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Je vous remercie de m’avoir invité à prendre part à cette conférence. J’ai beaucoup apprécié l’ampleur et la profondeur des communications entendues jusqu’ici. J’espère donc que mes propos s’y ajouteront de façon constructive.

Si nous étions en Colombie-Britannique ou dans d’autres lieux, je commencerais par rappeler que nous nous trouvons sur des terres autochtones. De mon point de vue, cependant, il importe peu que nous soyons sur des terres n’étant pas encore soumises à un traité (comme une grande partie de la Colombie-Britannique) ou sur des terres pour lesquelles des accords ont été conclus. À mon sens, les nations autochtones n’ont jamais accepté de transférer leur souveraineté à la Couronne. Dès lors, bien que nous puissions revendiquer la souveraineté sur l’ensemble du territoire canadien, il s’agit d’une déclaration de pouvoir et non de justice. Il s’agit d’une souveraineté établie par la force, non par le droit, ou d’une souveraineté « de fait », ainsi que la Cour suprême du Canada l’a formulé en 2004 dans Haïda [Nation haïda c. Colombie-Britannique (Ministre des Forêts)].

En une autre occasion, je pourrais maintenant passer à un débat au sujet de la façon dont nous pourrions nouer des relations politiques équitables pour vivre ensemble, nonobstant le fait que nous avons accepté l’idée que les peuples autochtones conservent leur souveraineté. Car, au fond, ce qui nous réconcilie tant avec de telles revendications ici, c’est que les peuples autochtones ont effectivement proposé des moyens d’y parvenir. Fondamentalement, la compréhension de ces revendications peut se réduire à la différence de philosophie politique de nos cultures : la nôtre tenant pour acquis que tout commence par une singularité – disons l’État – et ne s’engageant qu’avec ceux que nous pouvons y faire entrer ; et la leur, dont la conception repose sur une logique qui part de l’idée que nous commençons par être au moins deux, qui sont différents, mais qui se rejoignent autour de ce que l’on pourrait qualifier de relation réciproque et mutuelle ; une ligne de pensée qui fut définie par la tradition française avec Montesquieu, Durkheim et, plus tard, Mauss, Lévi-Strauss, Levinas, ainsi que Foucault par certains aspects.

Mais ce n’est pas de cela dont je parlerai ici. Je vais plutôt évoquer les traités modernes et dans quelle mesure ils doivent être amendés si nous voulons qu’ils deviennent des arrangements qui nous permettent de demeurer ici par la concorde, et non par la force.

Par « traités modernes », j’entends l’ensemble des traités qui ont été négociés entre les peuples autochtones et le Canada, à commencer par la Convention de la Baie-James [et du Nord québécois] en 1975, et qui comprennent, entre autres, la Convention définitive des Inuvialuit (1984) et un certain nombre d’autres en Colombie-Britannique. Ils ont une pertinence au Québec, à mon avis, parce qu’il s’y déroule un certain nombre de négociations dans le même cadre[1]. Cependant, quel que soit le cadre politique dans lequel se déroulent ces négociations, elles commencent toutes par la même prémisse. Et cette prémisse est la suivante : le Canada et le Québec ont une souveraineté et une juridiction légitimes (ou du moins incontestables) sur leurs terres et sur les peuples qui y vivent – la justification de ce fait étant que nous vivons dans une société démocratique et que, dans une société démocratique, c’est la majorité de la population qui définit la souveraineté. Ainsi, et à moins qu’un sous-ensemble de la société ne parvienne à convaincre la majorité de la nécessité d’exceptions légitimes, la gouvernance se trouve entre les mains de la majorité. Mais cela ne s’étend jamais à la souveraineté – qui, dans ce mode de pensée, est la condition préalable aux négociations. Par conséquent, nous pouvons comprendre ces traités comme des exceptions à la règle – d’où le fait que les Premières Nations aient obtenu, par le biais entre autres des traités, des droits spécifiques aux peuples autochtones, exceptions qu’elles se sont taillées au sein de la loi constitutionnelle canadienne.

Je voudrais toutefois que vous considériez ceci autrement. Non, je ne vais pas vous dire : « Imaginons les choses d’un point de vue autochtone. » Je veux plutôt me maintenir dans la pensée occidentale. Et là, deux problèmes viennent immédiatement à l’esprit. Le premier – sur lequel je n’ai pas non plus le temps de m’attarder en détail – est que nous ne pouvons pas nous appuyer sur notre souveraineté puisque nous ne disposons pas d’argument valable pour déterminer la façon dont nous avons acquis une souveraineté légitime sur des terres qui étaient gouvernées par d’autres avant notre arrivée. Nous ne pouvons pas non plus recourir à des justifications usées et sans fondement, qui font des peuples autochtones des exceptions, en déclarant qu’ils n’étaient pas capables d’accéder à la souveraineté politique. 

Avec la Déclaration sur l’octroi de l’indépendance aux pays et peuples coloniaux des Nations Unies, en 1960 (à distinguer de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007), la légitimité de notre revendication selon la conception internationale repose intégralement sur la « thèse de l’eau salée » (« Blue Water Thesis » ou « Salt Water Thesis[2] »). C’est-à-dire que dans le cas de colonies internes d’États existants (comme le Canada, par exemple), la Déclaration exige des justifications factuelles, ne permettant qu’une évaluation au cas par cas – ce qui, bien entendu, n’arrivera jamais. La raison ? Eh bien, il est clair que si de telles évaluations devaient avoir lieu, on en conclurait que les peuples autochtones au Canada et ailleurs ont le même droit à l’autodétermination que d’autres peuples colonisés. En d’autres mots, le droit inclut la possibilité d’obtenir le statut d’État indépendant pour les colonisés, même lorsque cela implique de rompre avec un État existant. À la suite de la Déclaration de 1960, il était devenu évident que les États membres ne permettraient pas l’examen du statut des peuples autochtones au sein des États où ils forment une minorité. De fait, à mon avis, la principale raison pour laquelle les peuples autochtones ont obtenu la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones est qu’au contraire de la déclaration de décolonisation de 1960, le droit à l’autodétermination qu’elle prévoit n’inclut pas le droit de former un État indépendant lorsque cela implique de rompre avec un État existant. Au final, cela signifie que les peuples autochtones n’ont pas le même droit à l’autodétermination que d’autres peuples colonisés.

Mais il y a, à mon avis, une seconde raison. En effet, notre système de valeurs fondamentales s’est longtemps basé sur l’idée que nous devons demander la permission d’aller sur des terres qui appartiennent à d’autres. Cela se reflète d’ailleurs dans la Proclamation royale de 1763. Aussi devons-nous respecter cela, et puisque cette autorisation n’a pas été accordée pour les terres disputées dans les négociations modernes sur les revendications territoriales, nous ne pouvons pas partir du postulat que nous avons juridiction sur des terres sur lesquelles nous n’avons jamais eu l’autorisation de nous installer. Ainsi que l’avait formulé Lord Dufferin, troisième gouverneur général du Canada de l’après-Confédération, dans un discours à la Maison du Gouverneur en Colombie-Britannique en 1876 :

Au Canada, aucun gouvernement, qu’il soit provincial ou central, n’a manqué de reconnaître que le titre de propriété originel de la terre existait dans les tribus et les communautés indiennes qui y chassaient ou s’y déplaçaient. [Par conséquent] avant [que nous ayons négocié des traités] nous ne nous considérerons pas autorisés à distribuer un seul are.

Or, c’est exactement ce que nous avons fait, et cela a causé beaucoup de torts. Alors, nous ne sommes pas vraiment en position de dicter des termes de gouvernance après nous être illégitimement emparés des terres des peuples autochtones.

Enfin, nous devons admettre que la plupart des peuples autochtones qui sont en train de négocier des traités modernes reconnaissent la realpolitik dont je parle. Cela signifie qu’en général les Premières Nations rechignent à négocier de tels accords, sauf lorsqu’elles sont confrontées à l’imminente nécessité de le faire. Ce n’est certes pas une expérience agréable. Donc, ce qu’il nous faut, c’est un angle d’approche que les peuples autochtones puissent accueillir favorablement, et non pas l’un de ceux qui leur causent de telles appréhensions. Néanmoins, je dirais que beaucoup de ceux qui ont abordé les traités dans ces termes les ont trouvés plutôt bénéfiques. Mais ce n’est pas ce qui m’importe ; ce qui importe est plutôt la façon dont nous allons créer notre avenir commun sur ces terres dans des termes qui ne commencent pas par le postulat impérial de notre droit à gouverner.

Maintenant, comment sortir de ce pétrin ? Pour moi, l’un des endroits insignes où il faut regarder, c’est dans les traités historiques négociés dans les Prairies à l’époque de la Confédération. La raison est qu’ils mettent en place les termes d’une relation durant les négociations (termes qui ne se reflètent pourtant pas dans le texte final du traité) qui, je pense, posent les fondations sur lesquelles nous pouvons à présent bâtir. Je vous dis cela parce qu’il existe des transcriptions de ce qui en a filtré, produites par le parti de la Couronne. Nous avons ainsi une bonne indication de ce côté des termes négociés sur le terrain ; et ce que nous y découvrons, c’est que la position de la Couronne consignée ici coïncide bien avec celle des parties autochtones, et qu’elle contredit le texte des traités.

En outre, j’en suis venu à découvrir que le principal négociateur de la Couronne au moment de la signature du Traité no 4 et du Traité no 6 (en 1874 et 1876 respectivement), Alexander Morris [commissaire aux traités et lieutenant-gouverneur du Manitoba de 1872 à 1876], proposait des termes de bonne foi – c’est-à-dire qu’il n’édictait pas ce qui était nécessaire pour obtenir l’accord des Autochtones et qu’il se souciait de savoir si ces termes seraient tenus du côté de la Couronne. De plus, ses idées coïncidaient avec celles de Lord Dufferin, qui finit par se voir conférer l’autorité en tant que gouverneur général.

Alors, que nous disent, aujourd’hui, la négociation du Traité no 4 et celle du Traité no 6 ? Pour commencer, le commissaire Morris a clairement fait savoir qu’il négociait du point de vue selon lequel les parties autochtones et le Canada étaient égaux sur le plan de leur qualité pour agir au niveau politique. Il le fit en répétant en de fréquentes occasions qu’ils « étaient des frères les uns pour les autres ». Il a également affirmé qu’ils étaient égaux en ce qu’ils étaient « tous enfants de la Reine ». C’est-à-dire qu’il s’agissait d’une relation similaire à celle qui existe entre la Nouvelle-Zélande et le Canada : frères l’un pour l’autre, et tous deux enfants de la Reine. Il n’a rien dit qui puisse corroborer l’idée que les peuples autochtones seraient devenus enfants du Canada en conséquence des négociations, ainsi qu’on le présume souvent lorsque l’on interprète la clause de cession et de renonciation [cede, release and surrender clause]. De ce que je comprends, Morris partait du principe que les peuples autochtones avaient la capacité de se gouverner eux-mêmes, mais que, ainsi qu’on le pensait communément à l’époque, avec la sédentarisation et le passage d’un mode de vie basé sur la chasse à l’agriculture, ils finiraient par opter pour leur intégration au Canada.

Les transcriptions montrent que Morris avait demandé la permission d’implanter une colonie sur les terres en partageant celles-ci plutôt qu’en s’en emparant. Il l’a formulé ainsi dans le cadre de la négociation qui a précédé la signature du Traité no 4 :

Il y a deux nations ici. Il y a les Cris, qui étaient ici les premiers, et il y a les Ojibwés [les Saulteux], qui sont venus de notre pays [l’Ontario], il n’y a pas beaucoup de soleils de cela. Nous les trouvons ici ; nous ne dirions pas qu’ils ont volé la terre, et les rochers et les arbres ; non, mais nous dirons ceci, que nous croyons que leurs frères, les Cris, leur ont dit quand ils sont venus ici : « La terre est vaste ; elle est vaste, elle est assez grande pour nos deux peuples ; nous vivons ici comme des frères », et c’est ce que vous dites, comme vous nous l’avez dit samedi, ainsi qu’aux Métis que je vois autour de nous. Vous dites que vous ne faites qu’un avec eux ; à présent, nous voulons tous ne faire qu’un.

En retour, il a offert quelques avantages bien précis que l’on découvre dans le texte du traité. Parmi ceux-ci, notons une aide particulière s’ils entreprenaient de cultiver la terre, la scolarisation, un peu d’argent liquide et un certain soutien pour continuer à chasser. En fait, il suggérait qu’ils seraient à même de perpétuer leur mode de vie pendant très, très longtemps.

En outre, les transcriptions confirment qu’il avait promis que la colonisation serait bénéfique aux peuples autochtones sur le long terme. Il avait pris, par exemple, l’engagement de les soutenir, sans limite de durée, s’ils se lançaient dans l’agriculture ou d’autres entreprises ou encore si ce qui avait été promis au départ s’avérait insuffisant. Il leur avait dit : « La Reine se soucie de vous et de vos enfants, et elle se soucie des enfants qui sont encore à naître » ; et d’ajouter que la Reine les « aiderait à gagner leur vie si la nourriture se faisait rare ». Il concluait, en accord en cela avec les chefs autochtones, qu’au coeur des traités, il y avait l’idée que les parties en présence se traiteraient l’une l’autre avec bonté.

Autrement dit, et contrairement aux traités modernes qui s’organisent autour de termes d’accord circonscrits et limités comme dans un contrat à durée déterminée, Morris promettait que les traités cimenteraient un partenariat éternel basé sur la bonté, afin que puisse s’instaurer une relation de coopération plutôt que d’antagonisme.

Je suis d’avis que si les traités modernes étaient négociés en ces termes, les peuples autochtones les accepteraient de bon gré (quoiqu’ils seraient peut-être moins confiants dans notre désir de les respecter qu’ils ne l’ont été vis-à-vis de ceux qui ont été négociés à l’époque de la Confédération), et nous serions en meilleure position pour commencer à concilier à la fois le fait que nous avons colonisé ces terres et nos principes de ce que devraient être des relations justes.

Avant de terminer, je voudrais soulever encore un point. Les Premières Nations qui ont négocié le Traité no 6 en 1876 étaient très préoccupées par le fait que leur gibier disparaissait et elles s’inquiétaient déjà du fait que le Canada ne puisse pas remplir les engagements qu’il avait pris au nom de la Couronne. Aussi négocièrent-elles une clause moins connue, mais des plus importantes, qui ne figurait pas dans le texte original du traité. On l’appelle la « clause de la famine ». Ce qui est arrivé, c’est que les chefs autochtones avaient exprimé le désir qu’on leur accorde une aide en cas de famine. Au début, Morris était sceptique, en partie parce qu’il redoutait que la partie autochtone puisse en tirer avantage. À cela, le chef Mis-tah-wah-sis répondit : « Nous n’avons pas l’intention de demander de la nourriture tous les jours, mais seulement quand nous commencerons [à cultiver la terre] et en cas de famine ou de calamité ». Et un autre chef, « le Barbu », ajouta : « Si je me trouve dans l’impossibilité absolue de m’aider moi-même, je veux recevoir de l’aide ». Puis il fit savoir son désir de réciprocité en disant : « J’apporterai toute l’assistance que je peux à mon frère en prenant soin du pays ».

Morris fut convaincu et inséra une clause dans le traité pour répondre à cette demande. Voici comment il l’expliqua aux parties autochtones : « Dans le cas d’une famine nationale ou d’une maladie générale, ce qui n’arrive pas tous les jours, mais si les Indiens sont durement frappés, on ne les laissera pas mourir comme des chiens ».

Ce que je veux dire, c’est qu’une telle clause est au coeur de ce que signifie agir ensemble pour « l’honneur de la Couronne », soit notre propre honneur en tant que peuple. Sur ce plan, nous devons nous montrer à la hauteur avec les peuples autochtones, qu’il y ait des traités ou non. Enfin, je suggérerais que si nous voulons commencer à agir ainsi, par exemple en commençant à remédier aux grands maux qu’ont causés nos propres actes, nous aurons posé les bases pour commencer à déterminer comment nous pouvons vivre ensemble sur ces terres, et pour comprendre que, quelle que soit l’autorité à laquelle nous sommes soumis, celle-ci provient en premier lieu de la volonté de ceux qui conservent la souveraineté légitime de partager avec nous ces terres sous leur gouvernance.

Merci.