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L’Amérique du Nord est, au xviie siècle, un terrain missionnaire privilégié pour les jésuites français. Ce sont les pères Énemond Massé et Pierre Biard qui initient cette présence, de 1611 à 1613, alors qu’ils accompagnent l’installation coloniale de Poutrincourt en Acadie. Ils sont pris en otage quand la colonie naissante est attaquée par Samuel Argall, et finalement rendus à la France[2]. D’autres pères viennent en 1626, comme Charles Lalemant et Jean de Brébeuf : ils arrivent à Québec et sont les premiers de leur ordre à monter chez les Hurons‑Wendats. Cette fois‑ci, c’est la prise de Québec par les frères Kirke qui provoque leur retour en France. La présence jésuite en Nouvelle‑France se stabilise finalement quand Richelieu donne à la Compagnie de Jésus l’exclusivité missionnaire, en 1632, et que, pour la première fois, l’ennemi anglais est tenu à distance pendant quelques décennies[3].

L’écriture des Relations, corollaire propagandaire à l’activité missionnaire, n’a pas tout de suite trouvé la forme qu’on lui connaît à partir de 1632. La première publication imprimée d’une relation jésuite de Nouvelle‑France date de 1616, et elle est due à Pierre Biard. Au cours de la décennie 1620‑1630, il n’y a plus de publication d’importance, hors la Lettre (1627) de Charles Lalemant à son frère Jérôme, lui aussi jésuite. La période de 1632 à 1673 constitue un âge d’or du genre : la Relation jésuite est annuelle, sa forme se fixe assez vite sous l’impulsion de Paul Lejeune, qui écrit celles de Québec de 1632 à 1641[4], et son succès est indéniable[5].

La relation jésuite répond originellement à l’injonction du fondateur de la Compagnie de Jésus, Ignace de Loyola, faite au père Nicolas Lancilotto en 1547, alors que celui-ci est à Goa, d’écrire un rapport sur « tout ce qu’il est bon de savoir […], [comme] le climat, la nourriture, les moeurs, l’esprit des lieux et des hommes[6] ». Ces « comptes rendus permettent de mieux choisir les futurs missionnaires et de leur assurer une formation valable, adaptée au contexte de l’évangélisation »; peu à peu, ils « servent aussi à l’information et à l’édification de la communauté et, le cas échéant, du grand public[7] ». Le compte rendu interne, qui prend la forme de la lettre, vise donc à améliorer la sélection et la formation des futurs missionnaires, et peut également devenir un écrit partagé hors de la Compagnie. C’est le cas, par exemple, de la première lettre que Biard envoie au supérieur provincial de France en juin 1611 : si elle sert à l’administration missionnaire, l’auteur est conscient qu’elle est lue par des personnes influentes apparentées aux cercles jésuites[8]. La relation jésuite, quant à elle, est imprimée, plus longue[9], segmentée en chapitres thématiques, et destinée au grand public[10].

Or, il est étonnant de constater que les Relations jésuites de la Nouvelle‑France ne portent pas toutes de la même manière leur caractère premier de lettre. La Relation de 1616, la première du genre, s’en distingue de façon remarquable : cet exposé circonstancié, à la fois géographique et humain, de ce que le jésuite observe sur un territoire correspondant à ce qui est aujourd’hui la Gaspésie, le Nouveau‑Brunswick, la Nouvelle‑Écosse et le Maine, n’a pas de destinataire nommé mais une adresse à un « ami lecteur », convention répandue des écrits de l’époque[11]. En revanche, les Relations de Paul Lejeune (1632‑1641), ainsi que celles de ses contemporains, arborent toutes les marques de l’épistolarité : elles s’adressent au supérieur provincial de France et, au fil du texte, à différentes personnes, par exemple à des religieuses ou à des donateurs.

Malgré cette divergence formelle, la Relation de Biard, sans destinataire affiché, et les autres, fidèles aux codes de la lettre, présentent une figure de lecteur similaire. Biard réagit en effet à un violent pamphlet sous forme de libelle contre son action en Acadie, le Factum du procès entre Jean de Biencourt, Sr de Poutrincourt et les pères Biard et Massé, jésuites[12], paru en 1614. Non seulement Biard répond explicitement au « factieux », mais il prévient les critiques qu’on pourrait lui exprimer afin de les réfuter directement : il applique ainsi, en bon rhétoricien, les deux temps de la prolepse que sont l’antéoccupation et l’hypobole[13]. Répondre aux critiques formulées, imaginer celles qui pourraient être faites, c’est également l’attitude de Lejeune. Nous pouvons donc nous demander dans quelle mesure l’écriture dialogique de Biard, qui prend en compte un lecteur adhérant aux accusations du « factieux », est reprise par Lejeune, alors même que celui‑ci adopte le cadre habituel de la relation jésuite, c’est‑à‑dire la lettre rendue publique dans un cercle choisi et restreint, et qu’il s’adresse avant tout à cet auditoire bienveillant.

Nous explorerons tout d’abord la dimension épistolaire des Relations de Biard et de Lejeune, avant de voir dans quelle mesure l’adresse bienveillante, typique de la lettre jésuite, est présente dans les deux corpus. Ceci nous permettra d’envisager l’influence possible et paradoxale de la Relation de Biard et de sa genèse sur l’usage, dans l’ensemble du corpus jésuite de la Nouvelle‑France, de procédés rhétoriques pour répondre à un lecteur malveillant.

L’épistolarité et les Relations de Biard et de Lejeune

On s’accorde généralement pour dire que les Relations jésuites de la Nouvelle‑France sont des lettres. Yvon Le Bras écrit par exemple que Lejeune inaugure une « longue tradition épistolaire[14] » quand est publiée sa Briève Relation, en 1632. Réal Ouellet et Marie‑Christine Pioffet, dans leurs recherches respectives pour rattacher les relations de voyage en général et les Relations jésuites en particulier à d’autres genres littéraires, trouvent tous deux à ce corpus un caractère épistolaire[15]. Pour comprendre ce qui rapproche notre corpus du genre épistolaire, nous pouvons prendre appui sur les éléments de définition proposés par Gérard Ferreyrolles, qui insiste justement sur les traces textuelles des figures du scripteur et du lecteur :

Quelle que soit sa forme, la caractéristique de la lettre est d’être un texte adressé. Il porte inscrit en lui – ou pour le moins suppose – un destinataire, indiqué par la suscription, et un destinateur, indiqué par la souscription. S’ajoutent presque toujours l’appel, c’est‑à‑dire le titre du destinataire placé au début de la lettre (« Monsieur », « Monseigneur », « Ma Révérende Mère », etc.), la mention de la date et une formule finale de politesse (la « courtoisie »)[16].

Les Relations de Lejeune correspondent en tout point à ces caractéristiques. Le destinataire, en effet, est inscrit : il s’agit du supérieur provincial de France, c’est‑à‑dire Barthélémy Jacquinot entre 1632 et 1634, et Étienne Binet entre 1635 et 1642. Cette adresse est indiquée dans le titre. Ainsi, pour la première Relation de Lejeune : Brieve Relation du voyage de la Nouvelle France, Fait au mois d’Avril dernier par le P. Paul le Jeune de la Compagnie de Jesus. Envoyée au R. P. Barthelemy Jacquinot Provincial de la mesme Compagnie en la Province de France. L’immuable titre du destinataire, « Mon R. Père », commence la Relation et on trouve bien la souscription avec le nom du destinateur et la courtoisie à la fin du texte : « De V. R., Tres‑humble & obeïssant serviteur selon Dieu, Paul Le Jeune. » La date peut même être accompagnée du lieu d’écriture : « Du milieu d’un bois de plus de 800. lieuës d’estenduë, à Kebec ce 28. d’Aoust 1632[17]»

Dans la Relation de Biard, il en est tout autrement. D’abord, le titre ne contient pas, comme chez Lejeune, de destinataire : Relation de la Nouvelle France, de ses terres, naturel du Païs, & de ses Habitans, ITEM, Du voyage des Peres Jesuites ausdictes contrées, & de ce qu’ils y ont faict jusques à leur prinse par les Anglois[18]. Il annonce plutôt avec précision les informations contenues dans le volume (« terres, naturel du Païs, & de ses Habitans »), et sa chronologie (ce que les jésuites « ont faict jusques à leur prinse par les Anglois »). La fin ne porte pas non plus de souscription : la dernière page donne lieu à une longue prière conclue par un « Ainsi soit‑il », lui‑même suivi très abruptement du mot « FIN ». Sans surprise, puisqu’il s’agit d’une convention d’époque, on trouve dans le paratexte l’inscription du destinateur et du destinataire. Par exemple, dans la dédicace « Au Roy[19] », l’appel est fait au « Sire » et la souscription de Pierre Biard est précédée d’une courtoisie de circonstance (« Tres‑humble, & tres‑obeïssant subject, & serviteur[20] »). Dans une autre partie du paratexte, l’« Avant‑Propos[21] », Biard s’adresse deux fois à l’« amy Lecteur ». La première introduit une vision contrastée du monde, où s’opposent le « Desert » infernal (celui de la Nouvelle‑France où règne « Satan[22] ») et l’Europe, tournée vers Dieu. La deuxième adresse permet de mettre l’accent sur les raisons du projet d’écriture : « l’ardent desir, & zele de voir ceste nouvelle France […] conquise à nostre Seigneur[23] ». Ainsi, il y a chez Biard un lecteur nommé dans le paratexte, mais il est conventionnel et anonyme.

Lecteur cité ou « sage Lecteur »

Selon la terminologie de Roger Duchêne[24], Lejeune est un « auteur épistolaire » : la lettre qu’il écrit est lue par un public plus large que le seul destinataire nommé. C’est cette idée que Rémi Ferland développe :

Si toute la Relation peut se résumer, ainsi que le suggère sa page de titre, à une lettre « envoyée au R. Père Provincial de la Compagnie de Jésus en la Province de France », il faut surtout considérer, au plan collectif, ces autres destinataires, variés et nombreux, que Lejeune intègre à son texte et interpelle selon leur rang et selon les besoins de la mission. L’appel spécifique qui précède la Relation (« Mon Révérend Père ») n’en fait pas pour autant un échange privé[25].

Dans le cadre de cette lettre destinée à de multiples lecteurs s’insèrent différentes adresses, et donc différentes figures de lecteur.

Dans la Relation de 1637, Lejeune consacre par exemple le premier chapitre, intitulé « Des secours que l’ancienne France donne à la nouvelle », à nommer, voire à citer, les bienfaiteurs de la mission qui sont, par ailleurs, ses correspondants. Il commence par s’excuser de l’absence de réponses aux lettres des « Associez & Directeurs » (la Compagnie des Cent‑Associés qui gère l’installation coloniale). En effet, il écrit que ceux‑ci :

tesmoignent n’avoir receu aucune lettre particuliere de ma part au retour de la flotte, ce qui ne les a pas empesché de m’honorer d’un grand tesmoignage de leur affection : mais je les supplie tres‑humblement de croire que je leur avois rendu ce devoir, comme aussi à quantité de personnes tres‑honorables, qui n’ont receu aucune de mes nouvelles, je ne sçay par quel sort mes lettres ne leur ont esté renduës[26].

Ce constat permet à Lejeune d’innover et de répondre (ou feindre de répondre) à ses correspondants à travers sa Relation. Il copie ainsi des parties de lettres reçues (et ces citations, dans la publication, sont figurées par l’usage de l’italique) : une des « Associez », qui affirment qu’en affaire de colonisation « il faut commencer par la Religion[27] », et une autre de « la mere Magdalene de sainct Joseph Carmelite, du grand Couvent des faux‑bourgs sainct Jacques[28] », qui exprime la « grande benediction » qu’il y a sur les jeunes filles autochtones « envoy[ées] » en France par les jésuites l’été précédent. Dans d’autres Relations, Lejeune répond plus extensivement encore à ses illustres correspondants, comme à Madame d’Aiguillon[29] dans la Relation de 1639. Ainsi, Lejeune mobilise un lectorat bienveillant, et les lettres citées soulignent l’importance ou les bienfaits de l’oeuvre jésuite aussi bien en France qu’en Nouvelle‑France.

Dans la Relation de Biard, en revanche, le lecteur bienveillant est tenu à distance, et l’apostropher relève, nous l’avons dit, de la convention. Dans le chapitre qui initie sa plaidoirie, « A quelle occasion les jesuites allerent en la Nouvelle France, l’an 1611. & ce que les François y firent dés l’an 1608. Jusques à leur venuë », Biard s’excuse indirectement au « Lecteur honorable » de devoir exposer par le menu des événements qui ne conviennent pas à sa « dignité[30] ». Quelques lignes plus loin, Biard montre néanmoins tout le profit que le « sage Lecteur » peut tirer de sa chronologie : « il recognoistra beaucoup mieux, ce qui est de ces terres, et de leur naturel, du moyen de les aider, & les accidens de telles expéditions & entreprinses[31] ». Ainsi, le lecteur est d’abord convoqué afin de présenter des excuses de circonstance, puis la plaidoirie apparaît sous un autre jour, peut‑être plus acceptable, que saura percevoir le « sage Lecteur ». Ces « lecteurs » sont, on le voit, désincarnés : ils fournissent l’occasion de marquer sa bienséance ou servent de prétexte à des indications de lecture.

La figure du lecteur malveillant

Depuis longtemps, la critique des Relations jésuites de Nouvelle‑France attribue à François‑Xavier, compagnon de la première heure de Loyola et également premier missionnaire de la Compagnie en Asie, des mots qu’il n’a jamais écrits. En effet, selon Léon Pouliot, qui est souvent cité, François‑Xavier préviendrait ses coreligionnaires que les relations s’adressent à tout le monde, et qu’elles « doivent passer [entre les mains] de personnes souvent injustes, et souvent jalouses et malveillantes[32] ». Or, l’original de la lettre, écrite en portugais et envoyée le 20 juin 1549 de Malacca, tient un tout autre discours : François-Xavier conseille simplement à son destinataire, le père Jean de Beira, nouvellement chargé de la mission aux Moluques, de ne pas « désédifier[33] » le lecteur de ses lettres, c’est‑à‑dire de ne pas le détourner de Dieu[34]. Même si François‑Xavier n’a jamais fait mention d’un lecteur « injuste », le fait que cette figure de lecteur apparaisse par la suite, au gré des traductions pro domo de la correspondance du missionnaire, nous informe sur la réception que les jésuites attendent de leurs écrits missionnaires. Or, force est de constater que, malgré les écarts génériques mis au jour plus haut, les deux ensembles de textes de Biard et de Lejeune construisent, en regard du lecteur bienveillant, une autre figure de lecteur : il s’agit du lecteur antagoniste, français, ignorant des réalités de la mission, et dont les remarques sont perçues par les jésuites du Canada[35]. Cette figure de lecteur apparaît avec évidence dans la Relation de Biard.

Pour le comprendre, il est important de revenir sur la facture du texte de Biard et du Factum auquel il répond. La Relation de Biard est composée de deux parties [36] : une première, thématique, sur le territoire canadien et les Autochtones (Mi’kmaq, Wolastoqiyik ou Abénakis, selon la partie du périple); une seconde qui consiste en une chronologie depuis l608 jusqu’à la libération, en 1614, des Français faits prisonniers par Samuel Argall. Cette Relation est publiée pendant une période particulièrement mouvementée de l’histoire de la présence jésuite en France. En effet, après l’assassinat du roi Henri IV, les jésuites sont de nouveau suspectés de former des régicides[37]. Biard fait explicitement de sa Relation une réponse à un pamphlet anonyme[38] d’une cinquantaine de pages paru en 1614[39], le Factum du procès entre Jean de Biencourt, Sr de Poutrincourt et les pères Biard et Massé. Ce Factum s’attaque quant à lui, à travers les premiers missionnaires de l’ordre venus en Acadie, aux vices habituels que l’on prête aux jésuites, à savoir leur ambition, leur hypocrisie et leur caractère fondamentalement étranger, voire antifrançais[40]. Il est composé à près d’un tiers de transcriptions de lettres. Il commence par des courriers officiels, par exemple ceux du jeune roi Louis XIII, de Marie de Médicis et de Madame de Guercheville. Tous sont adressés au colonisateur Poutrincourt[41], louent le succès de ses voyages précédents et introduisent auprès de lui les pères Biard et Massé, protégés de la cour. Après la transcription du contrat passé entre les parties[42], le Factum bascule dans une chronologie des faits et gestes des jésuites (pendant la traversée et au début de l’installation en Acadie), que le rédacteur, oscillant entre le registre de la farce et celui de la polémique, présente comme odieux ou ridicules. Ensuite défilent de nouveau des transcriptions de lettres, notamment des lettres écrites par Biard ou Massé. Il serait trop long de présenter ici le collage de ces lettres, notamment à leur protectrice, Madame de Guercheville, auquel procède le rédacteur du Factum, après la crise du 13 mars 1612[43] entre Biencourt et les pères, et la manière dont il en guide la lecture par des commentaires interstitiels. Il est néanmoins notable que le rédacteur retourne contre eux l’arme des jésuites, leur outil de propagande principal, la lettre, pour prouver qu’ils sont hypocrites.

Le Factum est également constitué de nombreuses critiques, d’accusations répétées[44], ce qui a une conséquence directe sur la figure de lecteur dans la Relation de Biard. En effet, celui‑ci donne beaucoup de place, dans son texte, au « factieux » : il dénonce le fait que « l’escrivain du factum[45] » ait « voulu charger les jésuites » en « controuv[ant] » des mensonges, à savoir des guérisons miraculeuses. Le « factieux » influence même la forme de la Relation de Biard, puisque celui‑ci compte « reprendre les mesmes erres » que le libelle :

ce difamateur, & factieux (ainsi le nommeray‑je d’ores‑en‑avant,) commençant dés l’embarquement des Jesuites, les poursuit, comme à la trace en Canada par boys, & rivieres, mer, & terres, de jour & de nuict, en tous leurs voyages & demeures, espiant par tout de tirer sur eux à couvert & proditoirement [ouvertement] quelques impostures, & calomnies. A ceste cause il nous faut de necessité reprendre mesmes erres [chemins] pour defendre l’innocence, & rapporter au vray ce qui est de leurs actions, & deportements […][46].

L’implacabilité de l’observation du « factieux » sur les jésuites s’exprime par l’énumération des lieux où elle s’exerce (« par boys, & rivières, mer, & terres », « en tous leurs voyages & demeures »), et par son caractère continu (« de jour & de nuict »). Biard reproduit la structure chronologique du Factum et lui emprunte aussi un « ils » qui désigne les jésuites, comme s’il (Biard) s’observait de l’extérieur : c’est peut‑être une manière de se montrer objectif et de faire, du point de vue de l’énonciation, un parfait contrepoint au Factum. En revanche, Biard ne reprend pas à son compte la violence verbale du pamphlétaire, ou s’il l’a fait, il n’y en a plus trace : deux chapitres qui concernent directement le Factum sont enlevés par les censeurs jésuites de Lyon en vue de la publication[47].

La Relation de Biard est, avant tout, l’endroit où le jésuite peut déjouer chacune des critiques du « factieux ». Pour répondre, par exemple, à l’accusation selon laquelle il serait un « diseur d’heures[48] » ou démentir la réputation de faiseuses de miracles ironiquement prêtée à ses prières, lesquelles auraient notamment provoqué la guérison des Autochtones malades [49], Biard explique le rôle des « ordinaires exercices » dans l’emploi du temps des jésuites :

Leurs ordinaires exercices estoyent de chanter le service divin les Dimanches, & festes, avec une petite exhortation ou sermon : tous les jours le matin, & le soir ils assembloyent toute la troupe pour la prière, & le Caresme par l’exhortation, trois fois seulement la semaine. Leur conversation estoit telle, que le capitaine Jean d’Aune & le pilote David de Bruges, tous deux de la Pretenduë en rendirent tesmoignage avec grande approbation au sieur de Potrincourt, & ont déposé souvent depuis dans Dieppe, & autre part, qu’ils avoyent cogneu lors les Jesuites pour tout autres, qu’on ne les leur avoit figuré auparavant, sçavoir est pour gens honnestes, courtois, & de bonne convention & conscience[50].

Cette réponse se prolonge par le démenti d’un stéréotype : des protestants (« tous deux de la Pretenduë »), donc le parangon des ennemis habituels des jésuites, reconnaissent en eux des « gens honnestes, courtois, & de bonne convention & conscience ».

Biard répond également d’une manière explicite à l’accusation voulant que Massé et lui mangent les provisions de « l’habitation[51] » :

Les neges commencerent le 26. de Novembre, & avec elles (ce qui faschoit le plus) le retranchement des vivres. On ne donnoit à chaque personne pour toute la sepmaine, qu’environ dix onces de pain, demy livre de lard, trois escuelées de pois, ou de febves, & une de pruneaux. Les Jesuites n’en eurent jamais plus, ny autrement qu’un chacun de la troupe. Et est mensonge très‑impudente ce que le Factieux allegue du contraire[52].

En précisant la quantité de nourriture donnée à chacun dans la colonie, Biard prouve, par l’exactitude de son souvenir, qu’il a dû respecter les mêmes règles que tout le monde, et c’est l’occasion de contredire nommément l’auteur du Factum.

Les critiques répétées de ce « factieux » entraînent la prise en compte de celles provenant d’un ensemble indistinct de personnes. En effet, évoquant des « larues[53] », c’est‑à‑dire des rumeurs, Biard déplore ensuite la « malice » ou « [l’]ignorance lourde[54] » de ceux qui « accus[ent] les Jesuites en chose, où toutesfois ils ont paru estre vrayment sinceres, & constants serviteurs de Dieu », avant de se justifier. Introduire la voix du « factieux » permet donc à Biard de joindre au dialogue amorcé une foule anonyme de contempteurs. On peut dire à ce titre que ce lectorat hostile, à la fois indéterminé et destinataire d’une réponse aussi précise que la critique qui la provoque, motive l’écriture de Biard.

Il en est de même pour Lejeune. En effet, Rémi Ferland, dans son étude rhétorique des Relations de Lejeune, constate le même type de réplique à une critique formulée, ce qu’il nomme la réfutation :

Affirmation, la Relation est aussi bien réponse à une affirmation et il arrive à Lejeune de réfuter les accusations (souvent de simples interrogations) qui peuvent circuler contre la mission jésuite. Le lecteur bienveillant est rétabli dans ses certitudes[55].

On relève effectivement nombre de réfutations dans le corpus des Relations de Lejeune. Par exemple, dans la Relation de 1637, le jésuite répond aux critiques sur la supposée « dissolution » dans la colonie. La riposte de Lejeune permet de faire un bilan inverse de la situation en Nouvelle‑France, où règnerait « la pieté & la devotion[56] ». Lejeune peut aussi rappeler une réfutation précédente afin de la réitérer :

Je ne sçay pas bon gré à ceux qui ont crû qu’on ne remarquoit dans l’esprit des Sauvages aucun petit rayon de lumiere, ny de connoissance touchant la Divinité. J’ay autrefois escrit contre cét erreur. Voicy deux exemples qui combattent[57].

Lejeune suit donc les traces de Biard dans le dialogue qu’il entretient avec un lectorat désigné de manière indistincte, dont il s’évertue à réfuter les fausses accusations.

Dans la Relation de 1636, Lejeune répète une critique qui lui a été faite pour commencer le chapitre intitulé « Des esperances de la conversion de ce peuple » :

Entre quelques propositions qu’on m’a fait de l’Ancienne France, quelqu’un me demande, d’où vient qu’en tant d’années on a baptisé si peu de personnes? Il me semble qu’il faudroit renverser la proposition, & dire, d’où vient qu’en si peu d’années on a baptisé tant de personnes[58]?

La réponse à cette « proposition » prend plusieurs pages. Lejeune déplore que les Français se soient occupés de « la dépoüille des animaux » (les peaux de castor) avant de convertir au catholicisme les peuples rencontrés. Il justifie ensuite le temps forcément long qui est nécessaire à la conversion par la difficulté d’apprendre la langue innue, ainsi que par les « mille autres choses » qui occupent la vie d’un religieux en Nouvelle‑France, tâches qu’il énumère en partie. Il termine sur une allégorie qui peut se résumer par cette analogie : il faut autant de temps pour convertir les âmes qu’il en a fallu pour construire le « Temple de saincte Sophie, à Constantinople », et la « patience » est « requise » pour « bastir une Eglise de pierre; mais encore plus pour une Hierusalem celeste[59] ». Lejeune profite ainsi d’une critique pour édifier son lecteur : il utilise son éloquence pour défendre l’action jésuite. Si Lejeune affectionne les bons mots, notamment pour ridiculiser les rites autochtones[60], le ton sentencieux, celui du prêcheur, est toutefois assez rare, et il est provoqué ici par la réfutation.

Il arrive parfois à Lejeune de prendre à partie son lecteur malveillant. Dans cette même Relation de 1636, un chapitre entier, intitulé « Réponses à quelques propositions qui m’ont esté faites de France », constitue une sorte de courrier des lecteurs dans lequel Lejeune répond à diverses questions provenant de « personnes de conditions[61] » et portant autant sur la possibilité de planter des pommiers en Nouvelle‑France que sur la quantité d’arpents que peuvent défricher 20 hommes en un an[62]. Une « proposition », qui concerne l’usage des peaux de castor par les jésuites, tranche avec le ton de l’ensemble :

Il me semble que j’ay eu le vent, qu’en France quelques‑uns qui ne nous cognoissent, ny ne nous veulent cognoistre, crient que nous n’avons pas les mains nettes de ce trafic, Dieu les bénisse, & leur fasse reconnaître la vérité, telle que je m’en vais la dire; quand il sera à propos pour sa gloire; car il ne faut pas s’attendre de servir longtemps le Maître que nous servons sans être calomnié. Ce sont ses livrées, il ne nous reconnaîtrait pas lui‑même, pour ainsi dire, si nous ne les portions. 

Lejeune distingue la provenance de la critique : elle vient d’inconnus, contrairement aux autres questions qui émanent d’un lectorat bienveillant, à savoir les destinataires sous‑entendus par certaines lettres jésuites[63]. Là encore, sa réfutation s’étire sur plusieurs pages : les peaux sont un moyen d’échange avec les Autochtones ainsi que le salaire préféré des « journaliers », et bien sûr elles permettent de « se garantir du froid[64] ». En conclusion, Lejeune appelle au bon sens : ces peaux sont simplement utiles, et ceux qui critiquent leur usage par les jésuites sont « quelques médisants », des « esprits noirs et ombrageux » qui tournent leur « passion » en « venin » et qui, s’amuse Lejeune, pourraient « ouvr[ir] leurs coffres » au lieu de décrier ses moyens de survie[65]. La réfutation est ainsi l’occasion pour Lejeune de distinguer un lectorat particulier, dont il souligne la malveillance. En cela, il reprend la figure du lecteur « factieux » de Biard et la développe en lui donnant un caractère nécessaire : être « calomnié » constitue la « livrée » des missionnaires et, en ce sens, les bons calomniateurs font les bons jésuites.

De plus, la réfutation permet de créer une connivence avec la partie bienveillante du lectorat. C’est le cas par exemple, dans la Relation de 1641, lorsque Lejeune rapporte une rumeur grotesque :

On nous a dit, qu’il couroit un bruit dans Paris, qu’on avoit mené en Canada, un Vaisseau tout chargé de filles, dont la vertu n’avoit l’approbation d’aucun Docteur; c’est un faux bruit, j’ay veu tous les Vaisseaux, pas un n’estoit chargé de cette marchandise[66].

La distance prise ici par Lejeune tranche avec la charge émotive perceptible sur la question du trafic des peaux. Le jésuite provoque un tout autre effet sur son lectorat : au lieu de se lancer dans une longue justification, corollaire usuel des réfutations, sa réaction concise et détachée marque l’indifférence qu’il peut porter à certaines critiques. Cet exemple permet d’affirmer que le rejet du lecteur malveillant, qui cède parfois, comme le « factieux », à l’accusation ordurière, se double à l’occasion d’une connivence avec le public noble et lettré des bienfaitrices, comme ici par le biais de l’humour.

Le témoignage des jésuites, en changeant de genre – en passant de la réponse polémique à l’épistolaire – ne change donc pas tout à fait de lecteur. Les Relations de Lejeune gardent, en plus des destinataires désignés, nommés de la lettre, le souvenir du lectorat malveillant de la Relation de Biard, à savoir les adeptes du « factieux », une foule indéterminée, anonyme, qui juge mal le travail des jésuites. Cette figure de lecteur malveillant a une vertu rhétorique. D’abord parce que, dans l’élan polémique qu’elle autorise, elle offre un moment oratoire singulier à Lejeune; ensuite parce qu’elle permet de rejeter explicitement la critique qui, provenant d’un lecteur malveillant, est forcément de la médisance. À ce titre, dans le cadre de lecture habituel de la lettre jésuite, elle crée un effet de compassion et de connivence autour de l’oeuvre jésuite.

Un autre procédé rhétorique est présent dans les corpus de Biard et de Lejeune. Biard utilise parfois la prolepse et répond à une critique non encore formulée, introduisant la figure d’un lecteur qui ferait exprès de mal le comprendre, ou qui chercherait à trouver les failles dans son discours. Cette figure du lecteur semble introduite par un certain rapport de défiance du scripteur vis‑à‑vis de l’esprit de son époque. Biard se plaint en effet dans sa Relation d’un « siecle » où tout le monde veut avoir son « opinion[67] » sans rien connaître. Aussi, imaginer les réactions du lecteur permet de mieux circonscrire sa lecture : « Maintenant quelqu’un ayant ouy nostre recit à bon droict nous dira : […][68]. » Il lui fait même poser les questions : « Quel fruict doncques nous apportez‑vous de vos travaux. » Ferland relève le même procédé chez Lejeune :

Lejeune, en habile polémiste qui veut garder l’entière direction de son apologie et ne jamais avoir à se retirer en défensive, devance parfois les accusations de son adversaire. Le procédé, classique en argumentation, s’articule en deux temps : la prolepse proprement dite, où sont formulées ces objections présumées, et l’upobole, réponse aux objections, donc réfutation[69].

Par exemple, Lejeune, dans la Relation de 1636, prévient l’agacement d’un lecteur devant les exposés circonstanciés des différents baptêmes :

Si quelqu’un trouve ces narrez un peu longs; je le prie d’avoir égard, que de gagner quelque pauvre Sauvage à Dieu, & à l’Église; c’est tout nostre trafic en ce nouveau monde, toute la manne, que nous cueillons en ces deserts; que nous ne chassons qu’à cela dans ces grands bois, & que nous ne faisons autre pesche sur ces larges Fleuves[70].

Cette prolepse, on le voit, prépare la réfutation, déployée dans cette même Relation, de l’accusation de trafic de peaux de castor. Combinés, les deux procédés rhétoriques induisent à penser notre corpus comme un ensemble de textes défensifs construit autour de deux figures de lecteur : l’une, très présente, qui est le destinataire bienveillant de la lettre jésuite; l’autre, son opposé, qui apparaît ponctuellement mais qui est tout aussi uniforme (seule change la manière de Lejeune d’en souligner ou non l’esprit calomnieux), et qui personnifie dans les Relations l’hostilité envers les jésuites dans la société française.

Ainsi, on peut constater dans les Relations de Biard et de Lejeune une figure de lecteur semblable, un lecteur malveillant, opposé du destinataire dévoué et bienveillant des lettres jésuites. Cette figure forme un horizon des potentielles critiques soulevées par la Relation, à partir desquelles le jésuite élabore ses justifications. La Relation de Biard, en tant que réponse intransigeante à un pamphlet antijésuite, le Factum, et en tant que première de la longue série des Relations de la Nouvelle‑France, institue peut‑être ce réflexe de défense. La figure du lecteur malveillant se mêle étrangement, dans les Relations de Lejeune, aux adresses bienveillantes à des destinataires nommés, voire cités : vis‑à‑vis d’eux, qui sont salués, elle est utilisée comme source de connivence et de compassion.