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Introduction

En traductologie, les traductions ont souvent été abordées comme des contenus désincarnés et leurs composantes matérielles, réduites au rôle de simple véhicule. Les différentes versions matérielles d’une traduction imprimée ont, par conséquent, souvent été implicitement considérées comme le « même ouvrage ». Certes, le « paratexte », un concept parfois associé à la matérialisation du texte (Batchelor, 2018, p. 9), est mobilisé, depuis le début des années 2000, dans un nombre croissant d’études traductologiques (par exemple, Watts, 2000; Tahir-Gürçağlar, 2002; Torres, 2002). Toutefois, tant chez Gérard Genette que dans notre discipline, le paratexte est avant tout envisagé sous l’angle de sa fonction par rapport au texte, plutôt que sous celui de sa matérialité (Batchelor, 2018, p. 10, 27 et 28)[2]. Ces dernières années, on a cependant assisté à l’émergence de réflexions axées directement sur la matérialité du texte traduit[3]. Elles partent, entre autres, de la perspective que, pour le lecteur, les composantes physiques de la traduction n’apparaissent pas périphériques ni subordonnées au texte, mais enchevêtrées à ce dernier, puisqu’il en fait l’expérience de manière simultanée. Certains de ces travaux récents portent, par exemple, sur les caractéristiques des couvertures des traductions littéraires, leurs effets sur le lecteur et leurs interactions avec le contenu des ouvrages (par exemple Turpin, 2018; Gyssels, 2019; Li, Li et Miao, 2019).

Dans le cadre des textbook studies, la matérialité des manuels a aussi suscité un certain intérêt, comme en témoignent les chapitres 12 et 29 de The Palgrave Handbook of Textbook Studies (Fuchs et Bock, 2018), ouvrage dont la parution marque une étape significative pour ce champ de recherche[4]. Les aspects matériels de ce genre d’ouvrage ont, entre autres, été mis en rapport avec leurs usages : « The material qualities of the book itself, that is, its size, its weight, its bindings, the thickness of its pages and so forth, also play a key role in shaping its use. » (Kolbeck et Röhl, 2018, p. 405). Dans la mesure où le Palgrave Handbook of Textbook Studies est représentatif de ce champ, la traduction y semble cependant négligée, puisqu’elle n’est pas abordée dans cet ouvrage au panorama par ailleurs très vaste[5]. Ce vide est d’autant plus remarquable lorsque l’on considère la circulation importante des manuels et l’internationalisation considérable de ceux de niveau universitaire (Altbach, 1991, p. 242 et 253).

En traductologie, les travaux d’Hélène Buzelin démontrent, au contraire, l’intérêt qu’il y a à se pencher sur les logiques singulières de production et de circulation de ces objets textuels particuliers, à partir d’une approche qui inclut tant les aspects matériels des manuels que leur transfert interlinguistique (2014b, p. 329). Le présent article s’inscrit dans le cadre de ces derniers travaux et a pour objectif d’explorer certains liens entre « traduction » et « matérialité », à partir de l’examen de différentes versions imprimées, en anglais et en français, d’un manuel d’introduction à la sociologie, Invitation to Sociology: A Humanistic Perspective (Berger, 1963). Ce travail est axé sur la production et la circulation des manuels et c’est l’image que les agents producteurs ont donnée à leur version, qui mobilise avant tout notre attention. Nous cherchons, d’une part, à cerner l’influence potentielle des caractéristiques physiques de la première version du texte-support sur sa circulation internationale. D’autre part, nous nous intéressons aux rapports entre les transformations matérielles des versions postérieures – principalement celles qui concernent le format et les couvertures[6] – et les changements relatifs à leur lectorat cible et à leur fonction projetée. Dans une première partie, nous situons d’abord cette analyse matérielle dans le contexte plus large de notre étude de cas. En deuxième partie, nous analysons la production de la première version publiée de cet ouvrage d’un point de vue matériel, pour considérer, en troisième partie, l’effet de ses caractéristiques physiques sur les trajectoires des autres versions. En quatrième partie, nous examinons les changements physiques qui ont accompagné la publication d’une version adaptée d’Invitation to Sociology au Royaume-Uni (1966), avant d’explorer, en cinquième partie, ceux qui marquent la publication des différentes éditions des deux traductions françaises (1973b, 1977, 2006b, 2014).

1. Le projet

Les réflexions relatives à la matérialité d’Invitation to Sociology (ci-après IS) présentées dans les pages qui suivent découlent d’un projet plus vaste, en cours de réalisation, dont l’objectif est de retracer les trajectoires de cet ouvrage en anglais, en français et en espagnol. Nous entendons par « trajectoire » le cycle de vie complet d’une version, de la production à l’utilisation, en passant par la distribution et la réception critique. Ce projet comprend l’analyse tant matérielle que textuelle et « contextuelle » des versions d’IS selon une méthodologie qui allie à l’examen matériel et textuel de ces dernières une recherche documentaire (incontournable en raison du caractère historique de ce travail) et des entrevues semi-dirigées. À son tour, notre recherche s’inscrit dans le cadre du projet de Buzelin sur la construction sociale et la traduction des savoirs dans les manuels universitaires américains produits entre 1945 et 1975 (2014a, 2014b; Buzelin, Dufault et Foglia, 2015).

L’examen des dimensions matérielles des versions en anglais et en français d’IS a été réalisé suivant une approche inductive. Toutefois, pour notre étude plus vaste, nous nous sommes dotée d’un appareil théorique léger. Notre démarche est en partie inspirée des études de réseaux de Bruno Latour[7]. Cette approche aborde la production des « faits » et des artéfacts scientifiques à travers la formation de réseaux, soit un ensemble de connexions plus ou moins stables établies entre des entités hétérogènes, qui comprennent des acteurs humains et non humains (Buzelin, 2005, p. 197). Elle tient donc explicitement compte de la matérialité des produits scientifiques à travers la notion d’« artéfact » et nous offre la possibilité d’aborder les traductions comme des objets, plus précisément, des objets textuels dont les caractéristiques physiques ne sont pas arbitraires (ibid., p. 196; Fenwick et Edwards, 2010, p. 8). De plus, les approches de réseaux reconnaissent le caractère performatif des objets textuels et intègrent l’étude des effets qu’ils produisent à leur tour (Fenwick et Edwards, 2010, p. 7). Notre travail diffère toutefois considérablement de la démarche latourienne originale par son caractère rétrospectif. Les réseaux reconstruits après coup sont généralement fragmentaires et les relations retracées sont celles qui ont manifesté un certain degré de stabilité.

En plus de cette approche de réseaux, nos travaux mobilisent à la fois un macro-cadre fondé sur l’analyse critique du discours, telle qu’élaborée par Norman Fairclough (2003), et une perspective qui découle de l’application des idées de Pierre Bourdieu en traductologie (voir par exemple Vorderobermeier, 2014 et Hanna, 2016). Notre intention n’est pas de concilier les approches latourienne et bourdieusienne, mais de contraster les éclairages différents qu’ils jettent sur notre objet. Plus précisément, l’examen matériel des versions présenté ici suit une démarche comparative et engage, de plus, un travail de contextualisation socio-historique de leur production.

Pour bien situer cet examen, quelques éléments sont à considérer au regard du contenu de cet ouvrage, de son histoire au sens large et du genre auquel il appartient. IS est un manuel d’introduction à la sociologie rédigé par Peter L. Berger et d’abord publié aux États-Unis en 1963 par Anchor Books, une des filiales de Doubleday. Même si l’auteur affirme dans sa préface que l’ouvrage n’a rien d’un « textbook »[8], il est aujourd’hui considéré comme un manuel de sociologie classique (Christiano, 1990, p. 503; Boettke, 2010, p. 179), et ce, malgré une réception critique initiale plutôt négative (Martindale, 1964; Selznick, 1964). En plus d’avoir fait l’objet d’au moins 27 traductions en 25 langues, IS a été désigné comme l’un des 50 livres de sociologie les plus influents du XXe siècle par les membres de l’International Sociological Association (ISA, 2016).

Loin de présenter un savoir orthodoxe, ce manuel d’introduction offre une vue très particulière de la sociologie et il est, entre autres, reconnu pour sa contribution au courant phénoménologique de cette discipline (Wuthnow et al., 1984, p. 9; Ainlay, 1986, p. 31; Psathas, 2004, p. 2, 11 et 13). De plus, il présente les bases de la construction sociale (de la réalité sociale). Ce cadre sera ensuite développé dans The Social Construction of Reality, corédigé quelques années plus tard par Berger et Thomas Luckmann (1966). Ce dernier ouvrage figure d’ailleurs au cinquième rang des livres de sociologie les plus influents du XXe siècle (ISA, 2016).

D’un point de vue commercial, IS deviendra rapidement un bestseller[9] : en 1965, on comptait déjà plus de 100 000 exemplaires vendus (The Penguin Archive, 1965[10]). Il s’est également révélé un longseller, ce qui lui a valu de conserver sa place au catalogue actuel de Penguin-Random House, multinationale éditoriale (appartenant elle-même à Bertelsmann, un des conglomérats de médias les plus importants au monde au moment de l’écriture de cet article) qui a absorbé Doubleday après un ensemble de fusions, de ventes et d’expansions (The Associated Press, 2019; Penguin Random House, 2020). En anglais, IS a aussi fait rapidement l’objet d’une deuxième version publiée par Pelican-Penguin Books (1966), dont le texte est légèrement adapté pour le lectorat britannique. En français, IS a d’abord été traduit par Joseph Feisthauer sous le titre Comprendre la sociologie : Son rôle dans la société moderne. La première édition de cette traduction sera publiée à Paris par Resma en 1973, et la seconde par les Éditions du Centurion de 1977 jusqu’à la mi-1980. L’ouvrage sera retraduit sous le titre Invitation à la Sociologie par Christine Merllié-Young et Dominique Merllié pour La Découverte en 2006, avant de faire l’objet d’une nouvelle édition en 2014. Chacune de ces versions textuelles d’IS est minimalement associée à une identité physique distincte.

Toutefois, ce n’est pas un hasard si le présent article traite principalement du format et des premières de couverture. De manière générale, on pourrait considérer IS comme un ouvrage à faible composante visuelle, puisqu’il n’est pas illustré (outre la couverture de certaines versions) et qu’il n’affiche ni tableaux ni diagrammes. Seules la retraduction française et sa nouvelle édition (2006b, 2014) présentent sous forme d’encadrés dans le texte les commentaires bibliographiques qui figurent à la fin des autres versions. L’organisation linéaire et continue du texte dans IS se démarque du « système hiérarchisé de juxtapositions » qui caractérise le manuel standard (Kolbeck et Röhl, 2018, p. 404-405) et tient, potentiellement, au sous-genre du manuel d’introduction (ou primer) auquel cet ouvrage appartient. Ce sous-genre se distingue du manuel standard (ou full-length) par son contenu et sa longueur (Manza, Sauder et Wright, 2010, p. 275). Au contraire du full-length, le manuel d’introduction ne cherche pas à décrire exhaustivement l’état d’une discipline, mais contient un survol concis (généralement en 100-150 pages), du point de vue de l’auteur (ibid.). À notre connaissance, les aspects matériels de ce sous-genre n’ont jamais fait l’objet d’études particulières[11].

2. Anchor Books et petit format de luxe : la première version imprimée d’IS

Lorsque l’on aborde la première version publiée d’IS (1963) sous l’angle matériel, le point de départ qui s’impose n’est ni son éditeur ni son auteur, mais Jason Epstein, responsable de la création d’Anchor Books. Même si au moment de la publication de cet ouvrage, il avait abandonné son poste d’éditeur dans cette dernière (Epstein, 2001, p. 39), il a largement influencé les caractéristiques physiques du manuel par son travail antérieur.

Au début des années 1950, Epstein, récemment diplômé de Columbia en littérature anglaise, est embauché comme stagiaire chez Doubleday, une des maisons d’édition commerciales dominantes aux États-Unis (Tebbel, 1987, p. 353-354; Meyer, 2012). Les clubs de livres constituent à cette époque le pilier économique de l’empire Doubleday et la production massive de livres grand public au succès éphémère, la majeure partie de ses activités (Epstein, 2001, p. 39-41). Epstein, pour sa part, remarque un certain décalage entre les pratiques éditoriales du moment et les besoins de la génération d’après-guerre en matière de lecture (ibid., p. 61). Lors de son passage à Columbia, il côtoie de nombreux ex-combattants dont les études sont financées sous le Servicemen’s Readjustment Act de 1944. Or, ces étudiants n’arrivent pas à se procurer tous les ouvrages qu’ils aimeraient lire[12], puisque nombre de ces derniers ne sont offerts qu’en couverture rigide, à un prix élevé (ibid.). Epstein développe, par conséquent, un projet articulé autour de la réédition de titres soigneusement sélectionnés pour combler les besoins d’un lectorat universitaire, en format de poche à couverture souple, mais dans une présentation plus luxueuse et plus durable que celle des livres de poche commerciaux ou mass paperbacks (ibid., p. 60 et 64-65).

Les négociations entourant la création d’Anchor sont diversement décrites. Le soutien accordé par Kenneth McCormick, directeur de l’édition chez Doubleday, à la proposition d’Epstein, semble incontestable (ibid., p. 63; Meyer, 2012). Toutefois, si d’après certains, les dirigeants de Doubleday auraient été « impressionnés » par les recherches d’Epstein (Loyola University Chicago Digital Special Collections, s.d.), d’autres font état de négociations plus ardues :

Jason Epstein, a brilliant, strong-minded young man, regarded as a maverick by his elders, […] had a difficult struggle to convince Doubleday executives that money could be made by publishing quality paperback titles and selling them in the retail trade.

Tebbel, 1987, p. 359

L’issue des discussions est cependant indisputable : Anchor Books, souvent présentée comme la première filiale à offrir des trade paperbacks aux États-Unis,[13] sera créée en 1953, et Epstein passera au rang d’éditeur (Tebbel, 1987, p. 424; Doubleday, Division of Random House, Inc., 2007; Loyola University Chicago Digital Special Collections, s.d.). Anchor connaîtra un succès foudroyant : 10 000 exemplaires de ses quatre premiers titres seront vendus dès les deux premières semaines, et les ventes totales de la filiale atteindront 600 000 exemplaires l’année suivante (Tebbel, 1987, p. 424; Davis, 2015, p. 237).

Les titres d’Anchor sont ainsi d’abord sélectionnés par rapport au lectorat cible, au contraire de la pratique littéraire de l’époque, où le produit est d’abord choisi pour sa valeur en soi (Phillips, 2007, p. 19; Davis, 2015, p. 238-239). De plus, à l’inverse des maisons commerciales qui tirent profit des succès de librairie éphémères, Anchor mise sur la construction d’un catalogue solide et ses titres sont également sélectionnés par rapport à leur pérennité actuelle ou projetée. L’éclectisme des titres choisis est remarquable et Anchor publie dès le départ des ouvrages littéraires, philosophiques et des sciences sociales, puis, à partir des années 1960, des sciences naturelles[14]. La sociologie occupe une part modeste de ce catalogue, mais signalons que la filiale a publié trois ouvrages très célèbres d’Erving Goffman[15] et une réédition de The Lonely Crowd (Riesman, Glazer et Denney, 1953)[16].

Si les titres du catalogue d’Anchor font l’objet d’une sélection rigoureuse, les aspects matériels de ces ouvrages seront aussi soigneusement planifiés pour assurer leur durabilité :

Mass-market paperbacks sold in drugstores and newsstands were printed on inexpensive paper called ground wood that turned brown […]. I decided to print Anchor titles on a more expensive and durable acid-free sheet that retained its whiteness somewhat longer and to print the covers on heavy stock in a matte finish. The covers were designed by friends who were artists […].

Epstein, 2001, p. 64

De nombreux artistes graphiques de renom, dont Edward Gorey et Georges Giusti, ont travaillé pour Anchor, contribuant à donner aux ouvrages de la filiale une identité radicalement distincte de celle des mass paperbacks, malgré leur format commun.

Le format poche permet à Anchor d’offrir ses ouvrages à un prix plus abordable que celui des couvertures rigides, même s’ils demeurent plus coûteux que les poches commerciaux, en raison, entre autres, de leurs matériaux plus luxueux[17]. À titre indicatif, en 1953, un mass paperback coûte 0,25 USD contre 0,65 à 1,25 USD pour un Anchor (Epstein, 2001, p. 64). Bien que le format poche ait été choisi par Epstein pour maintenir les coûts de production suffisamment bas, les dimensions précises des Anchor auraient été déterminées par un ensemble de presses que possédait déjà Doubleday (Davis, 2015, p. 237). De plus, ce format précis avait l’avantage de tenir dans les présentoirs existants, ce qui, nous supposons, a eu pour effet de ne pas restreindre les points de vente potentiels. Au départ, les Anchor se distinguent donc des livres de poche commerciaux non seulement par leurs matériaux, leurs couvertures artistiques et leurs prix plus élevés, mais aussi par leur réseau de distribution, qui correspond à celui des couvertures rigides (Tebbel, 1987, p. 424-425). Néanmoins, leurs points de vente se multiplieront rapidement et ils se trouveront ensuite distribués au côté des mass paperbacks (ibid.). L’anecdote suivante, rapportée par Aaron Asher, qui deviendra lui-même un éditeur important à partir des années 1960, illustre l’expansion rapide de la distribution des livres d’Anchor et l’effet de leur identité visuelle distincte sur le lecteur potentiel :

Je servais dans l’armée, stationné en Alabama de 1953 à 1955. Je me rappelle être entré dans une papeterie dans une ville un peu étrange du Sud, il y avait quelques journaux et des magazines. Si vous vouliez une librairie, il fallait aller à Atlanta. Mais je fus immédiatement frappé par la liste de livres Anchor, et surpris de les trouver là. Ils coûtaient environ 95 cents, ce qui était assez surprenant à l’époque […]. Mais leurs couvertures étaient différentes, et la liste de livres était complètement différente.

Asher cité par Davis, 2015, p. 238

L’identité matérielle des livres de la filiale, qui tient d’abord à leur format de poche couplé à des couvertures soignées, en fait donc des produits facilement repérables et identifiables. En retour, cette cohésion visuelle a pour effet de brouiller en quelque sorte les limites entre les genres (fiction, essais de sciences sociales et naturelles et manuels, dans le cas d’IS) qui se trouvent au catalogue.

Les caractéristiques matérielles de la première version d’IS publiée chez Anchor en 1963 peuvent donc être envisagées comme le produit des connexions établies entre Epstein et Doubleday, de même que celui des conditions matérielles qui règnent au moment de la création de la filiale. Les matériaux de production, les presses de Doubleday et les présentoirs peuvent tous être considérés comme acteurs dans la construction de cette version. Malgré une couverture signée par les concepteurs graphiques Elaine Lustig et Jack Reich – les ouvrages scientifiques d’Anchor sont souvent ornés à l’époque des travaux de Giusti – cette première version d’IS porte sans conteste la marque d’Anchor et se trouve donc, par son apparence, avant tout insérée dans l’univers intellectuel de la filiale. Cela lui permettra certainement de profiter de la popularité de cette dernière chez les étudiants et du prestige associé aux autres titres, y compris à ceux de sociologie.

3. Matérialité et circulation internationale

À la lumière de ces considérations, il apparaît difficile de dissocier le succès commercial initial d’IS des caractéristiques matérielles de sa première version publiée. Ce succès initial est, de plus, particulièrement important. Six ans après sa première parution, les ventes du manuel totalisent 412 824 exemplaires (Davis, 2015, p. 379). Il faudra toutefois attendre douze ans pour qu’elles atteignent le million (Berger, 2011a, p. 75). Puisque les caractéristiques matérielles et le contenu conceptuel des objets textuels sont enchevêtrés, la longévité de l’ouvrage et sa consécration sont aussi à considérer en lien avec l’originalité de la vision sociologique présentée dans IS, le ton humoristique et le style engageant de Berger. De même, l’engouement suscité par The Social Construction of Reality a sûrement eu un effet sur les ventes de l’ouvrage, comme le suggèrent les 107 000 exemplaires d’IS vendus en 1969 (Davis, 2015, p. 379).

Bien qu’on puisse être tenté d’attribuer ces ventes importantes au fait que l’ouvrage profitera dans ses premières décennies de publication des taux d’inscription en sociologie les plus élevés de l’histoire des États-Unis, remarquons que les années 1960 sont également marquées par la prolifération des manuels de cette discipline (Graham, 1988, p. 357). Malgré cette concurrence importante, le format poche de cette première version, son prix abordable et sa distribution massive (qui tient, entre autres, à ses dimensions précises) l’ont toutefois rendue largement accessible aux étudiants. De plus, son identité visuelle intimement associée aux titres prestigieux d’Anchor, déjà populaire auprès de ce public, a dû favoriser son succès. Finalement, cette réussite commerciale initiale, indissociable des composantes physiques de la première version, a manifestement eu un rôle à jouer dans les multiples réimpressions et rééditions de l’ouvrage[18]. De même, il aura une influence certaine sur sa circulation internationale, principalement en relation avec les nombreuses traductions d’IS réalisées dans les années 1960 et 1970[19].

4. Pelican et le livre de poche subversif : IS au Royaume-Uni[20]

Si on peut envisager les caractéristiques matérielles de la première version d’IS comme étroitement liées à la « révolution du trade paperback » amorcée par Anchor Books une décennie avant sa publication, celles des versions de Penguin peuvent être considérées comme le résultat d’un phénomène analogue, qui se manifestera vingt ans plus tôt au Royaume-Uni. En effet, la démocratisation du livre « sérieux » à travers le format poche sera entreprise par cette maison d’édition dès les années 1930 (Squires, 2010, p. 2 et 5)[21]. Des quatre versions matérielles d’IS que nous avons recensées chez Penguin, trois ont été publiées dans sa collection à vocation éducative : Pelican.

La version matérielle d’IS analysée plus en détail dans les paragraphes qui suivent correspond à la deuxième réimpression de l’ouvrage, parue en 1968. Il s’agit de la version la plus « ancienne » publiée par cet éditeur grand public sur laquelle nous avons pu mettre la main[22]. Sa couverture est ornée de l’oeuvre d’art optique Research for a Modifiable Structure de l’artiste italienne Kiky Vices Vinci. Si le nom du concepteur graphique nous est inconnu, cette couverture fait partie d’un ensemble de travaux réalisés sous la direction de Germano Facetti, directeur artistique des couvertures de Penguin de 1960 à 1972 (Baines, 2006). Facetti est reconnu pour avoir contribué à renouveler la présentation des collections de Penguin par la promotion d’un usage plus uniforme de la typographie et par l’application, de manière plus ou moins rigide, de la Marber grid (ibid.). Cette dernière, créée par le designer Romek Marber en 1961 dans l’objectif d’homogénéiser la composition des couvertures de la collection Crime, a été rapidement adoptée pour celle des ouvrages de fiction de Penguin et de la collection Pelican (Baines, 2005, p. 99). De plus, le travail de Facetti est intimement associé à l’implantation de nouvelles pratiques liées à l’illustration des couvertures (Carlin et Jones, 2007, p. 100).

En effet, avant la fin des années 1950, les ouvrages de Penguin se distinguent sur le marché britannique par leurs couvertures austères et sans autre « ornement » que le logo de la maison. Ce rejet de la couverture illustrée par la maison a été interprété comme une forme d’opposition aux pratiques étatsuniennes en la matière et comme une façon de souligner le statut de leurs titres, dont la qualité n’aurait pas besoin de cette publicité (ibid., p. 98). Dans les années 1960, les pratiques de Penguin connaissent un revirement progressif. La maison publiera dans cette décennie un ensemble d’ouvrages de penseurs radicaux et, pour atteindre un segment de lecteurs plus jeune, se lancera durablement dans la production de couvertures illustrées (ibid., p. 98-99). Ces couvertures font usage de dessins, de collages, de photographies et autres éléments figuratifs et non figuratifs pour représenter « the atmospheric content of the book » (Baines qui cite Marber, 2005, p. 98). La transformation de l’identité visuelle de Penguin entraîne la création d’assemblages divers – par exemple, entre le surréalisme et la science-fiction ou l’essai des sciences sociales et humaines et l’art optique – et reflète un changement dans la fonction du livre, qui se transforme en accessoire esthétique associé à la culture populaire et à certaines sous-cultures (Carlin et Jones, 2007, p. 95; McCleery, 2007, p. 3). Signalons toutefois que ces bouleversements ne se produiront pas sans difficulté et susciteront des réactions négatives tant chez certains auteurs que chez certains lecteurs et critiques (Carlin et Jones, 2007, p. 101-102).

Cette version d’IS, en plus de présenter les caractères distinctifs de la collection Pelican (un dos couleur turquoise, une composition dérivée de la Marber grid et la police Helvetica en couverture), est toutefois rattachée encore plus intimement, par l’art optique qu’elle affiche, à un ensemble d’ouvrages des sciences sociales et humaines publiés dans cette collection dans les années 1960[23]. Le courant artistique auquel se rattache cette oeuvre se trouve en rupture avec ceux qui précèdent, et il possède ainsi un certain caractère subversif (Sider, 2015). Le choix de Research for a Modifiable Structure pour cette version d’IS suggère que Pelican cible intentionnellement un lectorat associé aux mouvements contre-culturels. Le contenu de l’ouvrage et le statut de Berger comme auteur de The Social Construction of Reality, ont pu exercer une influence sur cette démarche commerciale[24]. En plus de cibler un lectorat légèrement différent, l’assemblage formé par cette couverture et IS évoque un élargissement de sa fonction projetée, pour dépasser celle d’ouvrage éducatif et se fondre dans celle d’artéfact[25] associé à certaines sous-cultures.

Finalement, au contraire de l’apparence plutôt fixe promue par les autres maisons étudiées pour le présent travail[26], IS affichera trois couvertures différentes dans la collection Pelican, dont deux illustrées, ce qui témoigne d’une stratégie marketing qui repose sur la syntonie de la collection avec son environnement culturel changeant.

5. Sobriété et haute culture : IS en France[27]

Tandis que les aspects matériels des versions d’IS produites par Anchor Books et par Penguin coïncident au moins du point de vue du format et de la présence d’une illustration, les versions matérielles des deux traductions en français forment un ensemble à part. Les deux éditions de Comprendre la sociologie (1973b, 1977) et d’Invitation à la sociologie (2006b, 2014), malgré l’écart temporel important qui les sépare, présentent en effet certains traits à considérer par rapport à une identité visuelle qui dépasse leurs collections, même si elle leur est aussi associée.

Les quatre versions matérielles françaises d’IS affichent, malgré leur couverture souple, un format proche de celui du roman standard[28] et leurs couvertures à fond clair sont plutôt dépouillées. Celles de Resma et du Centurion portent simplement le nom de l’ouvrage, de l’auteur, de la collection et de la maison, et ne présentent aucun ornement au-delà d’un trait noir (entre le nom de la collection et de l’ouvrage) et d’un mince cadre rouge. Celles de La Découverte sont organisées suivant la composition sobre de la collection Grands Repères/Classiques des sciences sociales (tricolore) et sont ornées du logo de la maison en petit format et de quelques traits et bandeaux.

De manière générale, on peut mettre en relation l’austérité des couvertures d’IS en français avec la tradition visuelle dominante en matière de couverture dans ce pays. En France, c’est la « blanche » de Gallimard qui s’est érigée en modèle, figeant en quelque sorte la relation entre la haute littérature et l’apparence de cette collection, qualifiée de classique, au sens formel. Camille Zammit affirme à ce sujet : « Le “modèle Gallimard” […] quasi-institutionnel, apparaît comme la figure que chaque nouvel éditeur cherche à imiter, mais aussi que chaque lecteur reconnaît » (2014, p. 17). La persistance d’une esthétique sophistiquée sur fond clair où prédomine l’équilibre et une organisation linéaire accompagne, selon cette auteure, la perpétuation d’une littérature « sacralisée » (ibid., p. 16). La composition des couvertures des versions de Resma et des Éditions du Centurion évoque ainsi directement la « blanche », suggérant que l’influence de ce modèle dépasse la seule littérature. Précisons toutefois que la police de caractère Neil Bold utilisée pour le titre qui domine cette composition n’a rien de classique et est plutôt associée, dès sa création en 1966, à la science-fiction et aux pochettes de jazz (Canada Type, 2019).

Quant au format des deux éditions de la première traduction en français, il est difficile d’émettre à ce stade une hypothèse solide. La littérature en format poche semble avoir reçu en France un accueil moins chaleureux qu’aux États-Unis, à la même époque. La collection Livre de Poche de Hachette, pionnière en matière de littérature au prix de roman populaire dans ce pays, a aussi été lancée en 1953 (Le Livre de Poche, 2019). Toutefois, au contraire d’Anchor, elle est loin de connaître un succès instantané et ce n’est qu’à la fin des années 1950, avec l’émergence d’un nouveau lectorat, que se dissipe l’incertitude quant à son avenir (ibid.). La démocratisation de la lecture par ce format en France se heurte donc, au départ, à une certaine opposition de la part des lecteurs eux-mêmes, toujours à considérer en lien avec un attachement à préserver le statut prestigieux de la littérature[29]. Il apparaît ainsi plausible que la désacralisation du texte scientifique, à travers le format poche, ait potentiellement rencontré des obstacles dans ce pays, en relation cette fois avec un désir de maintenir une démarcation nette entre savoirs « savants » et savoirs « populaires ».

Cependant, plus de dix ans plus tard, au moment de la parution de la première édition de Comprendre la sociologie, plusieurs collections offrent des ouvrages de sociologie en format poche en France[30]. Or, la proportion de traductions inédites d’oeuvres des sciences sociales et humaines publiées par ces dernières n’a pas, à notre connaissance, fait l’objet d’études qui nous permettraient de mieux situer la trajectoire d’IS. De plus, ni Resma ni les Éditions du Centurion ne profitent d’une notoriété comparable à Doubleday ou Penguin. Nous n’avons trouvé jusqu’à maintenant aucune information sur l’histoire de la première et très peu sur la deuxième, au-delà de sa fondation par des pères assomptionnistes (Le Centurion, s.d.). À ce stade, nous supposons que les caractéristiques physiques de cette traduction en français d’IS ont été déterminées par l’appartenance de sa première édition à la collection Connaissance du présent chez Resma[31]. Les Éditions du Centurion, pour des motifs économiques, ont ensuite conservé cette présentation telle quelle pour la deuxième édition, ce qui évoque l’idée que cette maison n’aurait peut-être pas uniquement obtenu le catalogue de Resma, mais aurait aussi acquis certaines de ses ressources matérielles.

Quant aux caractéristiques physiques des deux versions de la retraduction publiées par La Découverte (Berger, 2006b, 2014), elles sont à examiner cette fois en relation avec l’achèvement d’une certaine consécration par IS. En effet, les aspects matériels d’Invitation à la sociologie et de sa nouvelle édition découlent de leur intégration à la collection Grands Repères/Classiques des sciences sociales. Cette collection a été expressément créée pour rendre « visibles et accessibles » des classiques des sciences sociales qui sont « régulièrement ou rituellement cités, [mais] plus rarement lus » (La Découverte, s.d.). Le format des deux éditions de la retraduction relève donc directement du statut important acquis par l’ouvrage au sein de la discipline[32]. Alors que la première traduction française apparaît avoir été destinée au grand public, les caractéristiques physiques de ces versions reflètent la réorientation de l’ouvrage vers un public étudiant et enseignant, puisque le sceau Repères regroupe des collections qui visent explicitement ce public (ibid.). Cependant, Invitation à la sociologie a volontairement été étiqueté comme classique – et ce, même si la maison possède aussi une collection de manuels, Grands Repères/Manuels – ce qui suggère que La Découverte lui assignait une fonction d’ouvrage de référence.

Conclusion

Les transformations textuelles et linguistiques d’IS ont donc été accompagnées de métamorphoses physiques que nous avons examinées principalement sous deux angles. Tout d’abord, les caractéristiques physiques de sa première version, publiée par Anchor Books, se sont révélées pertinentes au regard des trajectoires subséquentes de l’ouvrage. Le format poche, qui a favorisé sa distribution massive et permis un prix de vente peu élevé, de même que la première de couverture, qui le rattachait à un ensemble d’ouvrages populaires auprès des étudiants, ont eu un effet sur le succès initial très important d’IS, sur ses rééditions et réimpressions, de même que sur son importation dans d’autres espaces culturels et linguistiques. Ces résultats concordent pleinement avec les observations de Buzelin qui signale combien il est important d’inclure l’examen des composantes matérielles des textes-support dans l’étude de la circulation internationale des manuels (2014b, p. 315).

Puis, nous avons examiné les transformations matérielles qui ont accompagné l’importation d’IS au Royaume-Uni et en France. Nous avons cherché à voir comment ces versions matérielles se positionnaient dans le paysage éditorial visuel de leur époque et comment l’image projetée par leurs composantes matérielles pouvait offrir des indices sur le lectorat visé ou sur la fonction qui leur avait été assignée par la maison d’édition. Dans tous les cas, les changements physiques qui accompagnent les transformations textuelles suggèrent aussi des modifications potentielles dans les publics cibles et fonctions projetées de ces versions. L’adaptation publiée par Pelican apparaît avant tout destinée à éduquer le grand public, mais cible peut-être plus précisément un lectorat de gauche ou près des mouvements contre-culturels. Les caractéristiques matérielles de cette version évoquent aussi plus explicitement un projet éditorial conscient du statut d’objet de l’ouvrage et de la fonction d’artéfact qu’il pourrait occuper dans certaines sous-cultures. Dans le cas de la première traduction française, Comprendre la sociologie, la vocation éducative de l’ouvrage n’est pas particulièrement mise en valeur par les caractéristiques physiques. L’apparence de ses deux éditions évoque plutôt l’ouvrage sérieux à la française, si l’on fait exception de la police du titre qui donne une touche plus « à la mode ». Dans le cas de la retraduction, Invitation à la sociologie, les caractéristiques matérielles de ses deux éditions marquent le statut de classique acquis par l’ouvrage. Cependant, même si elles sont destinées aux étudiants, ces versions positionnent l’ouvrage comme un texte de référence et non comme un manuel.

Le cas des deux traductions en français d’IS fait écho au changement de fonction, décrit par Buzelin dans « Translating the American textbook », qui a accompagné l’importation de manuels de biologie et de physique étatsuniens en France (2014b, p. 325). En effet, les traductions de ces ouvrages n’étaient pas destinées à être utilisées comme manuels, mais comme livre de référence (ibid.). Même si, à ce stade, nous en savons peu sur l’usage effectif d’IS en France, aucune des versions produites dans cet espace n’a été présentée au public comme un manuel.

En l’absence d’études qui décrivent l’apparence des primers aux États-Unis et leurs transformations physiques dans d’autres espaces culturels, il est impossible d’évaluer le degré de typicité des trajectoires matérielles d’IS. Cependant, s’il s’avérait que les manuels d’introduction en général (au contraire des manuels standards) ne possèdent pas une identité visuelle stable et adoptent, au moment de leur importation, des présentations et des formats très variables, on pourrait voir dans cette variabilité un reflet de la perplexité des éditeurs devant ce sous-genre particulier.

Enfin, dans les limites de notre étude de cas, de nombreuses questions restent à explorer. À travers la triangulation des données provenant de l’analyse textuelle et matérielle des versions, de même que de la recherche documentaire, nous examinerons les liens (ou l’absence de ceux-ci) entre les projets de publication et de traduction, les transformations physiques des versions et les changements apportés au plan textuel de ces dernières. Ensuite, nous analyserons l’effet des changements matériels sur la réception de chacune des versions et sur leur usage. Bien que l’apparence des versions publiées aux États-Unis[33] ne reflète pas particulièrement la fonction pédagogique de l’ouvrage, ce dernier y a tout de même acquis le statut de manuel classique. Il reste donc à voir si, dans leurs espaces respectifs, les autres versions en anglais et en français ont également été utilisées comme manuels ou si elles ont fait l’objet d’autres utilisations.