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L’enfant qui fait l’objet d’une intervention en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ)[1] est parmi les sujets de droit les plus vulnérables que l’on puisse imaginer. Sa sécurité ou son développement sont compromis parce qu’il a été abandonné, négligé, qu’il a subi de mauvais traitements psychologiques, des abus physiques ou sexuels ou encore qu’il souffre de troubles sérieux de comportement. L’intervention du directeur de la protection de la jeunesse (le directeur) s’effectue donc toujours sur les prémisses d’un drame privé et la fragilité d’une vie dont le commencement est déjà souffrant. Sur ce tableau de fond, le travailleur social s’immisce dans la dynamique familiale, et ce, sans que les principaux intéressés l’aient nécessairement demandé. C’est alors une intrusion majeure dans la vie privée de l’enfant comme de ses parents. Les droits fondamentaux à la liberté de la personne et à la vie privée, protégés par les chartes québécoise et canadienne des droits de la personne[2], sont dès lors directement touchés par l’intervention sociale, au nom d’un droit que le législateur a implicitement jugé prééminent : le droit de l’enfant à la protection.

Les débats sur la définition et les conséquences de la lésion des droits d’un enfant au cours de l’intervention sociale en matière de protection de la jeunesse constituent ainsi un des enjeux les plus sensibles de la pratique dans ce domaine au Québec. Lorsqu’un acteur du système judiciaire soulève la possibilité que les droits d’un enfant suivi en vertu de la LPJ aient été lésés, la situation apparaît d’emblée comme le retournement d’un couteau dans la plaie : non seulement l’enfant a subi des situations de maltraitance dans la sphère privée, mais le système lui-même a ajouté aux préjudices dont il est victime. On peut donc comprendre que, lorsque les droits d’un enfant en situation de grande vulnérabilité ne sont pas respectés, les sensibilités des acteurs juridiques visés s’éveillent et, au-delà même des obligations juridiques de chacun, le sens moral de tous dicte une action diligente pour remédier à la situation. Or, le levier juridique prévu dans la LPJ pour permettre aux tribunaux d’intervenir en cette matière est issu d’un alinéa laconique d’un article de cette loi, qui fait l’objet de nombreux débats d’interprétation. S’il est évident que les tribunaux lui donnent une interprétation large et libérale[3], il y a peu de sources de droit, outre la jurisprudence de première instance, qui permettent actuellement de circonscrire les contours de cette notion[4].

Bien qu’il soit largement accepté que tous les droits de l’enfant puissent faire l’objet d’un recours en lésion de droits, il subsiste encore des zones grises quant à ce qui constitue concrètement un droit de l’enfant. À plusieurs reprises, les tribunaux de première instance ont affirmé que le non-respect par le directeur d’une ordonnance de la cour représentait d’emblée une lésion de droits[5]. Une analyse plus approfondie de la dynamique entre le judiciaire et le social, de la portée des ordonnances rendues par le tribunal ainsi que du rôle du directeur dans l’exécution de l’ordonnance montre toutefois que c’est un automatisme fautif. La question du respect de l’ordonnance et de la responsabilité du directeur de veiller à son exécution n’est pas systématiquement liée au respect des droits de l’enfant, et une étude plus approfondie au cas par cas est nécessaire pour déterminer si les droits de l’enfant ont été lésés et par qui. Par ailleurs, l’objectif premier du recours en lésion de droits, soit le respect des droits de l’enfant au moment de l’application de la LPJ, n’est pas toujours servi par l’utilisation du recours en lésion de droits devant les tribunaux. Notamment, cette approche tend à amplifier la judiciarisation des conflits entre le directeur et les familles de même qu’à occulter les causes systémiques et politiques des lésions de droits.

Afin d’y voir plus clair sur les enjeux que soulève la notion de lésion de droits, nous croyons nécessaire de poser les bases de la discussion en explicitant certains éléments d’interprétation de la LPJ. Une fois les principes d’interprétation de cette loi et les rôles de chacun des acteurs judiciaires définis, nous établirons un bilan critique de la notion même de lésion de droits. Notre analyse se fera en quatre étapes. D’abord, nous justifierons la nécessité d’une analyse ne reposant pas uniquement sur la jurisprudence de première instance, en soulignant la hiérarchie des sources de droit dans le contexte civiliste d’interprétation de la LPJ (partie 1). Nous jugeons aussi essentiel de remettre en contexte le rapport entre intervention sociale et intervention juridique dans la LPJ. Pour éviter de tomber dans une analyse légaliste simpliste qui ignorerait les causes réelles et complexes des failles du système en se concentrant uniquement sur la responsabilité du directeur, il faut mettre en perspective les rôles et les responsabilités de chacun des acteurs en vertu de la LPJ (partie 2). Forte de l’établissement de ces bases de réflexion, nous aborderons la question de la définition de la notion de lésion de droits et de son application. Nous définirons le terme « lésion », le contexte de son apparition dans la LPJ, les droits de l’enfant visés et la nature des mesures pouvant être ordonnées par le tribunal (partie 3). Finalement, à la lumière de ce qui précède, nous évaluerons les limites de l’état actuel du droit en matière de lésion de droits et la façon dont les acteurs juridiques utilisent cette notion. De toute évidence, il est essentiel de prévoir un mécanisme de reddition de compte en vue de s’assurer du respect des droits de l’enfant lorsque l’État intervient aussi directement dans sa vie privée, parfois sur de longues périodes. Toutefois, intégrer ce mécanisme au processus judiciaire courant en matière de protection de la jeunesse comporte plusieurs désavantages. Les juges de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec, en tant qu’instances décisionnelles, ont un pouvoir intrinsèquement limité quant à l’investigation des causes systémiques des lésions de droits. De plus, l’insertion de cet enjeu dans le débat contradictoire, alors que l’enfant, sa famille et le directeur se situent dans une relation clinique d’intervention sociale, pose problème en raison des objectifs de déjudiciarisation au coeur même de la LPJ (partie 4).

1 Méthodologie et contexte

Notre analyse de la notion de lésion de droits se déroule dans un contexte de droit civil. En ce sens, nous souhaitons prendre le temps de rappeler la valeur relative de la jurisprudence dans le contexte civiliste puisque, en l’absence de définitions doctrinales et de jurisprudence des tribunaux supérieurs, les juristes oeuvrant dans ce domaine ont l’habitude de s’en remettre rapidement à la jurisprudence de première instance. Celle-ci n’a pourtant pas l’autorité des autres sources de droit. Par ailleurs, toute question relative à la LPJ doit tenir compte de la structure même de cette loi et de son caractère binaire[6], établissant les bases des autorités sociale et juridique en matière de protection de la jeunesse.

1.1 Éléments méthodologiques : les limites de l’analyse de la jurisprudence dans un contexte de droit civil

Les tribunaux de première instance ont réitéré à plusieurs reprises que la notion de lésion de droits, bien qu’elle ne soit pas précisément définie sur le plan légal, s’est clarifiée par la jurisprudence[7]. L’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ prévoit que, lorsque le tribunal saisi de la situation d’un enfant en vertu de cette loi constate que les droits de ce dernier ont été lésés, il peut ordonner des mesures afin de corriger la situation. Cette règle juridique, grandement débattue en première instance, n’a toutefois pas fait l’objet d’une attention particulièrement soutenue de la part des tribunaux supérieurs ou de la doctrine. Son application se révèle très variable. La multiplicité des approches choisies par les juges de première instance peut donner lieu à des incohérences qui permettent difficilement de s’y retrouver.

Il est vrai qu’à travers les décisions recensées il se dégage certaines tendances fortes quant à des principes d’analyse de la notion de lésion de droits, notamment au sujet de sa portée et de la méthode d’analyse qu’elle commande. Or, en droit civil, la jurisprudence ne peut être considérée comme une source principale du droit, d’autant plus quand elle provient de tribunaux de même instance[8]. Les juristes ne peuvent pas se reposer sur ces courants de la jurisprudence de première instance pour s’épargner une analyse rigoureuse de la façon dont le droit devrait être appliqué. L’interprétation de la LPJ doit se faire conformément aux principes de droit civil. En effet, le Code civil du Québec[9], dans sa disposition préliminaire, établit clairement que les lois qui ajoutent au Code ou y dérogent demeurent fondées dans le droit commun établi par le Code. Dans ce contexte, la jurisprudence de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec a ses limites : « Le respect dû aux décisions de justice, surtout lorsqu’il s’agit de décisions d’un tribunal de même niveau et non pas de précédents d’un tribunal situé plus haut dans la hiérarchie, ne saurait donc constituer une règle trop rigide[10]. » Incidemment, comme le rappelle André Émond, les conditions suivantes doivent toutes être réunies pour que la règle du précédent puisse trouver application :

Il existe trois conditions pour reconnaître un précédent judiciaire : la décision établissant le précédent provient nécessairement d’un tribunal hiérarchiquement supérieur ; les faits pertinents des affaires jugées ne peuvent être raisonnablement distingués ; et les règles de droit applicables, dans le cas où le tribunal interpréterait des règles du droit législatif, doivent être les mêmes dans les deux procès[11].

Par conséquent, si la jurisprudence émanant de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec peut éclairer le juriste sur la manière dont la loi est généralement interprétée, elle n’a pas, en elle-même, force de loi. Certes, la jurisprudence peut éclairer le juge (et l’auteur de doctrine), mais elle ne le lie pas dans ses décisions futures[12]. Étant donné le très petit nombre de jugements de tribunaux supérieurs sur la lésion de droits, ainsi que la doctrine fort limitée en cette matière, une analyse juridique plus approfondie de cette notion nous paraît nécessaire afin d’en déterminer certaines règles d’application. À notre avis, une simple révision de la jurisprudence de première instance en matière de lésion de droits ne suffirait pas à éclairer suffisamment la notion pour que les juristes qui s’y réfèrent puissent y trouver une interprétation cohérente et rigoureuse. Il nous faut aborder cette notion dans le contexte plus large du droit québécois, y compris les chartes, le Code civil, le Code de procédure civile[13], les travaux préparatoires et l’historique de la législation et les quelques commentaires existants sur la question. L’analyse de la jurisprudence nous permettra de préciser certaines nuances d’interprétation possibles, sans pour autant sceller ces interprétations. Notre analyse reposera ainsi sur ces principes.

1.2 La coexistence de l’intervention sociale et l’intervention juridique dans la Loi sur la protection de la jeunesse

L’encadrement judiciaire de l’intervention sociale a pour rôle de garantir le respect des différents droits de toutes les parties visées, notamment afin de s’assurer que les points de vue contraires à ceux qui sont véhiculés par l’autorité sociale (le directeur de la protection de la jeunesse) ne soient pas écartés sans d’abord subir une analyse approfondie. La LPJ a pour objet la mise en place de mesures appliquées par le directeur, et ce, en vue de protéger les enfants dont la sécurité ou le développement sont considérés comme compromis en vertu de critères énoncés par cette loi. Rappelons que sa structure est binaire : après des sections plus générales énonçant des définitions, des droits et des principes généraux et les rôles respectifs des acteurs institutionnels, le texte de loi est constitué de deux sections principales, qui reflètent les deux temps d’application de la loi, soit l’intervention sociale et l’intervention judiciaire. Les interactions de ces deux volets structurent l’ensemble du système de protection de l’enfance.

Dans un premier temps, l’intervention sociale, en vertu des principes de loi la sous-tendant, détermine ce qui constitue une situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant. Elle impliquera par la suite un accompagnement des familles, dans le but de découvrir et de mettre en oeuvre les moyens à privilégier pour mettre un terme aux situations de compromission. L’intervention sociale doit, selon les termes de la LPJ, encourager la participation des parents et de l’enfant afin de trouver des solutions à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de ce dernier. Précisons que la LPJ est une loi d’exception et que, dans la plupart des situations, les mesures proposées par les équipes cliniques représentant le directeur de la protection de la jeunesse doivent faire l’objet d’un accord avec l’enfant et sa famille pour prendre effet sans qu’il y ait intervention du tribunal[14]. Les mesures que le directeur peut proposer sont limitées et font l’objet d’une énumération exhaustive dans la LPJ[15]. La liste des pouvoirs du directeur qui ne sont pas soumis à un certain contrôle judiciaire par les tribunaux est brève : à ce titre, au premier chef, la LPJ prévoit que le directeur ne peut prendre des décisions coercitives sans le consentement des parties que lors de situations d’urgence, et sur de courtes périodes[16]. À moindre échelle, le pouvoir d’enquête nécessaire à l’évaluation du signalement donne aussi lieu à certaines prérogatives, comme celle qui consiste à consulter tout dossier d’établissement portant sur l’enfant, les parents ou un tiers impliqué, sans le consentement des parties en cause ou de la personne visée[17].

Dans un deuxième temps, l’intervention judiciaire vient encadrer la plupart des actes accomplis par le directeur dans l’exécution de son mandat, lorsqu’ils ne font pas l’objet d’un consensus entre les parties. Les débats sont donc portés devant le tribunal, entre autres choses, quand il y a litige sur la nécessité de mettre en place des mesures provisoires allant jusqu’à l’hébergement temporaire obligatoire de l’enfant, sur l’existence ou non de motifs de compromission de sa sécurité ou de son développement, ou encore sur les mesures les plus à même de mettre un terme à la situation de compromission[18]. Le principal rôle du judiciaire (du moins en ce qui a trait au nombre de dossiers) est par conséquent de trancher l’orientation des dossiers dans les situations de désaccord entre l’enfant, sa famille ou le directeur, ou les deux à la fois. Les orientations prises par ce dernier, lorsqu’elles sont contestées par l’enfant ou sa famille, doivent ainsi recevoir l’aval du tribunal avant d’entrer en vigueur. Une fois le jugement du tribunal rendu, le directeur doit mettre en oeuvre la décision prononcée. Le directeur demeure celui qui porte la responsabilité de mettre en place les mesures ordonnées pour faire cesser la situation de compromission[19]. Cependant, comme nous le verrons plus loin, il travaille pour ce faire en collaboration avec un réseau complexe de partenaires qui doivent tous s’investir afin de s’assurer que les mesures retenues l’auront été en conformité avec l’ordonnance rendue par le tribunal.

2 La compétence des tribunaux en matière de lésion de droits

La notion de lésion de droits est une application spécifique, dans le droit de la jeunesse, du pouvoir de réparation des tribunaux en matière de violation des droits fondamentaux. C’est une approche unique à la protection de la jeunesse en cette matière. En réalité, l’expression exacte « lésion de droits » n’apparaît nulle part dans la LPJ. La formulation employée par le législateur à l’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ, dans le sens qui est le sien, s’avère propre à cette loi, et ne figure pas, à notre connaissance, dans d’autres textes législatifs québécois ou canadiens. Elle est née de l’interprétation jurisprudentielle de cet alinéa, qui énonce ceci : « Si le tribunal en vient à la conclusion que les droits d’un enfant en difficulté ont été lésés par des personnes, des organismes ou des établissements, il peut ordonner que soit corrigée la situation[20]. »

En ce qui concerne les ordonnances de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec, tribunal de première instance dans l’application de la LPJ, elles doivent être interprétées en vertu des règles générales en matière civile, généralement dictées par le Code de procédure civile, avec les adaptations nécessaires prévues par la LPJ.

2.1 La notion de lésion de droits dans la Loi sur la protection de la jeunesse

À travers son travail décisionnel quant aux motifs de compromission et aux mesures à implanter pour y mettre fin, le tribunal s’assure que les droits de l’enfant et de ses parents seront respectés tout au long de l’intervention ayant lieu en vertu de la LPJ. La question de la lésion des droits de l’enfant est soulevée lorsqu’une partie ou le tribunal même allègue qu’un des droits de l’enfant a été compromis[21].

L’alinéa 4 de l’article 91 a été ajouté à la LPJ en 1984[22]. Il énumère les pouvoirs d’ordonnance du tribunal. L’ajout de cet alinéa créait ipso facto un nouveau pouvoir d’intervention du tribunal, dans le but de rectifier des situations où des droits auraient été brimés.

L’ajout fait en 1984 reprend la formulation initiale de l’une des principales fonctions d’un organe qui s’appelait, en 1977, le Comité de protection de la jeunesse[23]. Celui-ci a été remplacé par la Commission de protection des droits de la jeunesse en 1989, puis par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en 1995[24]. Ce mandat du Comité (maintenant appelé « Commission ») est toujours prévu, à quelques modifications près, à l’article 23 de la LPJ. Il consiste à enquêter lorsqu’existent des raisons de croire que les droits d’un enfant ou d’un groupe d’enfants ont été lésés, à moins que le tribunal ne soit saisi, et à prendre les moyens légaux nécessaires pour que soit corrigée la situation. Le Comité était à l’époque le seul à avoir compétence en matière de lésion de droits. En effet, il pouvait intervenir lorsqu’il constatait une lésion de droits, mais seulement quand le tribunal n’était pas déjà saisi de la situation. Or, dans les cas où le tribunal était saisi, étant donné son pouvoir limité d’intervention, il n’y avait pas de recours juridique permettant d’intervenir lorsque le droit d’un enfant avait pu être lésé. L’apparition du pouvoir du tribunal d’intervenir en matière de lésion de droits venait combler un vide laissé dans la formulation des pouvoirs du Comité. L’ajout de cet alinéa donnera au tribunal la possibilité d’intervenir pour ordonner des mesures correctrices lorsque les droits d’un enfant ont été lésés et que son dossier est judiciarisé.

À noter que les termes « lésés » ou « léser » n’apparaissent pas dans les autres textes législatifs québécois ou canadiens mettant en cause des droits fondamentaux. C’est toutefois un emploi relativement courant en jurisprudence et en doctrine. Selon la définition du Dictionnaire de droit québécois et canadien, le verbe « léser » a pour sens le fait de « [c]auser préjudice (à quelqu’un) par une lésion[25] ». Selon le Larousse, il signifierait « [f]aire tort à quelqu’un, à ses intérêts, leur porter atteinte[26] ». Le terme « lésion », quant à lui, est défini comme « un préjudice subi par une personne[27] ».

Les différents instruments juridiques de protection des droits fondamentaux, notamment les chartes, offrent des « recours lors de la violation des droits fondamentaux, soit pour obtenir la cessation de l’atteinte, soit pour obtenir réparation[28] ». Les chartes prévoient ainsi la possibilité pour les tribunaux compétents d’ordonner une « réparation » lorsqu’il y a « atteinte », « violation » ou « négation » d’un droit protégé.

Le fait que la notion de « lésion de droits » est une application spécifique, dans le contexte de la LPJ, du pouvoir de réparation des tribunaux en matière de violation de droits fondamentaux[29] est une interprétation qui a été retenue à de nombreuses reprises par les juges de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec[30]. Si l’on se fie au mandat du Comité de protection de la jeunesse, et que l’on considère que le pouvoir du tribunal d’ordonner que la situation qui lèse les droits d’un enfant soit corrigée a été calqué sur ce mandat, telle semble effectivement avoir été l’intention initiale du législateur[31]. La Cour d’appel a toutefois statué, dans son seul arrêt sur la question, que l’emploi dans la LPJ du terme « corriger » plutôt que du terme « réparation », comme il apparaît dans les chartes, vient limiter le pouvoir de la Chambre de la jeunesse, qui ne peut pas, par exemple, ordonner le paiement de dommages-intérêts moraux ou punitifs afin de réparer la lésion. Ce tribunal ne peut intervenir que pour tenter de corriger la situation ayant donné lieu à la lésion des droits de l’enfant[32].

Seuls les enfants visés par la LPJ peuvent être sujets à une déclaration de lésion de droits[33]. Étant donné les circonstances exceptionnelles dans lesquelles se trouve l’enfant dont la sécurité ou le développement est considéré comme compromis aux termes de la LPJ, c’est-à-dire qu’il est déjà dans une situation où ses droits à la protection de ses parents et à la vie privée sont atteints, le législateur a voulu souligner l’importance de s’assurer que toute intervention étatique auprès de l’enfant se fera dans le respect de ses droits.

Toutes les parties au dossier peuvent soulever la lésion de droits. La Commission peut intervenir d’office, comme si elle était partie, et peut donc elle aussi soulever la question de la lésion des droits d’un enfant devant le tribunal. De plus, ce dernier peut, de sa propre initiative, à la lumière des faits soumis en preuve, ordonner réparation lorsqu’il constate que des droits ont été lésés[34]. En respect de l’article 17 du Code de procédure civile et de la règle audi alteram partem, il doit toutefois donner aux parties l’occasion de présenter leurs observations avant de rendre jugement à ce sujet.

L’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ ne spécifie pas les droits de l’enfant qui sont visés par le pouvoir de correction du tribunal. Il est cependant de jurisprudence constante de considérer que la notion de lésion de droits vise tous les droits de l’enfant qui s’appliquent au moment de sa prise en charge par un directeur de la protection de la jeunesse, autant ceux qui sont prévus par la LPJ que ceux qui découlent des lois ayant une application plus large[35], que ce soit les chartes ou le Code civil. Puisque, en matière d’interprétation des lois, la règle de droit visant la protection des droits individuels doit toujours obtenir une interprétation large et libérale[36], ce courant jurisprudentiel nous apparaît bien fondé.

2.2 Les droits de l’enfant

Tout enfant bénéficie de droits fondamentaux protégés par la Convention relative aux droits de l’enfant[37], entrée en vigueur en 1990, par la Charte canadienne ainsi que par la Charte québécoise, puis de droits dictés par le Code civil.

L’article 39 de la Charte québécoise énonce notamment ce qui suit : « Tout enfant a droit à la protection, à la sécurité et à l’attention que ses parents ou les personnes qui en tiennent lieu peuvent lui donner. »

Les devoirs parentaux prévus dans le Code civil génèrent, pour l’enfant, un droit à ce que ses parents assument ces responsabilités. Les droits et les responsabilités en question s’appliquent en tout temps, à moins de mesures d’exception spécifiques prévues par la loi.

Par exemple, à l’article 599 du Code civil, le législateur affirme ceci : « Les père et mère ont, à l’égard de leur enfant, le droit et le devoir de garde, de surveillance et d’éducation. Ils doivent nourrir et entretenir leur enfant. »

L’enfant et le parent bénéficient aussi tous deux d’un droit à la vie privée, ce qui limite le pouvoir d’intervention de l’État dans les affaires familiales[38]. Dans les instruments juridiques protégeant les droits fondamentaux des personnes, le législateur a prévu des situations où l’exercice de ces droits peut être balisé par des lois spécifiques[39]. C’est dans ce contexte que la LPJ vient porter atteinte au droit à la vie privée, afin de permettre à l’État, selon les pouvoirs spécifiques dévolus au directeur, d’intervenir dans certaines situations où le droit de l’enfant à être protégé par ses parents n’est pas respecté.

Lors de son adoption en 1977, la LPJ s’appuyait sur trois principes fondamentaux : la « déjudiciarisation » des situations de protection, l’affirmation des droits de l’enfant et la limitation du champ de l’intervention étatique dans la vie des familles[40]. Ces objectifs sont toujours d’actualité, ayant traversé chacune des réformes de la LPJ. Il convient de se rappeler ces intentions du législateur lorsqu’on en analyse toute disposition. La LPJ est une loi d’exception, qui ne s’applique que dans les cas précis qu’elle définit dans ses articles 38 et 38.1, soit les situations où la sécurité ou le développement de l’enfant sont ou peuvent être considérés comme compromis. Les motifs de compromission décrits à l’article 38, soit l’abandon, la négligence, les mauvais traitements psychologiques, l’abus physique, l’abus sexuel et les troubles sérieux de comportement, représentent tous des situations où les parents[41] ne remplissent plus suffisamment l’une ou l’autre des responsabilités premières qui leur incombent dans la protection des droits de leur enfant. Ces motifs ne réunissent pas toutes les situations possibles de manquement aux obligations parentales, bien au contraire. Ils n’énumèrent en fait que les situations que le législateur a trouvé d’une gravité telle qu’elle justifiait une entrave au droit à la vie privée afin d’assurer la protection de l’enfant.

En ce sens, dès que la LPJ s’applique à un enfant, celui-ci est déjà dans une situation où son droit fondamental à la protection par ses parents est lésé. C’est par extension de ce droit fondamental à la protection que la LPJ vient créer un droit pour l’enfant à être protégé par le directeur dans les situations prévues par les articles 38 et 38.1. Il arrive d’ailleurs que la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec déclare que les droits d’enfants sont lésés, par exemple, parce que le directeur a tardé à mettre en place une intervention appropriée ou à saisir le tribunal d’une demande en matière de protection. Les tribunaux considèrent de façon constante que la LPJ crée un droit de l’enfant à recevoir une protection de la part du directeur[42].

2.3 Les personnes, organismes ou établissements responsables du respect des droits de l’enfant

La lésion de droits peut être causée par une personne, un organisme ou un établissement. Elle ne vise pas uniquement le directeur de la protection de la jeunesse. Bien sûr, la LPJ confère à ce dernier de nombreuses responsabilités. Il doit conséquemment intervenir dans le respect des droits de l’enfant, par exemple, celui d’être préparé de manière appropriée à un transfert de milieu de vie[43] ou de communiquer avec ses parents, ses frères et soeurs ou son avocat[44]. Cependant, les responsabilités liées au respect des droits des enfants peuvent varier selon les responsabilités juridiques attribuées à chacun des acteurs engagés dans l’exécution de la LPJ. Par exemple, dans un cas, le tribunal a conclu à des lésions de droits par des centres intégrés de santé et de services sociaux (CISSS) (visant d’autres directions que le directeur) en raison de délais d’attente déraisonnables pour une évaluation globale du développement de l’enfant et un suivi orthophonique[45].

Selon notre interprétation, les parents sont exclus de la notion de « personnes » telle qu’elle est employée à l’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ[46]. D’abord, lorsque le législateur s’adresse aux parents, il le spécifie partout ailleurs dans la LPJ. Ce n’est pas le cas ici. Ensuite, dans la mesure où les droits fondamentaux de l’enfant sont déjà lésés par ses parents au moment de l’intervention du directeur, et puisque l’objectif de la LPJ est de mettre un terme à la situation de compromission de la sécurité et du développement par des moyens d’intervention sociale à caractère non punitif, le fait de tenir les parents responsables de la lésion des droits de l’enfant en vertu de l’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ est difficilement réconciliable avec les objectifs généraux de cette dernière. Si le tribunal déclarait régulièrement des lésions de droits de la part des parents, il se trouverait à élargir implicitement le champ d’application de la LPJ, d’autant plus que la latitude dont il bénéficie pour corriger les lésions de droits s’avère beaucoup plus large que les pouvoirs qui lui sont dévolus par ledit article 91.

Si le tribunal conclut qu’il y a eu lésion d’un droit, il peut ordonner des mesures correctrices. Cependant, il ne peut pas « déclarer » de lésion de droits sans ordonner des mesures correctrices concrètes. Le pouvoir du tribunal n’est clairement pas de faire des jugements déclaratoires, mais bien de mettre en place des mesures concrètes pour remédier à des situations d’injustice[47].

Afin de déterminer les mesures correctrices appropriées, le tribunal devra tenter de comprendre l’origine de la lésion. Une allégation de lésion de droits doit être analysée au regard des faits lésionnaires seulement et non pas des conséquences qui ont pu ou non en découler[48]. Pour déterminer si des faits sont lésionnaires, le tribunal devra évaluer si, au moment d’agir, ils étaient de nature à porter atteinte aux droits. L’évaluation de la preuve ne doit pas avoir lieu rétrospectivement, car le directeur a des obligations de moyen et non de résultat[49]. Il en est de même des personnes, des organismes ou des établissements qui interviennent dans un contexte professionnel au regard de la situation de l’enfant. Malgré tout, bien que le directeur ait effectivement une obligation de moyen, la lésion de droits, elle, ne s’évalue pas à l’aune des obligations de ce dernier ou des autres parties, mais plutôt en se plaçant dans la perspective première des droits de l’enfant[50].

L’évaluation de la lésion de droits se déroule d’abord du point de vue de l’enfant, dans le contexte du moment de la décision ayant, de manière présumée, pu léser les droits de l’enfant. Il faut se poser la question suivante : porte-t-on atteinte à un de ses droits ? L’intention de l’auteur de la lésion ne peut être invoquée à titre de « moyen de défense[51] ». Ce sont les conséquences des actions (celles des personnes, des organismes ou des établissements qui peuvent être tenus responsables d’avoir lésé les droits d’un enfant) qui seront prises en considération dans l’évaluation des faits présumés lésionnaires.

3 La lésion de droits et le non-respect des ordonnances des tribunaux en matière de protection de la jeunesse

On lit fréquemment dans les décisions de première instance relatives à la lésion de droits qu’il est maintenant établi, en raison de la jurisprudence, qu’un non-respect d’ordonnance constitue une lésion de droits[52]. Avec respect pour l’opinion contraire, nous ne sommes pas de cet avis. Pour les raisons méthodologiques exprimées plus haut, cet argument d’autorité nous semble un raccourci qui ne tient pas la route compte tenu du prisme de l’analyse civiliste à travers lequel doit être analysée la LPJ. Nous croyons qu’il convient d’étudier les répercussions d’un non-respect d’une ordonnance sur les droits de l’enfant pour démontrer que cette affirmation mérite certaines nuances.

3.1 Le droit à l’exécution de l’ordonnance et la portée de l’ordonnance

Une ordonnance du tribunal est une obligation imposée par un jugement. Ce dernier doit être motivé, qu’il soit rendu après délibéré ou pendant l’audience[53]. Le juge le signe et le date, lui donnant ainsi la forme d’un acte authentique. Le jugement prononcé durant l’audience en présence des parties, ou après une période de délibéré, peut être constaté par l’inscription de la décision et des considérants à l’intérieur du procès-verbal[54]. Il n’y a donc pas de distinction à faire entre les ordonnances rendues verbalement ou par jugement écrit, leur pouvoir contraignant étant le même.

La LPJ prévoit que les ordonnances de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec sont exécutoires dès leur prononcé : « 93. Une décision ou une ordonnance du tribunal est exécutoire à compter du moment où elle est rendue et toute personne qui y est visée doit s’y conformer sans délai[55]. »

Une ordonnance de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec doit être respectée par toutes les parties : le directeur, les parents, l’enfant, les personnes, les organismes et les établissements en cause. Pour sa part, le directeur a l’obligation de voir à l’exécution de l’ordonnance[56], mais le respect d’un jugement du tribunal incombe à toutes les personnes visées.

Le jugement prononcé pour trancher un litige met fin à la demande qui a lancé la procédure judiciaire. Le litige ainsi réglé acquiert alors le statut de chose jugée (s’il n’est pas susceptible d’appel ou ne l’est plus), c’est-à-dire qu’il ne peut plus faire l’objet d’une autre décision judiciaire[57]. Il fait également en sorte de dessaisir le juge au dossier. Celui-ci ne peut plus dès lors reprendre de lui-même le dossier afin de modifier son jugement, sauf dans les cas suivants (dans le contexte de l’application de la LPJ) : pour la forme et l’erreur matérielle[58] ; dans les cas de rétractation de jugement[59].

Lorsque le tribunal a rendu jugement, la règle du functus officio s’applique : « Une fois qu’il a disposé du litige, le décideur perd la faculté de reprendre le débat : “Se dit d’un tribunal qui n’a plus compétence parce qu’il a accompli sa fonction ou parce qu’il a rendu sa décision[60]”. » Un juge n’a pas les moyens de rendre des ordonnances relatives à l’exécution de son propre jugement lorsque celui-ci met fin à la demande introductive d’instance, c’est-à-dire quand il s’est prononcé quant au fond.

Le tribunal ne peut pas se saisir d’office d’une situation. Il est plutôt tributaire des demandes dont il est saisi :

10. Les tribunaux ne peuvent se saisir d’office ; il revient aux parties d’introduire l’instance et d’en déterminer l’objet.

[…]

Ils ne sont pas tenus de se prononcer sur des questions théoriques ou dans les cas où le jugement ne pourrait mettre fin à l’incertitude ou à la controverse soulevée, mais ils ne peuvent refuser de juger sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi[61].

La LPJ explicite, à son article 74.1, les cas où la Commission ou le directeur, et à son article 74.2, ceux où les parents ou l’enfant peuvent saisir le tribunal en matière de droit de la jeunesse.

En droit civil, les moyens dont le tribunal dispose pour faire respecter ses ordonnances ne sont pas nombreux. L’outrage au tribunal constitue le seul remède prévu dans le Code de procédure civile en ce qui concerne le non-respect d’une ordonnance qui permet de punir l’individu n’ayant pas respecté une ordonnance rendue[62]. Le tribunal doit donner à la personne à qui il est reproché d’avoir commis un outrage l’opportunité de présenter ses moyens de défense. La preuve faite pour démontrer l’outrage doit respecter un fardeau plus élevé que celui de la prépondérance des probabilités connu en droit civil, car une peine d’emprisonnement pourrait être décrétée par le juge dans des circonstances particulières[63].

En matière de droit de la jeunesse, le législateur a indiqué dans la LPJ des conséquences bien précises quant au non-respect des ordonnances, par l’entremise de dispositions pénales prévues par les articles 134 et suivants. Les types de sanctions, soit notamment l’imposition d’amendes, démontrent toutefois clairement que ces dispositions visent les particuliers. Par ailleurs, en vertu de l’article 35 de la LPJ, le directeur ou les personnes qu’il autorise ne peuvent être poursuivis en justice pour les actes accomplis de bonne foi dans l’exercice de leurs fonctions.

3.2 Les répercussions du non-respect d’une ordonnance du tribunal

L’ordonnance crée une obligation pour les parties de s’y conformer. L’analyse en vue de déterminer si le non-respect d’une ordonnance constitue une lésion de droits est la même que pour toute situation potentiellement lésionnaire : il faut repérer les faits en cause, établir s’il y a un droit de l’enfant impliqué, si ce droit a été respecté et, s’il ne l’a pas été, déterminer qui est responsable du fait lésionnaire. Nous n’avons répertorié, dans les décisions rendues depuis 2010, que cinq jugements déclarant que le non-respect de l’ordonnance constituait, en lui-même, la lésion d’un droit[64], tous datant des trois dernières années.

Une ordonnance en matière de protection de la jeunesse a pour objectif de mettre un terme à une situation qui compromet la sécurité et le développement de l’enfant. Par conséquent, l’ordonnance vise d’emblée à mettre fin à une situation où le droit de l’enfant à la protection de ses parents est lésé. Cependant, en intervenant auprès de l’enfant, le directeur de la protection de la jeunesse, les personnes ainsi que les organismes et les établissements qui ont des responsabilités en vertu de la LPJ doivent exercer leurs responsabilités en respectant les droits de l’enfant.

Ces droits tirent leur existence des textes de loi (par exemple, mais non limitativement, les chartes, le Code civil et la LPJ), et non de l’ordonnance qui interprète précisément les dispositions de la loi dans des contextes individualisés. L’ordonnance n’est donc pas, en elle-même, un droit de l’enfant. C’est plutôt un outil des acteurs judiciaires pour s’assurer du respect des droits de l’enfant. Cependant, ce dernier étant partie à la procédure judiciaire le concernant, il détient le droit au respect de cette ordonnance[65]. L’ordonnance du tribunal crée ainsi une obligation pour les parties de s’y conformer[66]. De plus, chaque ordonnance est rendue dans l’intérêt de l’enfant. Par conséquent, celui-ci a un droit, corollaire des obligations des parties visées, au respect de l’ordonnance. Cependant, ce droit sera aussi modulé selon la nature de l’obligation créée par l’ordonnance en question. De son côté, le directeur n’a pas le même degré de responsabilité pour une ordonnance lui enjoignant directement d’effectuer ou non une action, par comparaison avec une ordonnance concernant une autre partie ou un tiers, qui a également des droits et des obligations.

Une réalité souvent oubliée par les acteurs juridiques en matière de protection de la jeunesse, et venant compliquer la question de la responsabilité envers les droits de l’enfant, est que, au moment de la mise en oeuvre des mesures convenues entre les parties ou ordonnées par le tribunal, le directeur de la protection de la jeunesse agit dans le contexte plus général du système de santé et de services sociaux du Québec. Il doit par conséquent faire appel à plusieurs partenaires au sein de ce réseau ou à sa périphérie, en plus de collaborer avec d’autres autorités, dont les milieux scolaires. Les liens qu’entretient le directeur avec ces différents acteurs des secteurs publics et parapublics ont évolué avec les réformes du réseau de la santé. Avant 2015, le directeur était à la tête d’un établissement à mission étroite, le Centre jeunesse. Aujourd’hui, il relève du centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de sa région. Les intervenants qui effectuent l’évaluation et l’orientation du dossier sont sous sa responsabilité directe, alors que ceux qui font le suivi des familles quant à l’application des mesures rendent des comptes à la Direction des programmes jeunesse, une direction parmi en moyenne une quinzaine d’autres directions de services[67]. Les centres de la protection de l’enfance et de la jeunesse ainsi que les centres de réadaptation pour les jeunes en difficulté d’adaptation, autrefois sous l’autorité du centre jeunesse, dépendent actuellement des CISSS[68].

De plus, le directeur de la protection de la jeunesse n’a pas d’autorité légale et encore moins de pouvoir de coercition sur les autres directions du CISSS et sur les partenaires du réseau (pensons, entre autres, aux cliniques privées, notamment pour certains types de soins thérapeutiques, ainsi qu’aux organismes communautaires et aux milieux scolaires) afin d’offrir les services nécessaires à l’enfant et à sa famille. C’est donc la responsabilité individuelle de chacun de ces partenaires qui est engagée au moment de la mise en oeuvre des mesures de protection ordonnées par le tribunal.

Dans le cas où le tribunal ou une partie soulèverait la lésion de droits, comme nous l’avons vu plus haut, il sera nécessaire d’évaluer les responsabilités de chacun afin d’ordonner la mesure correctrice la plus appropriée. Parce que le directeur n’est pas la seule personne qui participe à l’application des mesures prévues par l’article 91 de la LPJ, le législateur a choisi d’introduire un second alinéa à l’article 92 de cette loi lors de la réforme de 2006 : « Tout établissement et tout organisme du milieu scolaire sont tenus de prendre tous les moyens à leur disposition pour fournir les services requis pour l’exécution des mesures ordonnées. Il en est de même des personnes et des autres organismes qui consentent à appliquer de telles mesures[69]. »

Ce faisant, le législateur a reconnu l’obligation des établissements de santé et de services sociaux, des établissements et des organismes scolaires, des professionnels et des parents qui sont directement tenus par la LPJ de mettre à leur disposition tous les moyens nécessaires à l’exécution des mesures ordonnées. Ils ont une obligation qui leur est propre et qui se révèle distincte de l’obligation du directeur de la protection de la jeunesse de voir à l’exécution des mesures[70].

Cet ajout législatif inclus en 2006 dans la LPJ fait suite à une recommandation du Comité d’experts sur la révision de la Loi sur la protection de la jeunesse, qui, dans son rapport, constate la nécessité de responsabiliser les partenaires du directeur dans l’application des mesures de protection. Cette recommandation a d’ailleurs explicitement pour objet de rendre ces établissements ou ces organismes responsables de la prestation des services requis dans les plus brefs délais, sans pour autant donner un pouvoir de contrainte au directeur de la protection de la jeunesse dans la façon d’exécuter les ordonnances du tribunal. En effet, le Comité d’experts préconise la formulation finalement retenue par le législateur plutôt qu’une formulation plus contraignante telle que celle qui est prévue en matière d’hébergement à l’article 62 de la LPJ, dans le souci spécifique de ne pas forcer les établissements à privilégier d’emblée les enfants sous le régime de protection de cette loi[71].

Le législateur a tout de même réservé une responsabilité particulière au directeur, car il revient à ce dernier de voir à l’exécution des mesures ordonnées[72]. Son obligation de moyen, à cet égard, doit tenir compte du respect des droits et des obligations de chacun. Par exemple, si le parent ne respecte pas une ordonnance de contact malgré le fait que le directeur ait tout mis en place afin que l’ordonnance puisse être respectée, celui-ci aura rempli son obligation d’exécuter l’ordonnance. L’obligation de moyen du directeur de voir à l’exécution de cette ordonnance est donc proportionnelle à son pouvoir sur l’exécution effective de ladite ordonnance[73]. Elle doit être lue conformément à l’article 93 de la LPJ, où l’on spécifie que toute personne visée par l’ordonnance doit s’y conformer, et à l’alinéa 2 de l’article 92, qui énonce que les établissements et les organismes du milieu scolaire ont une responsabilité légale de voir à l’exécution des mesures ordonnées, à l’instar de toute personne ou de tout organisme qui consent à appliquer ces mesures.

Notons que le législateur a mis en place plusieurs recours juridiques distincts pour faire respecter les droits des enfants et que l’intervention de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec relativement à la lésion d’un droit de l’enfant n’est qu’un de ces recours. D’autres sont possibles. Par exemple, ses droits découlant de la Charte québécoise peuvent faire l’objet d’une plainte à la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. L’enfant est aussi titulaire des mêmes droits que les autres usagers et peut faire appel au commissaire local aux plaintes et à la qualité des services afin de s’assurer du respect de ses droits[74]. Ce n’est que lorsque le droit d’un enfant est lésé dans le contexte de l’application de la LPJ et que le tribunal est saisi du dossier que la notion de « lésion de droits » découlant de l’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ peut s’appliquer.

3.3 Le rôle du directeur de la protection de la jeunesse quant au respect de l’ordonnance du tribunal

En matière d’exécution de l’ordonnance, le directeur n’a donc pas d’abord, concrètement, à se demander si les effets du non-respect de l’ordonnance sont de nature à léser les droits de l’enfant. Sa responsabilité est de s’assurer du respect des droits de l’enfant ainsi que de l’ordonnance rendue par le tribunal. Lorsqu’il entrevoit la possibilité ou l’éventualité du non-respect d’une ordonnance, le directeur doit mettre en oeuvre tous les moyens à sa disposition afin que la mesure ordonnée soit exécutée. De la même manière, s’il constate que les droits d’un enfant ont été lésés, son devoir consiste à agir avec célérité pour corriger la situation. Il n’existe aucune obligation pour le directeur de saisir lui-même le tribunal quand il pense déceler une potentielle situation de lésion des droits de l’enfant. Sa responsabilité est d’agir. La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ou les autres parties au dossier, quant à elles, peuvent intervenir si elles considèrent que les droits d’un enfant ont été lésés et qu’il serait opportun que le tribunal ordonne des mesures correctrices.

En matière civile, les parties s’adressent au tribunal afin de régler un litige pour lequel elles n’ont pas su trouver un règlement[75]. Dans le contexte de l’application de la LPJ, celle-ci énumère un nombre très limité de situations où le directeur doit, obligatoirement, saisir le tribunal :

  • pour la prolongation de mesures de protection immédiate lorsque les parents ou l’enfant de 14 ans et plus s’y opposent ou qu’une ordonnance du tribunal sur les mesures applicables est exécutoire[76] ;

  • si, au terme de l’orientation du dossier, aucune entente pour les mesures volontaires n’intervient[77] ;

  • lorsqu’une entente sur les mesures volontaires est expirée[78] ;

  • lorsque les délais maximaux de placement sont atteints par des mesures prises selon une entente volontaire[79].

Au-delà de ces situations bien précises, le directeur n’a qu’un pouvoir, c’est-à-dire un droit sans obligation, de saisir le tribunal, pouvoir également partagé par les autres parties au dossier[80].

De la même manière, le directeur n’a pas à saisir le tribunal en cas de non-respect de l’ordonnance de la part d’une autre partie ou d’un tiers, à moins que des faits nouveaux ne soient survenus, justifiant, dans l’intérêt de l’enfant, une modification de l’ordonnance en cours. L’obligation prévue par l’article 92 de la LPJ ne donne aucun pouvoir additionnel de surveillance ou d’intervention au directeur. Les parents et, dans une certaine mesure, l’adolescent de 14 ans ou plus demeurent des personnes juridiquement autonomes, libres d’agir et de subir les conséquences de leurs actions. Le directeur ne peut mettre en oeuvre, auprès des parties, que les moyens de l’intervention sociale pour tenter de les amener à respecter leurs obligations juridiques. De la même manière, tous les établissements, organismes ou personnes qui ont des obligations en vertu de la LPJ ont la responsabilité de respecter les ordonnances rendues par le tribunal.

Cela dit, le directeur pourra choisir, dans certaines circonstances, de saisir le tribunal alors qu’il envisage ne pas pouvoir respecter une ordonnance en cours d’exécution, s’il considère que la situation de l’enfant le justifie et si les critères pour ressaisir le tribunal sont remplis, et ce, indépendamment de la question de la lésion des droits de l’enfant. Il ne sera alors approprié de saisir le tribunal que si les critères permettant une révision de la décision sont remplis, c’est-à-dire si des faits nouveaux se sont produits.

Bien sûr, si des faits nouveaux exigent une intervention du tribunal dans l’ordonnance en vigueur, ou s’il entrevoit la nécessité de demander la prolongation de l’ordonnance à son terme, il devra faire la preuve auprès du juge qui s’est prononcé en premier lieu des moyens mis en place et de leurs répercussions sur la situation de l’enfant. Cependant, cette éventualité ne devrait qu’ajouter aux incitatifs à la célérité avec laquelle le directeur doit s’acquitter de son obligation de moyen, et non l’amener à saisir le tribunal de façon préemptive. Seule la présence de faits nouveaux requérant la révision de l’ordonnance, dans l’intérêt de l’enfant, peut justifier de ressaisir le tribunal en cours d’ordonnance.

4 Les limites de la notion de lésion de droits

Comme nous l’avons vu, la notion de lésion de droits est une créature jurisprudentielle élaborée d’après un texte législatif très minimal. Les tribunaux ont tendance à vouloir aborder des questions morales, systémiques et sociales à travers ce prisme. Il y a toutefois lieu de se questionner sur l’élargissement de ladite notion et sur les limites de cette approche élastique.

4.1 Les tribunaux et la notion de « blâme »

Au fil du temps, la lésion de droits est devenue, de par l’interprétation large et libérale des tribunaux, le principal recours pour soulever l’ensemble des ratés d’un système de protection complexe, qui compte de nombreuses ramifications. Il est difficile d’imaginer que le législateur ait pu avoir en tête, au moment de la rédaction de l’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ, à l’origine de son existence, l’ampleur de l’abondante jurisprudence à venir. Le silence des débats parlementaires autour de cette notion lors de son adoption en 1984 se révèle, sur ce point, éloquent[81]. Près de 40 ans après l’adoption de cette disposition, une analyse critique de l’état du droit à ce sujet et de l’impact de cette notion s’impose. En effet, la jurisprudence concernant la lésion de droits augmente sans cesse. Depuis le début de l’année 2016, les tribunaux québécois ont déclaré des lésions de droits à plus d’une cinquantaine de reprises[82]. Les tribunaux seraient ainsi plus enclins que durant les années précédentes à utiliser la notion de la lésion de droits[83]. Si cette dernière constitue à l’heure actuelle une façon pour les tribunaux de manifester clairement leur désapprobation sur la manière dont peut se dérouler l’intervention sociale, il y a lieu de se demander, étant donné les limitations intrinsèques de l’emploi d’un concept qui n’est pas défini dans le texte de loi, si l’instrument juridique qu’est la demande en lésion de droits s’avère bel et bien l’outil le plus approprié pour répondre aux objectifs poursuivis par ceux qui l’invoquent.

Ultimement, comme nous l’avons vu, la détermination de ce qui constitue une lésion des droits de l’enfant vise, selon les termes du texte même de la LPJ, à donner compétence au tribunal pour mettre en oeuvre des mesures correctrices appropriées. Malgré ce fait, il est plutôt fréquent de trouver dans la jurisprudence des déclarations de lésion de droits sans mesures correctrices correspondantes[84] ou la formulation d’un « blâme[85] » en guise de mesures correctrices. Au cours des années, l’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ serait devenu le véhicule d’une tendance à l’expression d’une indignation à l’égard des failles du système de protection de la jeunesse plutôt qu’un outil pour y remédier. Que l’on demeure à l’affût du respect des droits des enfants et qu’il existe un moyen juridique d’intervenir si ces droits sont bafoués, on le comprend aisément. Cependant, bien souvent, le vocabulaire d’indignation morale employé par les tribunaux dans les jugements sur la lésion de droits semble dépasser le rôle qui leur est octroyé par la LPJ. Dans l’état actuel du droit, nous voyons difficilement en quoi l’alinéa 4 de l’article 91 pourrait attribuer un pouvoir de blâme au tribunal.

4.2 Le caractère systémique des faits lésionnaires

L’utilisation du blâme s’explique possiblement par la difficulté de mettre en évidence les causes réelles de la lésion de droits et, par extension, les mesures correctrices les plus appropriées pour y répondre. La détermination de telles mesures est probablement le plus grand défi pour le juge qui rend une décision en matière de lésion de droits. L’alinéa 4 de l’article 91 de la LPJ énonce que le juge peut ordonner « que soit corrigée la situation ». La Cour d’appel a établi que le pouvoir de réparation du tribunal en matière de lésion de droits est large, et le juge a toute la liberté, dans ce contexte, pour faire preuve de créativité[86]. Le fait que la situation lésionnaire a pris fin ne limite pas le pouvoir du tribunal de rendre des ordonnances plus larges pour éviter que la situation se reproduise[87]. Cette discrétion, cependant, met le juge devant de nombreux défis. Même en s’appuyant sur une compréhension approfondie des faits lésionnaires (ce qui peut impliquer de longues preuves additionnelles qui font durer un dossier pendant des mois, voire plus), le juge peut difficilement cibler les causes réelles de la lésion de droits et, par conséquent, ordonner des mesures concrètes pour y remédier ou s’assurer que la situation ne se reproduit pas. Par ailleurs, la nature systémique du réseau d’acteurs sollicités pour la mise en oeuvre de la LPJ complique souvent la détermination de la responsabilité de chacun et, surtout, des facteurs globaux et individuels ayant contribué à la lésion de droits. C’est parfois l’action inappropriée d’une intervenante sociale[88] ou l’inaction d’un professionnel indépendant tel qu’un psychologue du secteur privé[89] ; il est souvent question d’un manque de disponibilité, d’assiduité ou de continuité dans l’intervention sociale[90], ou de l’absence de ressources appropriées pour les besoins de l’enfant[91]. Dans tous ces cas, il n’y a pas de remède simple et direct au problème.

La jurisprudence sur la lésion de droits contient de nombreux obiters déplorant l’absence d’action systémique de la part des gouvernants. Par exemple, dans un jugement portant sur la fratrie du dossier très médiatisé de la petite « Alicia[92] » décédée sous la garde de son père en avril 2019, alors que le directeur était saisi dans sa situation, le juge Gervais souligne que les autorités gouvernementales ont longtemps « refusé d’octroyer à la Directrice les fonds requis pour exercer sa mission[93] ».

La création en 2019 de la Commission spéciale sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent, démontre en quelque sorte l’admission des limites aux blâmes individuels et ponctuels en matière de protection de la jeunesse, ainsi que la nécessité de concevoir les problèmes des services à la protection de l’enfance d’une manière systémique. Il est d’ailleurs fréquent de voir, dans les jugements sur les lésions de droits rendus en 2019 et en 2020, des ordonnances ayant pour objet de mettre la Commission au courant des situations particulières à cet égard[94]. Les juges en défèrent alors à la Commission chargée d’examiner plus largement la situation de la protection de l’enfance au Québec. De façon similaire, dans une décision concernant le placement d’un enfant autochtone dans une famille blanche où le juge Ladouceur déclare une lésion de droits, il ordonne, entre autres mesures réparatrices, qu’un exemplaire de son jugement soit transmis au procureur en chef de la Commission d’enquête sur les relations entre les Autochtones et certains services publics[95].

Au moment d’écrire le présent texte, le rapport de la commission Laurent n’avait pas encore été rendu public. Cependant, de la synthèse des 42 forums régionaux tenus durant les audiences de la Commission, il ressortait, parmi les constats principaux, que :

  • « [l]e manque de ressources et la surcharge de travail rendent difficile le respect de l’intérêt supérieur de l’enfant[96] » ;

  • « [l]e roulement de personnel, qui découle lui-même de conditions de travail difficiles, est le facteur le plus nuisible au besoin de stabilité de l’enfant[97] » ;

  • « [l]a participation des enfants dans le processus judiciaire est défaillante[98] » ;

  • « [d]ans le parcours des enfants, la multiplication des délais administratifs, de traitement et d’obtention des services, nuit au respect [du principe de la notion du temps chez l’enfant][99] ».

Certes, les pistes de solution dégagées, depuis, par la commission Laurent impliquent parfois le recours à de meilleures pratiques, mais elles nécessitent généralement pour être mises en oeuvre la démonstration d’une volonté politique et d’un investissement financier corrélatif. Ce sont des mesures qui, de toute évidence, semblent à même de répondre à de nombreux enjeux récurrents dans les dossiers de lésion de droits.

La création de cette commission spéciale est venue répondre à un besoin de jeter un regard plus global et interdisciplinaire sur la situation des enfants en besoin de protection. Le législateur avait déjà, pour ainsi dire, entrevu cette nécessité avec la création de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, dont le mandat consiste notamment à faire des études ou des recherches sur la promotion des droits de l’enfant et à élaborer des recommandations à soumettre aux ministères visés[100]. Or, pour des raisons qu’il serait fastidieux d’analyser ici, l’existence de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse ne suffirait pas à assurer une vigie constante des enjeux systémiques entourant les services de protection de l’enfance. À cet effet, il est intéressant de noter qu’à plusieurs reprises, dans leurs décisions concernant la lésion de droits, les juges déplorent l’absence de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse aux débats judiciaires[101]. Dès 2013, le juge Nadeau souligne la nécessité d’une réflexion systémique sur les enjeux de ressources et de gestion donnant lieu aux lésions de droits. Dans son jugement, il rappelle au passage que la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse a été créée expressément dans l’objectif de mener de telles enquêtes[102].

Une des façons d’envisager des réponses plus globales aux enjeux de lésion de droits serait de s’assurer d’avoir une instance permanente qui jetterait un regard critique sur les enjeux systémiques de la protection de l’enfance. Plusieurs types de modèles pourraient être envisagés, que ce soit dans un mécanisme interne à la structure des services du directeur de la protection de la jeunesse et des directions jeunesse des CISSS et des centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS)[103], ou encore dans une révision de la mission, de la spécialisation ou des moyens mis à la disposition de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse en matière de jeunesse. Ainsi, il faudrait reconnaître la nécessité d’aller au-delà de l’analyse simplement juridique des enjeux des droits des enfants pour y substituer une analyse résolument interdisciplinaire, ce qui permettrait de reconnaître l’état des connaissances scientifiques et cliniques quant au développement de l’enfant. Nous pourrions d’ailleurs avancer l’hypothèse que c’est peut-être ce qui a justifié la mise sur pied d’une commission spéciale sur les droits des enfants, malgré l’existence permanente de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse. La commission Laurent a d’emblée pris le parti de faire une analyse interdisciplinaire de la situation de la protection de l’enfance au Québec, en tendant le micro à tous les types d’intervenants engagés dans le système de protection de l’enfance, qu’ils soient citoyens ou spécialistes du milieu clinique ou juridique.

4.3 La lésion de droits et le système contradictoire dans une intervention sociale

La lésion de droits est une réponse du processus judiciaire à un échec dans le processus d’intervention sociale. Ce faisant, elle s’inscrit dans une logique de judiciarisation des conflits qui tend à avoir des effets pervers tant du côté institutionnel, qui peut se rigidifier en adoptant une posture défensive plutôt que de se remettre réellement en question, que du côté des parents et de l’enfant, pour qui un tel processus peut éroder une confiance en l’institution souvent déjà très fragile compte tenu des circonstances. Aux yeux de l’enfant et de ses parents, l’expérience du judiciaire n’est pas fondamentalement différente de l’expérience de l’intervention sociale. C’est un seul et même système de protection de l’enfance. Or, le débat contradictoire va, par sa nature même, à l’encontre des objectifs visés par une intervention sociale efficace, soit d’ancrer l’intervention dans un respect et une confiance mutuelle des parties[104]. Aussi nécessaires que soient les mécanismes de reddition de comptes pour des institutions qui peuvent, en raison de leur fonctionnement systémique, avoir des ratés qui créent des souffrances concrètes et réelles, il y a lieu de se demander si le débat judiciaire sur la lésion de droits correspond toujours à la façon la plus appropriée de répondre aux besoins et à l’intérêt de l’enfant.

À ce sujet, l’état actuel de la législation permet l’utilisation de certaines méthodes alternatives de résolution de conflits qui pourraient être utilisées plus régulièrement dans le contexte de la lésion de droits, notamment la conférence de règlement à l’amiable[105]. La jurisprudence comporte aussi quelques exemples de lésions de droits ayant fait l’objet de reconnaissance par les principaux intéressés et d’entente écrite entre les parties sur ce qui constituait la lésion des droits et les mesures correctrices les plus appropriées pour y répondre[106]. Étant donné la gravité d’une atteinte aux droits d’un enfant et la complexité liée à la reconnaissance de mesures correctrices applicables et satisfaisantes à la fois pour l’enfant et sa famille, le recours à ces méthodes devrait être plus systématique et encouragé dans les jugements en vertu de l’article 9 du Code de procédure civile, selon lequel les tribunaux ont pour mission de favoriser la conciliation des parties. Par ailleurs, ces dernières et les tribunaux seront probablement plus enclins à choisir ces voies de rechange au débat judiciaire s’ils ont l’assurance que les enjeux systémiques à la source des erreurs commises trouveront réponse dans un mécanisme chargé de jeter un regard plus large sur les causes des failles du système et les solutions possibles.

Conclusion

Au moment où la LPJ s’applique, certains droits fondamentaux de l’enfant sont déjà lésés, tels que le droit à la protection par les parents ou le droit à la vie privée. L’intervention sociale en matière de protection de la jeunesse doit se faire dans le respect des droits de l’enfant, et ce, du moment où le signalement au directeur de la protection de la jeunesse est reçu jusqu’à la fermeture du dossier de protection. Lorsque l’enfant ou les parents s’opposent à l’intervention du directeur, le dossier est judiciarisé. Dans le contexte des mesures pouvant être ordonnées par le tribunal, celui-ci peut, si les droits de l’enfant ont été lésés, ordonner des mesures correctrices. Ce pouvoir est analogue aux pouvoirs de réparation des tribunaux en matière de droits fondamentaux de la personne, mais il en diffère à certains égards. Par exemple, le tribunal peut faire preuve de créativité dans l’imposition de mesures correctrices, mais il n’est pas habilité à ordonner le paiement de dommages et intérêts.

Le directeur de la protection de la jeunesse a, en tout temps, une obligation liée au respect des droits de l’enfant ainsi que des ordonnances rendues par le tribunal. Cependant, rappelons que, dans l’exercice de son obligation de voir à l’exécution des mesures ordonnées par le tribunal[107], le directeur a une obligation de moyen et non de résultat. Nous tenons à souligner que cette responsabilité du directeur ne dépouille pas pour autant les autres parties et les tiers visés de leur obligation de se conformer sans délai aux ordonnances prononcées par la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec[108]. Enfin, le directeur n’a pas à saisir le tribunal lorsqu’il constate un non-respect d’ordonnance. La seule raison justifiant la saisie du tribunal est la présence de faits nouveaux nécessitant, dans l’intérêt de l’enfant, une révision de l’ordonnance en cours ou sa prolongation. Le directeur a toutefois l’obligation de prendre tous les moyens à sa disposition pour favoriser l’exécution de l’ordonnance et le respect des droits de l’enfant, dans les limites de son pouvoir. Il doit donc, à cet égard, tenir compte des droits et des responsabilités de chacune des personnes touchées par l’ordonnance.

Au cours des années, la déclaration de lésion de droits en contexte judiciaire est devenue de plus en plus courante pour dénoncer les failles du système de protection de l’enfance. La jurisprudence semble avoir pris une tangente qui n’avait pas été envisagée par le législateur, et qui, pour des raisons structurelles, crée un concept qui ne sert peut-être pas aussi bien qu’on le voudrait les objectifs visés. Un jugement sur la lésion de droits s’inscrit toujours dans un contexte de débats judiciaires et, en ce sens, ne contribue pas à un des objectifs premiers de la LPJ, identique depuis sa création, soit la déjudiciarisation des situations de protection. De plus, il demeure une tentative de redresser au cas par cas des situations problématiques qui ont, la plupart du temps, des racines systémiques et multifactorielles. Étant donné ces limitations, il y a lieu de réfléchir aux solutions de rechange qui s’offrent aux juristes de la protection de la jeunesse, notamment l’emploi de moyens alternatifs de résolution de conflits dans les dossiers de lésion de droits qui s’y prêtent.