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Ce volume collectif propose une mise en perspective de deux pratiques d’écriture européennes qui, entre les xvie et xviiie siècles, se chevauchent, se complètent et se transforment : la correspondance et la presse périodique. Il ne s’agit pas ici d’entreprendre une histoire conjointe de ces deux productions complexes et polymorphes, mais d’en cerner, par leur rapprochement, des effets de résonnance, de continuité, de reprise ou de contraste. Une telle approche se justifie si l’on considère que la presse périodique naît dans le sillage de la correspondance avec laquelle elle entretient durablement un rapport d’imitation et/ou de concurrence[1]. L’étude des figures de lecteur·trice, à laquelle est dédié ce numéro, témoigne de cette parenté et de ces jeux de démarcation réciproques. Centrales au sein de ces deux genres d’écrit essentiellement adressés, ces figures déterminent des choix formels, des stratégies éditoriales et économiques autant que des politiques médiatiques. Réel·le, imaginaire, construit·e ou fantasmé·e, le·la lecteur·trice mobilise la correspondance et la presse périodique, et invite à lire l’histoire de ces pratiques discursives non pas isolément, mais dans la dynamique complexe, parfois labyrinthique, de leur interaction durant tout l’Ancien Régime.

La correspondance comme la presse périodique ont fait l’objet de nombreuses recherches ces dernières décennies[2]. Nous ne reviendrons ici que sur quelques éléments qui signalent les ponts existant entre ces deux corpus, plus particulièrement autour du rôle que joue la figure de lecteur·trice dans leur constitution et leur évolution.

La correspondance, d’abord, comme « ensemble de lettres réellement expédiées qui mettent en scène un je non métaphorique s’adressant à un destinataire également non métaphorique[3] », constitue l’une des formes de l’épistolaire. Connaissant un essor remarquable à la Renaissance, notamment sous l’influence cicéronienne[4], la correspondance, qu’elle soit érudite ou familière, puise aux sources d’une rhétorique antique revisitée[5]. Art de l’entretien en différé, elle repose alors sur un système de distinction et de reconnaissance entre pairs, emblématique de la production textuelle humaniste[6]. À ce titre, elle participe à l’élaboration et à la visibilité d’une culture élitiste et érudite tournée vers l’Antiquité. Cette allégeance au passé n’empêche pas, cependant, un ancrage fort dans le temps présent et au sein de géographies précises[7] : la correspondance dessine des réseaux socioculturels et des écosystèmes intellectuels dans lesquels priment la circulation des informations, le partage des idées, mais aussi les marques d’affection et les pauses autoréflexives. La familiarité et le caractère privé de la lettre engagent, en effet, une posture auctoriale plus informelle[8] et ouvrent à l’actualité du sujet écrivant[9]. Le registre familier laisse ainsi pressentir l’examen de soi sous la plume de certain·e·s humanistes, permettant de faire coïncider principe formel et processus d’individuation[10]. Certes, la « correspondance “familière” n’implique pas correspondance intime[11] », mais elle joue sur l’image publique que l’on souhaite transmettre de soi et le portrait de la personne privée. Dans tous les cas, le·la destinataire détermine un certain genre d’éloquence (il faut lui plaire, le·la convaincre, susciter son admiration), tout en étant une figure en partie construite par le·la locuteur·trice (qui est l’ami·e, le·la critique, le·la censeur·e, le·la juge, etc.). Cependant, lorsqu’elle est insérée dans un mélange ou une série manuscrite structurée, la lettre change de nature : la médiation du recueil transforme la relation épistolaire, fondée sur une circonstance et un·e lecteur·trice ciblé·e, en un modèle textuel capable de servir de référence. Si le·la destinataire est essentiel·le à la pratique épistolaire, ses visages et ses fonctions se modifient donc au gré des conditions matérielles de circulation de la correspondance. Réciproquement, ce·tte nouveau·elle lecteur·trice, devenu·e public au contour plus flou, affecte à son tour les traits que prend la correspondance.

Au cours des xviie et xviiie siècles, le modèle humaniste de la correspondance demeure une référence au sein des usages épistolographiques[12], à la faveur notamment des secrétaires, ouvrages didactiques « qui répertorient les conventions propres aux différentes espèces de lettres[13] ». Ces derniers influencent profondément l’écriture épistolaire dont les formes, les procédés discursifs, les effets se saisissent pleinement à la lumière d’un art d’écrire codifié. Au cours de cette période, marquée par l’émergence d’un champ littéraire et les tentatives de redéfinition, par les auteurs, de leurs pratiques lettrées face aux politiques volontaristes du pouvoir absolutiste, les usages se diversifient et se professionnalisent néanmoins. Les nouvelles à la main, par exemple, qui se développent partout en Europe, héritent de la lettre sérieuse[14] et deviennent une activité professionnelle dont une partie sera éditée sous la forme de compilation manuscrite spécialisée[15]. De plus, à travers des secrétaires célèbres, comme Valentin Conrart[16] et Nicolas Faret[17], ou des épistoliers de profession comme Guez de Balzac[18], la correspondance rejoint un lectorat plus étendu, aristocratique, mondain et citadin, mais aussi féminin[19]. Par ailleurs se multiplient, à cette période, des initiatives éditoriales autour du recueil de lettres imprimées, initiatives qui se rapprochent dès lors de la publication des recueils collectifs de la littérature de circonstance qui prospèrent dans les années 1650‑1660[20] autour d’auteurs mondains, comme Voiture et Pellisson, et au sein desquels apparaissent les femmes[21]. Là encore, entre la correspondance manuscrite et privée et la pratique de la lettre par des écrivain·e·s professionnel·le·s ou des amateur·trice·s de divertissements, le profil des destinataires se transforme nécessairement, de même que celui d’un lectorat plus large, peut‑être moins prévisible.

À la diversité de ces productions répondent néanmoins quelques invariants qui rapprochent la correspondance d’une écriture soucieuse du contexte d’actualité : l’importance des circonstances, l’attention accordée aux manières de représenter le réel et la présence prépondérante du sujet écrivant, d’un côté, et du·de la lecteur·trice, de l’autre. Ces enjeux sont aussi au coeur du développement de la presse périodique, qui émerge précisément au moment où l’épistolaire se libère des réseaux essentiellement lettrés et érudits pour devenir un dispositif de communication et de publication au service de la vie littéraire et de l’écriture du temps présent.

La naissance de la presse périodique européenne est déterminée à la fois par des enjeux éditoriaux et commerciaux et par la nécessité d’informer et d’orienter l’actualité[22] : elle apparaît comme l’une des évolutions des occasionnels (placards, canards, pamphlets), initiatives d’imprimeurs‑libraires destinées à liquider des fonds de papier aussi bien qu’à produire des informations ou de la propagande en lien avec des évènements d’actualité. Elle s’inscrit, de plus, dans le sillage des nouvelles manuscrites à la main qui prolifèrent en Europe au xvie siècle. C’est autour de la création du Mercure François[23], en 1611, que le développement de la presse périodique européenne s’accélère[24]. Publié sous la forme d’un recueil dédié à l’écriture de l’histoire immédiate, ce premier périodique paraît annuellement jusqu’en 1640. Le Mercure François de Jean Richer adhère aux pratiques éditoriales humanistes en ce qu’il est fondé sur le principe de compilation et de sélection. Le·la lecteur·trice y trouve pêle‑mêle des pamphlets, de la correspondance, des histoires du temps, des manifestes, des lettres. Les sujets sont aussi variés que les types de textes : vie de cour européenne, théologie, anecdote urbaine, commentaires sur la météo, les maladies, naissances et morts de personnalités célèbres. Le temps présent se déplie à travers la multitude des sujets et des manières. Or, cette hétérogénéité trouve sa justification dans une « correspondance préfacielle » (H. Cazes) qu’instaure, au fil des publications, le libraire‑imprimeur Richer avec un « tu ». En instituant un tel dialogue, l’initiative éditoriale du libraire‑imprimeur, qui est de collecter et d’imprimer des productions textuelles sous la thématique de l’histoire du temps présent, est unifiée autour de la relation créée avec le lectorat. On peut reconnaître dans la manière de Richer le modus operandi des libraires‑imprimeurs humanistes qui fournissent des compilations exemplaires et les justifient auprès des lecteur·trice·s à partir de leur posture critique : celle d’un lectorat informé et éclairé (H. Cazes). La sélection des textes s’appuie cependant sur deux éléments nouveaux que sont l’actualité et la traduction. Dans ce contexte de publication inédit, la compilation joue un rôle différent en regard de la référentialité puisqu’il ne s’agit plus seulement de proposer et de gloser des modèles textuels emblématiques, anciens et le plus souvent en latin ou en grec, mais de sélectionner des narrations européennes, de les uniformiser en français pour offrir un portrait de l’actualité destiné à un public large :

Je te donne dans ce livre toutes les choses les plus remarquables advenues depuis l’an 1604. Lesquelles mon Messager (que j’appelle Mercure François) m’a apportées des quatre parties du Monde, en diverses langues, & que j’ay faictes Françoises à ma mode le plus succinctement que j’ay peu. Je ne te donne point un Panegyre eloquent au lieu d’une Histoire, ny de grands discours philosophiques enrichis aux bordages de tout ce que les autheurs Grecs & Latins ont escrit de plus beau; ains seulement une simple narration de ce qui est advenu aux six dernières années[25].

En présentant une version du temps présent homogénéisée par la traduction française des documents, le libraire‑imprimeur informe et influence la vision du monde d’un·e lecteur·trice identifié·e comme français·e et proche. En raison de la nature et de la temporalité des textes recueillis, l’approche du compilateur se transforme. Le·la lecteur·trice caractérisé·e, mais anonyme, rend légitime la forme originale de la publication. Plus encore, il·elle permet de transmuer le travail du compilateur en un geste de traducteur et de correspondant. Ainsi, à l’origine de la presse périodique se dessine moins une figure d’auteur·e que celle d’un·e lecteur·trice qui témoigne de et autorise l’accès de l’auteur·e au statut de journaliste. L’approche inaugurale de Richer est exemplaire de la manière dont la presse européenne — et plus singulièrement française — légitime, tout au long de la période qui nous occupe, l’auctorialité des « journalistes » par le biais du lectorat.

Dès les années 1620, les premières gazettes européennes à orientation politique apparaissent dans les pays au sein desquels l’imprimé est bien développé, comme la France, l’Espagne, l’Angleterre et les Provinces‑Unies. Ces gazettes deviennent une importante source d’information, elles circulent partout en Europe et sont traduites dans les différentes langues vernaculaires[26]. Généralement hebdomadaires ou bi‑hebdomadaires, paraissant annuellement sous la forme de cahiers reliés en volume, les gazettes adoptent un rythme soutenu, entretenant ainsi un lien continu avec le·la lecteur·trice. Différentes formules d’abonnement voient le jour, qui seront reprises par les périodiques ultérieurs[27] et qui témoignent des rapports entre la presse et les modèles économiques propres au monde du livre et du papier (C. Schuwey). Au milieu du xviie siècle, l’importance des gazettes est telle qu’elles « supplantent les correspondances privées comme sources d’information du plus grand nombre, et s’imposent comme vecteurs privilégiés de l’acculturation politique[28] ». Imposant un mode de circulation de l’information plus large, elles sont ancrées dans une vision politique et souvent partisane, malgré leur prétention à la neutralité. Leur épanouissement s’accompagne à la fois d’un contrôle étatique plus ou moins coercitif et de l’augmentation d’un lectorat élargi, hétérogène et non savant[29].

La seconde moitié du xviie siècle est également marquée par l’apparition de la presse spécialisée, qui va s’accélérer dans les années 1730, notamment en France, pionnière dans le domaine[30]. En 1665 commence à paraître le Journal des savants, puis en 1672, le Mercure galant. Ces deux revues, l’une scientifique, l’autre mondaine et littéraire, sont liées à un privilège d’exclusivité. Alors que le Journal des savants participe au développement culturel et politique du monde académique et savant et s’identifie explicitement à l’univers de la République des lettres, le Mercure galant appartient aux espaces plus poreux de la sociabilité mondaine[31]. La spécialisation de la presse s’inscrit dans un processus d’institutionnalisation qui influence la situation du lectorat : le soutien de l’État favorise la création d’une cartographie des types de lecteur·trice·s et détermine ainsi une manière d’entrer en relation avec le public. D’un côté, la presse savante s’inspire des pratiques d’écriture érudites et reprend les dispositifs de la correspondance savante et de la publication collective, faisant du journal la vitrine d’un réseau professionnel et académique de critiques. De l’autre, la presse mondaine fait reposer le dialogue avec le public sur l’approche conversationnelle dont la familiarité est devenue un enjeu de sociabilité et de politesse mondaine. Dans ce contexte, la lettre familière permet d’adopter la pose du·de la correspondant·e et du·de la médiateur·trice et vient justifier le choix de la diversité des sujets abordés et des publications sélectionnées.

S’inscrivant dans le sillage de la correspondance, la presse périodique procède donc d’un acte de sélection, de compilation et de mise à disposition d’une variété de textes et constitue, en cela, un geste éditorial. Mais il s’agit aussi d’un geste de lecture critique : l’objet livre ou le cahier qui en résulte vise à donner accès à une lecture singulière du temps présent à partir d’une collection de textes. Par ailleurs, le compilateur ou, dans de rares cas, la compilatrice[32] entretient un lien de correspondant·e avec le·la lecteur·trice. Ce lien permet de légitimer la pratique, au point que la presse paraît d’abord s’instituer comme un acte de lecture partagée avant que d’être l’affaire d’une autorité scripturaire. Le·la journaliste est un·e témoin et plus encore un·e intermédiaire, la presse périodique, une pratique de médiation. Enfin, multipliant les initiatives liées à l’impression et reposant sur une dynamique complexe d’adhésion, cette dernière est aussi un lien commercial et économique.

Ces deux corpus massifs et sériels, en prise avec l’actualité (personnelle, politique, savante ou mondaine), se présentent donc comme des formes de communication déterminées par la relation au lectorat. À l’épistolarité, constitutive de la correspondance, répond une sollicitation du·de la récepteur·trice dans la presse qui reprend ou rappelle le cadre de la relation par lettres. Par leur relation singulière au·à la destinataire, ces deux pratiques s’ancrent dans un espace de communication qui privilégie la médiation des expériences, des observations sur le monde, et ces manières d’engager des actes de lecture favorisent leur rapprochement. Les articles ici rassemblés contribuent à l’analyse de cette relation en explorant plus précisément quelques‑uns des visages que prend ce·tte lecteur·trice à un moment doublement marqué : par une transformation des pratiques matérielles et sociales de lecture[33], par une réflexion théorique singulière sur les manières de « bien lire[34] ». L’objectif est donc double. Il s’agit, d’une part, de cerner les contours de ce·tte lecteur·trice de nouvelles qu’il faut intéresser, sur un temps long, à l’histoire ou aux anecdotes du temps présent. Ce souci de fidéliser intervient dans un contexte tant affectif et intellectuel que commercial (M. Caron, H. Cazes)[35]. En ce sens, ce recueil pourra être une contribution aux études sur les dimensions rhétoriques, politiques et matérielles de ces corpus. Mais il s’agit, d’autre part, d’évaluer à quel point la presse périodique, en reprenant le modèle de l’adresse au·à la destinataire de la lettre, en aurait aussi adopté une certaine représentation de son lectorat.

Cela ne signifie pas qu’il n’y ait qu’une figure de lecteur·trice dans la correspondance ou dans la presse. Les articles montrent à quel point ces figures varient d’un siècle au suivant, d’un dispositif éditorial à l’autre. C. Byers analyse, par exemple, la façon dont le système de souscription que choisissent plusieurs auteures à Londres au xviiie siècle conduit les critiques littéraires à y voir la sollicitation d’un lectorat charitable – prêt à offrir de l’argent contre le dévoilement des heurs et malheurs d’une vie privée au féminin. Ce faisant, dans une relation pourtant commerciale, le·la lecteur·trice est plutôt patron·ne que client·e. À la même période, en France, Grimm poursuit avec Stanislas‑Auguste Poniatowski, roi de Pologne, un double échange, par lettres et par la voie d’une « correspondance littéraire ». Dans cette relation, pourtant inégale, fragile à plus d’un titre, là aussi financière autant que plaisante, le lecteur prend, au moins pour un instant, le nom d’ami (M. Caron). Mais cet « ami lecteur » ne se confond pas avec celui que sollicitent, par exemple, les Relations jésuites, lettres comptes‑rendus d’abord adressées à la communauté, d’usage informatif et didactique avant d’être plus largement diffusées. Le lecteur, s’il est ami, est avant tout « bienveillant » (E. Debacq), issu d’une fraternité qui partage des intérêts communs. De même, la variété des destinataires qui peuple une correspondance détermine toute une palette de tonalités (sollicitation, information, rapport, confidence, etc.) qu’incarnent les figures (de soutien, de confesseur, de familier, etc.) que construit en retour, et selon ses besoins, l’épistolier·ière (J. Sribnai). Si l’adresse à l’ami·e permet d’instaurer une relation familière, peut‑être égalitaire, en tout cas frappée au sceau d’un lien affectif, d’une curiosité (désir de connaître mais aussi soin réciproque) partagée (H. Cazes)[36], le·la lecteur·trice de la correspondance et de la presse périodique n’est pas toujours complaisant·e. Malveillant·e parfois, il faut prévenir et écarter ses critiques (E. Debacq); censeur·e chagrin·e à l’occasion, il faut lui opposer l’art d’une lecture louangeuse et présentée comme plus vraie (S. Harvey).

Dans tous les cas, pourtant, il est frappant de constater la survivance du modèle de l’adresse familière dans la presse périodique et dans la correspondance littéraire (H. Duranton). C’est d’ailleurs sur cette relation, qui passe pour privée et intime, entre un·e auteur·e et un·e lecteur·trice que reposent l’authenticité de l’information transmise, la fiabilité des nouvelles publiées (C. Schuwey). C’est en miroir de cette relation, encore, que semble émerger ce personnage du·de la lecteur·trice critique et censeur·e, plus propre à la presse périodique. Enfin, c’est elle qui circonscrit, pour les auteur·e·s, les qualités de lecture, affectives et intellectuelles, qu’ils·elles interpellent chez leur destinataire. En somme, l’herméneutique que sollicitent les auteur·e·s, dans la correspondance et dans la presse périodique, est inséparable non de la figure du·de la lecteur·trice comme telle, mais du lien qu’ils·elles inventent ou poursuivent avec leur lectorat. Au terme de ce dossier, il ressort que la figure du·de la lecteur·trice (ami·e, frère ou soeur, âme charitable ou interlocuteur·trice civil·e, protecteur·trice royal·e ou complice) se meut en reflet, presque exact ou inversé, de l’auteur·e : observateur·trice et amateur·trice de savoirs, comme lui ou elle; commentateur·trice des arts à sa façon; avide de nouvelles authentiques, d’un juste rapport de l’actualité, politique ou intime, telle qu’elle est vécue. C’est par cette représentation, chaque fois singulière, de son·sa lecteur·trice que l’auteur·e de correspondance et de périodique se constitue comme un·e interlocuteur·trice à part et dont la légitimité réside précisément dans ses propres qualités de lecteur·trice, dans ses vertus critiques. Dans la presse périodique comme dans la correspondance, l’auteur·e se donne un·e lecteur·trice pour s’autoriser comme écrivain·e dans la mesure très particulière où l’un·e et l’autre se confirment réciproquement dans leur rôle de lecteur·trice, de critique professionnel·le, d’observateur·trice de talent et de confiance. Correspondance et presse sont tournées en grande partie vers le discours et le rapport du monde présent (des arts, des affaires publiques ou privées). La personne qui écrit, à l’image de celle qui consomme ces pratiques de discours, doit d’abord et avant tout apparaître comme celle qui sait bien lire, déchiffrer les êtres et les choses, dont les opérations de jugement, de critique, de censure se pensent à l’aune de ce qu’elle sollicite chez son ou sa destinataire.

Ce ne sont là que quelques pistes qui laissent bien sûr en suspens beaucoup de questions : dans quelle mesure, par exemple, la relation commerciale ou de souscription influence‑t‑elle la fonction critique de l’auteur·e et du·de la lecteur·trice? À quel point les différences de sérialité en jeu dans les deux corpus affectent‑elles ces figures de lecteur·trice? Comment le lectorat de correspondance se redéfinit‑il à l’heure où la presse s’impose comme média essentiel de l’information? Plus que d’apporter des réponses, nous avons surtout souhaité, par ce recueil d’articles, convaincre de l’intérêt heuristique qu’il y a à poursuivre l’analyse conjointe de ces deux corpus, si proches durant tout l’Ancien Régime, et encourager les lecteurs et lectrices à continuer une telle enquête.