèque est composée de cadeaux, d’ouvrages dédicacés, d’achats faits par le premier ministre lui‑même, de legs familiaux (on y dénombre quelques livres hérités de son père Nérée Duplessis) et de livres de provenances diverses. Par exemple, on y trouve des ouvrages ayant appartenu à Louis‑Philippe Geoffrion — comme un exemplaire du recueil Wilfrid Laurier à la Tribune (Discours de l’honorable Wilfrid Laurier 1871‑90). À moins qu’il s’agisse d’un homonyme, ce Louis‑Philippe Geoffrion est une figure importante du parlementarisme québécois : greffier de l’Assemblée législative de 1912 à 1942, on lui doit le règlement annoté de cette dernière, établi en 1915, qui sera familièrement appelé « code Geoffrion » et qui servira aux parlementaires pendant des décennies. Duplessis possédait en outre neuf volumes de notes de lecture (dactylographiées) de Geoffrion. Ces notes, classées par thème (politique, jeunesse, éducation, religion et patrie, vie publique), ne sont pas sans rappeler ces lieux communs que les étudiants recopiaient dans leurs calepins pendant la praelectio (l’explication latine) au collège[26] — trésor analogue au contenu des fameuses pages roses qui s’inséraient encore tout récemment dans le dictionnaire Larousse[27]. On pensera aussi aux florilèges médiévaux. Ces notes témoignent des lectures nombreuses de Geoffrion, dépassant largement ses études classiques. Comment Duplessis a‑t‑il pu hériter des documents de cet homme, décédé en 1942 et surtout associé au Parti libéral (il a été secrétaire de Lomer Gouin au début du siècle) ? Nous ne saurions le dire.

De quoi est constituée cette bibliothèque ? Quels sont les types d’ouvrages qui s’y démarquent ? Sans prétendre établir une nomenclature, on peut identifier sans trop de mal les principales catégories (non exclusives) de cette bibliothèque de 1 151 volumes[28]. Ainsi, on retrouvera des « biographies, mémoires et souvenirs de personnages publics » (plus de 15 %), des « livres religieux, spiritualité/catholicisme » (près de 11 %), des « manuels et ouvrages d’histoire du Canada » (plus de 8,5 %) et des « manuels et ouvrages de géographie, de voyage, de tourisme » (près de 7 %).

Les choix de lecture de Maurice Duplessis — ou, du moins, sa manière de constituer sa bibliothèque — ne sont guère surprenants. La religion y occupe une large place, bien sûr. La piété de Maurice Duplessis était réelle, entre Le voyage de Lourdes d’Alexis Carrel et le Droit public de l’Église de Louis‑Adolphe Pâquet. En outre, l’importance des autres catégories n’est pas sans rappeler les lectures d’autres politiciens de son temps, du même acabit. Ainsi, en 1930, un journaliste torontois dira de Camillien Houde, maire de Montréal et chef du Parti conservateur du Québec, qu’« il dévore l’histoire, ancienne et contemporaine, les biographies et les revues. Les romans l’intéressent peu et il aime surtout lire entre 1 heure et 3 heures du matin, car il ne peut disposer d’autres loisirs[29] ». La perspective est celle de l’homme affairé, bourreau de travail, qui n’a le temps que pour des choses utiles : des biographies pour l’exemple; de l’histoire pour mieux comprendre les grands mouvements des sociétés, à commencer par la sienne; des revues pour l’actualité, l’écume des jours. C’est un peu, pouvons‑nous croire, la valeur éducative dont Auréa Cloutier parlait plus haut à propos des lectures de son patron.

Maurice Duplessis doit‑il être renseigné plutôt que cultivé ? Chose certaine, il n’a guère de temps à consacrer aux lectures. Comme Camillien Houde, le premier ministre, trop occupé pour lire dans la journée, doit donc s’y employer la nuit. C’est cette image d’Épinal, sans doute entretenue par le premier ministre lui‑même, qui émane de la biographie de Duplessis par Robert Rumilly, lequel décrit ainsi la fin de journée de « son » premier ministre. Notons au passage que les auteurs (Madelin, Bainville et de Reynold) choisis par Rumilly, ancien camelot du roi, ne sont pas des figures de la gauche, c’est le moins qu’on puisse dire[30] :

Le soir, Maurice Duplessis rentre fourbu, mais ne se détend qu’en parlant de politique si quelques amis se réunissent dans sa chambre d’hôtel. S’il n’y a personne, il fait jouer des disques de musique classique, dont il rassemble une collection; il aime à écouter des opéras français et italiens. Il trouve le moyen de lire : des romans canadiens de Félix‑Antoine Savard, de Léo‑Paul Desrosiers, des études historiques – de Louis Madelin, de Gonzague de Reynold; il se régale de Jacques Bainville, pour sa clarté de vision et d’expression — et surtout, comme il l’a toujours fait, des souvenirs et des biographies d’hommes d’État. Il note une sentence ou un paragraphe qui le frappe[31].

Parce qu’il se renseigne, le lecteur de nuit, on s’en doute bien, doit privilégier les synthèses, les collections qui circonscrivent (et espèrent peut‑être épuiser) un sujet en autant de volumes. Duplessis possédait les sept tomes des Grands courants de l’histoire universelle de Jacques Pirenne. Il avait six volumes de la collection « Le monde en couleurs », en plus d’une large collection d’ouvrages sur différentes régions du monde, que ce soit les États‑Unis, le Portugal, l’Inde ou la Yougoslavie. L’homme politique ne voyagera pourtant à peu près pas.

Si on compte une encyclopédie (24 tomes de l’Encyclopaedia Britannica) dans sa bibliothèque, il y a fort peu d’ouvrages sur le droit et le parlementarisme. Cela s’explique sans doute par le fait que le premier ministre consulte moult ouvrages de référence à la Bibliothèque de la Législature[32]. Dans sa bibliothèque personnelle figurent le Code municipal de la Province de Québec par Robert Tellier (1932), le Code des lois de colonisation par Adjutor Dussault (dédicacé par l’auteur, 1942), le Code civil de la province de Québec (1909) par le juge Michel Mathieu et une édition de 1691 de la Coutume de Paris, qui fut l’une des principales inspirations du Code civil du Bas‑Canada. Fait à souligner : cet exemplaire de la Coutume de Paris a appartenu à François Langelier (1838‑1915), qui l’avait acheté à Paris, en 1863, pendant son séjour de spécialisation en droit. Magistrat, maire de Québec, lieutenant‑gouverneur, sir François Langelier sera un libéral notoire, dénoncé au début du xxe siècle par les nationalistes tels qu’Armand Lavergne. Comment cet exemplaire de la Coutume de Paris a‑t‑il pu atterrir entre les mains d’un conservateur comme Duplessis ? Le mystère reste entier.

Littérature et histoire

L’homme affairé n’avait donc pas le loisir de lire des romans ? De la poésie ? Berthe Bureau‑Dufresne, nièce dévouée de Maurice Duplessis, dira ceci, des décennies plus tard, à propos de son oncle :

Il n’a jamais méprisé la culture, mais on ne peut pas demander à un homme qui travaille dix‑huit heures par jour de se mettre à lire le dernier roman de Simone de Beauvoir, mais il va être au courant que Simone de Beauvoir a écrit des romans et de ce qu’elle a écrit… Il s’est fait une opinion. Il était informé de toutes ces choses‑là; il y avait des gens qui l’informaient, qui le faisaient pour lui[33].

Le propos est digne du meilleur des thuriféraires. Il n’empêche que, même si elles n’en représentent pas la part du lion, il y a bien des oeuvres littéraires françaises et universelles dans la bibliothèque du premier ministre — nous reviendrons plus loin sur les oeuvres québécoises. Le coup d’oeil du journaliste Fernand Gagnon, cité plus haut, en donnait déjà une bonne idée. Il y a quelques oeuvres d’Anciens (comme le Discours de la couronne de Démosthène, Les vies des hommes illustres de Plutarque, les Oeuvres complètes de Platon par Émile Chambry, les Oeuvres de Virgile par Sainte‑Beuve), Don Quichotte de Cervantès, plusieurs ouvrages d’auteurs classiques français (Corneille, Molière, Racine, Boileau, Bossuet, La Bruyère), à peu près rien du xviiie siècle (à l’exception du théâtre de Beaumarchais et de L’Esprit des lois de Montesquieu), des auteurs du xixe et du xxe siècle – absence presque complète de poètes et forte présence de romanciers et de dramaturges (Daudet (Alphonse), Balzac, Flaubert, Sainte‑Beuve, Rostand, Hugo, Poe, Saint‑Exupéry, Loti, Bourget, Montherlant, Barrès, Mistral, Mérimée, Féval, Claretie, Claudel). À cela s’ajoutent plusieurs romans populaires, comme Les couleurs du rêve (1953) de Magali, Clochemerle (1937) de Gabriel Chevallier et Les amants de l’entre‑ciel (1933) de l’humoriste Cami.

En somme, la bibliothèque de Maurice Duplessis n’a rien de franchement extraordinaire : elle représente assez fidèlement les lectures d’un petit bourgeois professionnel conservateur de la première moitié du xxe siècle. Pas de lectures sulfureuses (on n’y croise même pas Voltaire…) et quelques ouvrages d’auteurs issus de la droite et de l’extrême droite (Gonzague de Reynold, Jacques Bainville, Alexis Carrel, Édouard Drumont). C’est peut‑être le contenu littéraire canadien‑français qui constitue la part la plus intéressante de cette bibliothèque, celle qui nous permet de mieux saisir les interactions entre les champs littéraire et politique. D’ailleurs, on se souviendra que la troisième catégorie de livres la plus importante dans la bibliothèque de Duplessis rassemble les « manuels et ouvrages d’histoire du Canada ». Ce corpus mérite une attention particulière : les actions et discours de Maurice Duplessis comme premier ministre s’inscrivent, malgré une navigation à vue en plusieurs occasions, dans une trame historique, alimentée par quelques historiens. Dans la bibliothèque de Duplessis, on ne trouve pas d’ouvrages de Lionel Groulx ou de François‑Xavier Garneau, ce qui ne manque pas de surprendre étant donné leur importance dans l’historiographie canadienne‑française. En revanche, on recense un grand nombre d’écrits de Thomas Chapais (1858‑1946). Conseiller législatif de 1892 à son décès en 1946, Chapais est également ministre sans portefeuille dans les gouvernements de Maurice Duplessis (1936‑1938 et 1944‑1946), lequel il remplace même comme premier ministre pendant ses vacances[34]. Duplessis lui voue, selon l’historien Damien‑Claude Bélanger, une « dévotion[35] ». Conservateur, ultramontain, défenseur de la Constitution de 1867, de son partage des compétences et du respect de la « race » canadienne‑française qu’il permet, Chapais propose une vision de l’histoire tout à fait en phase avec les politiques autonomistes de Maurice Duplessis[36]. On compte les huit tomes de son Cours d’histoire du Canada (Librairie Garneau, 1919 à 1934) dans la bibliothèque de Maurice Duplessis. Il y en a même deux séries : une première, reliée par Le Soleil de Québec, et une seconde, réalisée (et peut‑être offerte en cadeau au premier ministre) par l’École technique de Montréal. Les pages des tomes III à VIII, couvrant la période allant de 1815 à 1867, ont été coupées.

On reconnaît également dans cette bibliothèque un exemplaire du rapport Durham, dans une nouvelle traduction (à compte d’auteur) de Marcel‑Pierre Trudel, de la Société historique de Montréal, publiée en 1948. La présentation que l’auteur fait du rapport a peut‑être été partiellement lue (si on en croit les pages coupées). La dédicace à « l’honorable Maurice L. Duplessis, champion de l’autonomie provinciale », montre à quelle enseigne loge le traducteur. Si le rapport Durham n’a pas été intégré aux fondements de la doctrine autonomiste de l’Union nationale, on sait qu’il fut néanmoins au coeur de discussions de conseillers importants du gouvernement Duplessis, qui préférèrent finalement s’en tenir à « l’acte de 1867, [aux] débats sur la Confédération et [aux] jugements du Conseil privé[37] » pour construire leur argumentaire. La perspective héritée de Chapais va prévaloir jusqu’à l’aube des années 1960[38].

L’historien Robert Rumilly, conseiller informel de Duplessis, est aussi bien représenté dans la bibliothèque du premier ministre. L’infiltration gauchiste au Canada français (1956) lui est dédicacé : « À l’Honorable Maurice Duplessis, chef et défenseur de l’État national des Canadiens français, Respectueusement, Robert Rumilly. Noël 1956. » Par contre, aucun des livres de Rumilly ne semble avoir été lu par le premier ministre, car les pages n’ont pas été coupées. Duplessis possédait notamment les 19 premiers tomes des 41 que forme l’Histoire de la province de Québec, ouvrage largement répandu dans la province (tirage de plus de 5 000 exemplaires par tome[39]). On découvre, enchâssée dans les deux premières pages du tome VII, la carte du secrétaire de la province et député de Montréal‑Saint‑Jacques, Omer Côté. Ce dernier, de par sa fonction, était responsable d’achats de livres pour le compte du gouvernement, dans le but de stimuler la production intellectuelle et de soutenir les maisons d’édition. Rumilly avait‑il profité des achats de livres du gouvernement ? Le secrétaire de la province aurait‑il envoyé une copie de son Histoire au premier ministre ? Cela ne serait guère surprenant, dans la mesure où Rumilly, ami du parti, avait pu par exemple bénéficier, pour son ouvrage L’infiltration gauchiste au Canada français, du réseau de distribution et du soutien de l’Union nationale[40].

Une dernière figure d’historien se dégage de cette bibliothèque : Albert Tessier. Le préfet du séminaire Saint‑Joseph a été une figure importante de la vie culturelle de Trois‑Rivières. L’historien, cinéaste documentaire, éditeur (il créa les Éditions du Bien public), connaissait très bien Duplessis. Il n’hésitait pas à demander à celui qui était alors député conservateur des Trois‑Rivières d’intercéder auprès du libéral Athanase David, secrétaire de la province, afin que le gouvernement achète des exemplaires de sa collection de brochures « Pages trifluviennes[41] ». Même si Tessier n’était pas reconnu comme un partisan de l’Union nationale, il multiplia encore les requêtes auprès de Duplessis, une fois celui‑ci devenu premier ministre, notamment pour trouver des « situations » à plusieurs personnes[42].

Dans ses mémoires, l’abbé Tessier se souvient d’une rencontre avec Duplessis, au milieu des années 1930 :

À la fin de la veillée, nous causions comme des copains. Maurice me dit l’intérêt qu’il avait porté au réveil mauricien et aux célébrations du troisième centenaire [de Trois‑Rivières]; il attribuait même une part de ses succès à l’esprit neuf créé par cette longue campagne de fierté locale. Comme bouquet, il me pria de lui donner une liste d’ouvrages pouvant le renseigner le mieux, et le plus vite, sur l’histoire du Canada[43].

On ne saurait dire si Duplessis a fait ces lectures (on remarquera au passage qu’il ne s’agit pas de méditer l’histoire mais de « renseigner le mieux, et le plus vite » l’homme politique), mais Tessier lui enverra et dédicacera de nombreux ouvrages, à commencer par le livre du tricentenaire de la ville, Trois‑Rivières (1935). Il s’agit d’un des « 10 exemplaires sur papier Japon, au nom du destinataire » — dans ce cas‑ci, Maurice Duplessis. L’exemplaire semble avoir été partiellement lu, du moins si on en croit le découpage des pages. D’autres ouvrages dédicacés suivront, comme Pèlerinages dans le passé, publié en 1942. Les premières pages de cet ouvrage ont aussi été coupées.

Poésie mauricienne

Duplessis ne semble pas être, tout comme en art visuel, un amateur de la modernité littéraire la plus avancée. En poésie, pas de Roland Giguère ou de Gilles Hénault dans les rayons de sa bibliothèque, mais De l’aube au couchant (à compte d’autrice 1950) d’Emma Vaillancourt, poète chrétienne, traditionaliste. La dédicace : « À l’honorable Maurice Duplessis. Premier ministre de la province / éminent homme de science / puissant défenseur de notre foi, de notre langue et de nos droits, qui par sa clairvoyance, contribue à faire de notre gouvernement l’un des meilleurs du monde / Emma Boivin‑Vaillancourt / Chevalier de l’ordre de l’Élite française ». Les pages de l’ouvrage ont été coupées. On retrouve également, dans la bibliothèque du premier ministre, le recueil d’essais L’oeil à la fenêtre (à compte d’autrice, 1950) de Marthe Lemaire‑Duguay, qui défend des valeurs traditionnelles et catholiques.

Les liens mauriciens et la vie intellectuelle de Trois‑Rivières, particulièrement dynamique pendant la première moitié du xxe siècle, expliquent la présence dans la bibliothèque de Maurice Duplessis d’oeuvres comme celles d’Albert Tessier, nous l’avons vu, mais aussi des frères Panneton, Auguste et Philippe, tous deux médecins, le premier écrivant sous le pseudonyme de Sylvain et le second, plus connu, de Ringuet. De Sylvain, Duplessis possède le recueil de récits Dans le bois (Éditions trifluviennes, 1940), offert et dédicacé par l’éditeur, Albert Tessier, ainsi qu’En flânant dans les portages (s.é., 1932), dédicacé par l’auteur. Dans les deux cas, ces livres, qui ne sont pas sans rappeler les Croquis laurentiens de Marie‑Victorin ou les Rapaillages de Lionel Groulx, semblent avoir été lus, du moins si on s’en remet au découpage des pages. De Ringuet, on retrouve le roman Fausse monnaie (1947), dans une édition de luxe imprimée sur papier Japon, offerte par les Éditions Variétés. La dédicace de Ringuet, dont une partie est illisible, se termine par ces mots : « À l’ami de toujours ». Les deux hommes ont fréquenté le séminaire Saint‑Joseph à la même époque.

La poésie qui compose la bibliothèque de Duplessis n’a donc rien à voir avec l’avant‑garde. Les dernières parutions des Éditions de l’Hexagone ne figurent pas dans la bibliothèque du premier ministre. Cela dit, la modernité poétique n’éclate pas nécessairement d’un coup au Québec, mais s’est plutôt infiltrée, presque subrepticement dans certains cas. Il en va peut‑être ainsi de la poésie trifluvienne, qui, depuis les années 1930 et 1940, allie les vers réguliers et le thème des petites gens, la petite « extrace » comme l’écrira le poète Alphonse Piché, puisant à la fois dans le vocabulaire de sa mère et dans celui de François Villon. Cette poésie, inspirée par la misère populaire, l’injustice et l’urbanité, aura une influence directe sur Gérald Godin, notamment. Dans la bibliothèque du premier ministre, le recueil Remous (Fernand Pilon, 1947) d’Alphonse Piché, où les vers sont tantôt réguliers, tantôt libres, est signé : « propriété de Hon. M.L. Duplessis ». Il semble avoir été lu — les pages ont été coupées. Sa présence peut surprendre, dans la mesure où certains commentateurs ont vu dans ce recueil les thèmes de « la vente de la nature québécoise à l’étranger et [de] la froide laideur de la ville ». Piché lui‑même reconnaîtra la résonance de ces thèmes[44]. Comment Duplessis, l’un de ceux qui ont justement vendu la nature québécoise à l’étranger, a‑t‑il pu comprendre cela, si tant est qu’il ait lu Remous ? Impossible de répondre, bien sûr. Mais cela rappelle que le mur qu’on érige parfois entre la production culturelle et le pouvoir politique est souvent très mince. La culture et la politique ne sont pas des silos. La production poétique d’Alphonse Piché et les actions politiques de Maurice Duplessis ne constituent pas deux univers distincts. Les deux hommes habitent à Trois‑Rivières, là où, comme l’écrira Gérald Godin en 1963, « il y a tout ce qui constitue l’univers[45] »…

Les classiques québécois

Duplessis n’a pas eu que des ennemis dans le champ littéraire : on connaît ses liens avec Roger Lemelin[46], Gratien Gélinas et Félix‑Antoine Savard, dont il sera un proche[47]. Dans un exemplaire numéroté et signé de La Minuit (1948), on peut lire : « À l’Honorable Maurice Duplessis, Premier Ministre de la Province de Québec, en souvenir de ses bienfaits, ce très respectueux hommage de [illisible] amitié, F. Antoine Savard ». L’ouvrage ne semble pas avoir été lu. Duplessis possède d’autres livres de Savard, lesquels font partie d’une collection d’ouvrages publiés chez Fides, à reliure de cuir, avec une fleur de lys sur la couverture. Nous ne savons pas qui a été à l’origine de ces reliures, mais elles donnent à voir un choix intéressant d’ouvrages de la littérature québécoise : Alain Grandbois, Né à Québec; Louis Hémon, Maria Chapdelaine; Léo‑Paul Desrosiers, Les opiniâtres; Léo‑Paul Desrosiers, Les engagés du Grand Portage; Laure Conan, Angéline de Montbrun; Félix‑Antoine Savard, Menaud, maître‑draveur; Félix‑Antoine Savard, L’abatis; Félix‑Antoine Savard, La Minuit; Émile Nelligan, Poésies complètes; Joseph‑Charles Taché, Forestiers et voyageurs; Marius Barbeau, Le rêve de Kamalmouk. De cet ensemble, seules les pages de Menaud, maître‑draveur ont été coupées. Par contre, Maurice Duplessis détenait deux autres éditions de Maria Chapdelaine, françaises, luxueuses, livres d’art qui lui ont certainement été offerts en cadeau et dont les pages ont été coupées. Cette présence de l’oeuvre d’Hémon ne surprendra pas dans la bibliothèque de Duplessis : la publication de l’ouvrage chez Grasset, en 1921, a constitué un immense succès en France, auquel les hommes politiques canadiens‑français comme Athanase David ont contribué[48]. Dans le discours social canadien‑français, notamment le discours politique, le roman est vite devenu l’incarnation de traditions qui ne voulaient pas mourir. En lisant ce roman, Duplessis avait de quoi faire son miel.

Il en va de même de La légende d’un peuple de Louis Fréchette, cette épopée du Canada français que Duplessis cite parfois dans ses discours[49]. Il en conservait deux exemplaires, dont un lui avait été offert le 1er janvier 1939 et dédicacé par Jeanne Fréchette Mercier, fille du poète, et épouse d’Honoré Mercier fils, lui‑même ancien député et ministre libéral sous Taschereau. Que signifie cette « profonde reconnaissance » dont elle parle ? L’autre exemplaire porte une signature étonnante : « Charles Lanctôt, Québec ». S’agit‑il bel et bien du très puissant assistant‑procureur général de Louis‑Alexandre Taschereau, considéré comme son éminence grise, que Duplessis passa au tordeur pendant les séances de 1936 du Comité des comptes publics ? Comme dans le cas de l’exemplaire de la Coutume de Paris de sir François Langelier et des notes de Louis‑Philippe Geoffrion, le mystère reste entier. Peut‑on oser croire que Duplessis conservait les ouvrages ayant appartenu à ses adversaires politiques ?

Quoi qu’il en soit, dans ce corpus littéraire canadien‑français, rien ne semble dépasser les bornes. Lire Maria Chapdelaine, Menaud, maître‑draveur et La légende d’un peuple peut même permettre au premier ministre de trouver moult images à reprendre, idées reçues à reconduire, entre la permanence des traditions et l’avenir, inaltérable, de la province. Ces lectures sont tout à fait semblables aux thèmes des peintures que collectionnait le premier ministre, du moins telles qu’on les présentait, dans les journaux, après sa mort : « Le premier ministre n’avait aucune inclination pour la peinture avancée. On chercherait en vain des oeuvres non figuratives, quand il n’y a même pas de Matisse, de Braque, de Picasso ou de Pellan! […] La majorité des tableaux de la collection exalte une vie simple et rustique. Des paysages sensibles et un peu mélancoliques berçaient ses heures de solitude[50]. » Ajoutez à ces paysages la machinerie agricole la plus moderne, et vous aurez un portrait parfait du duplessisme : la tradition qui se fond dans la modernité et vice‑versa; la révolution dans l’ordre, comme le disait Daniel Johnson en 1952. Nous l’écrivions ailleurs : « Peu importe ce qui se trame, ce qui se joue, c’est toujours la même maison qui reste, bien ancrée. Les changements sans changement; marcher au repos; vivre une révolution qui se déroule dans l’ordre : il y a là, sans doute, une des grandes raisons du succès électoral de Duplessis[51]. »

Les goûts littéraires canadiens‑français du premier ministre sont‑ils donc du même ordre ? Il y a bien d’autres ouvrages canadiens‑français dans cette bibliothèque dont on doit tenir compte, lesquels s’éloignent de la littérature traditionnelle, chrétienne ou terroiriste. Des romans psychologiques, entre autres. Du théâtre contemporain. Tous ces ouvrages sont, le plus souvent, dédicacés. Ne s’agit‑il que de politesses envers le chef du gouvernement, à une époque où l’arbitraire politique est la base même du soutien à la culture ? On sait par exemple que Gratien Gélinas, dont la Comédie‑Canadienne sera largement financée par le premier ministre Duplessis[52], enverra un exemplaire dédicacé de Tit‑Coq au premier ministre : « À l’honorable Maurice Duplessis en hommage respectueux. Gratien Gélinas, le 9 mai 1950 ». Est‑ce le même geste que posent plusieurs écrivains et éditeurs des années 1950 ? Pierre Tisseyre, qui fonde le Cercle du Livre de France à la fin des années 1940, soumet‑il au premier ministre des exemplaires des ouvrages qu’il souhaite voir achetés par le secrétariat de la province ou par d’autres instances de son gouvernement ? On recense ainsi quelques exemples de dédicaces « polies » (sans plus) dans la bibliothèque de Maurice Duplessis : Jacques Languirand, Les grands départs (Cercle du Livre de France, 1958); Claire Martin, Avec ou sans amour (Prix du Cercle du Livre de France, 1958); Maurice Gagnon, Rideau de neige (Cercle du Livre de France, 1957). En va‑t‑il de même du recueil de poésie Premiers secrets d’Éloi de Grandmont, publié aux Éditions de Malte en 1951 ? En quoi ces vers libres, dont certains avaient paru quelques années auparavant dans les Cahiers de la file indienne que Grandmont avait fondés avec Gilles Hénault, pouvaient‑ils intéresser le premier ministre ? Que cherchait‑on en lui en expédiant un exemplaire dédicacé — « Au premier ministre de la Province de Québec, Maurice Duplessis, respectueux hommage de l’auteur. Éloi de Grandmont. Montréal, le 23 avril 1951 » ? Pierre Baillargeon, quant à lui, signe cette dédicace des Médisances de Claude Perrin (Lucien Parizeau & compagnie, 1945) au premier ministre : « à l’honorable Maurice Duplessis, ces pensées d’un provincial ». Est‑ce ici ironie ou dédicace sincère ? Baillargeon, plus essayiste que romancier, qu’on n’imagine guère dans l’entourage de Duplessis, s’attaque dans cet ouvrage à plusieurs travers de la société québécoise. Comment entendre « provincial » ? Comme une analogie avec les Provinciales de Pascal ? Comme une allusion au caractère provincial et peu ambitieux du Québec ? Il est difficile de comprendre le sens de cette dédicace. Comme pour tous les autres ouvrages cités plus haut, Les médisances de Claude Perrin ne semble pas avoir été lu par Maurice Duplessis.

D’autres écrivains cherchent peut‑être, aussi, la paix, la stabilité. André Giroux, romancier que l’on connaît pour sa veine psychologique, envoie à Maurice Duplessis un exemplaire de son deuxième roman, Le gouffre a toujours soif (Institut littéraire du Québec, 1953), ainsi dédicacé : « à l’honorable Maurice‑L. Duplessis, Premier ministre de la Province, mes respectueux hommages ». Giroux est employé par la fonction publique québécoise, notamment comme rédacteur publicitaire au ministère de l’Industrie et du Commerce depuis 1945. À une époque où les fonctionnaires sont soumis à l’arbitraire politique, il peut être opportun de garder de bonnes relations avec le premier ministre. Lui dédicacer un livre peut être un geste qui va en ce sens.

Le cas de Paul Toupin est aussi fort intéressant. Figure pour le moins discrète des lettres canadiennes‑françaises, à l’écart du grand flot de la Révolution tranquille, adoptant un style résolument classique, Paul Toupin se montre particulièrement déférent à l’endroit du premier ministre. Il lui dédicace ainsi un exemplaire (qui semble avoir été lu, par ailleurs) de son essai Au delà des Pyrénées (s.é., 1949) : « Montréal, le 9 sept. 1949. À l’hon. Maurice Duplessis ce petit livre que je lui dois et que j’aurais voulu parfait pour lui remettre, en même temps que mes meilleures amitiés. Paul Toupin ». En 1952, deux semaines avant que sa tragédie Brutus (Prix David, 1951) soit présentée au Gesù de Montréal, il lui en fait parvenir le texte : « Montréal le 11 mars 1952. À l’honorable Premier ministre Maurice Duplessis, pour le remercier de l’encouragement, de l’aide, de la confiance et de l’amitié qu’il m’a toujours témoignée, Paul Toupin ». Le premier ministre a ainsi reçu le premier de 500 exemplaires numérotés. Les dédicaces de Toupin dépassent, on l’aura compris, la simple politesse. Dans les archives de Paul Toupin, on trouve d’ailleurs une lettre de Maurice Duplessis, datée du 25 mars 1959, le félicitant personnellement et officiellement pour son élection à l’Académie canadienne‑française. L’appel (« Cher Paul ») et « l’amical salut à la famille » donnent à penser qu’il existe ici une relation personnelle qui mériterait d’être creusée[53].

Si la bibliothèque de Maurice Duplessis réserve une surprise de taille à celui ou celle qui s’y arrête, c’est bien celle‑ci : un exemplaire du recueil de poésie The Rocking Chair and Other Poems d’A.M. Klein, publié en 1948. L’auteur signe cette dédicace : « For The Hon. Maurice Duplessis / Chosen leader of the people of my song / With the homage of the author. Respectfully / A.M. Klein. Jan 3, 1948 ». Dans ce recueil, le poète juif de Montréal, formé en droit à l’Université de Montréal, a choisi de s’attacher à des thèmes ruraux canadiens‑français. Le fait qu’il en envoie une copie à Duplessis s’inscrit peut‑être dans le réchauffement (relatif) des relations entre les Juifs de Montréal et les Canadiens français, que Pierre Anctil identifie à la fin des années 1940 et pendant les années 1950[54]. Le Congrès juif canadien diffusera par ailleurs les poèmes « canadiens‑français » de Klein et on en rendra compte de manière plutôt positive dans les Carnets viatoriens et dans L’Action universitaire, deux lieux où la poésie juive de Montréal ne trouve pas sa place d’habitude. On retrouve par ailleurs, enchâssée dans l’exemplaire de Duplessis, une copie du compte rendu des poèmes canadiens‑français par Jean‑Marie Poirier paru dans La Presse en 1947, que reproduira aussi le Congrès juif canadien dans la plaquette intitulée Huit poèmes canadiens[55].

Qu’a pu trouver Duplessis dans ce recueil, qui semble avoir été lu, si l’on en veut pour preuve les pages coupées ? Pierre Anctil permet d’entrevoir une hypothèse :

Paradoxalement, Klein s’ouvre au Canada français traditionnel et à son désir de perpétuation culturelle juste au moment où l’ensemble de la société québécoise bascule dans la modernité. Si l’avancée est remarquable de sincérité, elle témoigne aussi d’un certain décalage temporel entre les perceptions passéistes du poète et le déferlement des nouvelles idées au Québec[56].

A‑t‑on tendu, depuis l’extérieur, un miroir à Maurice Duplessis ? Chose certaine, s’il a lu le recueil de Klein, il a pu y percevoir un miroir réconfortant, en l’occurrence pour sa vision du Québec. Mais le miroir n’en restait pas moins déformant.

Conclusion

À tout prendre, cette analyse de la bibliothèque de Maurice Duplessis n’aura guère révélé de surprises, même si certains faits ont pu étonner au premier abord — comme la présence d’un recueil d’A.M. Klein ou celle d’ouvrages ayant appartenu à des adversaires politiques. La bibliothèque de Maurice Duplessis a tous les traits d’une bibliothèque de bourgeois conservateur : peu de poésie française, quelques romans français du xixe et du début du xxe siècle, à peu près rien du siècle des Lumières; beaucoup d’ouvrages religieux; de nombreux ouvrages sur l’histoire du Canada; des classiques canadiens‑français; de la poésie terroiriste. Les ouvrages contemporains canadiens‑français qu’elle contient témoignent le plus souvent du jeu éditorial de l’époque, tandis que les achats de livres par le gouvernement étaient plutôt arbitraires, dépendant des choix du secrétaire de la province, Omer Côté, et de son sous‑secrétaire, Jean Bruchési. Se faire connaître et apprécier de Duplessis, détenteur de tous les pouvoirs, pouvait constituer un geste purement intéressé. En outre, il ne faut pas oublier que Duplessis avait, dans les lettres canadiennes‑françaises, plusieurs amis, comme Félix‑Antoine Savard. Quand on essaye de tracer les frontières des champs politique et littéraire, il faut donc se rappeler que l’étanchéité est fort relative. On ne peut manquer d’établir quelques passerelles, dont certaines mériteraient d’être étudiées plus avant – comme les liens qui unissent Paul Toupin et Maurice Duplessis, au‑delà de la simple anecdote biographique.

Si on trouve chez Duplessis des ouvrages où perce une « certaine » modernité — pensons aux poètes de la Mauricie comme Alphonse Piché —, c’est surtout une image du Québec traditionnel qui se dégage de l’ensemble. La bibliothèque, telle que constituée par le premier ministre jusqu’en 1959, traduit par ailleurs un décalage temporel, une persistance de l’ancien temps canadien‑français au coeur de la modernité. Le recueil d’A.M. Klein a quelque chose, de ce point de vue, de paradoxalement emblématique. Croire que le passé et la modernité se mêlent pour engendrer un temps étale, sans ruptures : c’est ce décalage et sa normalisation par l’Union nationale qui assureront ses succès pendant plus de 15 ans. La composition de la bibliothèque de Maurice Duplessis épouse la substance de ses discours politiques. Malheureusement, de ces oeuvres, et de toutes ses lectures, Duplessis ne parlera guère. Elles ne lui auraient donc pas servi, politiquement ? Chose certaine, elles auront pu entretenir certaines de ses illusions sur un Québec qui ne sait pas mourir, mais qui est déjà mort, en 1959.