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La réconciliation à travers les séjours d’immersion à Kitcisakik

Vers la centralité de la lutte territoriale

Les travaux de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR) (CVR 2015a) entament une nouvelle phase dans la relation du Canada avec les peuples autochtones. Pour plusieurs, cette « institutionnalisation » de la réconciliation (Coulthard 2014) dans l’ère mondiale du pardon (Lightfoot 2015) devrait engager les allochtones dans un processus de réflexion autocritique (Regan 2010) et de responsabilisation à l’égard du maintien de ce qu’ils appellent le « statu quo colonial » (Alfred 2010). Au-delà de l’élucidation de la « vérité » concernant la sombre histoire des pensionnats ou de la quête d’absolution des Canadiens, la réconciliation devrait affronter la mentalité coloniale ancrée dans les pratiques de dépossession territoriale (Coulthard 2014). Comme souligné par Leanne Betasamosake Simpson (2016), la problématique du rapport à la terre est absente des 94 recommandations de la Commission de vérité et réconciliation du Canada (CVR 2015b). Un changement paradigmatique incarné par la résurgence autochtone est donc acclamé en tant que revitalisation des moeurs et des coutumes, des traditions politiques et de la gouvernance autochtones, de la pratique des langues et des savoir-faire traditionnels ainsi que des valeurs et des systèmes de connaissances, le tout ancré dans un rapport au territoire et à ses processus de restitution (Simpson 2017).

Depuis plus de huit ans, les Anicinapek de Kitcisakik ont mis sur pied une initiative de séjours de sensibilisation qui s’inscrit dans cette résurgence culturelle et politique. Des voyages éducatifs et d’immersion ont été organisés, principalement avec des groupes scolaires et universitaires allochtones. Ils sont devenus des occasions privilégiées de dialoguer entre Autochtones et Allochtones, ce qui favorise non seulement la transmission intergénérationnelle et la distinction épistémologique du savoir local, mais aussi la compréhension de la situation sociohistorique et coloniale des peuples autochtones. Rejetant assidument le système de réserve et occupant leur terre ancestrale sans réelles assises juridiques à la lumière du droit positif canadien, les Anicinapek invitent des Allochtones à célébrer leur culture en s’imprégnant du lien à la terre, établissant ainsi la centralité des luttes territoriales dans les processus de réconciliation (Simpson 2017). Ancré dans une approche théorique du « colonialisme de peuplement » (« settler-colonialism » [Coulthard 2014]), cet article explore le cas particulier de Kitcisakik qui, dans le contexte des séjours d’immersion, invite les étudiants allochtones à partager leur expérience de sensibilisation aux luttes territoriales.

À travers un récit situant ces luttes, cet article vise dans un premier temps à mettre en lumière la signification que certains habitants de la communauté de Kitcisakik qui animent les séjours de sensibilisation attribuent au concept de « réconciliation ». Dans un second temps, cet article tente de documenter les expériences d’apprentissage vécues par des étudiants allochtones issus de cégeps lors des séjours et de les mettre en parallèle avec la notion de « réconciliation » évoquée par les membres de la communauté de Kitcisakik[1]. Les séjours d’immersion offerts par cette communauté représentent une ouverture à l’Autre qui offre une expérience privilégiée de réconciliation autocritique.

Vers une critique de l’institutionnalisation de la réconciliation

Les politiques fédérales à l’égard des peuples autochtones, depuis les années 1990, s’inscrivent dans un paradigme qui vise à rompre avec une période ancienne marquée par des dispositions politicolégales ouvertement coercitives et assimilationnistes à l’égard des premiers peuples (Coulthard 2014 ; Gaertner 2014 ; Newhouse 2016). À la suite de démarches de réconciliation qui se sont multipliées de 2008 à 2015, la CVR (2015a) a mis en lumière l’expérience, l’héritage et les conséquences des pensionnats autochtones. Le rapport final de la Commission a présenté 94 appels à l’action visant à instaurer un rapport nouveau entre « le Canada autochtone et non autochtone » dans toutes les sphères de la société (id. 2015b).

Plusieurs auteurs autochtones et alliés manifestent leur scepticisme en critiquant ces processus de réconciliation qu’ils qualifient de politiques de façades contrôlées par l’État (Corntassel et Holder 2008) et qui, paradoxalement, ne transformeraient pas la relation Autochtones-allochtones (Alfred 2009a ; Coulthard 2014 ; Simpson 2017 ; Tuck et Yang 2012). Leur raisonnement est guidé par les théories du colonialisme de peuplement. Ces courants conceptualisent le colonialisme dans certains États postcoloniaux (notamment l’Australie, les États-Unis d’Amérique ou le Canada) en tant que structures de domination mises de l’avant et maintenues par les allochtones[2] et leur État pour atteindre des objectifs politico-économiques fondés sur l’assimilation complète et la dépossession territoriale des peuples autochtones (Wolf 2006). Patrick Wolf (ibid.) insiste sur le fait que cette forme de colonialisme, en étant reproduite dans le temps, doit davantage être comprise comme une structure plutôt qu’un événement.

À cet égard, les auteurs susmentionnés soutiennent que ces politiques, en créant artificiellement une rupture avec un colonialisme « passé » (Coulthard 2014), négligeraient le règlement d’injustices qui perdurent et qui sont au coeur de la subjugation des peuples autochtones (Alfred 2009a). Autrement dit, les formes de réconciliation promues par l’État serviraient à assouvir sa souveraineté en imposant et en maintenant un cadre normatif (libéral capitaliste) qui reflète des intérêts économiques participant à la dépossession territoriale des Autochtones, tels que l’exploitation des ressources forestières ou minières (Gaertner 2014 ; Simpson 2017).

Par ailleurs, ces auteurs stipulent que la CVR et les autres démarches de réconciliation sont des stratégies mises en place « par » le gouvernement et qu’elles sont par conséquent fondées et dominées par l’État (Corntassel et Holder 2008). Pour Simpson (2017), même si l’ère de la réconciliation a contraint l’État à mettre sur pied une commission qui a, sans contredit, fait avancer la guérison des victimes des pensionnats et de leurs familles (Simpson 2017), la CVR existe aussi et surtout pour contrecarrer la résistance autochtone et soulager les préoccupations morales des canadiens (ibid : 239). Cette stratégie s’inscrirait dans une tactique de déculpabilisation plus large qui viserait à conforter l’intégrité de la population canadienne allochtone et les ambitions politico-économiques de l’État (Corntassel 2009 ; Corntassel et Holder 2008 ; Simpson 2017). Glen Sean Coulthard (2007, 2014) soutient ce raisonnement en expliquant que les peuples autochtones développent des « attaches psychoaffectives » à ces formes de reconnaissance véhiculées à travers la rhétorique de la réconciliation. À cet égard, il suggère qu’en les internalisant, les populations autochtones les considèrent, à tort, comme une expression de leur propre émancipation (ibid.). Fondamentalement, sans bousculer les structures hiérarchiques de pouvoir, ces politiques de reconnaissance renforcent l’assimilation et l’intégration et confèrent à l’appareil colonial « un accès continu aux terres et aux ressources des peuples autochtones en produisant des subjectivités néocoloniales qui cooptent les peuples autochtones pour en faire des instruments de leur propre dépossession » [traduction des auteurs] (ibid. 2014 : 156). Cette stratégie de reconnaissance compartimentée, imposée et conditionnée par l’État ne permettrait pas aux peuples autochtones d’exprimer leur conception de la culture en tant que mode de vie de façon globale (ibid.). En renforçant le statu quo, elle vise plutôt à concilier les modes de vie autochtones avec le système colonial capitaliste canadien.

Pour ces auteurs (Alfred 2009a ; Corntassel 2012 ; Corntassel et Holder 2008 ; Coulthard 2014 ; Simpson 2016) la succession de politiques de reconnaissance incarnées par des commissions spéciales, projets de loi, enquêtes, programmes spéciaux, études — comme la Loi sur les Indiens (1876), la tentative d’adoption manquée du Livre blanc (1969), les pensionnats autochtones, la CVR, l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées, certaines manoeuvres ministérielles, dont la division du ministère des Affaires autochtones et du Nord Canada, la demande de pardon au sujet de la Rafle des années soixante, etc. — n’a jamais réussi à diminuer l’écart démesuré des inégalités entre citoyens canadiens et populations autochtones. En ce qui concerne le Québec, par exemple, les taux de pauvreté, de chômage, d’incarcération, de détention criminelle, de suicide, l’accès aux services essentiels en santé et en éducation, le nombre d’enfants placés dans des familles d’accueil, la violence envers les femmes, les problèmes de santé, d’obésité et de morbidité et bien d’autres secteurs font état d’écarts constants qui ne se résorbent pas au cours des ans (Posca 2018). Le cynisme de la part des intellectuels et des leaders autochtones montre la fatalité de toute intervention gouvernementale suivant la logique de la quête de solutions vis-à-vis du « problème de l’indien ». Dans les termes de Simpson :

Les « maux sociaux » de nos communautés dont les Canadiens aiment tant parler sont simplement des manifestations de la souffrance et du traumatisme causés par la violence continue de la dépossession. Ce sont les symptômes, et non la maladie. « Résoudre » les « maux sociaux » sans aborder les politiques de dépossession des terres et des corps ne sert qu'à renforcer le colonialisme des premiers arrivants, car cela n'arrête pas le système qui cause le mal en premier lieu tout en créant l'opportunité pour le néolibéralisme de fournir avec bienveillance juste assez de programmes et de « financement » mal conçus pour nous maintenir dans un état de crise constant, qu'ils affichent inévitablement comme étant notre faute » [traduction des auteurs].

2017, p. 42

En effet, ni la CVR ni les politiques fédérales en matière de renouvellement de la relation avec les peuples autochtones ne traitent directement de la problématique de la dépossession territoriale, ce qui maintiendrait le statu quo colonial (Alfred 2009a ; Coulthard 2014 ; Simpson 2016). Pourtant, cet enjeu est considéré être à la base même de la situation conflictuelle qui règne entre les Autochtones et la société canadienne (Alfred 2009a ; Corntassel 2012 ; Corntassel et Holder 2008 ; Coulthard 2014 ; Simpson 2016).

Résurgence autochtone

Afin de lutter contre les diverses formes de colonialisme contemporain, de reconstruire les nations autochtones et d’entretenir de nouvelles relations avec le Canada, les auteurs précédemment cités adhèrent plutôt au mouvement endogène de « résurgence » fondé sur la revitalisation des traditions, des cultures, des épistémologies et des savoirs, des normes et des valeurs ou de modèles de gouvernance autochtone (Alfred et Corntassel 2005 ; Simpson 2011, 2017). En outre, ils s’appuient également sur la réappropriation ou la restitution des terres (entre autres de leurs terres non cédées ou de la réévaluation de traités passés) (ibid.).

Pour proposer un modèle qui permette aux populations autochtones de se défaire du joug colonial, Coulthard (2014) s’inspire de cadres théoriques développés par Frantz Fanon selon lesquels le colonisé, afin de rétablir son « équilibrium psychoaffectif », doit inévitablement entreprendre un mouvement de lutte d’autoaffirmation identitaire. Celui-ci est aussi nommé processus de « désaliénation » (Fanon 1952). En rupture avec les politiques de réconciliation étatiques et s’inspirant d’appels à l’action lancés par Gerald Taiaiake Alfred (2009b) et Simpson (2011), Coulthard (2014) invoque la résurgence autochtone. Simpson (2011) interprète cette praxis de décolonisation de la façon suivante :

réinvestir dans nos propres façons d'être ; régénérer nos traditions intellectuelles et politiques ; articuler et vivre nos traditions juridiques ; apprendre les langues ; créer et utiliser nos traditions artistiques et basées sur le spectacle. Tout cela nous oblige à nous réapproprier les meilleures pratiques de nos cultures traditionnelles, les systèmes de connaissances dans le contexte dynamique, fluide, compatissant et respectueux dans lequel ils ont été générés à l’origine [traduction des auteurs].

17-18

En d’autres termes, ce mouvement de « désubjectification » collectif et individuel invite les populations autochtones à réaffirmer, par un processus venant de l’intérieur, leurs normes et valeurs ancestrales articulées autour de la relation à la terre qui demeurent perturbées (Alfred 2009a ; Coulthard 2014 ; Simpson 2011).

À plus large échelle, Alfred (2009b) souligne que c’est à travers la reconstruction des nations autochtones, par la revitalisation culturelle et spirituelle et le renouvellement de systèmes politiques et légaux ancestraux, que les peuples autochtones parviendront à recouvrer leur autosuffisance ainsi que leur autonomie. Par ailleurs en rupture avec les solutions gouvernementales, il indique dans une perspective d’amélioration des conditions sociales et de santé que ce processus de résurgence représente la seule possibilité de déboucher sur une « transformation de la qualité de l’expérience vécue des peuples autochtones ou l'élargissement des possibilités qu'ils ont de vivre d'une manière qui ne soit pas préjudiciable pour eux-mêmes ou leurs communautés » [traduction des auteurs] (Alfred 2009b : 44).

Pour retrouver ces conditions, ces penseurs soutiennent que les populations autochtones doivent réoccuper leurs terres ancestrales. À ce titre, ils affirment que le processus de réconciliation au Canada, pour qu’il soit légitime, doit aboutir à une restitution territoriale. À défaut d’entreprendre cette démarche, la société canadienne ne fera qu’approfondir les inégalités à l’égard des peuples autochtones et alourdir la situation coloniale (Alfred 2009a). En outre, ils ne contestent pas la présence des Allochtones au Canada (ibid. ; Simpson 2016). Ils misent sur un partage équitable du territoire ainsi que sur une cohabitation harmonieuse fondée sur des rapports sans interférence, de nation à nation, découlant des principes de réciprocité profonds qui reflètent l’esprit des premiers traités (Simpson 2017). Alfred ne croit pas que ce changement puisse émaner des institutions canadiennes. Il estime qu’il émergera plutôt à travers la sensibilisation des Allochtones à la véritable histoire de la formation du Canada, c’est-à-dire au passé colonial et présent du pays ainsi qu’aux violences systémiques qui en découlent et qui affectent les populations autochtones.

Dans la même veine, Paulette Regan, auteure, alliée et ancienne directrice de recherche de la CVR, avance qu’à défaut de pathologiser les Autochtones en cherchant continuellement à remédier au « problème de l’Indien », le processus de réconciliation et de réelle décolonisation de la société devrait plutôt pallier le « settler problem » (2010 : 16). Cet impératif, selon elle, devrait s’accompagner d’un processus pédagogique transformationnel. Mis en oeuvre par une prise de conscience, le modèle pensé par Regan rappelle les propos de Stephany Irlbacher-Fox qui affirme que, pour les Allochtones, « les premiers stades de la décolonisation [...] sont marqués par des confrontations avec les privilèges coloniaux et les structures qui les soutiennent » [traduction des auteurs] (2014 : 151). Pour Regan (2010 : 11), il s’agit de déconstruire la posture de bienfaiteur incarnée par les Allochtones en 

dénouant le récit historique canadien et déconstruisant le mythe fondateur du pacificateur bienveillant – le fondement de l'identité des colons – pour comprendre comment les formes coloniales de déni, de culpabilité et d'empathie agissent comme des barrières au changement sociopolitique transformateur [traduction des auteurs].

À cet égard, Regan (2010) a développé un cadre pédagogique à vocation décolonisatrice inspiré de la pédagogie critique (Giroux 2004). Cette démarche expérientielle, comptant sur une réponse émotive comme praxis transformationnelle à la confrontation avec la vérité, s’inscrit dans les concepts de « lutte » et d’« espoir » comme source de changements systémiques et sociaux (Regan 2010). L’apprentissage, pensé dans ce contexte comme une réflexion critique personnelle et collective permettant d’« unsettling the settler within » doit éveiller le sens des responsabilités et d’engagement politicosocial (ibid.).

À cet égard, Regan (ibid.) soutient que ces mécanismes réflexifs sont surtout susceptibles d’émerger dans des contextes de mixité où les Allochtones sont exposés aux traditions, à la spiritualité, aux savoirs, aux réalités ainsi qu’aux individus autochtones. Néanmoins, pour qu’elles soient fructueuses et qu’elles engendrent des changements tangibles, ces rencontres devraient avoir lieu dans des cadres sociaux normatifs éloignés des structures hiérarchiques et de domination historiquement véhiculées par la société canadienne (Elliott 2018 ; Moran 2016 ; Regan 2010 ; Simpson 2011). Ainsi, le modèle éducatif proposé par Regan (2010) est également inspiré et guidé par des principes pédagogiques autochtones qui, eux aussi, sollicitent une approche holistique et transformationnelle qui s’extirpe de la pensée hégémonique occidentale (Alfred et Corntassel 2005 ; Regan 2010).

Éléments de réconciliation selon les Anicinapek de Kitcisakik

Située dans la région de l’Abitibi-Témiscamingue, la communauté de Kitcisakik est installée sur une partie des terres ancestrales des Anicinapek et a un statut litigieux, car c’est considéré comme un « établissement sur des terres de la couronne provinciale » (Affaires autochtones et du Nord Canada 2015, s. p. ; Bousquet 2016). En effet, la communauté de Kitcisakik ne bénéficie pas du statut de réserve prévu par la Loi sur les Indiens (L.R.C. [1985], Ch. L-5, voir notamment les articles 18, 20, 30 et 53). La communauté est située sur des terres publiques qui sont utilisées et gérées concurremment par deux sociétés d’État : la Société des établissements de plein air du Québec et Hydro-Québec.

Traditionnellement nomades, les familles anicinapek se partageaient le territoire selon des dispositifs familiaux, c’est-à-dire en se dispersant durant la période hivernale sur des parcelles de territoire qui leur étaient assignées selon une méthode de partage ancestrale et en se regroupant l’été dans un secteur qui est aujourd’hui connu sous le nom du village de Kitcisakik sur les rives du Grand lac Victoria, un élargissement de la rivière des Outaouais. Les familles vivaient essentiellement de la chasse, de la pêche et d’activités de trappage. Face à l’intensification de l’exploitation des ressources naturelles, ces familles se sont progressivement semi-sédentarisées dans les années 1980 de part et d’autre d’un barrage d’Hydro-Québec qui retient les eaux de la rivière des Outaouais et qui forme le réservoir Dozois, à quelques kilomètres à l’est du site ancestral de Kitcisakik et à environ six kilomètres à l’ouest de la route 117 qui relie Mont-Laurier à Val-d’Or (Leroux et al. 2004). Cette agglomération composée d’environ 404 membres résidant dans des maisonnettes de fortune forme le village « Dozois » (Affaires autochtones et du Nord Canada 2019). Les membres de la communauté de Kitcisakik résident la majeure partie de l’année au Dozois, certains passant la saison estivale au village ancestral de Kitcisakik.

L’agglomération du Dozois accueille désormais la plupart des centres administratifs et de services de la communauté (école, centre de santé, bloc sanitaire, centre de la petite enfance, dépanneur/station d’essence, bureaux du Conseil des Anicinapek de Kitcisakik, etc.). Bien que des discussions avec les gouvernements provincial et fédéral soient en cours en vue du développement d’un nouveau village doté de toutes les infrastructures de base, la localisation de celui-ci fait encore l’objet de débats. Dans ce contexte, les membres de la communauté de Kitcisakik militent de façon continue pour affirmer leurs droits et conserver leurs terres, mais également pour conserver leur langue, leur culture et leurs traditions, trois éléments liés à la relation qu’ils entretiennent avec leur environnement.

Pour les membres de la communauté de Kitcisakik, les relations entre Autochtones et Allochtones ont commencé à s’envenimer lorsque les Eurocanadiens ont accaparé leurs terres ancestrales. La colonisation de leur territoire s’est amorcée au cours du XIXe siècle avec l’implantation progressive de l’industrie forestière (Leroux et al. 2004). Cette industrie s’est par la suite intensifiée au cours du XXe siècle, en plus d’être couplée tant aux industries minières et hydroélectriques qu’aux activités de braconnage, « […] sans que l’on n’ait jamais consulté [les Anicinapek de Kitcisakik] » (ibid. : 106).

En effet, la nation algonquine, aujourd’hui divisée en neuf communautés au Québec (Bousquet 2016) et une communauté en Ontario (Governement of Ontario 2020), n’a jamais cédé son territoire ancestral (Bousquet 2016). Par ailleurs, durant la première moitié du XXe siècle, la colonisation de l’Abitibi-Témiscamingue, région administrative québécoise à laquelle Kitcisakik est aujourd’hui rattachée, coïncidait avec le développement d’un tronçon routier reliant Mont-Laurier et Senneterre qui traversait le territoire de la communauté. L’accès aux abords de la route a été interdit aux Anicinapek sur « une bande large de vingt milles », car un parc récréotouristique fut aménagé pour les Allochtones (Leroux et al. 2004 : 76). Le processus de colonisation a engendré des pressions environnementales extrêmes sur les modes de vie des individus de la communauté ainsi que sur leur utilisation du territoire, mais ont également contribué à leur appauvrissement matériel (St-Arnaud et al. 2009). Les opportunités d’emploi dans la communauté y sont rares et pour la plupart dérivées du conseil de bande. En outre, les habitations sont privées d’eau courante, d’égouts et d’électricité́ et les allocations gouvernementales arrivent au compte-goutte (Girard 2008 ; Leroux et al. 2004).

Un aîné de Kitcisakik rend compte de la façon suivante des effets de ce colonialisme de peuplement : « ils [les Eurocanadiens] ont commencé à être nombreux, à envahir nos terres ; c’est là que ç’a été difficile pour les Premières Nations, parce que les Premières Nations occupaient leurs terres ancestrales » (Louis[3]). Pour la communauté de Kitcisakik, la majorité du territoire ancestral a été attribué par le gouvernement québécois, avec l’attribution de contrats d’approvisionnement et d’aménagement forestier, à des compagnies d’exploitation forestière (Uprety et al. 2013). Marie Saint-Arnaud et Charlie Papatie ont fait le bilan de ces activités d’extraction : en 2012, une dizaine de compagnies « […] [récoltaient] annuellement autour de 400 000 m3 de bois, soit l’équivalent de 10 000 chargements de camions sur un territoire sillonné par plus de 4500 km de chemins forestiers » (2012 : 112). Ainsi, 60 % des superficies sylvicoles productives auraient été « coupées à blanc » au cours des 40 dernières années sur les territoires familiaux des habitants de Kitcisakik (Saint-Arnaud et al. 2009).

Ainsi, sceptique quant au processus de réconciliation, cet aîné soulève le fait que, trop souvent, les communautés autochtones sont mises de côté par les autorités publiques lorsqu’il s’agit de développement relatif à leurs terres ancestrales. Il rappelle que,

[p]ourtant, il existe un programme qui doit faire en sorte qu’il y ait une consultation pour toutes sortes de développement, mais il [le gouvernement] ne le fait pas. C’est pour ça que la réconciliation, elle n’est pas là, parce qu’ils [les Allochtones] veulent prendre trop de place. C’est pour ça que les Premières Nations, elles ont toujours tendance à vouloir défendre leur territoire.

Louis[4]

Les membres de la communauté ont de la difficulté à envisager des perspectives de réconciliation probantes, car ils craignent que, en étant dépossédés du territoire ancestral avec lequel ils ont des attaches identitaires profondes, ils soient assimilés au reste de la société dominante. Par exemple, cet aîné appréhende que sa communauté soit réduite à une réserve, ce qui supposerait une perte de territoire draconienne et entraînerait des effets destructeurs pour les Anicinapek de Kitcisakik :

C’est comme si le gouvernement [cherchait] à exterminer les Premières Nations en nous mettant dans une boîte de sardines, dans la réserve, dans une boîte de sardines ! Tu ne peux pas nécessairement développer des choses à l’intérieur d’une réserve, donc il faut sortir de cette impasse-là.

ibid.

Historiquement, la communauté de Kitcisakik, dans un effort de protection de son territoire, a systématiquement renoncé au statut de réserve (Leroux et al. 2004). Durant les années 1930, les habitants de Grand-Lac-Victoria, village à l’origine de Kitcisakik, se sont divisés en deux groupes. Certains désiraient la création d’une réserve dans la portion nord de leur territoire ancestral, aux abords du lac Simon, statut qu’ils ont acquis en 1962. Les autres, réfractaires à cette idée, ont établi « un conseil de bande parallèle » et se sont progressivement sédentarisés au bord du réservoir Dozois, lieu qui accueille aujourd’hui l’ensemble des services administratifs de la communauté de Kitcisakik et où la majorité de la population de la communauté est établie (Leroux et al. 2004 : 38). Ils ont d’ailleurs à nouveau refusé d’adopter, dans les années 1980, le statut de réserve. À cet égard, Jacques Leroux, Roland Chamberland, Edmond Brazeau et Claire Dubé soutiennent que « ce refus s’explique par la crainte que la signature d’une entente avec le gouvernement fédéral ait entraîné l’extinction de leurs droits territoriaux » (2004 : 160). Aujourd’hui, alors que ce territoire est propriété de la Couronne en vertu du droit étatique canadien, c’est sans réelle assise juridique que les Anicinapek de Kitcisakik vivent sur une fraction de ce qu’ils considèrent comme leur territoire ancestral. Cette posture témoigne de l’affection profonde qu’ils portent à leur territoire. En effet, sans statut officiel, les Anicinapek de Kitcisakik acceptent tacitement de « rester dans la pauvreté matérielle » et de vivre, encore aujourd’hui, sans eau courante ni électricité dans leur secteur (ibid. : 217).

À ce titre, les habitants de Kitcisakik sont quelque peu sceptiques à l’égard de la réconciliation telle que proposée aujourd’hui au Canada. Ils estiment que « [cela va] peut-être prendre encore une coupe d’années pour qu’on puisse avoir un meilleur portrait de la réconciliation » (Louis[5]). Ils soutiennent que les préoccupations fondamentales des Autochtones sont encore ignorées par le gouvernement fédéral et que, pour l’instant, « il n’y a pas l’autre côté de la médaille qui est les Premières Nations, toujours le gouvernement » (ibid.). Ils avancent que ce processus est à la faveur de la société canadienne et de ses institutions. Un aîné soutient que, jusqu’à présent, la réconciliation correspond à « une vision stricte » où seuls les intérêts des autorités publiques sont satisfaits : « on s’en va en avant, juste pour eux autres » (Noé[6]).

Kitcisakik et les séjours de sensibilisation comme résurgence

Les tentatives de spoliation engendrées notamment par l’inondation de parcelles de territoires familiaux causée par la construction du barrage Bourque en 1934 et des déplacements répétés (incitations à ce que les membres de la communauté de Kitcisakik migrent dans la réserve Lac-Simon) (Leroux et al. 2004) ainsi que les tentatives d’assimilation, entre autres par l’entremise des pensionnats, que les membres de la communauté de Kitcisakik ont vécues sont autant d’indicateurs qui pourraient laisser supposer que la communauté est fermée et hostile aux Allochtones (Bousquet 2016 ; Leroux et al. 2004). Cependant, la communauté est un exemple d’ouverture à l’Autre. Depuis les années 1980, de nombreux réseaux de solidarité avec des Allochtones alliés, comme des chercheurs, des travailleurs sociaux, de la santé ou du secteur de l’éducation, se sont tissés, ce qui a contribué à développer des liens de confiance et une ouverture au dialogue. C’est ce qu’exprime ici l’animateur à la vie communautaire de Kitcisakik, qui est aussi responsable des séjours de sensibilisation dans la communauté :

[À Kitcisakik], le sens de l’accueil est déroutant : ça ne prend même pas une journée, tu sais, et les enfants te sautent déjà dessus, le monde vient dire bonjour. Ça prend pas de temps : tu te promènes sur la rue principale, pis t’as déjà serré 15 mains, le monde s’ouvre beaucoup. Ils ont comme une facilité à raconter leur vie et expliquer pourquoi qu’ils sont là, pis qu’il y a même un enjeu, un combat à Kitcisakik ; ce n’est pas une réserve, il y a des idéologies politiques. Je pense que, quand il y a des gens qui prennent le temps d’être là, ça prend pas de temps, pis la communauté ne se gêne pas d’expliquer pourquoi. Il y a une communication et une proximité assez spéciales, ici[7].

C’est donc par le biais d’efforts des membres de la communauté qui visent à préserver et à revitaliser leurs savoirs et modes de vie ancestraux que se sont développés les séjours d’immersion. Dans cette dynamique de résurgence, ils accueillent, depuis 2012, des étudiants allochtones du secondaire, de cégeps et d’universités issus de différentes régions du Québec et, plus récemment, de l’Ontario. Cette initiative, les « séjours de sensibilisation à la culture anicinape », s’inscrit dans un esprit de transmission des savoirs intergénérationnels et de dialogue interculturel. Par ailleurs, l’initiative sert d’outil pour renforcer la culture anicinape au sein de la communauté. Les séjours sont des lieux de rencontre où les jeunes, les familles et d’autres membres de la communauté, en s’impliquant de façon formelle et informelle dans les activités, côtoient les aînés et des animateurs culturels, créant du même coup des occasions d’apprentissage privilégiées. Le responsable des séjours soutient que l’objectif premier consiste à faire vivre la culture et les savoirs anicinapek :

Il y a un désir, un besoin de la communauté de faire des activités culturelles, de ramener les gens dans le bois, de faciliter le transfert des connaissances culturelles. […] À travers toutes les histoires de pensionnat, il y a une génération qui n’y va presque plus ou qui n’a pas les connaissances pour aller dans le bois ou faire des affaires traditionnelles. Cela est un besoin, de recréer des lieux de rencontre avec la culture. Que ça ne soit pas seulement ceux qui veulent travailler [dans les séjours], mais aussi les gens qui veulent le vivre. Ce n’est pas tout le monde qui a les sous ou les outils pour aller dans le bois et vivre la culture ! Aujourd’hui, ce n’est plus tout le monde qui a des camps ; ça prend un pick-up, ça prend du gaz, ça prend une chainsaw, ça prend le VTT, ça prend le Skidoo, et les animaux ne sont plus aussi proches qu’ils l’étaient… En créant nos séjours […] avec les petits revenus qu’ils génèrent, on est capable de recréer des moments de rencontre avec la culture, pis de faire vivre aux gens [membres de la communauté] des souvenirs ou leur faire vivre des moments culturels pour la première fois[8].

En outre, cette initiative a évolué de façon très organique ; le comité responsable de son organisation a, par exemple, refusé à plusieurs reprises de bénéficier de subventions issues d’organismes touristiques régionaux, par crainte de se voir imputer des directives en potentielle disharmonie avec sa philosophie. La dynamique que la communauté souhaite entretenir avec les visiteurs s’inscrit dans un paradigme éducatif de rencontre et de dialogue. En demeurant informelle et fidèle à sa structure, l’initiative s’est par ailleurs cristallisée avec le temps autour de quelques objectifs.

De prime abord, en invitant des gens de l’extérieur, elle permet de réduire l’isolement de la communauté. Ensuite, elle donne lieu à des occasions de développement durable fidèles aux valeurs anicinapek en créant des emplois qui valorisent les savoirs des membres de la communauté. Ces savoirs sont généralement acquis dans le cadre de contextes d’apprentissage non reconnus dans les milieux allochtones. L’initiative sert aussi à briser l’isolement social en encourageant les habitants à se mobiliser collectivement. Les séjours permettent donc de compléter l’offre d’activités communautaires telles que des déjeuners ou des cérémonies traditionnelles sur une base régulière.

Pendant les séjours, dans un esprit d’échange culturel, différentes activités sont organisées avec les étudiants ; elles varient dans leur forme et selon le cycle des saisons. Certaines possèdent un caractère plus formel ; il s’agit d’activités menées dans des environnements souvent fermés ou impliquant peu de déplacements et dirigées par des membres de la communauté, comme la diffusion de courts métrages cinématographiques réalisés par les habitants (Wapikoni mobile), des ateliers d’artisanat de langue anicinape ou des contes et légendes. D’autres sont plutôt semi-formelles : en forêt, les étudiants, guidés par les membres de la communauté et plus ou moins laissés à eux-mêmes, participent à des activités de pêche, de trappe, de chasse ou de cuisine traditionnelle. De nature spontanée, les activités sont souvent choisies quelques jours seulement avant l’arrivée des groupes, voire la journée même, selon les compétences et la disponibilité des membres de la communauté. Par ailleurs, lorsque les groupes ont des intérêts pédagogiques particuliers, le coordonnateur à la vie communautaire organise des cercles de partage-conférences en invitant des membres de la communauté qui possèdent les connaissances requises. Par exemple, des survivants des pensionnats viennent parfois témoigner de leur expérience de vie ou des membres du comité Forêt informent les participants sur les luttes territoriales. En plus de ces activités encadrées, les séjours comportent une dimension d’« implication communautaire » : les groupes sont invités à participer à des activités du quotidien, selon les besoins du moment de la communauté, comme l’entretien des jardins communautaires, la rénovation d’espaces culturels ou la livraison de bois de chauffage.

Les activités ont lieu au village Dozois ou sur différents sites culturels disséminés sur le territoire ancestral. Les séjours durent habituellement de trois à dix jours. Plus ils sont longs, plus les étudiants sont emmenés en forêt, sur des sites plus reculés, qui requièrent davantage de logistique et de préparation. En outre, les étudiants sont impliqués dans toutes les tâches du quotidien : ils participent à la préparation de leur nourriture, de leur abri pour la nuit et au transport ou au déplacement des matériaux nécessaires aux activités prévues avec les membres de la communauté. Ces moments de labeur avec les membres de la communauté sont des occasions de discussions et d’échanges. En outre, les activités des séjours sont agencées de sorte à laisser du temps libre aux étudiants entre chacune d’entre elles, ce qui leur permet de flâner dans la communauté et d’engager spontanément la conversation avec les habitants.

Vers une réconciliation autocritique

La pédagogie transformationnelle de décolonisation, imaginée par Regan (2010), vise à développer un regard nouveau chez les Allochtones quant à leur passé colonial et ses répercussions sur les relations Autochtones-Allochtones d’aujourd’hui. Cette méthode d’apprentissage repose sur l’identification des inégalités sociales à la base de ces relations. Les séjours offrent aux étudiants allochtones une occasion privilégiée de faire face aux répercussions du colonialisme de peuplement. Peu à peu, les étudiants s’initient aux problématiques territoriales qui dominent le discours local et les activités dans la communauté.

En effet, plusieurs activités réalisées lors des séjours d’immersion donnent un aperçu des répercussions du colonialisme sur le plan de la dépossession territoriale des habitants de Kitcisakik. C’est le cas du rallye initial, pendant lequel les étudiants sont guidés par le coordonnateur à la vie communautaire et des membres de la communauté vers différentes stations disséminées dans le village Dozois, où a lieu une présentation historique de la communauté. Les étudiants sont sensibilisés aux pressions environnementales qui ont poussé la communauté à se sédentariser là où elle se trouve actuellement. Par exemple, les étudiants sont conduits au barrage de rétention du réservoir Dozois, propriété d’Hydro-Québec, qui se trouve à quelques mètres seulement du centre du village. Sur place, on explique aux étudiants que sa construction, sans consultation, à la fin des années 1940 a entraîné l’inondation d’une partie des territoires ancestraux des familles de la communauté, des sites qui accueillaient également des sépultures anciennes.

Par ailleurs, des membres du comité Forêt, l’organe communautaire responsable de la gestion des ressources naturelles, sont souvent invités à faire des présentations et à discuter de la question territoriale. Sous forme de cercles de partage et à l’aide de cartes topographiques, ils illustrent de quelle façon le territoire ancestral était traditionnellement occupé et géré et comment, selon les saisons, les ancêtres des membres de la communauté se déplaçaient sur le territoire. À ce sujet, ils rapportent que, durant l’été, ils se réunissaient sur les rives du Grand lac Victoria et que, durant le reste de l’année, les familles étaient dispersées sur leur territoire respectif où elles effectuaient leurs activités de chasse et de piégeage. Les membres du comité Forêt identifient avec les élèves le découpage traditionnel de ces territoires familiaux, en leur expliquant que leurs limites étaient malléables et fondées sur un partage harmonieux. Ils soulèvent par ailleurs le fait que ces modes de vie ont été bouleversés par l’empiétement progressif des compagnies d’exploitation forestière allochtones sur leurs territoires ancestraux. Ils mettent en évidence les éloquentes superficies de déforestation auxquelles la communauté est confrontée et leur volonté de faire valoir leurs droits, en tentant, tant bien que mal, d’adhérer à des mécanismes de consultation et de cogestion des ressources. En outre, les membres du comité Forêt profitent de ces échanges avec les étudiants pour les sensibiliser au statut litigieux de la communauté par rapport aux autorités provinciales et fédérales, du fait d’avoir renoncé à être constituée en réserve et de continuer à occuper ses terres ancestrales.

Une étudiante d’un groupe de Montréal témoigne de la compréhension croissante de la centralité des enjeux territoriaux dans les revendications des Autochtones et de la résilience particulière de la communauté de Kitcisakik qui s’installe chez les individus qui prennent part aux séjours :

Tout leur territoire [celui des Anicinapek de Kitcisakik], il est principalement sur le territoire de la Sépaq. […] On a vu l’évolution : par exemple, Kitcisakik pis Lac-Simon, avant, c’était la même chose. Ça, je ne savais vraiment pas que, dans le fond, c’était la même communauté, mais […] l’avènement de la réserve, ça a comme scindé la communauté en deux, pis ça a fait des grosses divisions internes. Pis cela, c’est quand même triste que ça soit arrivé. Comme ceux de Lac-Simon, c’est comme ceux qui ont accepté de vivre en réserve, pis à Kitcisakik, c’est comme la résistance […]. Que, eux, ils n’ont pas voulu lâcher leur territoire, ils n’ont pas voulu être gouvernés, comme contrôlés par le gouvernement ; je trouve ça bien de leur part.

Gabrielle[9]

Au terme de leur séjour, certains étudiants sont en mesure d’analyser le contexte canadien à plus large échelle et comprennent que les questions de dépossession territoriale alimentent encore le statu quo colonial :

On peut, peut-être, trouver des ententes, des accords [reconnaître leurs droits et leurs revendications] […]. Par exemple, ils [le gouvernement fédéral] n’ont pas encore signé la Déclaration des Nations unies sur les droits des peuples autochtones ; enfin, ils l’ont signée, mais ils ne l’ont encore pas ratifiée. Le gouvernement Trudeau n’a pas encore fait ça, elle n’est toujours pas mise en oeuvre. Ça montre une volonté partielle ; il [Trudeau] veut se rapprocher des Autochtones, il signe des beaux papiers, mais il ne les met pas en place […]. Pendant ce temps, leur territoire [celui des Autochtones] rapetisse, maintenant c’est devenu beaucoup plus petit qu’avant.

Gabrielle[10]

Ces confrontations aux réalités coloniales vécues par la communauté ont suscité des réflexions prometteuses chez les étudiants sur les structures de pouvoir et leur implication dans leur maintien, en outre par leur manque d’éducation par rapport aux conditions juridiques et à la politique contemporaine de la communauté de Kitcisakik ainsi qu’à l’endroit des pratiques culturelles de la communauté, et à plus large échelle, à celles des Autochtones du Canada. Cette conscientisation constituerait un processus phare d’une démarche transformative et un prérequis pour une décolonisation et une réconciliation abouties (Alfred 2009a ; Regan 2010). Certains étudiants ont relevé leur statut privilégié de bénéficiaires au sein des structures de pouvoir canadiennes : « j’ai réalisé que, nous, il y a beaucoup de choses qu’on prend pour acquises, qu’en théorie on ne devrait pas prendre pour acquises. C’était aussi pour voir l’impact, pour voir comment on était privilégiés, à Montréal ». Certains étudiants ont fait le lien entre la posture hégémonique qu’adopte la société canadienne et les situations dans lesquelles se trouvent les communautés autochtones :

[…] l’attitude, surtout, qu’on a toujours eu à imposer une manière de faire, à imposer les lois. Une attitude que, nous, on sait tout et qu’ils ne savent rien, des primitifs, pis toujours cette supériorité-là. C’est vu dans toutes les formes de lois. […] je pense que c’est surtout l’attitude que les gens ont et continuent à avoir, d’un certain racisme et d’une supériorité. On les voit dans toutes les lois, et ça nous a été transmis à l’école. Faut pas accuser directement, mais il faut le reconnaître.

Jonathan[11]

Discussion et conclusion

La communauté de Kitcisakik, en raison de sa situation juridique territoriale quasi unique, porte un regard singulier sur le processus de réconciliation. Malgré les tentatives d’assimilation répétées, l’empiétement sur leur territoire par l’industrie forestière et les déconvenues actuelles des différents paliers gouvernementaux, c’est avec enthousiasme, une hospitalité chaleureuse, généreuse et sans rancune que les membres de la communauté accueillent les étudiants allochtones. Ce climat est favorable à l’émergence d’un dialogue et d’une réciprocité. Anicinapek de Kitcisakik et jeunes étudiants allochtones ont des possibilités égales de s’exprimer et d’être écoutés. En l’espace de quelques jours, de nouvelles alliances horizontales fondées sur des discussions franches, le respect et la mise à disposition profonde de soi-même se profilent. Elles se manifestent, par exemple, à travers les gestes de collaboration qui se multiplient au fil des séjours, ainsi que par les liens affectifs et les amitiés qui se développent. Ces comportements témoignent de l’ouverture d’esprit et de la sensibilité des étudiants, propices et nécessaires à un apprentissage qui vise la transformation de soi. En outre, les liens affectifs puissants qui se dégagent des relations entre étudiants et membres de la communauté pourraient aussi, en créant une dynamique de solidarité, motiver un désir d’en apprendre davantage sur les causes plus profondes qui sous-tendent la situation des Autochtones.

Ces conditions permettent aux étudiants d’être réceptifs à des façons d’apprendre et de faire typiquement anicinapek, c’est-à-dire de nature expérientielle et holistique, qui sont guidées par le lien étroit que les membres de la communauté entretiennent avec la terre. En suivant le rythme de la communauté, ancré dans celui de la nature et des saisons, et en étant invités en forêt, sur le territoire ancestral, les étudiants se familiarisent avec l’épistémologie autochtone. L’engagement authentique et collectif des membres de la communauté, dont jeunes, adultes et aînés sont investis, permet aux étudiants allochtones de mieux saisir le profond attachement qu’ils nourrissent pour leur territoire ancestral. De plus, en passant plusieurs jours en terre contestée, les jeunes allochtones ont l’occasion d’observer et d’étoffer leur compréhension du colonialisme de peuplement, de ses conditions de reproduction et de ses répercussions toujours actuelles. À cet égard, la centralité des enjeux territoriaux pour les communautés autochtones dans la préservation et la revitalisation de leur patrimoine culturel collectif devient progressivement plus évidente aux yeux des étudiants. C’est ainsi que l’expérience immersive à Kitcisakik devient également génératrice d’introspection critique. Les jeunes Allochtones parviennent à discerner les privilèges dont ils jouissent au sein de la société canadienne, privilèges fondés sur la dépossession territoriale et qui mettent en lumière le rôle passif qu’ils jouent dans le maintien du statu quo colonial à travers leur ignorance des réalités juridiques, politiques et culturelles contemporaines des membres de la communauté de Kitcisakik.

Dans une perspective de décolonisation de notre société, de plus en plus d’établissements scolaires s’engagent à réviser leurs programmes en y intégrant des paradigmes autochtones. Une inquiétude demeure néanmoins : l’assimilation, le contrôle et la dénaturation de la pensée autochtone par les structures scolaires. Pour y faire face, l’intégration d’initiatives immersives en territoire autochtone dans les programmes scolaires pourrait s’avérer un outil d’apprentissage critique innovant et complémentaire. En outre, ce type d’initiative implique un meilleur agencement du contexte d’apprentissage qui serait propice à des échanges sans filtre où les membres des communautés deviendraient « les enseignants ». Par ailleurs, ces séjours suscitent des conversations nécessaires en vue d’une « véritable réconciliation », à la faveur d’une critique des forces sociopolitiques avec lesquelles les communautés autochtones sont aux prises. En effet, les enjeux de revendication territoriaux s’y trouvent désormais mis en relief, alors qu’ils font souvent partie des aspects oubliés dans les politiques gouvernementales en matière de réconciliation ou qu’ils sont relégués au dernier rang dans la compréhension canadienne de la réconciliation (Environics Institute for Survey Research 2016).