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Lorsqu’Henri Estienne (1530‑1598) entre sur la scène littéraire, en 1549[1] ou en 1554[2] selon les critères retenus, il est éditeur de textes classiques et, s’il est « critique », c’est dans la connaissance des textes classiques, l’acribie du choix des leçons retenues, la rigueur de ses conjectures, le soin porté à la composition et à la vérification de l’édition, la compétence philologique. Au moment où Jules‑César Scaliger (1484‑1558) rédige le cinquième livre de sa Poétique, intitulé Criticus[3], Henri Estienne participe en effet au mouvement philologique que Jean Jehasse décrit comme la Renaissance de la critique[4] et, comme éditeur de textes classiques, se distingue par la connaissance et la comparaison des textes anciens, des langues, des arts poétiques, de la métrique. Ce criticus, savant avant tout, est loin du « critique » que la première modernité nous a légué : spécialiste des oeuvres et des savoirs liés au texte, à sa production, à sa transmission, il se situe en spécialiste, en amont et à part de la réception générale par les lecteurs, et il a pour interlocuteurs les autres critici plutôt que les amis‑lecteurs. Dans le cadre de ses éditions « critiques », de ses commentaires sur les textes établis par d’autres érudits, ou de la production d’outils philologiques, Henri Estienne est fort certainement un criticus au sens où l’entend Scaliger : un spécialiste des langues et littératures de l’Antiquité qui, par son expertise, juge de la qualité des textes proposés au public, en éclaire les passages obscurs et peut en établir l’authenticité, la place dans l’histoire littéraire et le sens. Il publiera ainsi, par exemple, le Trésor de la langue grecque[5] en 1572 et, plus spécifiquement, un recueil d’annotations critiques[6], qu’il promet de mettre à jour régulièrement — les trois « livres » de 1578 portent les noms des trois premiers mois de l’année — et continue en 1587. Voire, il donne à la fin de sa vie un long essai critique pour « corriger les erreurs des critiques[7] ». Mettant ses pas dans les traces de son père Robert Estienne (1503‑1559) — l’auteur du Trésor de la langue latine (1532) et l’éditeur de la Bible, en latin comme en ses langues originales (à partir de 1538, et en particulier, en 1546) —, Henri y définit sa médiation textuelle par la science, une somme de compétences et de connaissances dont les lecteurs seraient privés et dont les critiques ne sauraient se passer, s’ils veulent garder leur titre et honneur. Son rôle d’imprimeur, qui ressortirait de l’art, c’est‑à‑dire du soin et du savoir‑faire, n’y est guère évoqué, sauf pour souligner le soin porté à l’exactitude. Criticus de métier, donc, il rappelle volontiers sa loyauté envers son père et envers le modèle humaniste qu’il s’est choisi : Guillaume Budé (1467‑1540). C’est à ce titre de criticus qu’il figure, dans la somme de Jean Jehasse sur la Renaissance de la critique, dans le même chapitre que Joseph‑Juste Scaliger, Juste Lipse et Isaac Casaubon[8].

Or, d’une génération d’Estienne à l’autre, entre Robert et son héritier Henri, s’ouvre à l’intérieur des livres publiés par ces éditeurs et imprimeurs un nouvel espace : celui du dialogue avec le lecteur. Robert Estienne ne s’adressait guère à son public, si ce n’était pour rappeler son statut d’Imprimeur Royal, préciser les ajouts d’une réédition ou affirmer ses droits sur le texte. Ses rares interventions s’inscrivaient dans la page conventionnellement dévolue à l’imprimeur, l’« Avis au lecteur », et ne dépassaient guère une ou deux pages — il s’étend plus longuement, dans les années 1540‑1552, sur le travail d’édition de la Bible, ce qui fait exception à sa manière[9].

Abandonnant cette laconique sobriété, dès les années 1550, Henri Estienne s’adresse, parfois fort longuement, à son lecteur « ami des Muses ». Dans l’espace des cahiers liminaires de ses éditions classiques ou de ses propres oeuvres « critiques » — espace dont il est maître comme éditeur‑imprimeur —, il engage une correspondance préfacielle, tout d’abord unilatérale puis théoriquement mutuelle, avec ses lecteurs. En une habitude, qui devient une signature auctoriale pour les volumes issus de ses presses et qui rompt avec les usages préfaciels de ses modèles familiaux et humanistes, il ouvre en effet ses livres — édités et produits, parfois écrits par lui‑même — par deux lettres : la première, préface dédicatoire à un savant, à un ami (savant) ou à un puissant, et la seconde, à « l’ami des Muses ». Ces préfaces, en partie double dès 1557, sont d’emblée constituées comme espace de liberté et de dialogue tant avec les « critiques » qu’avec le public. Tandis que la première demande protection ou bienveillance, la seconde adopte souvent un tour plus personnel, en racontant l’élaboration du livre ou en éclairant l’intérêt du texte. La liberté de l’auteur s’y reconnaît à la diversité des postures qu’il y adopte, comme éditeur, imprimeur ou auteur, mais également comme personne, ainsi qu’à celles qu’il impose à ses dédicataires et amis‑lecteurs. La fiction d’une correspondance avec le lecteur par ces lettres préfacielles où le lecteur est sommé de juger, se continue en effet par la création d’un espace où s’inscrirait la parole du lecteur, au sein même du livre : cahier vierge, page blanche, intervalles entre les chapitres. De fait, l’auteur‑éditeur n’invite pas seulement ses lecteurs à devenir à leur tour « critiques » : il leur lance le défi de le retrouver, sur le terrain de l’écriture, et de passer à leur tour « écrivains ». Sous le signe d’une amitié savante[10] partagée, voilà donc mis sur le même pied dédicataires, auteurs et lecteurs. La familiarité de l’amitié autorise alors l’égalité entre dédicataires et auteur, tout comme elle prévient la censure poétique d’une oeuvre personnelle où s’allient érudition et confidence. Elle autorise également une égalité entre l’illustre dédicataire et les lecteurs anonymes. Surtout, Henri Estienne instaure au coeur du nouvel objet textuel qu’est le livre imprimé la temporalité de l’improvisation, en cet espace de réponse réservé aux amis. Dans l’échange des rôles que propose la mise en demeure du lecteur, sommé de critiquer l’écrivain, l’enjeu de la médiation critique devient celui‑là même de l’écriture : entre réception et transmission, le moment du critique est celui du passage et il sert de pivot entre la position du lecteur et celle de l’auteur. Car le miroir auquel Henri renvoie son lecteur reflète, en retour, un autre miroir, où sa propre écriture critique lui confère le statut d’auteur.

La déclinaison personnelle de la « renaissance de la critique » dans cette correspondance préfacielle donne naissance à une forme de critique moderne, épistolaire, aussi publique que privée. Elle ouvre en effet, au seuil de l’oeuvre, un espace de rencontre entre auteurs et lecteurs : une médiation, où rôles et statuts se répondent, se prêtent et s’échangent. Le temps d’une préface ou d’une feuille blanche. Cet article suivra, dans l’abondante oeuvre liminaire d’Henri Estienne[11], l’invasion des préfaces par l’auteur‑éditeur, la place faite à l’ami‑lecteur en ces seuils et le statut de la médiation critique, au centre de la danse croisée entre lecture et écriture.

Le pluriel des préfaces

Henri Estienne n’invente ni la préface ni la double préface, il les envahit. Le premier cahier de ses livres est son terrain de prédilection, dont il transforme résolument la portée comme la teneur. Il s’y inscrit en effet comme « locuteur » du volume. D’entrée de lecture, souvent en des pages non numérotées et séparables du reste du volume à la composition, les pièces liminaires des premières éditions imprimées[12] tiennent lieu de « couverture » du livre, notamment de notre moderne « quatrième de couverture » : l’éditeur, l’imprimeur, le libraire — dont les fonctions se mêlent alors — y séduisent le lecteur par la réunion d’éloges de l’oeuvre, de compliments adressés à l’auteur par d’illustres personnages, de dédicaces prestigieuses et de préfaces. L’indépendance concrète de ces cahiers vis‑à‑vis des autres pages permet de les remplacer au fil des rééditions, voire de personnaliser les exemplaires : ainsi, tels nos tirages numérotés ou nos vélins modernes, l’exemplaire destiné au glorieux dédicataire sera plus somptueux, souvent colorié, parfois enluminé. Or, avant l’essor d’une industrie du livre, lorsque l’espace de ces premières ou dernières pages du volume n’est encore déterminé par aucune contrainte générique, la lettre préfacielle, en prose ou en vers, semble être le choix formel de cette liberté : épître publique au dédicataire, incitation à l’achat, traité poétique, apologie de l’édition ou récrimination contre les concurrents, le format épistolaire autorise tous les sujets, et tous les registres[13].

Surtout, par les formules de salutation et de signature où sont explicitement nommés destinateur et destinataire, la lettre indique son appartenance à l’espace liminaire, celui des « passeurs[14] » : en marge du texte de l’auteur, dont le nom figure dans le titre ou en amont du titre[15], les préfaces, postfaces et avis nomment le typographe, le libraire, le premier (re)lecteur, l’éditeur scientifique, le découvreur du texte central... L’auteur éponyme du livre — celui qui donne son nom au volume et au texte — signe‑t‑il l’avertissement ou la défense de sa propre oeuvre? Il n’en est pas moins, alors, second auteur, dans un jeu d’énonciations complémentaires et différenciées : devenu son propre commentateur, ou son propre éditeur, l’auteur en sa préface ne tient pas tant le rôle auctorial que celui du premier lecteur, guide des lecteurs à venir, « critique ». Passée en tradition[16], telle une répartition des rôles, l’alternance des polices de caractères — où se conjuguent italiques et romains, grandes et petites tailles[17] — signale, aussi sûrement que la numérotation discontinue des pages entre signatures liminaires et numérotation du texte principal, le passage d’un locuteur à l’autre.

La lettre préfacielle humaniste constitue ainsi à la fois une continuation de sous‑genres anciens, puisqu’elle reprend dédicaces antiques, prologues, accessus médiévaux ou épîtres dédicatoires, et une stratégie nouvelle dans le contexte du livre imprimé. En effet, dans l’imprécision générique, la « marche » à passer du paratexte est le lieu de la distinction possible, celui où se démontre l’écart entre le texte et l’instance énonciatrice. Or, justement, le livre est avant tout une énonciation différente de celle du manuscrit; le support, la reproduction à l’identique de nombreux exemplaires, les nouveaux circuits de diffusion changent les donnes auctoriales et favorisent l’émergence de nouveaux personnages, l’éditeur et l’imprimeur, voire le libraire... Dès les premières éditions imprimées, la prolifération des avis du typographe et des défenses de l’éditeur donne parole et autorité à l’homme « méchanique » et à l’érudit qui établissent le texte pour commenter non seulement l’oeuvre, mais encore le livre où s’inscrit l’oeuvre.

Les lettres préfacielles donnent en effet à contempler le prisme des énonciations auctoriales : le typographe y explique ses signes de ponctuation, le secrétaire du roi y accorde son privilège, le censeur y donne son autorisation, l’éditeur défend ses leçons, le critique guide la lecture. Maintenant, dans le cas d’Henri Estienne, lorsque l’instance auctoriale est présentée comme unique — en l’occurrence par l’emploi du nom propre de l’éditeur‑imprimeur‑libraire —, lorsque la variation porte sur le destinataire et que ce sont les lecteurs qui défilent, l’affectation épistolaire permet de creuser et d’élargir le seuil des énonciations multiples. Surtout, la pluralité des destinataires d’un unique destinateur retourne l’habitude vite ancrée de lecture des seuils; mime fictif de la diffusion du livre à l’identique parmi ses nombreux récipiendaires, la correspondance asymétrique entre une instance « éditrice » — où se confondent préfacier, éditeur et typographe — et ses interlocuteurs successifs ouvre l’éventail poétique d’une définition de l’auteur.

Idéalement, le dédicataire est le prince des lecteurs, le grand nom, premier et symbolique : modèle grâce auquel penser et inclure les autres lecteurs, menu peuple, sans titre ni nom. Or que penser des collections d’épîtres et préfaces humanistes adressées d’abord à un personnage, puis « au lecteur »? L’adresse « Au lecteur », dans son universalité, est‑elle redondante? Le dédicataire est‑il l’un de ces lecteurs? Si la présentation circonstanciée du volume à un grand de ce monde semble autoriser la demande fort circonstanciée d’aide et de protection, l’avis plus général concerne‑t‑il plus spécifiquement l’oeuvre? Quand l’épître dédicatoire insère le volume dans le monde des aides et des subventions, la préface universelle fait‑elle au contraire entrer le monde dans l’univers du livre?

Paroles d’éditeur

Entre 1553 et 1598, inlassablement, et profusément, l’éditeur‑imprimeur et écrivain Henri Estienne encadre les éditions et les oeuvres sortant de ses presses d’un discours personnel, de plus en plus ample et de plus en plus libre; depuis la lettre de recommandation du livre, l’épître dédicatoire à un grand, la confidence à son grand fils ou la supplique pour obtenir fonds et manuscrits, jusqu’aux traités sur les dialectes grecs ou les listes de corrections, Henri glisse ses textes partout et compose ainsi, dans la fragmentation des années, sur plus de 44 ans, une oeuvre en soi[18]. Henri Estienne est écrivain et, comme imprimeur, tire avantage de toute page blanche pour la noircir; éditeur de talent et de renom, il commente les oeuvres qu’il publie s’il n’est pas l’imprimeur de ses propres leçons critiques. Or, cette écriture, toujours fragmentaire (dans les notes et annotations) ou liminaire (en préface et postface), suit dans ses formes la lisière entre écriture critique de l’érudition et correspondance. Dans la persistante cohérence de procédés et d’assignations, la rhétorique épistolaire des préfaces fonderait alors une poétique : elle impliquerait et définirait le statut littéraire des seuils et des inscriptions marginales. Ainsi, la préface aurait pour enjeu la signature dernière du livre et l’échange des rôles entre auteur et lecteur, par le biais de la critique.

Dès la première édition critique qu’il établit et signe, Henri Estienne joint au texte antique par ses soins restitué un cahier liminaire où il présente et, par avance, défend son labeur. Et, dès ces premiers pas, Henri Estienne se plaît à multiplier les dédicataires de son livre : un grand, qu’il nomme, ou un confrère érudit, qu’il nomme également, mais surtout le Lecteur, à qui il accorde une majuscule comme à un personnage, auquel il s’adresse constamment et familièrement.

Ainsi, en 1554, la toute première parution de l’humaniste est une édition de Denys d’Halicarnasse, établie par les soins d’Henri et publiée, au moins nominalement, chez son oncle Charles Estienne[19] : une préface grecque adressée à Odet de Selve ouvre le livre, bientôt suivie par une préface latine à Piero Vettori, sénateur florentin, tandis qu’une préface au dernier texte est adressée au lecteur. Dans la première préface, qui place le livre sous la protection de l’ambassadeur du roi de France à Venise et ami de longue date de la famille Estienne, Henri compare les historiens grecs et défend Platon et Thucydide contre les attaques de Denys; dans la seconde, il rappelle son amitié et sa collaboration avec l’humaniste florentin, lui promet un Anacréon tout en lui demandant un Eschyle, se plaint des mauvais manuscrits... Enfin, la dernière intervention d’Henri, au lecteur, est une justification du recueil : il a inséré des éloges, au texte fautif et sans auteur connu, à la suite des écrits de Denys, car il les a jugés d’un trop grand intérêt pour être gardés dans le secret de l’officine. Ainsi, après que le jeune savant a démontré, en grec et en latin, sa connaissance des langues anciennes, des textes classiques, des bibliothèques et des traditions manuscrites, après qu’il a placé son premier essai sous la protection de la France et qu’il a publié ses liens amicaux avec de grands érudits, cette dernière préface indique, dès 1554, l’omniprésence de l’éditeur dans son livre : il en choisit le corpus, en retient les leçons, en commente l’exactitude, attribue les paternités et, surtout, il est avec le lecteur le juge de la valeur des textes. Par‑delà l’auteur (ici incertain), par‑delà le témoignage manuscrit — ici d’un exemplaire unique —, l’éditeur est celui qui profère le texte pour le public[20] :

À quel critique devons‑nous ces éloges des écrivains grecs que je transcris ici? Pour ne pas te le cacher, Lecteur, j’ai voulu indiquer l’endroit où je les ai pris. Donc, tandis que je recherchais divers textes manuscrits et m’occupais, entre autres, de rassembler tous les exemplaires de l’Art Rhétorique par Denys conservés dans les bibliothèques italiennes afin de produire un texte dont je fusse satisfait, il me tomba entre les mains un manuscrit qui comprenait non pas les oeuvres que je désirais mais ces éloges grecs. Maintenant, qui voudra critiquer ce manuscrit s’attache à l’attribution; on y dénie l’appartenance aux oeuvres de Denys, mais il faudra bien avouer que l’auteur du texte s’est inspiré de Denys. En effet, on y trouve de nombreux jugements sur les auteurs grecs qui figurent ailleurs chez Denys; et rien ne permet de distinguer d’entre les deux traités si ce n’est que les opinions ici rapidement juxtaposées sont, chez Denys, présentées avec plus d’unité et de soin. D’ailleurs, même si l’auteur en demeure inconnu, Quintilien, qui à plus d’une occasion emprunte aux oeuvres de Denys pour son Institution Oratoire, Quintilien, donc, n’hésite pas à citer longuement ces éloges; parfois, il les utilise sans donner le nom de leur auteur, comme s’ils étaient de lui, parfois il ajoute un « On croit que » et reconnaît son emprunt. [Je traduis.]

Dans sa première édition, c’est au public, anonyme et fin connaisseur, qu’Henri adresse son dernier mot. Là, il est brillant criticus : rétablisseur des torts, découvreur de textes, il critique même l’Institution Oratoire de Quintilien en publiant Denys. Henri donne mieux qu’un inédit : un texte pour la première fois imprimé et pour la première fois critiqué par un érudit... Une présentation conventionnelle du sujet, une lettre d’affaires destinée à l’humaniste florentin, l’expression de son mécontentement devant les mauvaises leçons manuscrites de Denys, trois actes d’allégeance obligés envers les puissants et les aînés pour établir son statut de « critique »! Et pour changer le pas de danse des hiérarchies entre protecteurs et auteurs, auteurs et lecteurs, puissants et lecteurs…

Mon lecteur, mon frère

La seconde édition de 1554 fit la renommée du jeune humaniste : célébrée par les poètes de la Pléiade, saluée par la communauté des philologues comme le prometteur chef‑d’oeuvre du nouvel helléniste, reprise au moins deux fois entre 1554 et 1556, la publication des Épigrammes d’Anacréon chez Robert Estienne à Paris reçut l’hommage d’une ode de Ronsard et suscita traductions, continuations et adaptations[21]. Or, là encore, en une série de préfaces à qui la répétition du procédé confère valeur de poétique, le jeune éditeur s’adresse à celui qui, implicitement, l’écoute déjà : le lecteur. Et il redouble cet envoi, déjà par lui‑même redondant. En effet, en tête et en fin de volume, en lieu et place du traditionnel « Avis du typographe » et des registres et errata du même imprimeur, Henri rappelle et resserre l’énonciation de l’éditeur grâce au cumul des fonctions qu’il assure : il signe de son nom le travail d’établissement, reconnaissance et impression des poèmes antiques; dans le même temps, il désigne son reflet et destinataire dans cet espace nouveau de la signature d’éditeur, le lecteur sans nom. L’anonymat permet alors, non pas la généralisation du propos liminaire, mais son individuelle spécificité lors de chaque acte de lecture. La lettre dépasse donc ici la visée circonstancielle de l’épître dédicatoire à un grand : elle définit la multiplicité, toujours personnelle, des découvertes du livre. Est alors retourné l’usage de nommer le destinataire en amont du texte épistolaire : dans l’avis au lecteur, il s’agit de proposer non pas un nom, mais l’endroit où le lecteur pourrait inscrire son propre nom… Or, dès 1554, c’est à ce lecteur sans détermination que sont adressées les préfaces et postfaces de l’humaniste, de préférence aux puissants protecteurs ou aux maîtres, de préférence aux amis, pourtant invoqués longuement comme les commanditaires ou les bénéficiaires, voire les complices de l’acte éditorial. Dans une première préface aux odes d’Anacréon, dédiée aux « amis des Muses » et écrite en grec, Henri Estienne oppose ainsi la poésie raffinée des lyriques grecs à une poésie sans grâce, qui serait peut‑être la poésie scientifique : d’emblée, par le terme grec de philomousos (l’amateur de lettres grecques) et par le choix de la langue, il dessine le portrait de son public; en réponse, la seconde préface, qui introduit les « observations » sur l’établissement du texte, donne, en latin, l’autoportrait de l’éditeur en improvisateur‑philologue[22].

Oui, je fus assailli de diverses tâches, qui rompirent le cours de mes études; et je ne pouvais m’en extraire assez longtemps pour pouvoir me consacrer à quelque projet d’envergure. Alors, je consacrai ce temps libre qui m’était accordé à traduire ces odes d’Anacréon; je les avais déjà traduites en français, je tentai, sur la prière de certains amis, de les mettre en latin. Cependant, à peine avais‑je porté la dernière main à l’ouvrage que je compris qu’il m’avait échappé et que ces textes, que j’avais dédiés à des amis intimes, allaient bientôt être partagés avec des étrangers; or, plus les lecteurs de mon labeur seraient nombreux, plus il me fallait être prudent et soigneux. Voilà quelles étaient mes pensées. C’est pourquoi je suis heureux de rassembler sous forme d’un petit commentaire les observations que je pouvais formuler, tant lors de la traduction de ces poèmes que lors de mes autres occupations. Ainsi, je pouvais te rendre compte de mes choix de traduction et de mes interprétations; mais, également, en quelque sorte, cela m’allégeait la peine lorsque le texte était vraiment difficile. Salut; si tu as connaissance de meilleurs essais, fais m’en sans façon la proposition; sinon, profite avec moi de ceux‑ci.

En conversation avec le lecteur sans nom ni visage, Henri Estienne dévoile la motivation, l’exécution et l’enjeu de son travail critique et poétique. Voire, c’est en dernier ressort à ce lecteur, d’abord étranger mais bientôt ami, et non aux amis commanditaires ni aux pairs érudits, que l’humaniste confie son oeuvre pour jugement : voilà que le lecteur est fait critique. En un même moment, voilà que l’auteur aide la lecture des passages difficiles par cette conversation avec le lecteur absent que représente la préface. Et voilà le lecteur convié à entrer lui‑même dans le livre, non pas seulement comme dédicataire, mais également comme coéditeur : en dernier point, le lieu commun de la fausse modestie et de la tâche interrompue se transforme en un appel à contribution! Quel défi! Surtout lorsque le texte d’Anacréon, publié et critiqué pour la première fois, fait événement en 1554!

Improvisations familières

Ces premiers livres donnent le ton et la forme d’une habitude de l’imprimeur‑éditeur. Avec les années, l’habitude se renforce et s’exacerbe : Henri Estienne multiplie ses interventions et ses interlocuteurs. Sans modèle fixe et sans oser trop souvent une entière préface en grec, qui devait décourager bien des amis des Muses, il aime à juxtaposer un premier texte d’ordre « public » avec une lettre plus générale et plus personnelle. Ainsi, après une dédicace nominative, laquelle correspond aux catégories cicéroniennes de la lettre d’affaires, l’adresse au lecteur prend paradoxalement la fonction d’une lettre familière ; sans titre, ni formules de courtoisie, ni circonstances particulières, Henri y parle de leçons critiques, de souvenirs d’enfance, de projets... Le lecteur est alors, non pas le puissant à qui l’éditeur marque sa reconnaissance, le savant dont l’érudit emprunte la recommandation, le collaborateur que l’on remercie ou sollicite : il est l’ami de l’auteur. Il est son miroir.

L’édition du lexique cicéronien de 1557[23] en donne, entre quelque 200 exemples possibles, une belle illustration. Après un premier avis au lecteur imprimé en italiques, fort passionné, sur l’absurdité des purismes cicéroniens et sur l’ignorance de leurs tenants[24], Henri passe aux caractères romains pour un traité préfaciel sous le titre « Henri Estienne a jugé bon d’avertir le lecteur à propos de certains points de son édition du lexique cicéronien[25] ». Entre les deux textes, pas de changement de destinataire, mais une chronologie de l’acte d’édition : tout d’abord, Henri évoquait la difficulté d’être le fils d’un éditeur aussi brillant et travailleur que Robert Estienne. Il confiait au lecteur son inquiétude quant à la continuation de l’oeuvre paternelle : l’exemple « domestique » avait de quoi intimider l’héritier et le jeune Henri se rappelait comment, enfant, il se comparait à Alexandre, qui craignait de n’avoir plus de monde à conquérir après les exploits de Philippe. L’acharnement au travail et la compétence d’Henri répondaient à ces doutes et donnaient l’occasion au latiniste de relever les erreurs grossières de quelques prétendus cicéroniens. La seconde préface reprend, sur un autre ton et selon une perspective différente, l’édition en cours d’impression : Henri y explicite, comme pour réparer un oubli, les signes de ponctuation et les codes typographiques utilisés pour distinguer entre texte cité et texte adapté, ou entre latin de Cicéron et glose d’Henri Estienne. Or, commençant cette seconde préface par les termes : Habetur in hoc volumine, lector (« Tu trouveras dans ce volume, lecteur… »), Henri se situe désormais en aval de son livre : après la conception et l’acte auctorial des premières confidences, le mode d’emploi second est un partage de la relecture. Et si Henri est, bien sûr, le guide du lecteur, il est également le lecteur de son propre livre. De fait, par ce tour de passe‑passe où il adopte la pose du (re)lecteur, il fait du lecteur un critique de l’édition.

« Conversations avec un ami absent »

Là se lit pleinement la fiction éditoriale d’une correspondance avec le lecteur, qu’Henri Estienne établirait pendant que les presses tournent et qu’il relit les épreuves. Entre lettre et conversation, l’adresse au lecteur affecte alors d’être une sollicitation, en attente de réponse. Voire, le typographe, depuis son atelier, fournit parfois la page blanche où inscrire le « retour » de lecture! En effet, à de nombreuses reprises, l’imprimeur prend la parole au gré de la composition du texte et des cahiers, lorsqu’une page ou une demi‑page blanche lui en laissent l’espace : posant en virtuose de la casse d’imprimerie, Henri Estienne se représente en train d’écrire dans l’atelier sa conversation avec le lecteur. Trois livres, parmi d’autres, attestent le goût de l’humaniste pour ces remarques ostensiblement improvisées, mises dans le contexte de l’officine des presses et non dans celui des protections et des ventes. En 1556, dans l’édition de la traduction des Psaumes par Buchanan[26], en fin de volume, l’éditeur prend la parole en tant que relecteur et censeur : après une première préface où le jeune savant exprimait son admiration et sa dette envers le maître Georges Buchanan, la postface, sans titre, sans adresse, ni unité, semble une insertion de dernière minute[27].

En publiant ce petit livre, j’ai relevé quelques erreurs qui traînent dans les autres éditions. Parmi ces fautes, certaines semblaient avoir échappé aux typographes et je n’ai pas hésité à les corriger, comme lorsqu’une lettre était mise pour une autre, ou que l’ordre des mots était bouleversé, ce qui arrive souvent dans les poèmes de Rapicius […[28]]. S’il restait quelques fautes que j’eusse laissé passer et qui te heurtassent, pardonne à l’éditeur, qui se consacre en même temps à la publication de nombreux autres ouvrages, surtout grecs, et dont, avec l’aide de Dieu, tu pourras très bientôt profiter. D’ailleurs, puisque je faisais l’éloge du psaume 104 de Buchanan, modèle auquel je ne rendrai jamais assez justice, j’ai jugé bon de clore ce livre avec ce texte.

Rapidité et improvisation paraissent alors excuser le désordre de la composition et l’absence de plan… Le psaume 104 est donc répété, pour remplir le blanc, tandis que le défaut du volume gagnerait l’indulgence du lecteur, autrement adouci par la promesse d’autres éditions. Or, dans ce « remplissage » faisant office de captatio benevolentiae, Henri fait de son lecteur son égal, le critique à la vigilance de qui n’échapperont pas les fautes qu’il aurait laissées au texte. Le dispositif de passation est en place : l’éditeur mêle les chronologies de l’édition et celles de la lecture; en suivant l’ordre du volume, le lecteur met ses pas dans ceux de l’élaboration du texte et, en fin de lecture, se trouve dans la position de l’éditeur, capable de corriger à son tour, capable de critique.

Il en va de même, en 1558, avec les Adages d’Erasme, établis et annotés par Henri, parus chez son père Robert Estienne[29] : ils sont encadrés par deux avis d’Henri au lecteur; le premier est un éloge de l’oeuvre éditée et le second, en postface, avant les errata, commente le travail de cette édition et, de fait, relève des erreurs dans les leçons du grand humaniste. Les jeux de miroir entre les deux textes liminaires ne s’arrêtent pas à l’avant et l’après, ni à l’attention portée tantôt au texte édité, tantôt à l’acte d’édition : ils créent une opposition de style entre le discours critique soutenu et la confidence familière intempestive, entre le discours déférent et l’audace critique. Car, à en croire l’autoportrait de la seconde lettre au lecteur, pendant que les presses tournent, l’éditeur revoit son texte et parle au lecteur pour qui il compose le volume; la pose évoque une impossible spontanéité, nie le travail de l’écriture, ignore celui de l’impression, et donne le ton d’une conversation entre amis.

Aussi, l’éditeur ne relit ni ne corrige cette écriture de la dernière heure : elle est, idéalement, aussi libre et sincère que le serait une parole sans contrainte ni recul. Le canon de la brièveté est alors abandonné pour faire mieux sonner l’immédiateté, au nom d’un mimétisme entre pensée et expression. La relecture et la correction de ce passage en menaceraient alors la valeur d’improvisation[30] : en retour, le paragraphe sonne comme une conversation écrite (ou typographiée)[31].

Voici quelques annotations de passages dont j’ai eu idée pendant que l’ouvrage était sous presse : pourquoi n’ai‑je pas mieux obéi à l’exigence de brièveté? Parce qu’il me fallait exposer en détail mes raisons. Autrement, je le voyais bien, jamais ma parole n’aurait tenu contre celle d’un si grand savant... Cela dit, je ne doute pas que, même ainsi, ma parole sera sans cesse contestée. En premier lieu parce que, moi‑même, en certains endroits, je ne lui accorde pas ma propre confiance (j’ai bien conscience que je ne disposais pas de tout le matériau nouveau et, en même temps, que j’ai rédigé ces annotations dans le tumulte et la précipitation); ensuite, parce que je ne compte pas qu’ils seront nombreux, ceux qui se donneront la peine de juger de mon travail. Mais, ceux‑là, qui en feront l’effort, je les supplie et les implore; s’ils tombent sur des passages où j’ai totalement erré (ce qui a dû m’arriver de temps à autre lors de la rédaction de ces notes, j’en suis certain), qu’ils n’en gardent pas moins un esprit ouvert et équitable à l’égard de toutes mes autres remarques! D’ailleurs, puisque quelques pages devaient rester blanches, j’ai réuni les remarques suivantes pour les combler.

À la fin de la tâche, Henri ne se contente pas de solliciter l’indulgence du lecteur par une affectation de modestie, pour laquelle il invoque les lieux traditionnels de la rapidité et de la fatigue; par la critique d’une grande figure que nul ne critique plus à Genève en 1558, par la reconnaissance de sa propre capacité à l’erreur et l’appel au jugement du lecteur, l’éditeur établit une égalité avec son lecteur devenu critique, par‑delà le grand nom — celui d’Érasme ou le sien propre —, par‑delà la hiérarchie entre le critique et le public, par‑delà la tradition des usages du livre. La légèreté autorise ici l’audace.

La dernière phrase de la première préface[32] annonçait cette proximité entre éditeur et lecteur : Vale quisquis es amice lector (Porte‑toi bien, mon ami‑lecteur, qui que tu sois). Comme pour les préfaces d’Anacréon, l’évocation de la personne d’Henri confère au lecteur générique une dimension personnelle, engageant chacun à se reconnaître comme destinataire d’une lettre familière qui lui serait adressée. Au franchissement des seuils du texte, l’amitié entre l’éditeur et son lecteur encadre l’oeuvre éditée et affranchit le lecteur de sa position seconde. Voire, elle l’engage à se reconnaître en l’ami‑éditeur et à continuer son labeur érudit.

L’ajout de poèmes d’Henri Estienne à l’édition de Callimaque en 1577[33] reprend la même scène d’improvisation sur des pages blanches[34] :

Comme le « poseur de lettres » (ou le « régleur de lettres », je ne sais comment l’on pourrait appeler d’un nom grec celui que, dans les maisons de typographie, l’on appelle le compositeur), donc, comme le grammatolecte était venu dans l’officine me dire qu’il resterait deux pages blanches et me demander si j’avais quelque chose à y ajouter, j’ai pensé à une épigramme de notre Callimaque, lequel ne figurait pas dans la collection citée auparavant, et à quelques fragments du même poète, qui pourraient parfaitement emplir les blancs.

Peu nous importe que la scène soit véridique ou qu’elle serve à l’éloge topique de l’érudit capable d’improviser : elle nous indique la pose dans laquelle l’imprimeur‑écrivain veut se représenter auprès du lecteur. Ce n’est ni le compositeur à sa casse, ni l’éditeur en quête de fonds : Henri se montre comme un ami en train de commenter le livre, de réfléchir à voix haute et à plume courante, avec son ami‑lecteur.

Les lettres du lecteur

La manière devient sujet du livre dès 1569, lorsque l’éditeur adresse à ses « amis lecteurs » une lettre sur l’état de sa typographie[35], à la fois préface aux publications à venir, confidence sur le découragement et les doutes d’un héritier en exil, et pamphlet contre les rivaux. Par le titre même, Henri définit ce qui sort de ses presses comme une réponse aux lettres de ses amis : une correspondance. Les pages du livre sont ainsi désignées comme les feuillets d’une lettre, sur lesquels l’auteur comme le lecteur pourraient écrire. Familiarité et réciprocité sont les marques de l’amitié entre l’éditeur et son lecteur, telle que l’imagine et l’évoque Henri Estienne selon l’éthique érasmienne. Peu lui importe, dans ce rêve, que la relation ne puisse, en droit, être symétrique; ni que l’impression du livre soit un acte d’abandon sans retour : Henri ignore la réponse concrète à la publication du livre que constitue l’achat et lui préfère la réponse toujours potentielle et toujours différée d’une compréhension amicale, suivie de continuation savante. Dès lors, la lecture brouille les temporalités et invente poétiquement, en lieu d’une distance et d’une indétermination, proximité et intimité.

Dans cet esprit, en 1574, au cours du volume consacré à la Foire de Francfort[36], l’humaniste joue à un cache‑cache poétique avec son dédicataire Paul Melissus :

Tu t’étonneras, cher Melissus; tu t’étonneras et tu t’amuseras (si je ne me trompe) de me trouver non pas en tête du livre, comme le veut la coutume, mais relégué à son pied… Qu’est‑ce que cet hysteron proteron? Ou plutôt ce proteron hysteron? Tu me demandes? […] Eh bien, l’usage est, depuis longtemps, que l’on donne une préface, un prédiscours; voilà maintenant une nouvelle manière dont je donne l’exemple, en donnant une postface, et même, parfois, une interace[37].

Dans la fiction d’un dialogue immédiat entre l’éditeur‑auteur et son lecteur, la forme épistolaire construit l’imaginaire conversation du fil des pages. Aussi, Henri Estienne se plaît, dans les années 1574‑1577, à en multiplier les occurrences et les usages. En effet, les Parodiae Morales[38], en 1575, laissent au lecteur toutes les belles pages — c’est‑à dire les pages de droite lorsque le livre est ouvert — « afin qu’il y inscrive ses propres essais ». Bonaventura Vulcanius prendra l’auteur au mot et utilisera le volume comme livre d’amis entre 1575 et 1614[39]. Mais également, en 1577, le recueil de textes brefs extraits des orateurs grecs et romains intitulé Epistolia[40] crée, avec force bordures et encadrements typographiques, un dialogue constant avec le lecteur, sous forme de correspondance. Sous le signe de la brièveté, une première préface attise la curiosité et la familiarité du lecteur : avec le sous‑titre « Henri Estienne, pour le lecteur amateur de brièveté », l’humaniste rappelle que la brièveté fut louée par Cicéron dans une lettre familière à Brutus. Puis, en une coquetterie fort dramatique, il prend congé du lecteur après une courte phrase sur le plaisir du texte.

Salut. Si tôt, tu pars déjà? me demandes‑tu. Mais, il me semble que j’ai déjà été bien bavard pour présenter ces auteurs de notes et que c’est là mal imiter les maîtres de la brièveté. Travaille donc toi‑même à en être meilleur disciple! Encore, salut[41].

Ce congé est le premier d’une longue série d’apparitions et disparitions, entre les textes de ce recueil de lettres. Ainsi, page 160, Henri Estienne commente les Idylles de Moschus et Bion; ou bien, en page 274, il propose des amendements au texte d’Anacréon; en page 86 de la seconde partie, il commente les lettres de Cicéron… Au détour des insertions et des interruptions de citations classiques, il ne manque pas de glisser un mot, en italiques, pour rappeler sa présence et guider le lecteur. Surtout, il ne manque pas de le provoquer à l’écriture, à la correction, à la continuation. Bref, l’éditeur tend au lecteur le miroir où se faire éditeur à son tour[42].

L’humaniste prétend alors être poète, car l’éditeur est avant tout un lecteur et qu’à son miroir, il devient auteur. Le portrait sans cesse retouché du lecteur en ami des Muses dresse, de fait, le meilleur autoportrait de l’auteur en lecteur! Car les pages blanches ne seront jamais imprimées par le lecteur et l’écriture qu’il pourrait y insérer ne constituera jamais une réponse à la sollicitation de l’auteur. Et pour cause : il n’y a pas de retour du courrier pour un livre. Mais la fiction d’une correspondance permet à Henri Estienne d’affirmer son rôle d’auteur lorsqu’il établit, traduit ou publie un texte classique : idéalement, toute lecture se continue par une écriture, comme la lecture experte d’Henri s’est elle‑même continuée par le travail de l’édition. Le retour est à lire en amont, et non en aval de la lettre : en sommant le lecteur d’écrire, Henri Estienne implique ainsi qu’il est lui‑même écrivain.

Une oeuvre épistolaire

Le goût d’Henri pour ces adresses au lecteur, par‑delà texte et demandes précises, constitue une manière, qui est perpétuée jusqu’aux derniers volumes de l’humaniste, et particulièrement, en 1594, le Livre des Premices ou Proverbes Epigrammatisés, l’une des dernières oeuvres signées du nom d’Henri Estienne et publiées par ses presses[43]. Au‑delà de l’utilité mondaine des contacts, références et sollicitations que représentent les préfaces dédicatoires à un grand, les avis au lecteur d’Henri Estienne composent un portrait conventionnel de l’auteur lorsqu’ils s’adressent à un possible protecteur. Le doublet de préfaces paraît ainsi être non pas une variation sur le même thème, mais la réunion de deux mouvements aux règles et aux propos différents : une suite. Dans l’opposition entre première lettre d’affaires et seconde préface familière se construisent en effet des symétries de genres et d’enjeux. Lorsque son interlocuteur reste sans nom, Henri Estienne cesse d’accumuler les noms de savants, collaborateurs, éditeurs, lieux ou rois : entre le « je » et le « tu », il se plaît à composer un dialogue fictif. Mais il affecte également de connaître assez bien son interlocuteur pour se permettre des procédés cavaliers, caractérisés par l’improvisation, voire l’oralité.

Ainsi, en 1594, dans une première préface adressée à « Monsieur Bucker, secretaire d’estat de la ville de Berne », Henri énumère quelques mécènes et commanditaires : Thomas Rhediger, Cofman, Maximilien II et même Henri III de Valois. Avec aplomb, le quémandeur s’y présente comme le donateur : l’éditeur honore ses protecteurs par la dédicace de ses livres et par la gloire éternelle que confère la science. Le vase offert par l’admirateur polonais, célébré dans la première page de cet avis au lecteur, sert d’emblème et de demande, puisque la préface lui accorde la postérité littéraire, plus de 15 ans après le don, et montre au dédicataire la voie de la libéralité. Or, dès cette entrée en matière, Henri met l’accent sur l’anonymat des donateurs. Tout comme le lecteur, les héritiers lui sont « inconnus » et ne portent guère de « nom[44] » :

Monsieur, il m’est souvenu d’une honnesteté et liberalité qui s’adressa en mon endroit, il y a environ quinze ans, depuis les cousins d’Allemagne et de Poulongne : non seulement contre toute esperance, ains aussi contre tout ce qu’on trouve en toutes les panchartes des coustumiers : voire contre toute apparence, quand mesme on en fust venu au jugement des plus clair‑voyans juges en telles affaires. Car les heritiers d’un certain seigneur nommé Thomas Redinger, demourans en la ville dicte Preslau, et en Latin Vratislavia, m’estans du tout incognus, et de nom mesmement, mais voulans toutesfois me faire comme coheritier aucunement, […] m’envoyerent en don un grand vase d’argent doré par tout […] ayans faict escrire au dedans du pied d’iceluy, que tel et tel, estans les heritiers dudict seigneur, vouloyent tesmoigner par ce present la recognoissance de l’amitié que ledict seigneur me portoit. Je vous laisse penser combien il y a peu d’heritiers entre ci et la (encore qu’il y ait plus de trois cents de nos lieues) qui en ayent faict ou voulussent jamais faire autant : comme ainsi soit que la plus part se face tant tirer l’oreille pour quelques petits legats faicts le plus legitimement et justement qu’il est possible. ce qui rend ceste liberalité plus digne non seulement d’estre admiree, mais aussi celebree.

Les textes liminaires suivants s’adressent à l’ami lecteur sans plus de précision : « Henri Estienne Au Lecteur[45] », encore une adresse du même titre[46], avant le long poème sur la composition des épigrammes, puis « Le livre au lecteur[47] ». Or, finalement, à qui d’autre s’adresse le livre lui‑même? Où situer alors la frontière entre liminaire (à forme épistolaire) et textuel (sans suscription)? Par la multiplication de ses apparitions et de ses espaces de parole, Henri Estienne rappelle que le volume entier est un envoi au lecteur et que, en dernière instance, il en est le donateur.

À la fin de l’envoi…

Selon cette poétique, l’appropriation se continue en partage et les oeuvres d’Henri Estienne se distinguent difficilement de son oeuvre éditoriale; ainsi, dès 1563, le traité sur les emplois abusifs du grec[48] semble être une préface détachée de son volume; en 1566, l’Apologie pour Hérodote est présentée comme une « Introduction à la lecture », bref, une préface à un texte publié séparément; et Lespremices portent dans leur titre la promesse d’un « texte futur », qui ne sera jamais publié. Écriture dans les marges et dans les lettres, les oeuvres d’Henri semblent passer en littérature par effraction, dans la suite ou l’annonce des auteurs classiques, dans le temps volé au travail de critique textuelle ou d’élaboration de lexiques : par la critique. La suscription et son usage poétique paraissent alors en appeler au jugement dernier et clément d’un public à la fois amical et éclairé : en dédiant son volume à des « inconnus », Henri s’invente un public et acquiert son propre nom, celui de la signature. Ce faisant, il instaure la réponse à venir de son lecteur‑interlocuteur dans le même espace liminaire que le sien.

Dans ce jeu de miroir, le lecteur‑critique renvoie à l’éditeur‑critique son reflet comme auteur. Lieu du partage et de la superposition des lectures comme des temporalités, la critique est le pivot de ces appropriations de l’écriture, par le lecteur, devenu éditeur, puis auteur. La lettre en est le support : elle superpose, dans son adresse générique, le statut et la personne du lecteur; elle définit une relation familière d’amitié égale; elle établit, en théorie, la possibilité d’une réponse en retour; elle se situe, enfin, au sein d’une République des Lettres imaginée et représentée hors des temps et des distances, un monde peuplé de textes, de lecteurs et de critiques. Par contraste, Henri Estienne rédige une « dissertation » sur la sévère austérité des critiques anciens[49] qui, loin de leurs lecteurs, dialoguent avec l’auteur par annotations, commentaires, et surtout, blâmes[50] : sans retour.

L’invitation du lecteur à la conversation critique ouvre l’écriture érudite à l’espace littéraire où il se fait lui‑même écrivain. Ni prince ni érudit, ni même connu de l’éditeur‑auteur, le critique d’Henri Estienne est bien loin du modèle de Scaliger : familier, il est l’ami qui peut, par ses arguments, éclairer la lecture, donner sens et porter la correction. L’échange de lettres est la forme de cette relation autour du texte, mutuelle et égale.